Pas seulement pour traverser en venant garrigues et citadelles du vertige, pour découvrir ce grand bleu insolent, pour me perdre dans la douceur des sables… Pas seulement pour voir miroiter les plages infinies, pour écouter le cliquetis des mats dans le port, pour rêver aux mers lointaines en marchant Quai d’Alger…
Pas seulement pour grimper à l’assaut du Mont Saint-Clar entre blancheurs et effluves de pins, pour cueillir folle avoine autour de la tombe de Jean Vilar au Cimetière Marin, pour sentir la moustache de Georges me chatouiller la mémoire…
Pas seulement pour arpenter la jetée que foulèrent des cohortes de survivants en espérance, pour passer ma main sur la plaque du souvenir de l’Exodus, pour imaginer le grand vaisseau porteur d’horreurs et de renaissances… Pas seulement pour frémir en voyant les jouteurs au canal, pour déguster tielles et sardinades, pour m’étourdir de fauves et pastels au gré des galeries… Pas seulement pour sourire devant la plaque de la rue « Du Maire Aussenac », pour m’inonder de beauté au musée Paul Valéry, pour m’extasier devant les richesses du MIAM…
Non, quand j’irai à Sète, peut-être, si Dieu me prête vie comme disait ma grand-mère, et, surtout, si mes poèmes ne dorment pas seulement en tiroirs, ne demeurent pas cantonnés dans quelque revue française ou occitane, ne se partagent pas simplement au gré de Jeux Floraux toulousains où je fus double lauréate et de pages internet, mais trouvent un port en quelque recueil ayant pignon sur plage, alors ce sera pour être non seulement spectatrice, mais invitée aux Voix Vives…
Bien sûr, je rêve un peu… Car ma poésie est plurielle, aussi variée que les lumières qui tamisent les couchants sur les étangs, passant de l’alexandrin aux aphorismes, du vers libre au sonnet… Sans doute devrais-je apprendre à me plier aux contraintes de la modernité et de l’épure, comme me le hurla un jour Serge Pey en m’admonestant lors d’une conférence auscitaine… Mais, que voulez-vous, je ne m’y résous pas, trop attachée à ma liberté et à mon éclectisme, les mêmes qui me font me pâmer devant Bach ET le jazz, me délecter de maîtres flamands ET d’impressionnistes…
Un jour, oui, j’irai à Sète, pour me trouver de l’autre côté des bancs et des parasols… Peut-être aurai-je la joie de lire quelques extraits de « Garonne est une femmes amoureuse », mon opus qui scintille au fil des eaux vécues et rêvées de mon existence -oui, ces textes cherchent édition !! … Ou le bonheur de faire une conférence autour de mon essai « Rose Ausländer, une grande voix juive de la Bucovine », paru le premier juillet aux éditions Le Bord de l’Eau, en lisant aussi mes traductions de Rose, ma Rose lumière qui aimait tant la Méditerranée et qui l’a chantée dans de nombreux poèmes… Ou la chance de présenter mon projet en cours de montage, « Mare nostrum », qui tricote voix vives de l’ensemble du pourtour méditerranéen, puisque j’y ai rassemblé des traductions dans presque toutes les langues du bassin, du Catalan à l’Hébreu, de l’Italien au Romani…, fédérant autour de l’un de mes poèmes les accents modestes d’amis et de camarades de mon fils et les éclats miroitants de poètes et d’universitaires reconnus, en un puzzle d’allégresse en ode à notre mer, à la paix et aux rencontres…
Un jour, j’irai à Sète, Nausicaa rêveuse, et je n’aurai plus peur. La lumière éblouira mes pages et, le cœur empli de sables et de rencontres, je saurai que le temps est venu du partage.
Subway, le sourire dément de Christophe Lambert, les patins de Jean-Hugues Anglade, l’air tendrement triste d’Isabelle Adjani. Éros et thanatos dans le métro, bouleversant. Je ne traverse jamais Paris sans voir ce trio bousculer ma jeunesse.
Tchao Pantin, la bonhomie meurtrière de Coluche, les jambes interminables et le regard intense d’Agnès Soral, la désespérance de Richard Anconina. Une éternelle histoire de vengeance, aussi vieille que l’humanité. Je n’ai pas le permis, mais chaque station service me rappelle le deuil du petit loubard attendrissant.
L’été meurtrier, les cigales déchirant le sourire d’Isabelle, encore elle, l’air de Pierrot ahuri d’Alain Souchon, et toujours éros et thanatos, en Provence. Un jour, lors d’une dispute, j’ai jeté le roman éponyme dans l’eau de la Méditerranée. Gondolé, usé, je crois qu’il renferme encore le sable de nos jeunesses.
La femme d’à côté, la voix terriblement douce de Depardieu terriblement fort, et Fanny Ardant, sa voix rauque tellement sensuelle. On se damnerait pour ces voix. Nous sommes tous adultérins, le contraire est impensable.
J’ai épousé une ombre, Nathalie Baye, fragile femme puissante… Depuis, je ne peux me retrouver dans les toilettes d’un train sans penser à une bague, à une robe et à un accident; j’ai toujours imaginé croiser Francis Huster en buvant un Sauternes.
Le vieux fusil, le rire de Romy, la tendresse pataude de Philippe Noiret, les fulgurances du lance-flammes aspergeant la pierre tutélaire de Bruniquel. Le pardon n’existe pas. Et pourtant, la beauté demeure.
37,2 le matin, le piano lancinant comme la mélopée des vagues, l’amour fou de Betty, son visage énucléé, la folie plus forte que l’amour. Et pourtant je souris en arpentant la plage de Gruissan, la plage de nos 20 ans, la plage de nos 30 ans.
Dédié à Jean-Jacques Beineix.
***
Nos étés de contrebande -texte de 2009
Allumer la lumière te regarder dormir rapporter les premières tulipes fermer les yeux crier en découvrant la toile comment savais-tu que c’était ce tableau revoir Bruges te faire découvrir le Béguinage regarder le ciel dentelé faire claquer les contrevents sur l’océan courir vers les rochers lire ensemble sur l’un de ces fauteuils anglais remettre une bûche crépiter d’aise aimer ta main frôlant mes cheveux tes lèvres sur mon cou m’alanguir croquer dans la première cerise sentir ce jus acidulé faire un vœu te regarder rire en zigzaguant sous le jet d’eau comme j’aurais aimé être la mère de tes enfants ne pas penser aux impossibles plutôt décoller pour New York serrer ta main j’ai toujours eu peur en avion mais tu ne risques rien ma chérie j’adorerais mourir avec toi on jouerait aux Tours Jumelles arrête tes blagues idiotes mais je plaisante allez souris à ton petit Paul Auster manger des baggles saluer La Liberté jouer à Love Story te faire découvrir les châteaux cathares Sète te raconter l’Exodus nous barbouiller de jus de groseilles te lécher le coin des lèvres hum c’est bon c’est sucré s’étourdir tu es fou encore oui n’arrête pas recommence tu me tues non n’arrête pas je m’en fiche personne ne regarde oh bonjour Madame Ouztairi oui vous avez raison il va repleuvoir les draps qui claquent dans le jardin les odeurs de lavande les cigales toujours les cigales même à Paris ne jamais oublier cet été-là les vols fous des hirondelles toujours tu me trouveras toujours belle ces foins coupés où tu m’entoures de tes bras de vingt ans la clairière où dansent les fées cette chambre tendre où tout intimidé tu joues les grands seigneurs en tremblant d’envie ta passion joyeuse tes mains d’organdi qui jalonnent ma peau de dentelles câline tes yeux qui me mangent ta bouche enhardie qui explore et dévore et parsème ma vie jamais je ne serai rassasiée de tes tendresses je fais provision de soleil d’éternel d’infini je mets nos folies en conserve je me fais gardienne de nos songes il suffira de relire le millésime pour avoir en bouche l’âpreté de ton désir violent la profondeur de nos jouissances les découvertes immenses les rives océanes de nos étés de contrebande volés murmurés fracturés nos étés où je jouerai Betty de 37,2 mais ne t’inquiète pas je ne suis pas folle mon amour, juste de toi, juste de toi.
En ces jours où la terre australienne semble se consumer, où les réseaux sociaux évoquent le hashtag #WWIII ou #troisièmeguerremondiale et où l’on dénombre déjà quatre féminicides en France en cinq jours, sans oublier les luttes contre les diverses réformes, celle des retraites, celles du bac…, mes traditionnels « vœux de bonne année » me sont quelque peu restés en travers de la plume…
Mais il en faudrait plus pour me faire taire 😊
Voilà donc, de tout ♥, mes souhaits pour 2020 en bonheurs :
Que votre année soit claire, comme un ciel boréal illuminant les froids. Oubliez les scories et les pisse-vinaigres, pour ouvrir vos persiennes en un printemps jonquille. Laissez parler les fats, éteignez les ignobles, ne gardez que le pur, celui qui nous élève et nous fait voyager vers la vie et le rêve.
Que votre année soit forte comme un acier trempé, comme un chêne aguerri par cent mille tempêtes, pour affronter les nuits d’une époque en folie. Soyez prêts au combat si il est juste et vrai, ne baissez pas la tête, relevez vos fiertés piétinées par les Grands, faites confiance au peuple et conspuez les peurs.
Que votre année soit légère comme un vol d’hirondelles redécouvrant soleil. Oubliez les ennuis, souriez au mystère, devenez ce grand vent qui vous pousse hors rivages, soyez foc et Grand Voile : nul besoin de Marquises quand on devient une île.
Que votre année soit folle en fou-rire éternel, gloussement lycéen ou clowneries d’un jour. Rien qui vaille la joie, soyez gais, des pinsons en goguette, jetez au feu tous ces costumes de golden boys brimés, portez hauts la couleur de vos joies. Empourprez tous ces gris, carminez les fadeurs, osez le tyrien, oubliez l’outre noir, faites de votre jour un arc-en-ciel torride !
Que votre année soit douce comme un velours d’antan, peau de pêche et câline, une soie chatoyante. Soyez fous de vous-mêmes, aimez-vous, que tout miroir soit frère et toute glace amie, cessez tous ces mépris pour embrasser votre ombre et vous chérir toujours.
Que votre année soit parfumée, comme une aube sans fin où pré de mai respire, comme un arbre en été quand mille fruits débordent, comme un bois en automne quand toute mousse est vie, comme un âtre en hiver où l’on marie les bûches. Devenez le gingembre, baptisez-vous cannelle, faites de l’ambre l’alliée de vos désirs sans fin.
Que votre année soit dansante comme un bal de juillet, ballerine infinie d’un opéra viennois ou langoureuse en tango, espiègle cha-cha-cha ! Déchaussez-vous, faites de chaque instant un pas de deux, faites des pointes au lieu de faire la tête, soyez Rock’n Roll !
Que votre année soit libre comme un oiseau sauvage, pour vous rendre à vous-même dignité et partage. Vous cesserez les esquives et les compromissions pour enfin devenir ce que vous rêviez d’être. Devenez la cascade, le mustang ou l’étoile, larguez toutes les amarres, levez l’ancre de vos vies !
Que votre année soit tendre comme un premier amour, quand se tenir la main valait un firmament. Oubliez les records, les audaces poisseuses, osez le peau à peau bien plus fort que dentelles, ne gardez que le Beau qui murmure en respect.
Que votre année pétille, tintinnabule en joie, qu’elle cavale caracole virevolte en farandole, qu’elle dévale et dévore, qu’elle charpente vos vies, qu’elle arpente vos rêves et déchire vos nuits, qu’elle crépite en feu de joie, qu’elle vous porte aux nues, vers les autres, frères humains, qu’elle nous rassemble en ronde pour devenir demain.
Un été passé sur les
traces de la poétesse allemande Rose Ausländer m’a quelque peu éloignée de mes
briques roses…
Voici le projet de départ : En parallèle de l’écriture d’un roman autour de Rose Ausländer, j’avais imaginé la création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague, pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur « les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram..
Tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…
Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, prsident du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé…
Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah…
Rose Ausländer is a Jewish poet from Chernivtsi. Despite her encounter with the horrors of the Shoah, she believed that the power of the word would relay a message of hope to humanity, perfect example of resilience; as a survivor from the Holocaust she has translated her hope through her poetic words. In our time of terrorism and antisemitism, it’s important to share ways of resilience, and poetry can be an amazing way to trust in life again. I would like to write a novel about her, not a biography, but a kind of polysemic work, mixing translations of her texts and romanced story of her life, and parallel to this writing I will share this process on digital ways, reading some of her texts on videos, sharing pics and a diary of my European travel on social medias. I will meet Rose’s editor, a performer, a musician and members from the Jewish community in Berlin, Vienna and Prague…
Voilà les liens vers les
trois derniers articles :
** Dans « Un rossignol à Düsseldorf », j’ai relaté ma formidable rencontre avec le musicien Jan Rohlfing et son épouse, qui ont monté un projet de lecture musicale des textes de Rose.
C’est autour d’un gâteau
aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le
lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin
de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.
(…)
La création de ce
“Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de
Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples
concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf
musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non
seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en
Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais
aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de
l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…
(…)
Chaque plage s’ouvre sur
une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que
l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite
sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains
titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent
transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant
des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la
batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur
chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère
feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi,
au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par
cette vie d’artiste.
(…)
Si vous aimez la musique et la poésie, je vous invite à lire l’intégralité du texte en cliquant sur le lien plus haut et à découvrir cette aventure passionnante !
** Dans « Une journée particulière », j’ai raconté l’incroyable journée passée en compagnie de l’éditeur et ami de Rose, Helmut Braun, aujourd’hui en charge du fonds Ausländer et responsable de la Rose Ausländer Gesellschaft.
Helmut m’a accueillie à Düsseldorf et a pris le temps de me montrer tous les lieux de mémoire autour de la vie de Rose, depuis la pension de famille où elle arriva en 1965 au cimetière où elle repose, en passant par la maison de retraite juive dans laquelle elle passa de longues années, grabataire mais toujours incroyablement active en écriture. J’ai pu aussi visiter une superbe exposition consacrée aux poèmes anglais de Rose et, le soir, assister à un concert autour de ces mêmes textes.
Le 12 juillet, en
attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe
exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et
sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et
textes traduits. Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de
style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent
les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en
langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah. Le livre
« Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de
cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est disponible aux
bien nommées éditions Rimbaud :
J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales.
(…)
Des mots bien différents
de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé
l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la »
rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui
du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :
Die Musik ist zerbrochen
In kalten Nächten wohnen wir
mit Maulwürfen und Igeln
im Bauch der Erde
In heißen Nächten
graben wir uns tiefer
in den Blutstrom des Wassers
Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln
dort zwischen den Zähnen der Haifische
Im Himmel ist es nicht besser
Unstimmigkeiten verstimmen
die Orgel der Luft
die Musik ist zerbrochen
La musique est brisée
Dans de froides nuits nous vivons
avec des taupes et des hérissons
dans le ventre de la terre
Dans de froides nuits
nous nous enterrons plus profondément
dans le flux sanglant de l’eau
Ici nous sommes coincés entre des racines
là entre les dents des requins
Au ciel ce n’est pas mieux
des dissonances désaccordent
les orgues de l’air
la musique est brisée
Nous remontons en
voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant
d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie…
(…)
De 1972 à sa mort, en
1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part
magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie,
comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.
Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…
Le foyer Nelly Sachs, maison de retraite juive de Düsseldorf
(…)
J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…
La tombe de Rose, au Nordfriedhof
(…)
Pour découvrir plus précisément la vie de Rose, je vous renvoie donc vers cet article détaillé et illustré…(cliquer sur le lien plus haut!)
** Enfin, dans « Nausicaa, Rose Ausländer et Ai Weiwei: „Wo ist die Revolution“? (« Où est la révolution ? ») », j’ai thématisé ma rencontre avec l’artiste Ai Weiwei, au gré d’une monumentale exposition consacrée en partie à l’exil et aux Migrants, vue au K20 et au K21… J’ai été bouleversée par les passerelles entre le travail de ce dissident chinois et les écrits de Rose…
Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)
Ces quelques jours passés
à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils
dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse
Erasmus) et de voir quelques musées…
(…)
Ces saynettes rappellent l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA, pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de Czernowitz, en partie cachée dans une cave…
Photo de l’exposition S.A.C.R.E.D
(…)
En parcourant les
différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de
l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de
paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la
voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…
Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…
Performance frondeuse de l’artiste…
(…)
Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…
Un enfant du camp d’Idomeni, en Grèce…
(…)
Il faut lire le texte entier pour se plonger dans l’univers démesuré d’Ai Weiwei et découvrir les incroyables similitudes entre les destinées des exilés…(Il suffit de cliquer sur le lien en haut du pragraphe…)
Cet
éclat de lune qui me baigne de joie. Ne jamais l’échanger contre un néon
sordide.
Se
souvenir de l’âpreté des vents, des houppelandes grises où grelottaient nos
rêves. Blottis en laine feutrée, ils attendent leurs printemps.
Bien
sûr il faudra se soumettre. Et puis s’alimenter, raison garder, louvoyer en
eaux troubles. Mais nous ne baisserons pas la garde de nos avenirs.
Aquarelliste,
dentellière, allumeuse de réverbères, souffleur de verre : il n’y a pas de sot
métier !
Ne
jamais renoncer au Beau. Décréter la laideur hors-la-loi : nous deviendrons
chasseurs de rimes.
Cercles
chamaniques des promesses tenues. Ne pas abjurer notre foi aux mots ; prendre
la clé des chants.
Rester
l’étudiant russe et la danseuse, ne pas devenir la ménagère et le banquier.
Oser ne jamais pénétrer dans un lotissement.
Les
soirs bleus d’été respirer les foins lointains et aimer l’hirondelle. Se faire
Compostelle : nous sommes notre but à défaut de chemin.
Rêver
nos vies toujours ; et veiller aux chandelles : seul celui qui connaît la nuit
deviendra rossignol.
L’indécence
n’est pas d’être riche ; il n’est pas interdit de préférer le luxe à la misère.
Ne pas oublier de partager les soleils.
Aimer la pluie avant qu’elle ne tombe, et la chaleur de l’arc-en-ciel ; s’enhardir en bord de nuit, jusqu’aux mystères d’Eleusis.
Trouver
belle celle qui a enfanté et qui est devenue terre et mère ; aimer celui qui a
parcouru ses mondes : le printemps est de soie mais l’automne est velours.
Bannir
les sordides et ensemencer nos âmes de sublimes ; vivre comme si la mer était à
nos portes, en terre océane. Cézanne, ouvre-toi !
C’est comme un adieu…Mais en fait, ce n’est qu’un au revoir. Malgré tout, il faut un certain courage pour, deux fois l’an, se séparer de nos compagnons de toujours, qui nous entourent de bien près, nous englobent, nous portent et nous rassurent : nos vêtements, dits « d’hiver » ou « d’été »…
Ouvrir l’armoire.
Soupirer, en pensant qu’avec tous ces changements climatiques, ces heures que
nous allons passer à trier, ranger, étiqueter seront peut-être vaines. Et puis,
en attrapant à pleine main l’étoffe molletonné de nos gros pulls plus proches
des doudous des petits que d’un lainage, se souvenir d’une autre douceur, celle
que notre mère appelait « Modenschau », « défilé de mode »
en allemand…
Nous défilions devant la glace de l’armoire de notre chambre, ou parfois en bas, au salon. Souvent, maman mettait l’un de ses disques préférés, pour égayer encore l’atmosphère. Et c’est au son de Bill Haley et de ses « Comets », des Beatles ou de « Nathalie » que nous enfilions nos robes à col claudine et autres pattes d’éph’ pour vérifier ce qui nous irait encore à la saison suivante, ce qui passerait dans l’armoire de sœurette, serait envoyé à nos cousines ou serait remisé pour quelque génération suivante… C’est accessoirement ainsi que mes filles m’en veulent toujours, plus de vingt ans après leur enfance, de leur avoir fait porter des robes des seventies… Pourtant, elles étaient délicieuses, mes poupées, dans les tenues crochetées par ma grand-mère ! Et je ne regrette pas de les avoir fait grandir dans des fleurs et des volants plutôt que dans des jeans troués ou des robes moulantes noires aguicheuses…
Les gros pulls veloutés sont donc sagement pliés, puis déposés dans un grand sac poubelle (propre, je vous rassure) agrémenté de grains de lavande piqués, cette année, à Basso Cambo, au cœur de ce Mirail périurbain dont je vole chaque jour quelques instants rupestres en y changeant de bus, y cherchant les arbres et les coins de verdure…
Viennent ensuite les velours, mes tuniques adorées, plus chatoyantes les unes que les autres, petites mémoires de ce qui aurait pur être et adviendra peut-être un de ces prochains hivers… Au gré des pourpres et des ors, imaginer cette soirée où nous irions faire éclater quelque bulle de champagne dans un grand restaurant, se dire que, l’année prochaine, c’est sûr, nous fêterons dignement la Saint-Sylvestre…
Plier aussi les jupes
longues, les robes, les tweeds, ceux qui nous font toujours dériver vers une Irlande
dont nous arpenterions les verts et les mauves, fouettée par les bruyères et
les vents – quand notre maximum, depuis des mois, côté campagne, consiste à admirer,
par temps clair, la grandiose chaîne des Pyrénées qui se profile derrière le
champ de colza juste avant que le bus n’arrive au collège…
Les étagères se clairsement,
les cintres se vident et se balancent comme les mats d’un bateau attendant
misaine, on hésite sur le sort réservé aux vêtements de « mi-saison »,
ceux que, depuis quelques années, on ne porte plus, puisque le ciel a pour
vilaine habitude de nous faire passer à présent directement de canicule à
frimas, nous privant de nos divines petites vestes de velours et de nos jolis
bas ajourés, nous obligeant à enfiler directement nos lainages et nos oripeaux
matelassés… Pleine d’espérance folle, on remise quelque jolies pièces vers l’arrière
de l’armoire, il faudra simplement se souvenir de leur existence après nos
longs mois d’été et éviter de nous engoncer trop vite dans les informes tenues
sans âme du quotidien…
Vraie femme nous sommes,
faisant le fameux « yo yo » depuis notre enfance, étant passée de 90
kilos à 55 en 2004, quand nous avions décidé d’en finir avec les tailles XXL,
avant de grignoter imperceptiblement, de Nutella en stress divers, notre taille
de guêpe pour remonter, ménopause aidant, vers un petit 67, et, récemment
-merci à l’EN qui nous fait voyager trois heures par jour cinq fois par semaine !-,
de redescendre sous la barre des soixante, youpi ! Vraie midinette
écervelée nous demeurerons aussi, persuadée que nous serons capables, si si, c’est
certain, de « retrouver un corps de rêve », enfin, – même si nous n’en
avons jamais eu !!! – avant l’été à venir, et nous laissons donc en place
ces jeans taille basse et ces tuniques moulantes qui, une saison durant, s’étaient
imaginés nous vêtir, qui le temps d’une soirée, qui le temps d’un colloque…
Tiens, allez, on scelle un pacte avec nous-même, cochonne qui s’en dédie :
cette sublime robe noire au décolleté de soie, elle nous ira pour les derniers
jours d’été, chiche, on la portera même pour la pré rentrée…
Voilà. L’hiver est plié,
à nous l’été ! À nous les étoffes légères comme une brise de juillet
soufflant sur des voilages, les petits imprimés guillerets comme un rosé d’Anjou,
les échancrures profondes comme une gorge de montagne… Ravie, comme en retrouvailles
joyeuses lors d’une cousinade, on plonge à bras raccourcis dans les sacs de l’été
dernier, qui regorgent de trésors oubliés, comme passés aux oubliettes au fil
des mois de grisaille, de boues froides, de vents déchaînés…
La voilà, NOTRE robe fétiche, celle que nous avons portée lors d’anciens rendez-vous et qui, par le miracle de son étoffe laxe, nous va toujours, faisant fi des variations de notre silhouette…
Nous la portions lors de cette inoubliable soirée qui nous a valu, des années plus tard, le premier prix du concours de nouvelle de Brive, et son orange mâtiné de noir a ce goût de sanguine décrit par Françoise… Enfiler ma robe orange va de pair avec le souvenir de cette phrase lue à dix-sept ans, que j’aurais tant aimée faire mienne, malgré les aléas de mon corps gourd…
«Je m’installai
tranquillement sur une marche avec une tasse de café et une orange et entamai
les délices du matin: je mordais l’orange, un jus sucré giclait dans ma bouche;
une gorgée de café noir brûlant, aussitôt, et à nouveau la fraîcheur du fruit.
Le soleil du matin me chauffait les cheveux, déplissait sur ma peau les marques
du drap. Dans cinq minutes, j’irais me baigner. » Bonjour Tristesse,
Françoise Sagan
Combien d’étés rêvés depuis mon adolescence, d’étés perdus au gré d’une vie compliquée, qui n’ont jamais été synonymes d’insouciance, mais plutôt de combats, d’évasions poussives, de privations, de frustrations… Il faudra bien rompre avec ce cycle des tristesses, oublier les disputes, ne garder que le Beau… Elles étaient jolies et virevoltantes, les robes de princesses de mes filles, lorsqu’elles sautillaient le long des allées d’Étigny ou couraient dans les méandres du parc de la Pique, pendant nos cures à Luchon… Et je me souviens avoir ressorti la robe africaine de mon premier mariage pour cette seule escapade arcachonnaise, tandis que mon garçon qui ne voyait jamais la mer, durant nos années de plomb, escaladait fièrement la dune du Pyla…
Accrocher nos vêtements d’été dans notre armoire prend soudain des allures de promesse. Se jurer, croix de bois croix de fer, que cette année, ces merveilleuses tuniques ne resteront pas cantonnées aux berges de Garonne, mais iront danser le long de quelque golfe clair…
Oui, nous irons à Berlin, car il est juste impensable de ne pas passer quelques semaines outre-Rhin, dans notre deuxième patrie dont nous avons si longtemps été privée, mais il faudra aussi renouer avec les sables et les cigales, au moins quelques jours, pour montrer Mare Nostrum à cette jolie robe dont les ancres et les voilages sont comme une invitation au voyage…
Nous essayons, passons les petits pantalons de lin, les fines bretelles ; une chose est certaine, nous avons de magnifiques épaules, rondes, toutes veloutées, l’une d’elle constellée de tâches de rousseur, vestiges d’un énorme coup de soleil datant de cette époque où les effluves inégalées de l’Ambre Solaire ne protégeaient en rien des UV… Pour le reste, savoir s’arranger, tricher, recouvrir les inégalités et autres ptoses de couleurs éclatantes, et le tour sera joué…
La chambre se fait à
présent océane et alpine, la ville rose est loin. Le superbe kaki de ce
pantacourt appelle les sentiers d’été, je peux sentir les herbes folles caresser
mes mollets dénudés et entendre le cri de la buse qui fait le Saint-Esprit…
Quant aux fleurs éparpillées de mes tuniques, elles dansent au gré des ressacs,
langoureusement enlacées autour d’un corps légèrement hâlé, et, en les
accrochant d’une main distraite, j’ai les pieds tout mouillés par l’écume,
songeant à la douceur vespérale de cette plage désertée par les familles, quand
nous marcherions vers la jetée…
Nous ? Je souris. Il
n’y a aucun « nous » à l’horizon, mais justement cette promesse de l’été,
celle qui fait rêver les filles, de 7 à 77 ans, à des feux de camps et aux guitares,
à de longues nuits emplies de grillons et à cette main qui, toute engourdie par
le soleil et les vagues, un jour, peut-être, saisira la mienne…
En refermant l’armoire, je caresse doucement les grues de ce peignoir estival qui peut aussi se faire paréo… Et me dis que nos vêtements migrateurs ressemblent, souvent, à ces escouades audacieuses qui s’élancent à travers les cieux, espérant l’infini…
Et quand les grues cendrées voleront sur la ville
Au profond du silence je murmure : Source aveugle, cresson des renaissances.
Les rayons de tendresse qui ruissellent en mes sens font de mes pas soieries, toutes ourlées de gaieté.
Tu me veux exilée. Je ne bougerai pas.
J’attendrai sous les pins, écoutant la falaise. L’océan qui revient, et les cris de l’effraie. Quand viendra au matin le parfum d’aubépine, je marcherai vers nous, de déserts en ravines.
Au lointain, tu entends mes mots ricocher sur ton cœur. Tu ne m’as plus parlé depuis notre évidence. Je te sens apeuré comme un chevreuil blessé ; j’ai volé tes secrets, j’ai franchi des blessures.
Tu me veux résignée. Je n’espèrerai pas.
Mais je ne tairai pas les fleurs vives et les prés, ni le ciel de printemps, tout perlé d’hirondelles. Je te dirai des villes où des vies nous attendent, et puis je veux ton rire, comme un lac de montagne.
Au creux bleu des promesses, je suis celle qui vient.
J’irai seule au marché, y voler des framboises, imaginer ta bouche qui picore sur moi. Au midi je verrai quelque film, comme on part en voyage, pour rêver que peut-être tu me prendrais la main.
Tu me veux séparée. Je serai ta moitié.
Et quand les grues cendrées voleront sur la ville, tu sauras que le temps est venu pour aimer.
Aline Korenbajzer, déportée et assassinée à Auschwitz-Birkenau, le 31 août 1942, le jour de ses 3 ans
Ne pas oublier
barbaries indicibles.
Garder la lumière.
忘れないで
言葉にならない野蛮人。
光を保ちなさい。
Wasurenaide
Kotoba ni naranai yaban hito.
Hikari o tamochi nasai.
Unsere irdischen Sterne
Brot Wort und
Umarmung
***
Nos étoiles terrestres
pain parole et
embrassement
Rose Ausländer
Ce sont les grands
marronniers qui lui manquent le plus. Elle se souvient de leurs fleurs
majestueuses piquant en corolles vers les pâquerettes, puis du vert flamboyant
de leur canopée, et enfin des dizaines de marrons polis et brillants qu’elle glissait,
émerveillée, dans ses poches.
Rachel l’amenait au parc
presque tous les soirs, malgré sa fatigue quand elle avait œuvré à la machine de
longues heures durant dans la pénombre de l’atelier de Monsieur Rosenstein.
Elle revenait toujours avec une part de roulé au pavot ou de strudel à la
cannelle, et Sarah sautillait ensuite à ses côtés en dégustant son goûter et en
racontant sa journée. Ces derniers temps, il se passait de drôles de choses, des
élèves disparaissaient, et la maîtresse, Mademoiselle Sylberberg, avait appris
aux enfants comment fuir par la porte arrière de la classe, au cas où, comme
elle disait…
Sarah et Rachel saluaient des dizaines de voisines, on parlait du temps, et on se demandait des nouvelles en chuchotant pour ne pas que les enfants entendent… En arrivant au Burggarten, Sarah commençait toujours par admirer la gracieuse statue de Mozart, en demandant à sa mère quand elle pourrait enfin avoir un violon pour jouer comme l’oncle David. Puis elle entraînait Rachel vers les imposantes serres qui se dressaient juste sous le musée de l’Albertina, immenses vaisseaux emplis de palmiers et de cactus comme un jardin de paradis.
Max Liebermann, « Die Gartenbank » (Le banc de jardin)
En cette heure vespérale, l’étrange lactescence des cieux viennois s’illuminait souvent d’un dernier bleu presque indigo, juste avant les éblouissements crépusculaires. Les merles s’interpelaient d’un arbre à l’autre, le gazon verdoyait en été et blanchissait en hiver, on poursuivait des cerceaux et, cachés par les douces frondaisons, on jouait ensemble, sans se préoccuper de qui portait l’étoile…
Sarah grelotte, malgré la
couverture pouilleuse jetée sur sa paillasse. Elle sourit néanmoins de toute
son âme lorsque Rachel titube vers elle et la soulève délicatement en lui
murmurant qu’elles vont enfin pouvoir aller prendre une douche. La jeune femme
se dirige vers l’extrémité du camp, ombre parmi les ombres, frissonnant dans la
bise qui au loin agite les grands bouleaux blancs, tandis que, perchées sur les
branches dénudés des hêtres, des corneilles croassent de l’autre côté des
barbelés.
Le soir est tombé, une
douce lumière céruléenne baigne leur enfer de bruit et de fureur et illumine
les fumées noires et âcres. Rachel chantonne une berceuse en yiddish, elle
répète à Sarah qu’elle l’aime jusqu’aux étoiles du ciel, qu’elle reviendront
bientôt courir dans les allées du Burggarten, qu’elle iront manger une glace
sur les bords du canal du Danube et qu’elles reverront l’oncle David, grand-père
Moshé et surtout papa, le beau Chaïm, qui est sûrement en train de construire
la maison de poupées que Sarah se souhaite pour Hanukkah.
La porte blindée s’ouvre sur un carrelage bleuté. Rachel embrasse sa fille et lui sourit, encore et toujours.
Se souvenir d’une voix, d’un rire, et de tant de moments éparpillés au gré des tourbillons de la mémoire…
C’est le départ de sa maman qui nous a réunies. Ma mère m’avait fait part de la nouvelle, lue dans le quotidien local, et une autre voisine d’enfance, retrouvée quelques années auparavant, par hasard, en me promenant dans notre ancien quartier d’Albi la Rouge, m’avait aussi fait un mail.
Quel fait étrange : pris dans les rets de nos quotidiens, on trouve à peine le temps de soigner ses amis, ses connaissances, feuilletant parfois, nostalgique, ses anciens carnets d’adresse, en se demandant où se sont évanouis Pierre, Jacques et Paul, sans compter les mailles infinies du net et de nos réseaux sociaux… On a gardé quelques amis au fil des ans, on en a perdu beaucoup d’autres au fil de nos déménagements, les cercles se sont faits, défaits…
Mais il suffit d’un appel pour qu’en une fraction de seconde toute une enfance nous remonte en mémoire, et que nous nous retrouvions aussi peinés par une annonce de décès que s’il s’agissait d’un très proche…
Tout est allé, ensuite, très vite, une recherche sur internet, un mail, des sms, un appel…
Voilà : j’ai retrouvé une amie d’enfance.
Les amis d’enfance sont bien différents de nos autres compagnons de route, car ils partagent avec nous ce goût incomparable des antans… Bien sûr, avec l’ami de nos seize ans, il nous suffira d’entendre ce morceau de Dylan ou ce riff de Santana pour nous regarder en imaginant respirer une bonne bouffée d’herbe bleue, repensant aux maisons de la même couleur… L’amie de lycée ou de fac partagera jusqu’au bout nos fous-rires en revoyant les barbarismes de nos versions latines ou allemandes et les manies des profs… La maman des amis de nos enfants, devenue aussi notre amie, s’attendrira avec nous des premiers babils retrouvés sur quelque photo sépia, à moins que nous n’échangions longuement au sujet des frasques de nos ados… Le fils de l’amie de notre propre mère ne nous quittera, en fait, jamais, nos vies entremêlées en filigranes fidèles… Les amis du « virtuel » nous sont souvent devenus aussi proches que ceux du monde réel…
Mais l’ami(e) d’enfance possède cette fraîcheur mémorielle unique qui nous renvoie aux tout premiers émois, boussole inextinguible qui nous ramène à ces côtes connues, souvent oubliées, retrouvées à la seconde même où l’on va recroiser sa route.
Ce que nous avons vécu tient du miracle, ce miracle de l’innocence, en ces temps d’avant le réel, lorsque nous jouions des après-midis entières dans cette impasse qui nous était cocon presque matriciel, loin des rumeurs du monde encore…
Se souvenir de sa maison, plus cossue que la nôtre, de la grâce de sa mère, toujours radieuse, qui, femme plus moderne que notre maman, nous emmena pour la première fois faire des courses dans une « grande surface » au volant de sa « Diane », nous qui ne connaissions que l’épicerie et les autres petits commerces des années d’avant 68…
Aux goûters d’anniversaire, chez elle, on buvait du « Fruité « et du « Banga », quand nous n’avions que de la grenadine ; j’étais émerveillée.
Je revois même notre toute première rencontre ; tout juste débarquée de nos Ardennes, je tenais la main de ma grand-mère française, âgée de cinq ans, un peu étourdie encore par un grave accident et par une fracture du crâne qui m’avait immobilisée longtemps, éblouie par le soleil du sud-ouest. Mon amie, petite chipie dégourdie de trois ans à peine, curieuse et délurée, était venue seule du bout de la rue pour nous dire bonjour, m’épatant par sa débrouillardise.
Nos enfances étaient certes différentes, puisque j’étais l’aînée de quatre enfants et elle une benjamine adorée, puisque son père était médecin et le mien professeur, et que toute une partie de ma vie se passait en Allemagne, où nous partions souvent en vacances.
Mais nous restent de ces longues années partagées des centaines de mercredis (qui furent d’ailleurs d’abord des jeudis ! ) et de week-ends quasi communautaires, où l’on jouait dans les jardins respectifs de nos différentes maisons, tantôt à la marchande, tantôt aux mille bornes ou à bataille ouverte, quand nous ne pédalions pas comme des fous dans notre impasse, nous ouvrant parfois cruellement les genoux sur les gravillons…
Au fond du jardin de notre autre amie commune, nous montions des tentes de tissus et des cabanes et nous inventions des vies de princesses ; j’escaladais le pommier pour passer dans le jardin voisin et vivre mille existences de rêve dans l’immense maison de maître des « toulousains », qui venaient là en vacances chez leur grand-mère, et nous alignions les soldats de plomb ou chantions à tue-tête « Aux Champs-Élysées », avec ce petit voisin dont j’étais aussi amoureuse que je l’étais de Mehdi, enfin de « Sébastien » (« parmi les hommes »…)
En rentrant à pied de notre école, par un petit sentier qui raccourcissait notre route, en ces temps bénis où nos parents pouvaient nous laisser des heures entières dans l’espace public non encore livré aux incuries d’aujourd’hui, nous passions parfois voir une vieille dame du voisinage, qui nous offrait à boire ou nous laissait cueillir ses cerises…
J’adorais les maisons de mes ami(e)s : les parquets bien cirés et l’ambiance feutrée de celle de ma chère Monique, le poisson rouge de sa chambre, le vélo de son adorable papa, les livres de « Brigitte » que sa maman me prêtait au retour de la messe où elle me conduisait parfois, ayant pitié de la petite mécréante qui n’avait même pas fait sa communion… Le jardin aux parterres ordonnés m’enchantait. La maison de Jean-Didier vient parfois encore hanter mes rêves, j’en ai gardé une nostalgie éternelle pour ces encorbellements élégants et pour la terrasse aux piliers arrondis… Tous ces étages m’intriguaient, et au-dessus de chez sa grand-mère vivaient d’ailleurs deux autres camarades que j’aimais beaucoup, Anne-Michèle et Isabelle…
Quant à la maison de Nathalie, c’était un bonheur que de s’y aventurer, avec le joli jardin en enfilade et les belles tapisseries. Mais c’est sa maison de campagne surtout que je trouvais merveilleuse, qui, sise non loin de la nôtre, ourlée de beaux feuillages, s’élevait dans un petit village tarnais qui nous rapprochait encore…
Ah, cette enfance… Notre propre maison, veillée par un saule pleureur tutélaire, les meubles en teck des sixties, la 404 de papa, tout le confort offert par nos parents, les mange-disques et les clubs des cinq, les dimanches chez mes grands-parents français et les étés en outre-Rhin…
Entendre la voix de Nathalie, me réjouir de bientôt la revoir, malgré les décennies en béance de nouvelles, c’est replonger dans ces parfums inoubliables, entre la suavité de l’amande amère de nos colles blanches et les saveurs des petits berlingots Nestlé, c’est revoir les couleurs acidulées des années soixante-dix, l’orange de nos tabourets de jardin, c’est plonger vers ces espaces bénis d’avant les blessures, malgré les fêlures souvent déjà bien présentes.
Ballerine assassinée
Dans le parc Rochegude se sentir écureuil.
Légèreté des songes au brisant
des réels.
Mon corps trop lourd. Isadora Duncan s’étrangle sans même
danser.
Ballerine assassinée, derviche
tourneuse de mes imaginaires.
Larmes avalées, encore et encore, en couleuvres
des absences.
Une amie d’enfance, c’est cela, ce cordon ombilical vers cette mémoire précieuse, qui nous a forgés, guidés, éveillés, façonnés, permettant à l’adulte en devenir que nous étions de s’ancrer dans les tendresses, les joies, les bienveillances. En ce qui me concerne, beaucoup de choses étaient déjà là, en germe et pourtant définitives : le goût des livres et des mots, entre les dizaines de livres de la collection verte, rose ou rouge et or, mes rédactions dont ma mère était fière, les « récitations » que j’adorais, alliés à la maladresse dans le maniement de la plume violette compensée par une imagination déjà débordante… La passion pour le cinéma, grâce aux films et aux « feuilletons » de l’ORTF, et puis, dès l’âge de 10 ans, la lecture du journal d’Anne Franck… Je voulais devenir écrivain, épouser Walt Disney (ou Mehdi) et je me sentais très proche d’Anne… Bref, tout, ou presque, était tracé…
L’impasse Fernandez était vide ; devant moi marchait Nathalie…Elle avait un joli nom mon guide… Voilà. Recroiser Monique en « pèlerinage » en ville Rouge m’avait fait un immense plaisir, l’entendre parfois au téléphone me ravit.
Et bientôt, peut-être, je reverrai Nathalie.
***
Dédié à Monique et à Nathalie, et aussi à Isabelle, Marie-Paule et Marianne, fidèles camarades de classe, et aux autres voisins de notre rue…
Et le temps à Albi semble d’éternité
Mutine et légère comme un matin
d’été
la statue nous sourit en dominant
rivière.
Sur le Tarn impassible coule
une histoire fière:
Et le temps à Albi semble d’éternité .
***
Nos Noëls seventies
Lorsqu’aux temps d’autrefois nous allions à la messe,
Nos gros sabots aux pieds et le cœur à confesse,
Nous savions qu’en rentrant, les joues rosies de froid,
L’enfançon sourirait en sa crèche de bois.
Mais non, n’importe quoi ! Le divan explosait…
Un sous-pull à paillettes, et un sac au crochet !
Et puis l’électrophone, et un jean peau de pêche !
L’intégrale de Troyat, des vinyles de Delpech…
En pantalon pattes d’eph’, dans son costume orange,
Je suis la femme-bulle, enfermée dans son palais de glace. Prisonnière de mes morts, je vis derrière la vitre et vois passer la vie.
Elles sont là, toutes mes vies possibles, à portée de rêve…Il y a toutes ces maisons inconnues, ces hommes à aimer, ces rencontres improbables, ces métiers non exercés… Et si…Et puis les vies passées, les presqu’îles, les torrents, les fureurs océanes, tout ce magma mémoriel qui déferle et s’engouffre en chaque interstice de mes présents et pollue mes rivières…
Je suis en cet instant précis au milieu de ma vie, j’ai atteint la « mi route » de Desnos.
Et je me sens confluente, source et delta, comme prisonnière de cette banquise qui ne demande qu’à fondre. Je vois passer à la surface de mes glaces toutes ces images, toutes ces perspectives non saisies, et n’ose me dire qu’il est trop tard. Il ne peut être trop tard.
Il m’est tout simplement impossible de croire que la vie, ce n’est que ça, ce seul combat permanent entre les chiens et loups de ces mensonges, il m’est impossible de ne pas entendre, attendre la suite.
Éternelle rousseauiste-c’est la faute à Voltaire-, je sais les temps prédits de la bonté. Cette idée de planter un pommier, même si la fin du monde était pour demain, cette idée que la vie même est renaissance, mouvance, intensité toujours renouvelée, ne me quitte pas.
Il est miraculeux qu’il reste la lumière, disait Claude Vigée.
Ma vitre est légèrement embuée, et pourtant je vois passer mes rêves, encore et toujours.
Il y aurait eu ma vie parisienne. Si j’avais terminé ma khâgne, si je n’avais pas épousé un cheminot cégétiste pour fuir la coupe d’un conseiller général RPR de père…Avec mon boy friend d’alors, devenu un people du monde des lettres, nous aurions écumé le Flore et les Champs…Oui, je les vois, notre petit appartement du Marais, et nos nuits à Saint-Germain, et ma carrière de normalienne, puis de journaliste…En avais-je la carrure ?
Je me souviens de l’une de nos rencontres entre nos divorces respectifs, il m’avait invitée chez Lipp et m’éblouissait de son assurance, de ses mots, de son parisianisme. Je mesurai, l’espace d’une soirée, la béance entre nos deux univers, entre ma petite vie de provinciale maladroitement engoncée dans ses routines et les brillances du succès universitaire. J’avais presque perdu, à cette époque, l’habitude des mots, égarée en terre hostile, sommée de défendre ma pitance intellectuelle devant le cercle militant des amis de mon époux. C’était Pol Pot, je devais pratiquement faire mon méa culpa et me justifier de mes lectures, de mon amour du mot. J’étais orpheline, soudain, de cette vie qui aurait pu être mienne, si j’avais suivi la voix royale de « Normale ».
C’est ainsi que je me promène, orpheline de mes vies, tantôt femme d’à côté, ardente et passionnée, tantôt Scarlett enfin domptée, sans même un Rhett, sans même un Tara à reconstruire.
Il y aurait ce castel dont je serais la reine, et mes roses parfumées que je respirerais comme en tableau de Waterhouse. Je peux entendre crisser les graviers de mes rêves, et sentir le lilas embaumant nos parterres. Je suis la Dame des Sablonnières, ou Léopoldine aux Feuillantines, de grands arbres bruissent dans le parc où jouent nos enfants blonds, et j’écris sur cette petite table ancrée sous la glycine. J’aime ce jardin, qui respire chaque soir comme un poème d’Anna de Noailles ; j’entends le clapotis de la fontaine, et je te vois, assis à ton bureau, ta belle tête de penseur penchée sur quelque idée qui flâne.
Et nos arbres, tous nos arbres…Le marronnier et ses fruits polis que je récolte comme autant de galets de ma terre, l’allée de tilleuls sous laquelle nous avions échangé notre premier baiser, les cerisiers sous lesquels tu me nommes ta geisha à chaque printemps, et le cèdre bleu, mon cèdre, ma certitude. La peupleraie trouée de lumières, et puis la sapinière, comme échappée des Ardennes de mon enfance, silencieuse et pérenne.
Poétesse, ce lieu m’ancre et me ressource. L’été accueille nos stagiaires en écriture, et le festival de musique ancienne que nous avons créé. Jordi Savall est mon meilleur ami. La lecture de mes textes qu’il a accompagnés l’an passé a été retransmise en duplex sur Arte, ma mère en avait informé la terre entière.
Il m’arrive de descendre plus au sud, aimantée par la Toscane, par les ocres et les siennes, guidée par les cyprès.
Un enfant bruni par la lumière joue à l’ombre de la cour. J’ai lu un jour que Carole Bouquet vinifie en Toscane, et je me rêve pont entre deux rives, messagère de cette terre gorgée de soleil, offrant les grappes de ma vigne…Comme j’aurais aimé, oui, vivre en Italie, en éternelles vacances romaines, en petite mort à Venise, sculpturale et galbée, outrancière et légère, Madone et courtisane…La Villa Médicis a été longtemps ma terre promise, j’y ai beaucoup appris. Traductrice, essayiste, comédienne, je me sens Beatrix et Joconde.
Mais je peux aussi me faire océane, traversant continents pour explorer le temps. La possibilité d’une île me ravit ; battue par les flots, la petite cabane abrite mes amours luxuriantes avec quelque artiste déchu. Je le rejoins les nuits de tempête, lorsque la mer tarde à me rendre mon époux, et pose nue devant la vitre embuée par nos étreintes. Les chroniques que j’envoie au Times respirent la passion, les embruns fouettent ma plume. Parfois je pars encore bien plus loin, vers ces contrées où je défends la cause de mes sœurs martyrisées. On parlerait de moi pour le Pulitzer. Bernard-Henri m’a proposé une écriture à quatre mains, j’y réfléchis.
L’Angleterre m’appelle souvent, j’accoste à Beachy Head et vais de cottage en vallon, comme habitée par cette histoire royale. L’exception britannique parle à mon cœur de midinette, et, lorsqu’une vielle main gantée soulève la dentelle devant le carreau gauchi orné d’ipomées pour me regarder traverser le village, je crois reconnaître Agatha.
Mais je préfère encore m’appeler Moïra. Tu aimes tellement mes cheveux de sorcière que tu m’as surnommée Sanguine. Depuis notre jardin d’hiver où poussent des palmiers, je vois la baie, violente et passionnée comme les longs romans pleins de bruit et de fureur que j’écris en souriant. Parfois, tu m’apportes un Darjeeling fumant et passes tendrement une main dans mes cheveux lumière, avant de rallumer le feu. Arrête, tu dis des bêtises. Le Goncourt, c’est pour les vrais écrivains…
Et puis il y a les villes, les villes tourmentées et les cités radieuses, les odeurs des marchés et les ruelles sombres, les façades éclairées et les jours de pénombre.
Tu m’as offert Venise, je t’ai guidé à Rome. Tu m’as demandée en mariage au pied du Golden Gate, jamais je n’oublierai ta main californienne aimant ma vieille Europe. New York est mon village, Calcutta me bouscule, mais toujours je reviendrai vers toi, eau verte de mon Canal du Midi.
Tiens…La vitre se fissure…Le verre se brise en milliers de nacres irisées, les fractales de mes vies semblent converger comme autant de particules élémentaires vers un réel tangible. Car la vie est là, allongée comme Garonne ondulant d’aise entre les neiges et l’océan, coulant impassible aux pieds de ma ville rose, m’attendant.
Il faudra bien le traverser, ce miroir, si je ne veux pas finir comme Nora dans sa Maison de poupée. Il faudra arrêter le train d’Anna et prévenir Vronski, il faudra aimer Brahms, décommander Julien Sorel.
Et dire adieu aux Feuillantines, aux Twin Towers et à l’enfer de mes dernières années.
Il faudra que je m’extirpe de ma gangue littéraire qui m’a protégée des jours sordides, il faudra que la chrysalide en éveil ose devenir papillon. Maintenant, c’est à mon tour d’écrire ces mots qui m’ont sauvée. La vitre pare balle dont je m’étais entourée saura faire place à l’immense.
Ne plus rêver ma vie.
Mais vivre mes rêves.
« Mi route
Il y a un moment précis dans le temps
Où l’homme atteint le milieu de sa vie
Un fragment de seconde
Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu’un regard
Plus rapide que le sommet des pamoisons amoureuses
Plus rapide que la lumière
Et l’homme est sensible à ce moment. »
Desnos.
NB: Monsieur Roger Grenier, un des piliers de Gallimard, avait beaucoup aimé ce texte, ainsi que d’autres nouvelles… Grande Maison en a décidé autrement… Voilà des années qu’il dort dans mes tiroirs, ce cera mon cadeau de fin d’année…