Enfin! Mon essai est sorti, tout bleu comme un ciel d’été enrobé du cercle stellaire! Merci à Jean-Luc Veyssy et aux éditions du Bord de l’Eau d’accueillir Rose et ses poèmes, et d’avoir permis l’existence de cet ouvrage passerelle entre poésie et judéité. Merci à Antoine Spire, le directeur de la superbe collection Judaïsme, pour son accompagnement, et à Laurent Cassagnau de l’ENS Lyon pour sa très belle préface. Voici la présentation de l’éditeur:
« Rose Ausländer, dont les poèmes sont traduits dans le monde entier, fait partie des figures majeures de la littérature allemande du vingtième siècle. Sa voix demeure pourtant quasi ignorée en France en dehors de cercles universitaires, alors même que son ami et compatriote Paul Celan la portait en haute estime et qu’elle est considérée comme l’une des grandes poétesses de la Shoah, au même titre que Nelly Sachs. C’est cette injustice que Sabine Aussenac a voulu réparer en retraçant les flamboyances culturelles de Czernowitz, la « petite Vienne » de la Bucovine, avant de fixer les béances du ghetto, de la Shoah et de l’exil, jusqu’à la renaissance en poésie de Rose Ausländer. Et c’est bien autour de cette césure fondamentale du génocide et de la problématique de la judéité que se noue le lien passionné de la poétesse à son public allemand, en miroir du rapport intime et universel la liant à son peuple et à sa religion. Lire cette poésie, c’est aussi se sentir transporté aux confins de la Mitteleuropa ou dans le staccato de l’exil new yorkais avant de se recueillir dans l’atmosphère épurée et stellaire de la langue-souffle d’une poétesse dont la voix ne vous quittera plus. »
J’ai voulu, en écrivant ce texte qui est aussi l’antichambre du roman que j’espère un jour publier autour de Rose, faire découvrir cette femme exceptionnelle et ses milliers de poèmes à un vaste lectorat francophone, tout en articulant ma recherche autour des liens entre sa poésie et le judaïsme.
La voix de Rose bouleversera les âmes sensibles à la poésie; son destin saura aiguiser la curiosité des passionnés d’Histoire; sa langue émerveillera les germanophiles; sa résilience, miroir d’une époque, inspirera tous les exilés, tous les opprimés; son courage devant la guerre, lors de la Shoah et face à la maladie forcera l’admiration de tous.
Et chacun de ses textes, petite lumière en écho aux étoiles qu’elle aimait tant, nous offre en quelque sorte la possibilité de devenir un Mensch… Mon essai, en effet, s’inscrit aussi dans une lutte incessante contre l’antisémitisme.
Enfin, n’oublions pas que Czernowitz, capitale de la Bucovine, se situe aujourd’hui en Ukraine… Lire Rose, c’est aussi dire non à toutes les guerres!
N’hésitez pas à me contacter via le formulaire de ce blog si vous souhaitez acquérir un ouvrage dédicacé.
Un dernier appel à destination de l’édition: Helmut Braun, le découvreur, l’ami et le légataire de Rose Ausländer, devenu aussi un proche collaborateur, m’a chargée de traduire certains recueils de Rose… Nous sommes donc à la recherche d’un accueil en poésie….
Quelques ombres déjà passent, furtives, derrière les persiennes. L’air est chargé du parfum des tilleuls, les oiseaux font du parc Monceau l’antichambre du paradis ; l’aube va poindre et ils la colorent de mille chants…
Devant moi, sur le lit, la boîte cabossée déborde ; depuis minuit, fébrile, je m’y promène pour m’y ancrer avant mon envol… Je parcours tendrement les pages jaunies, je croise les regards malicieux et dignes, j’entends les voix chères qui se sont tues depuis si longtemps…
Je me souviens.
Des sourires moqueurs de mes camarades quand j’arrivais en classe, vêtue de tenues démodées, parfois un peu reprisées, mais toujours propres.
Des repas à la cantine, quand tous les élèves, en ces années où l’on ne parlait pas encore de laïcité et d’autres cultures, se moquaient de moi parce que je ne mangeais pas le jambon ou les rôtis de porc.
Je me souviens.
Des sombres coursives de notre HLM avec vue sur « la plage ». C’est ainsi que maman, toujours si drôle, avait surnommé le parking dont des voitures elle faisait des navires et où les trois arbres jaunis devenaient des parasols. Au loin, le lac de la Reynerie miroitait comme la mer brillante de notre Alger natale. Maman chantait toujours, et papa souriait.
Je me souviens.
De ces années où il rentrait fourbu des chantiers à l’autre bout de la France, après des mois d’absence, le dos cassé et les mains calleuses. J’entendais les mots « foyer », et les mots « solitude », et parfois il revenait avec quelques surprises de ces villes lointaines où les contremaîtres aboyaient et où la grue dominait des rangées d’immeubles hideux que papa devait construire. Un soir, alors que son sac bleu, celui que nous rapportions depuis le bateau qui nous ramenait au pays, débordait de linge sale et de nuits tristes, il en tira, triomphant, un bon morceau de Saint-Nectaire et une petite cloche que les Auvergnats mettent au cou des belles Laitières : il venait de passer plusieurs semaines au foyer Sonacotra de Clermont-Ferrand la noire, pour construire la « Muraille de Chine », une grande barre d’immeubles qui dominerait les Volcans. Nous dégustâmes le fromage en rêvant à ces paysages devinés depuis la Micheline qui l’avait ramené vers la ville rose, et le lendemain, quand j’osais apporter la petite cloche à l’école, toute fière de mon cadeau, les autres me l’arrachèrent en me traitant de « grosse vache ».
Je me souviens.
De maman qui rentrait le soir avec le 148, bien avant que le métro ne traverse Garonne. Elle ployait sous le joug des toilettes qu’elle avait récurées au Florida, le beau café sous les arcades, et puis chaque matin elle se levait aux aurores pour aller faire d’autres ménages dans des bureaux, loin du centre-ville, avant de revenir, alors que son corps entier quémandait du repos, pour nettoyer de fond en comble notre modeste appartement et nous préparer des tajines aux parfums de soleil. Jamais elle n’a manqué une réunion de parents d’élèves. Elle arrivait, élégante dans ses tailleurs sombres, le visage poudré, rayonnante et douce comme les autres mamans, qui rarement la saluaient. Pourtant, seul son teint un peu bronzé et sa chevelure d’ébène racontaient aux autres que ses ancêtres n’étaient pas des Gaulois, mais de fiers berbères dont elle avait hérité l’azur de ses yeux tendres. En ces années, le voile n’était que rarement porté par les femmes des futurs « quartiers », elles arboraient fièrement le henné flamboyant de leurs ancêtres et de beaux visages fardés.
Je me souviens.
Du collège et de mes professeurs étonnés quand je récitais les fables et résolvais des équations, toujours en tête de classe. De mes premières amies, Anne la douce qui adorait venir manger des loukoums et des cornes de gazelle quand nous revenions de l’école, de Françoise la malicieuse qui essayait d’apprendre quelques mots d’arabe pour impressionner mon grand frère aux yeux de braise. De ce chef d’établissement qui me convoqua dans son bureau pour m’inciter, plus tard, à tenter une classe préparatoire. Et aussi de nos premières manifestations, quand nous quittions le lycée Fermat pour courir au Capitole en hurlant avec les étudiants du Mirail « Touche pas à mon pote ! »
Je me souviens.
Des larmes de mes parents quand je partis pour Paris qui m’accueillit avec ses grisailles et ses haines. De ces couloirs de métro pleins de tristesse et de honte, de ce premier hiver parisien passé à pleurer dans le clair-obscur lugubre de ma chambre de bonne, quand aucun camarade de Normale ne m’adressait la parole, bien avant qu’un directeur éclairé n’instaure des « classes préparatoires » spéciales pour intégrer des jeunes « issus de l’immigration ». Je marchais dans cette ville lumière, envahie par la nuit de ma solitude, et je lisais, j’espérais, je grandissais. Un jour je poussai la porte d’un local politique, et pris ma carte, sur un coup de tête.
Je me souviens.
Des rires de l’Assemblée quand je prononçais, des années plus tard, mon premier discours. Nous étions peu nombreuses, et j’étais la seule députée au patronyme étranger. Les journalistes aussi furent impitoyables. Je n’étais interrogée qu’au sujet de mes tenues ou de mes origines, alors que je sortais de l’ENA et que j’officiais dans un énorme cabinet d’avocats. Là-bas, à Toulouse, maman pleurait en me regardant à la télévision, et dépoussiérait amoureusement ma chambre, y rangeant par ordre alphabétique tous les romans qui avaient fait de moi une femme libre.
Je me souviens.
Des youyous lors de mon mariage avec mon fiancé tout intimidé. Non, il ne s’était pas converti à l’Islam, les barbus ne faisaient pas encore la loi dans les cités, nous nous étions simplement envolés pour le bled pour une deuxième cérémonie, après notre union dans la magnifique salle des Illustres. Dominique, un ami, m’avait longuement serrée dans ses bras après avoir prononcé son discours. Il avait cité Voltaire et le poète Jahili, et parlé de fraternité et de fierté. Nous avions ensuite fait nos photos sur la croix de mon beau Capitole, et pensé à papa qui aurait été si heureux de me voir aimée.
Je me souviens.
Des pleurs de nos enfants quand l’Histoire se répéta, quand eux aussi furent martyrisés par des camarades dès l’école primaire, à cause de leur nom et de la carrière de leur maman. De l’accueil différent dans les collèges et lycées catholiques, comble de l’ironie pour mes idées laïques qui se heurtaient aux murs de l’incompréhension, dans une république soudain envahie par des intolérances nouvelles. De mon fils qui, alors que nous l’avions élevé dans cette ouverture républicaine, prit un jour le parti de renouer follement avec ses origines en pratiquant du jour au lendemain un Islam des ténèbres. Du jour où il partit en Syrie après avoir renié tout ce qui nous était de plus cher. Des hurlements de douleur de ma mère en apprenant qu’il avait été tué après avoir égorgé des enfants et des femmes. De ma décision de ne pas sombrer, malgré tout.
Je me souviens.
De ces mois haletants où chaque jour était combat, des mains serrées en des petits matins frileux aux quatre coins de l’Hexagone. De tous ces meetings, de ces discours passionnés, de ces débats houleux, de ces haines insensées et de ces rancœurs ancestrales. De ces millions de femmes qui se mirent à y croire, de ces maires convaincus, de ces signatures comme autant d’arcs-en-ciel, de ces applaudissements sans fin, de ces sourires aux parfums de victoire.
Je me souviens.
De mes professeurs qui m’avaient fait promettre de ne jamais abandonner la littérature. De ces vieilles dames, veuves d’anciens combattants, qui m’avaient fait jurer de ne jamais abandonner la mémoire des combats. De ces enfants au teint pâle qui, dans leur chambre stérile, m’ont dessiné des anges et des étoiles en m’envoyant des bisous à travers leur bulle. De ces filles de banlieue qui, même après avoir été violées, étaient revenues dans leur immeuble en mini-jupe et sans leur voile, et qui m’avaient serrée dans leurs bras fragiles de victimes et de combattantes.
Hier soir, vers 19 h 45, mon conseiller m’a demandé de le suivre. L’écran géant a montré le « camembert » et le visage pixellisé du nouveau président de la République. La place de la Bastille était noire de monde, et je sais que la Place du Capitole vibrait, elle aussi, d’espérances et de joies.
Un cri immense a déchiré la foule tandis que l’écran s’animait et que mon visage apparaissait, comme c’était le cas dans des millions de foyers guettant devant leur téléviseur.
Le commentateur de la première chaîne hurlait, lui aussi, et gesticulait comme un fou : « Zohra M’Barki – Lambert! On y est ! Pour la première fois, une femme vient d’être élue Présidente de la République en France ! »
Le réveil sonne.
Je me souviens que je suis française, et si fière d’être une femme. Je me souviens que je dois tout à l’école de la République, et à mes parents qui aimaient tant la France qui ne les aimait pas.
Je referme la boîte et me penche à l’embrasure de la fenêtre, respirant une dernière fois le parfum de la nuit.
(Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles du CROUS Occitanie en 2018…)
La Place du marché était noire de monde. La petite ville de Kamen, au Nord-Ouest de l’Allemagne, vivait au rythme de la guerre, gros bourg mi-paysan, mi-ouvrier frileusement rassemblé autour de son cœur aux jolies façades à colombages.
La foule se pressait autour des étals pourtant peu achalandés, malgré ce vent glacial venu des grandes plaines de l’est, presque de l’Oural. Pourtant, la Marche de Brandebourg et les grandes propriétés de Junkers étaient bien loin de la paisible Rhénanie, mais en ce mois d’octobre 1917, on eut dit que les nuages étaient poussés par un esprit prussien…Les femmes, surtout, occupaient l’espace, avec quelques enfants et de vieilles personnes courbées et tremblantes. Des groupes de jeunes filles se montraient des lettres couvertes de boue et de tâches en souriant, toutes à la légèreté de leurs espérances.
C’est ainsi que je l’imagine, cette bourgade endeuillée déjà par tant de disparitions, puisque là comme aux quatre coins du Reich, c’est un lourd tribut que les familles payaient au Kaiser… Oh, il n’était pas moins grand que « chez nous », le chagrin des mères et des femmes, et de tous les orphelins, lorsqu’arrivait le sinistre messager annonçant la perte ou la disparition d’un enfant du pays…Certes, l’Allemagne et ses gouvernants avaient déclaré la guerre à notre France, mais les cartes battues par les dirigeants dépassaient largement les volontés des peuples, et, au cœur de la boucherie sans nom, Poilus et soldats « ennemis » étaient voués à la même horreur…
Vêtue de noir, une femme âgée avançait d’un petit pas incertain vers la place. Elle passa devant l’école où ses quatre fils avaient étudié, sous la férule de Mademoiselle Bäumer, avant que cette dernière ne rejoigne Berlin…Elle ne le savait pas encore, mais l’ancienne institutrice de ses enfants deviendrait ensuite journaliste, féministe et s’engagerait en politique, pactisant même un peu avec le diable… Elle les voyait encore, ses quatre garçonnets, toujours bien propres sur eux, s’égayer dans les brumes matinales en écoutant carillonner les cloches de l’église Saint-Paul, tandis que son mari partait travailler dans leur petite entreprise de fabrication de calèches… Une vie avait passé. Lente, pleine, lourde du sens du quotidien. Une vie de femme au service des siens, du lavoir de l’enfance aux automobiles de la modernité. Les saisons et les ans filaient entre les fenaisons et les neiges, et dans la jolie bourgade rhénane il semblait parfois que le temps se soit arrêté. Mais depuis quelques années les hommes partaient, et ne revenaient plus…
C’est drôle, comme le passé d’une famille peut partir en fumée en l’espace d’une ou deux décennies… Cela me sidère toujours de constater l’évanescence de nos vies, même si je le remarque déjà au sein même de ma propre existence, les enfants s’éparpillant si vite aux quatre coins du globe, les cousins s’ignorant au bout d’une seule génération… De la famille paternelle de mon grand-père allemand ne demeure qu’un acte de naissance et la légende familiale, que seule connaît d’ailleurs ma mère, celle des quatre fils de cette même famille disparus au cours de la Der des Der… Oui, le père de mon cher grand-père était tombé en France et reposerait au cimetière militaire allemand de Laon…Tandis que ses trois frères, mes arrière-grands-oncles, auraient aussi trouvé la mort…
J’ai tenté de faire quelques recherches, trouvant sur une liste de soldats allemands trois personnes portant le nom de « Neuhoff » et venant de la ville de Kamen… Un certain Wilhelm a été déclaré mort le 10 décembre 1914 ; un August le 11 novembre 1915 ; et un Friedrich-Wilhlem le 12 mars 1917… Un membre de la fratrie décimée manquerait donc à l’appel…
La vieille dame ne savait d’ailleurs plus très bien comment elle s’appelait, elle avait aussi oublié comment on faisait la cuisine et la lessive. Elle était bien incapable de se souvenir comment on faisait rôtir une oie pour Noël, ou comment on confectionnait les délicieux « Plätzchen » dont elle avait pourtant toujours régalé sa famille… Et ce n’était pas seulement à cause des victuailles manquantes… On avait bien tenté de l’entourer, de la calmer, de lui dire que ses fils avaient donné leur sang pour l’Empereur, elle n’en avait cure. Sa belle-fille, Sophie, lui avait mis récemment l’un de ses petits-fils sur les genoux, mais même les yeux pétillants du petit Erich ne suffisaient plus à la sortir de sa léthargie. Son mari avait d’ailleurs parlé à ses brus en évoquant un internement à l’hospice « Am Geist », du moins pour quelques temps…
Elle vit arriver Sophie, qui était allée se promener au « Stadtpark » malgré le froid, pour faire respirer un peu d’air automnal au bel Erich et compenser l’absence de nourriture variée en cette pénurie de victuailles… La jeune femme titubait, comme si elle avait bu plusieurs verres de Schnaps, des voisines l’entouraient, son fils pleurait à chaudes larmes du haut de ses cinq ans, et elle se précipita en hoquetant dans les bras de se sa belle-mère.
Cette dernière s’effondra en hurlant. Elle ne devait jamais reprendre ses esprits. Son dernier fils, Friedrich-Wilhlem, le père du petit Erich, venait de mourir au combat.
Je ne suis pas certaine que l’annonce de décès de ce « Fritz » soit celle de mon arrière-grand-père, même si « Fritz » pourrait être un diminutif de « Friedrich-Wilhelm », et si le nom de sa femme (Sophie) et l’évocation d’un unique enfant pourraient correspondre à l’existence de mon arrière-grand-mère, que j’ai si bien connue et que j’adorais, et de mon cher « Opa » allemand, que j’appelais d’ailleurs « Papu »… La date du décès trouvée sur le net du soldat « Friedrich-Wilhelm Neuhoff », annoncée en mars 1917, ne correspond pas à ce faire-part de novembre 1917… Mais qu’importe… Même si la petite histoire ne colle pas tout à fait à la « grande », c’est bien l’Histoire qui a broyé inexorablement une famille entière de la petite ville de Kamen, tout comme elle a décimé des milliers d’autres familles du Rhin à l’Elbe, et dans l’Europe entière, sans compter tous les morts venus des « colonies » défendre ce que les dirigeants appelaient les champs d’honneur…
En cette semaine d’itinérance mémorielle, je ne pouvais pas, étant née de l’amour d’une jeune Allemande pour un jeune Français en 1961, alors même que mon grand-père français avait été résistant et mon grand-père allemand engagé dans la Wehrmacht (puis de longues années prisonnier de guerre à l’est…), ne pas évoquer la mémoire des soldats allemands « morts pour leur patrie », après avoir fait renaître dans d’autres textes la mémoire de nos Poilus…
Ces hommes étaient les mêmes hommes. Leurs cœurs n’avaient pas de frontières, leurs âmes se ressemblaient, ils étaient tous frères de sang, emportés par les folies des hommes et par la vague des haines et des volontés de puissance des « Grands »… De jeunes hommes merveilleux, des époux aimants, des pères formidables, des génies en herbe, des amis à la loyauté sans faille, qui aimaient la bière ou le vin, Hugo ou Heine, Berlin ou Paris, la bourrée ou la musique bavaroise selon leur pays d’origine…
Les quatre frères Neuhoff n’entreront pas au Panthéon comme Maurice Genevoix ni ne seront honorés comme le …maréchal Pétain, mais peut-être les lecteurs de ce texte auront-ils une pensée émue et respectueuse pour tous les jeunes soldats allemands fauchés par la Grande Guerre et décimés dans les Tranchées…
Merci à Monsieur Badermann, conservateur du musée de Kamen, pour son aide précieuse, renforcée par ce site très instructif rapportant l’histoire de la ville:
La noce, 9 août 1959: à la petite chapelle de Saint-Hippolyte, dans le Tarn.
J’ai dix ans.
Je suis dans le jardin de mes grands-parents allemands, à Duisbourg. Plus grand port fluvial d’Europe, cœur de la Rhénanie industrielle, armadas d’usines crachant, en ces années de plomb, des myriades de fumées plus noires les unes que les autres, mais, pour moi, un paradis…
Allemagne, année zéro: Anneliese et Erich, juste après la guerre…
J’adore la grande maison pleine de recoins et de mystères, la cave aménagée où m’attendent chaque été la poupée censée voyager en avion tandis que nous arrivons en voiture-en fait, la même que chez moi, en France !-, la maison de poupées datant de l’enfance de ma mère, avec ses petits personnages démodés, les magnifiques têtes en porcelaine, la finesse des saxes accrochés dans le minuscule salon… J’aime les tapis moelleux, la Eckbank, ce coin salle à manger comportant une table en demi lune et des bancs coffre, les repas allemands, les mille sortes de pain, les charcuteries, les glaces que l’on va déguster chez l’Italien avec mon arrière-grand-mère…
Yvan le terrible, à l’ENSET de Cachan…
Gesche, la petite « Romy »…Jeune fille au pair chez Piem, à Paris…
Je savoure avec un infini plaisir les trajets dans la quatre cent quatre familiale, les maisons qui changent d’allure, les briquettes rouge sombre remplaçant peu à peu notre brique toulousaine et la pierre, les seaux de chocolat Côte-d’or achetés à Liège, les petites barrières en croisillon de bois, les longues formalités à la Douane- c’est surtout au retour que mon père cachait des appareils Grundig et le Schnaps !
Ma mère, Gesche; à gauche « Oma Wieb », mère de ma grand-mère, assise au fond à droite; à côté d’elle ma tante Elke…
Une « surpat’ dans la cave aménagée de Duisbourg, fifties rugissants…
J’aime aussi les promenades au bord du Rhin, voir défiler les immenses péniches, entendre ma grand-mère se lever à cinq heures pour inlassablement tenter de balayer sa terrasse toujours et encore noircie de scories avant d’arroser les groseilliers à maquereaux et les centaines de massifs… J’adore cette odeur d’herbe fraîchement coupée qui, le reste de ma vie durant, me rappellera toujours mon grand-père qui tond à la main cette immense pelouse et que j’aide à ramasser le gazon éparpillé… Et nos promenades au Bigger Hof, ce parc abondamment pourvu de jeux pour enfants, regorgeant de chants d’oiseaux et de sentes sauvages, auquel on accède par un magnifique parcours le long d’un champ de blés ondoyants… C’est là tout le paradoxe de ces étés merveilleux, passés dans une immense ville industrielle, mais qui me semblaient azuréens et vastes.
Yvan à Paris…
Gesche avant une ‘Radtour’, une randonnée en vélo…C’est ainsi qu’elle avait rencontré Yvan…
Je parle allemand depuis toujours, puisque ma mère m’a câlinée dans la langue de Goethe tandis que mon père m’élevait dans celle de Molière. Ce bilinguisme affectif, langagier, culturel, me fonde et m’émerveille.
C’est une chance inouïe que de grandir des deux côtés du Rhin…
De gauche à droite « Papu », mon grand-père, Peter, Elke, « Mutti », ma grand-mère que nous appelions tous ainsi, et mes parents; fiançailles…
J’aime les sombres forêts de sapins et les contes de Grimm, mais aussi les lumières de cette région toulousaine où je vis et les grandeurs de cette école de la République dont je suis une excellente élève, éduquée à l’ancienne avec des leçons de morale, les images d’Épinal de Saint-Louis sous son chêne et tous les affluents de la Loire… Ma maman a gardé toutes les superbes traditions allemandes concernant les fêtes, nos Noëls sont sublimes et délicieux, et elle allie cuisine roborative du sud-ouest et pâtisseries d’outre-Rhin pour notre plus grand bonheur, tandis que même Luther et la Sainte Vierge se partagent nos faveurs, puisque ma grand-mère française me lit le Missel des dimanches et ma mère la Bible pour enfants, ce chiasme donnant parfois lieu à quelques explications orageuses…
Bien sûr, il y a les autres. Les enfants ne sont pas toujours tendres avec une petite fille au visage un peu plus rond que la normale, parfois même habillée en Dindl, ce vêtement traditionnel tyrolien, qui vient à l’école avec des goûters au pain noir et qui écrit déjà avec un stylo plume- je serai je pense la première élève tarnaise à avoir abandonné l’encrier…
Les noces européennes…Albert et Marie-Louise, mes grands-parents français; Janine, ma tante, et Jacques, le frère de mon père.
Un jour enfin viendra où l’on m’appellera Hitler et, inquiète, je commencerai à poser des questions…Bientôt, vers onze ans, je lirai le Journal d’Anne Franck et comprendrai que coule en moi le sang des bourreaux, avant de me jurer qu’un jour, j’accomplirai un travail de mémoire, flirtant longtemps avec un philosémitisme culpabilisateur et avec les méandres du passé. Mon grand-père adoré, rentré moribond de la campagne de Russie, me fera lire Exodus , de Léon Uris, et je possède aujourd’hui, trésor de mémoire, les longues et émouvantes lettres qu’il envoyait depuis l’Ukraine, où il a sans doute fait partie du conglomérat de l’horreur, lui-même bourreau et victime de l’Histoire… Il écrivait à ma courageuse grand-mère, qui tentait de survivre sous les bombes avec quatre enfants, dont le petit Klaus qui mourra d’un cancer du rein juste à la fin de la guerre, tandis que ma maman me parle encore des avions qui la terrorisaient et des épluchures de pommes de terre ramassées dans les fossés…
Erich et Anneliese, lors d’un voyage dans les Alpes…
Cet été là, je suis donc une fois de plus immergée dans mon paradis germanique, me gavant de saucisses fumées et de dessins animés en allemand, et je me suis cachée dans la petite cabane de jardin, abritant des hordes de nains de jardin à repeindre et les lampions de la Saint-Martin. J’ai pris dans l’immense bibliothèque Le livre de la jungle en allemand, richement illustré, et je compte en regarder les images. Dehors, l’été continental a déployé son immense ciel bleu, certes jamais aussi limpide et étouffant que nos cieux méridionaux, mais propice aux rêves des petites filles binationales… Le Brunnen, la fontaine où clapote un jet d’eau, n’attend plus qu’un crapaud qui se transformerait en prince pour me faire chevaucher le long du Rhin et rejoindre la Lorelei. Je m’apprête à rêver aux Indes flamboyantes d’un anglais nostalgique…
Mes deux grands-pères: Albert, le résistant; Erich, soldat de la Wehrmacht. Ils construisent ensemble la maison de campagne de mes parents, dans le Tarn…
Papu et Papi, et la plaque « DU »: Duisbourg…
Je jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier Susy sur la glace, moi qui ruine ma grand-mère française en Alice et Club des cinq , qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres SZ bizarroïdes…
Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie.
C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand… Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de traduction, la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde.
Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.
Oma, la mère d’Erich: mon arrière-grand-mère allemande, Sophie.
Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien… Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon Ode à la joie.
Cet été là, je devins une enfant de l’Europe.
Janine, Marie-Louise, Gesche et la petite Sabine sur la terrasse de la maison de Saint-Hippolyte …
21 mesures pour réconcilier les élèves français avec l’apprentissage de l’allemand -petit texte écrit d’après les 21 mesures de Cédric Villani autour des mathématiques
« Sehnsucht », de Heinrich Vogeler
1 Il conviendrait avant tout de mettre en place la liberté d’enseignement des langues vivantes dès l’école maternelle, réellement, pas simplement sur le papier (et ne pas favoriser les langues régionales et/ou les langues maternelles des enfants issus de l’immigration au détriment de l’enseignement de l’allemand, de l’italien, du russe…) : Toutes les langues devraient être mises sur un pied d’égalité, chaque enfant devrait pouvoir apprendre l’arabe, l’italien, l’allemand, le bulgare, l’occitan…. Dans chaque ville et village de France, chaque école se devrait d’accueillir les enfants au son des langues du monde. Sus à l’hégémonie de l’anglais, à la frilosité culturelle, et vive l’Europe !
2 Il faudrait ensuite permettre un continuum d’apprentissages de l’allemand dans le même sens, et permettre ainsi à l’élève ayant commencé une initiation à l’allemand en maternelle de continuer l’apprentissage de cette langue au primaire, puis au collège. Un élève changeant de région devrait pouvoir continuer à apprendre la et les langues choisies.
3 Enfin, il faudrait remiser le système des « bilangues » aux oubliettes et par extension ce fameux « primat de l’anglais », avec une LV1 « anglais » obligatoire et permettre un large choix de langues dès la sixième, comme c’était le cas il y a une vingtaine d’années encore.
4 Élargir par extension cet apprentissage à toutes les régions et à tous les niveaux coulerait de source : car c’est justement AUSSI dans les filières professionnelles que les élèves auraient intérêt à apprendre l’allemand, au vu de toutes les possibilités de stages et/ou d’emplois offertes non seulement outre-Rhin, mais aussi en Suisse…
5 Afin de favoriser ces apprentissages, il conviendrait de permettre dans toutes les académies l’enseignement de l’allemand en maternelle et en primaire par les enseignants du second degré, et ne pas réduire cette fonction à la pratique des professeurs des écoles qui, de façon pyramidale, n’ont eux-mêmes souvent pas bénéficié de l’apprentissage de l’allemand et ne sont donc pas aptes à l’enseigner. Ce n’est que par ce biais qu’une telle réforme pourrait progressivement gagner l’ensemble des écoles, collèges et lycées de la République ; c’est déjà le cas dans certaines académies dans lesquelles, justement l’allemand se porte mieux d’ailleurs…
6 En parallèle, il faudrait oser mettre en place une véritable campagne de communication nationale au sujet de l’apprentissage de l’allemand, campagne de publicité qui allierait les savoir-faire de l’éducation nationale et les supports logistiques des communautés territoriales et locales et qui pourrait s’appuyer sur des fonds d’investissement du privé, puisque nombre entreprises déjà partenaires du franco-allemand -AIRBUS, SIEMENS…- et engagées dans le fait européen auraient tout à gagner en s’associant à ce projet.
7 Cette campagne de communication viserait aussi à restaurer une image « positive » de notre voisin allemand aux yeux du public ; car l’Allemagne est encore trop souvent vilipendée par certains extrémismes politiques – cf le pamphlet de Jean-Luc Mélenchon, « Le hareng de Bismarck », sous-titré « Le poison allemand » …- tout en demeurant terra incognita au niveau touristique, le tout mâtiné parfois de vagues relents revanchards, quand ce n’est pas « Angie » qui traitée de « Grosse Bertha »… Des affichages sur les panneaux publicitaires municipaux -abris bus, etc.- et des encarts dans la presse locale pourraient impacter favorablement les familles.
8 Ainsi, tout comme l’Espagne qui s’affiche partout au niveau publicitaire comme « la » destination tourisme, l’Allemagne, mais aussi l’Autriche et la Suisse pourraient devenir des destinations touristiques prisées, et non pas de vagues entités qui, sur une carte de l’Europe, ne font rêver que les Migrants… Combien de Français ont-ils déjà passé un mois de vacances sur une île de la Baltique ou dans un village du Tyrol ? L’Allemagne, qui recèle pourtant des joyaux architecturaux, géographiques et culturels innombrables, demeure, aux yeux du Français lambda, aussi mystérieuse que la Papouasie… Nous aurions donc besoin de partenariats avec des offices de tourismes, de brochures traduites, de guides, de croisières, de circuits, bref, cet engouement pour l’outre-Rhin et Danube irait de pair avec un foisonnement économique qui ferait aussi le bonheur des filières touristiques (BTS tourisme et hôtellerie…)
9 Justement, il serait temps aussi de renouer avec les partenariats, jumelages, échanges qui faisaient florès dans les années soixante et quatre-vingt et qui se sont étiolés au fil des ans… Toulouse, ma merveilleuse ville rose, n’est même pas jumelée avec une ville allemande ! Toulouse, capitale d’Airbus, fleuron du partenariat franco-allemand, vous avez bien lu, n’est PAS jumelée à une ville outre-rhénane… Et c’est la même chose au niveau des établissements scolaires qui, suite à la précarisation de notre fonction enseignante et à la multiplication des « BMP » – Blocs de Moyens Provisoires, entendez quelques heures sauvées face aux langues régionales et/ou émergentes… -depuis la disparition des bilangues et surtout depuis la nomadisation des enseignants titulaires devenus « TZR » (entendez Titulaires sur Zone de Remplacement et changeant chaque année de crèmerie), ne sont tout simplement plus en mesure de faire perdurer des échanges qui pourtant avaient fait le bonheur de générations d’élèves…
Car les échanges sont le sel de nos apprentissages, la mise en œuvre ultime de nos enseignements, la prise en main de la langue au niveau du quotidien, ils sont aux langues ce que le boulier est aux apprenants en mathématiques : on y devient synesthète, au-delà de l’intra-muros de l’école.
Heureusement, les assistants de langue sont là, souvent, pour pallier le manque d’interactivité réelle avec le pays partenaire. Il faudrait doubler, voire tripler leur nombre, afin que chaque collège et lycée de l’hexagone puisse bénéficier de cet encadrement vivifiant et concret.
10 En effet, que vaut l’apprentissage d’une langue qui devient presque une langue morte si elle n’est parlée que dans le cadre scolaire et jamais in situ ? De la même façon que chaque élève devrait pouvoir chaque année partir quelques jours dans le pays des langues qu’il apprend, il faudrait aussi que cesse l’hégémonie culturelle de l’anglais dans les médias, la presse, dans le paysage audiovisuel hexagonal….
À quand la diffusion de chansons allemandes sur les radios françaises, à quand des émissions de variété – Nagui, si tu me lis… – où seraient invités aussi des chanteurs et des groupes allemands -et autrichiens… Car non, la variété allemande ne se résume pas à Camillo avec son « Sag warum » et aux marches militaires, et/ou aux chants traditionnels en culotte de cuir… Il y a eu de grands chansonniers que très peu d’élèves connaissent, mais il y a aussi des dizaines de groupes de rap, rock, indé, blues, soul, jazz, il y a de la vériétoche, des stars…Pourquoi cette omerta envers la culture musicale de nos voisins qui contribue grandement à la méconnaissance de l’Autre… ? À Toulouse, le festival « Rio Loco », qui invite chaque année des musiciens de différentes parties du globe, variant les tendances planétaires, pourrait par exemple ouvrir, une année, sa scène aux artistes allemands, autrichiens, suisses…
11 À quand aussi une majorité de films que l’on pourrait voir sur toutes les chaînes, pas seulement sur ARTE, en VO ? Car les oreilles de nos petits élèves français, contrairement à celles de nos voisins des pays nordiques, ne sont absolument pas éduquées dans la langue de l’Autre… C’est très tôt que se forme l’habitude de l’écoute des langues étrangères, des sonorités nouvelles, et ce serait superbe si le PAF pouvait enfin s’ouvrir à ces différences…
Il serait bon aussi que nos programmes scolaires intègrent davantage le cinéma et la télévision allemande à leurs lignes directrices… Je me souviens de mon père qui, sans avoir jamais appris un seul mot de la langue de Goethe à l’école, se targuait d’avoir progressé à la vitesse de l’éclair par la seule écoute de la télévision regardée chez ses beaux-parents, à Duisbourg… Certes, dans nos cours, nous évoquons bien Wim Wenders par ci et Fatih Akin par-là, mais ce serait tellement bien d’avoir un réel accès à leurs œuvres via des sites dédiés… De même que nous pourrions utiliser bien davantage, via les nouvelles technologies, des émissions de télévision qui seraient aptes à faire progresser très rapidement les élèves !
À propos des TICE, il est dommage que si peu d’enseignants soient formés à toutes les innovations qui pourraient faire de nos cours de réels cyberespaces connectés… Il y a encore énormément de frilosités et de méconnaissances des nouvelles technologies, alors qu’elles sont bien entendu une aide précieuse. Lors d’un récent sondage que j’ai réalisé au sujet de l’ENT, il s’avère par exemple que nombre de collèges ne savent pas qu’une fonction « blog » est opérante sur notre espace de travail.
12 Renouer avec un apprentissage de l’allemand passerait aussi par une réappropriation de la culture germanophone dans son ensemble… Pourquoi nos programmes hexagonaux sont-ils si poreux en ce qui concerne la littérature étrangère ? Apprendre les langues « étrangères » devrait aussi passer par le « culturel », par un maillage éducatif qui, très tôt, permettrait aux élèves du primaire de découvrir de petits poèmes d’auteurs allemand, aux élèves du collège de visiter des musées allemands, aux élèves du lycée de lire aussi du Rilke, du Thomas Mann, et pas simplement le contenu « factuel » des manuels d’apprentissage qui, s’ils permettent un apprentissage actanciel et actionnel et la mise en œuvre d’automatismes linguistiques, ne plongent pas assez les apprenants au cœur de la culture du pays partenaire. Ainsi, il est très rarement proposé l’option « littérature étrangère en langue étrangère » en allemand en filière L…
13 C’est vrai, l’apprentissage des langues étrangères a réellement progressé… J’ai assisté récemment à une passionnante journée académique qui nous a proposé d’enseigner « la grammaire autrement ». Nous sommes si loin des listes de vocabulaire et des tableaux de déclinaison qui, une fois ingurgités, demeureraient lettre morte et produisaient l’inverse de l’effet escompté, à savoir des Français incapables de « pratiquer » la langue étrangère apprise à l’école… Cependant, en plus de 33 ans de service au sein de l’éducation nationale, j’ai vu passer mille et une réformes et j’ai « tout connu », depuis la période où l’on n’avait « pas le droit de faire écrire les élèves avant la Toussaint » -sic- au primat de l’écrit, et j’ai toujours habilement contourné les instructions officielles, faisant par exemple faire des « fichiers oraux » avant l’heure sur des cassettes que j’écoutais sur mon magnéto en faisant mon repassage, ou faisant lire un livre d’un auteur allemand -en français, mais en rédigeant ensuite un résumé-commentaire en allemand- dès le collège, pour que les élèves fassent connaissance avec la littérature allemande… Je pense que chaque professeur développe au fil de sa carrière des stratégies d’apprentissage qui lui sont propres et qui visent à « faire réussir ses élèves », et que de nos jours, grâce aux nouvelles technologies, plus aucun cours de langue ne peut passer pour « ennuyeux » ou « poussiéreux ». Il faut faire savoir cela aux parents, le leur marteler via des réunions d’information dès la maternelle, leur dire que « l’allemand, ce n’est pas difficile », qu’au contraire son enseignement est recommandé par les orthophonistes pour les élèves en difficulté (car c’est une langue « à tiroirs », logique…), bref, il faut dédiaboliser la langue qui, souvent encore, a mauvaise presse.
14 Justement, et si la télévision arrêtait ENFIN de diffuser « La grande vadrouille » tous les quatre matins ? Car nous sommes bien au cœur du « paradoxe français », celui fait de notre pays à la fois le cancre en queue d’étude PISA et le fleuron des élites des « grandes écoles » et de l’obtention des Nobels… Ce même paradoxe fait que les médias continuent de nous abreuver avec des films réduisant les Allemands à de sombres abrutis décérébrés éructant en uniforme nazi alors même que malgré l’enseignement de la Shoah nombre d’élèves demeurent incapables de comprendre l’ampleur des génocides commis par le troisième Reich… Il faudrait à la fois réfléchir à cet ancrage historique du devoir de mémoire et à la vision d’une « nouvelle Allemagne » qui, justement, a su transcender son passé, par exemple en accueillant à bras ouverts des millions de Migrants. Il y a quelques jours encore des élèves de lycée n’ont su me dire à quoi correspondait le mot « Buche », cela ne leur évoquait rien, même associé au mot « Wald », (nous étions en pleine séquence « mythes et héros » sur la forêt allemande), jusqu’à ce qu’un élève, après que j’eus prononcé à la française le terme « Buchenwald » ne se souvienne d’un « truc nazi », sic… En première… Je rêverais d’un nouvel équilibre en ce sens : accomplir nos obligations de transmissions mémorielles tout en réhabilitant un engouement pour l’Allemagne d’aujourd’hui, tolérante, ouverte, engagée, humaine.
15 Il faudrait aussi former TOUS les écoliers au fait européen, et ne pas réserver cette matière à une vague option destinée à quelques lycéens… Car c’est dès l’école primaire que devrait s’accomplir la certitude que notre Europe, loin d’être une entité impalpable, se doit d’être soutenue, connue de tous les citoyens, parcourue par un esprit de solidarité qui, forcément, passe aussi par la connaissance des langues de l’Autre. Et qui mieux que le « couple franco-allemand » pourra porter loin ce flambeau européen ?
16 Ainsi, il faudrait que la « semaine de l’Europe » devienne enfin un événement visible, et pas seulement une action axée vers les milieux éducatifs et politiques. À quand une semaine de l’Europe maillant tous les territoires, intégrant par exemple l’associatif, les domaines médicaux, juridiques, commerciaux ? Pourquoi ne pas imaginer des partenariats en ce sens ?
17 De même, la fameuse « semaine franco-allemande » demeure trop souvent un domaine réservé, se lovant par conséquent dans l’intra-muros du giron de l’EN… Tous les acteurs du système éducatif, su MEN aux établissements, se démènent pour célébrer l’anniversaire du Traité de l’Élysée, mais souvent les actions, pourtant superbes, restent cantonnées aux établissement, et c’est un peu « les franco-allemands parlent aux franco-allemands » : l’impact est minime. Cette semaine se devrait d’être réellement médiatisée et portée sur le devant de la scène.
18 D’ailleurs, pourquoi toujours réduire l’enseignement de l’allemand à ce partenariat franco-allemand ? Les autres pays de langue allemande gagneraient aussi à être davantage mis en lumière dans les programmes, du collège au supérieur… J’ai cette année construit ma séquence « Mythes et héros » autour de l’Autriche, et il y aurait mille et une façons d’intégrer la Suisse, l’Autriche, et pourquoi pas la région germanophone de la Belgique dans des programmes d’échanges ou dans les manuels scolaires.
19 Bien entendu, afin que l’enseignement des langues vivantes soit profitable, il faut aussi se donner les moyens de la réussite… Et franchement, avec deux heures par semaine en première et en terminale et avec si peu d’heures dès le collège, c’est tout simplement une gageure que de vouloir espérer que nos élèves atteignent un jour le niveau attendu par PISA ou simplement la réelle capacité de s’exprimer, oralement et à l’écrit, dans une langue étrangère. Cessons de nous voiler la face : ce n’est pas en mettant chaque année nos exigences au rabais (j’ai failli pleurer en corrigeant le bac blanc cette année, tant les items linguistiques étaient négligés au profit de la « compréhension » … ) que nos élèves, avec des heures de cours qui se réduisent comme peau de chagrin, parleront allemand, anglais ou arabe correctement !
20 Il importe donc de revoir les dotations horaires à la hausse, et urgemment, afin que nous puissions enfin consacrer le temps nécessaire à la transmission. Et il serait intelligent, je trouve, de revenir, en langues aussi, aux fondamentaux prônés par Monsieur le Ministre de l’éducation en primaire… Et ces fondamentaux passeraient sans doute par une révision de nos exigences, car franchement, là, on lâche après le baccalauréat des élèves qui, souvent, se contentent d’un bagage minimum… Peut-être faudrait-il aussi réhabiliter la traduction… Oh, je ne demande pas que nous traduisions tous nos textes, mais enfin, il faut savoir raison garder et demeurer cohérents : La traduction est un exercice qui sera demandé dans la majorité des concours que nos étudiants passeront après le baccalauréat. La traduction est aussi un art, un moyen de transmission merveilleux, permettant à des milliards d’êtres humains de lire les ouvrages de l’Autre, de voir des films des autres cultures… Par quel miracle est-elle …interdite en cours de langue ?!
21 Apprendre à parler allemand ne peut se résumer à savoir commander un coca à l’aéroport de Berlin, à pouvoir lire un extrait de Die Zeit ou à passer la « certification » pour déterminer si l’on a le niveau A2 ou B1. Non, apprendre une langue, c’est plonger vers l’Autre, se colleter avec son altérité qui fait aussi notre richesse, et c’est bien au travers de l’art, de toutes ces dimensions artistiques, culturelles et patrimoniales que l’élève se sentira apte à comprendre la langue du pays partenaire. J’espère ainsi que le rapport « Comment rénover l’enseignement des langues vivantes en France ? », dont seront en charge Madame l’Inspectrice Générale Chantal Manes Bonnisseau et Monsieur Alex Taylor nous ouvrira de vastes perspectives de réussite au service de nos apprenants. Certes, ce sont deux anglicistes qui ont été choisis pour mener à bien cette mission, mais je ne doute pas de leur objectivité.
Je précise que j’ai rédigé ces mesures il y a quelques semaines, après la sortie du rapport de Cédric Villani dans la presse, et que je ne comptais pas les publier sur mon blog avant la fin de l’année scolaire, afin de ne pas interférer dans une décision très attendue, mais que je profite de la nomination des responsables du rapport pour publier ce petit article, comme cela m’a été demandé par de nombreux collègues après une intervention sur un réseau social.
Participation au Printemps des Poètes d’un élève de collège
Exposé fait par un élève de seconde
Exposé d’un élève de première
…« Je jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier « Susy sur la glace », moi qui ruine ma grand-mère française en « Alice » et « Club des cinq », qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres « SZ » bizarroïdes…
Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie. C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand…Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de « traduction », la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde. Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.
Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien…Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon ode à la joie. Cet été là, je devins une enfant de l’Europe. »
Tu avais cinq ans, un visage rond comme la lune qui éclairait Charleville. Tu ne savais des arcades de la Place Ducale que les voussures patinées, ne te doutais pas qu’un jour tu imaginerais tes pas d’enfants ayant marché sur les Siens, toute illuminée par les Voyelles.
Tu m’as prise dans ta menotte potelée, admirant l’image de cette fillette rousse patinant sur un lac. Tu ne pouvais deviner que l’accident t’enfermerait dans ta peur du monde, et qu’alors tu te réfugierais auprès de tant de Petits Choses, rêvant d’avoir le courage d’une Sophie, au lieu de vivre par procuration tes journées de petite fille modèle.
Tu as déchiffré mes premières lignes, émerveillée. Tu ne savais pas encore qu’un jour tu voudrais séduire Julien Sorel, épouser Meaulnes, sauver Anne Frank, que tu nommerais ta maison Tara.
En me lisant, tu es aussi devenue écrivain. Je suis toujours sur ton bureau, rouge et or, comme une flambée en l’automne de ta vie. Tu dis de moi que « Susy sur la glace » est ta meilleure amie.
***
Il faut aimer l’enfant qui vit en nous…
Elle s’appelait « Caramel » Une petite fille ronde Bille de clown yeux mappemonde Ses joues avaient un goût de sel Elle me regardait dans le miroir Me souriait matin et soir Déjà si seule un peu perdue Mon double de rêve portait aux nues La Pastorale de Beethoven Se prenait pour Lili Marleen Entre sapins ombres et lumières
Un jour on lui parla d’Hitler Soudain son monde bascula Elle compris qu’elle serait paria Elle s’appelait « Anne Franck » Celle par qui l’immense manque Surgit telle infinie comète Au cœur de la mini Colette Si jeune elle se jura d’écrire De devenir celle qui saurait dire Vérités orgueils et préjudices Car ce monde est loin d’être lisse Oh bien sûr qu’elle fut heureuse Entre prairies et vertes vallées Même si son corps la fit lépreuse L’obèse souvent clochette portait
Elle s’appelait « La grosse » Ils ne sont pas tendres les gosses Mais dans sa tête elle écrivait Déjà ses jours ses nuits ses vies rêvés Et puis souvent l’imaginaire Accule même les pervers Peut-être a-t-elle enfin gagné Le droit à l’infinie beauté Elle manquait déjà tant d’amour Qu’elle croit encore et pour toujours Que tout le monde doit l’aimer Et qu’un sourire vaut un baiser
Elle s’appelait « Ophélie » Rimbaud lui a ouvert la vie L’adolescence fulgurance Ne lui montra que des intenses Passion devint son maître mot Elle serait femme de mille héros Il lui faudra passer frontières Et toujours rester guerrière La paix des braves devra attendre Elle sera longue et douce et tendre
On l’appelle « Scarlett o’Hara » Car sans cesse elle reconstruit Tara Nord et sud sont ses patries Elle y tournoie à l’infini En crinoline et robe verte Malgré les fracas et les pertes Elle ne fera jamais sécession De ses rêves et de ses passions Pour vous elle s’offre radieuse A qui saura la rendre heureuse.
***
Et en allemand…
Petite nixe sage
Cabane du jardinier. Petite nixe sage, je regarde les images.
Les lettres prennent sens. La langue de Goethe, bercée à mon cœur, pouvoir soudain la lire.
Allégresse innommable du bilinguisme. L’Autre est en vous. Je est les Autres.
Cet été là mon Hymne à la joie…
***
J’ai dix ans.
Je suis dans le jardin de mes grands-parents allemands, à Duisbourg. Plus grand port fluvial d’Europe, cœur de la Rhénanie industrielle, armadas d’usines crachant, en ces années de plomb, des myriades de fumées plus noires les unes que les autres, mais, pour moi, un paradis…
J’adore la grande maison pleine de recoins et de mystères, la cave aménagée où m’attendent chaque été la poupée censée voyager en avion tandis que nous arrivons en voiture-en fait, la même que chez moi, en France !-, la maison de poupées datant de l’enfance de ma mère, avec ses petits personnages démodés, les magnifiques têtes en porcelaine, la finesse des saxes accrochés dans le minuscule salon… J’aime les tapis moelleux, la Eckbank, ce coin salle à manger comportant une table en demi lune et des bancs coffre, les repas allemands, les mille sortes de pain, les charcuteries, les glaces que l’on va déguster chez l’Italien avec mon arrière-grand-mère… Je savoure avec un infini plaisir les trajets dans la quatre cent quatre familiale, les maisons qui changent d’allure, les briquettes rouge sombre remplaçant peu à peu notre brique toulousaine et la pierre, les seaux de chocolat Côte-d’or achetés à Liège, les petites barrières en croisillon de bois, les longues formalités à la Douane- c’est surtout au retour que mon père cachait des appareils Grundig et le Schnaps !
J’aime aussi les promenades au bord du Rhin, voir défiler les immenses péniches, entendre ma grand-mère se lever à cinq heures pour inlassablement tenter de balayer sa terrasse toujours et encore noircie de scories avant d’arroser les groseilliers à maquereaux et les centaines de massifs… J’adore cette odeur d’herbe fraîchement coupée qui, le reste de ma vie durant, me rappellera toujours mon grand-père qui tond à la main cette immense pelouse et que j’aide à ramasser le gazon éparpillé… Et nos promenades au Bigger Hof, ce parc abondamment pourvu de jeux pour enfants, regorgeant de chants d’oiseaux et de sentes sauvages, auquel on accède par un magnifique parcours le long d’un champ de blés ondoyants… C’est là tout le paradoxe de ces étés merveilleux, passés dans une immense ville industrielle, mais qui me semblaient azuréens et vastes.
Je parle allemand depuis toujours, puisque ma mère m’a câlinée dans la langue de Goethe tandis que mon père m’élevait dans celle de Molière. Ce bilinguisme affectif, langagier, culturel, me fonde et m’émerveille.
C’est une chance inouïe que de grandir des deux côtés du Rhin…
J’aime les sombres forêts de sapins et les contes de Grimm, mais aussi les lumières de cette région toulousaine où je vis et les grandeurs de cette école de la République dont je suis une excellente élève, éduquée à l’ancienne avec des leçons de morale, les images d’Épinal de Saint-Louis sous son chêne et tous les affluents de la Loire… Ma maman a gardé toutes les superbes traditions allemandes concernant les fêtes, nos Noëls sont sublimes et délicieux, et elle allie cuisine roborative du sud-ouest et pâtisseries d’outre-Rhin pour notre plus grand bonheur, tandis que même Luther et la Sainte Vierge se partagent nos faveurs, puisque ma grand-mère française me lit le Missel des dimanches et ma mère la Bible pour enfants, ce chiasme donnant parfois lieu à quelques explications orageuses…
Bien sûr, il y a les autres. Les enfants ne sont pas toujours tendres avec une petite fille au visage un peu plus rond que la normale, parfois même habillée en Dindl, ce vêtement traditionnel tyrolien, qui vient à l’école avec des goûters au pain noir et qui écrit déjà avec un stylo plume- je serai je pense la première élève tarnaise à avoir abandonné l’encrier…
Un jour enfin viendra où l’on m’appellera Hitler et, inquiète, je commencerai à poser des questions…Bientôt, vers onze ans, je lirai le Journal d’Anne Franck et comprendrai que coule en moi le sang des bourreaux, avant de me jurer qu’un jour, j’accomplirai un travail de mémoire, flirtant longtemps avec un philosémitisme culpabilisateur et avec les méandres du passé. Mon grand-père adoré, rentré moribond de la campagne de Russie, me fera lire Exodus , de Léon Uris, et je possède aujourd’hui, trésor de mémoire, les longues et émouvantes lettres qu’il envoyait depuis l’Ukraine, où il a sans doute fait partie du conglomérat de l’horreur, lui-même bourreau et victime de l’Histoire… Il écrivait à ma courageuse grand-mère, qui tentait de survivre sous les bombes avec quatre enfants, dont le petit Klaus qui mourra d’un cancer du rein juste à la fin de la guerre, tandis que ma maman me parle encore des avions qui la terrorisaient et des épluchures de pommes de terre ramassées dans les fossés…
Cet été là, je suis donc une fois de plus immergée dans mon paradis germanique, me gavant de saucisses fumées et de dessins animés en allemand, et je me suis cachée dans la petite cabane de jardin, abritant des hordes de nains de jardin à repeindre et les lampions de la Saint-Martin. J’ai pris dans l’immense bibliothèque Le livre de la jungle en allemand, richement illustré, et je compte en regarder les images. Dehors, l’été continental a déployé son immense ciel bleu, certes jamais aussi limpide et étouffant que nos cieux méridionaux, mais propice aux rêves des petites filles binationales… Le Brunnen, la fontaine où clapote un jet d’eau, n’attend plus qu’un crapaud qui se transformerait en prince pour me faire chevaucher le long du Rhin et rejoindre la Lorelei. Je m’apprête à rêver aux Indes flamboyantes d’un anglais nostalgique…
Je jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier Susy sur la glace, moi qui ruine ma grand-mère française en Alice et Club des cinq , qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres SZ bizarroïdes…
Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie.
C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand… Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de traduction, la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde.
Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.
Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien… Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon Ode à la joie.