Esther, Bouchra, Hamid : pneuma de l’horreur

(j’avais écrit la nouvelle » Esther et Bouchra » il y a quelques mois…La suite s’est imposée, en hommage à ces innocents sacrifiés…)
Esther titube, blottie contre sa mère. Sarah la serre contre elle, de ses dernières forcées émaciées par les mois de privations. Les sanglots et la puanteur sont partout, l’enfant, couverte d’abcès purulents et de vermine, tremble de faim.
Pourtant, elle sourit. Elle tient la main de sa mère, dont le visage, comme d’ordinaire, rayonne de bonté. Elle entend la douce berceuse en yiddish que la jeune femme fredonne à chaque appel, lorsque ces heures interminables voient mourir les plus faibles dans la neige noircie par le sang et les détritus qui jonchent le camp. La fillette sait pourtant que la journée sera longue, entre l’appel, la faim, les hurlements éructés et les fumées âcres qui sèment leur message de mort. Mais elle sourit, confiante. Sarah l’aime, ne la quittera pas. Sarah lui donnera le pain et les navets moisis de sa soupe claire, Sarah cherchera toute la journée des croutes de nourriture et des herbes qui calmeront sa faim, Sarah la réchauffera lorsque le vent glacial soufflera sur leur paillasse, en lui racontant des histoires de fées et d’hirondelles.
Bouchra lève un regard confiant vers Zineb. Sa grande sœur lui sourit et lui tend le petit verre ébréché, plein de lait fermenté. Elles sont les dernières à en boire, après que toute la famille ait gouté au divin breuvage, miraculeusement rapporté de Damas par leur oncle, la veille. Cela fait déjà plusieurs semaines que la faim les taraude, et la peur aussi, bien sûr.
Les bombardements ne cessent plus, les ombres noires de la mort et de la désolation hantent les ruelles dévastées de leur petite ville. Bouchra, pourtant, est apaisée, entourée par l’amour des siens. Certes, sa maman est partie il y a déjà plusieurs mois, en ce jour terrible où la maison de leur grand-mère a volé en éclats, mais Zineb, ses tantes et sa grand-mère maternelle la câlinent, la cajolent à tour de bras. Pour lui faire oublier ce drôle de quotidien, l’absence d’école, de normalité. Parfois, avec un peu de chance, elle peut regarder quelques heures les dessins animés sur Al Jazeera, ou s’amuser avec ses cousines dans la cour, en maquillant les poupées avec du khôl ou en jouant à la dînette avec du sable et des cailloux.
Hamid est épuisé, mais confiant. Du haut de ses dix ans, il est un peu le chef de la petite troupe des enfants ; ils sont quatre, lui, ses deux frères, et leur petite cousine de deux ans. Toute la famille a fui la Syrie, le chemin a été épouvantablement long, mais la dizaine de cousins ne regrette rien : ni les bombardements incessants, ni la peur, ni la mort qui grondait sans cesse au rythme des avions…
Il y a eu la longue fuite, les courses à travers champs et forêts, dans des paysages si nouveaux que l’enfant en était presque émerveillé, oubliant parfois la faim qui le taraudait, les barbelés qui griffaient les mollets, et les visages anxieux des adultes, qui souvent murmuraient entre eux en donnant de grosses liasses d’argent à des hommes hirsutes et taciturnes qui les guidaient à travers montagnes et ruisseaux.
Le lendemain matin, les soldats ont un regard étrange en pénétrant dans le baraquement d’Esther. La kapo crie en tapant dans ses mains, les chiens sont là aussi, bavant et grognant. Apparemment, il n’y aura pas d’appel pour les femmes de leur quartier, elles doivent aller à la douche. Esther lève les yeux vers Sarah, et, pour la première fois depuis leur arrivée, en janvier, elle constate que sa mère a le visage défait. Des femmes pleurent, d’autres crient, malgré la menace des soldats et des chiens.
Mais Sarah se reprend très vite. Elle soulève sa fillette de six ans dans ses bras si maigres qu’on dirait les branches du Jardin du Luxembourg en hiver. Esther, malgré son jeune âge, se souvient bien du monde d’avant depuis le Vel d’Hiv’, quand elle chantait, heureuse, dans l’atelier de fourrure de son grand-père, rue des Rosiers, quand le gefilte Fish et les gâteaux au pavot couvraient la table du Shabbes, quand elle aimait l’hiver, et aussi le printemps.
Sarah lui sourit, et elles partent, main dans la main, vers les douches. Elles entrent ensemble dans ce bâtiment sombre où d’autres femmes, si nombreuses, se pressent déjà, la plupart avec des enfants. Il y a de très jeunes filles un peu fatiguées, malades, qui toussent, terriblement maigres, et des grands-mères ; il y a Madame Rosenzweig, la femme de l’avocat qui vivait au deuxième étage, et aussi Madame Silberstein, qui tenait la pâtisserie. Papa achetait toujours les falalel chez elle, à son retour de l’hôpital, quand il avait sauvé des enfants et opéré ses malades. Papa…
Zineb réveille sa petite sœur en lui faisant des chatouilles, comme lorsqu’elles étaient plus jeunes. Il fait encore frais, et Bouchra est très fatiguée. La nuit a été courte, les bombardements ont parsemé le ciel comme une pluie d’étoiles filantes. Les cousins et cousines, les tantes, les voisines, le vieil oncle Abdel et Ibtissame, la grand-mère, se sont serrés les uns contre les autres. Le bébé de la jeune voisine pleurait, affamé, et Abdel, un peu égaré, tentait parfois de se lever et de sortir, mais finalement l’aube était arrivée, miraculeuse. Bouchra s’était assoupie sur le tapis du séjour, et avait rêvé à un grand plat de tajine fumant et à ces petits gâteaux fourrés de dattes que sa maman aimait tant, elle aussi.
Zineb lui explique qu’elles vont aller au hammam, toutes les deux, comme autrefois. Apparemment, c’est un peu plus calme ce matin, et les nouvelles de Damas sont bonnes. Pas comme en Égypte, disent les adultes, qui discutent de tous ces massacres, inquiets, dans les rues où de nombreuses femmes se dirigent vers le marché, si peu achalandé, mais où chacune espère trouver un peu de menthe, de l’agneau ou des figues… Les lourdes portes du hammam s’ouvrent, et Zineb sourit à sa petite sœur en lui racontant les délices du savon noir et de l’huile d’argan. Qu’importent les ruines, elles vont enfin pouvoir se débarrasser de cette poussière et de l’odeur de charnier qui ne les quitte plus. Ibtissame, leur aïeule, accompagnée de leurs trois tantes et de deux voisines, les rejoindront dans une heure. Si seulement papa était là, ce soir, pour sourire à ses filles chéries, il leur dirait qu’elles sont ses princesses, malgré la guerre, malgré les bombardements, et il leur raconterait une des histoires dont il a le secret, celles que ses élèves écoutent, eux aussi, les yeux écarquillés de bonheur…
Le père d’Hamid a fait monter les huit femmes en premier, et puis les enfants ont grimpé sur le marchepied en riant, heureux de cette nouvelle aventure ; les cinquante-neuf hommes leur ont emboîté le pas, et bientôt tous se sont entassés dans ce camion frigorifique qui devait les mener jusqu’en Allemagne. L’Allemagne, et puis ensuite l’Angleterre, ces terres promises dont les adultes rêvaient jour et nuit, évoquant des mots jusque-là inconnus, les mots de liberté, de démocratie, de république…
Hamid est heureux, il va revoir son grand-frère parti il y a deux ans, il les attend à Londres, et puis il espère pouvoir à nouveau jouer au foot dans la rue sans avoir peur d’un tir de roquettes, et même reprendre l’école…Il voudrait devenir médecin, il en parle parfois avec son père qui le regarde avec tendresse et fierté. Justement, son père l’appelle, il le fait se faufiler jusqu’au fond du camion, là où toute la famille a pris place, tant bien que mal. La petite cousine commence à pleurer, quelques femmes s’inquiètent de la promiscuité, du manque d’espace, elles parlent tout bas en se demandant comment elles feront pour aller aux toilettes…Mais l’homme qui conduit le camion a promis que le voyage serait court. La lourde porte claque, la paroi matelassée et blindée du camion frigorifique se referme avec un bruit sourd. Le moteur tourne, Hamid sourit : en route vers la liberté !
Il fait presque noir dans les douches. Sarah tient toujours la main de sa petite fille, et bientôt elle se baisse vers elle pour la soulever à nouveau. Les portes blindées se sont refermées, et elles sont nues, toutes les deux, comme toutes les autres femmes. Certaines essayent de cacher leurs seins ou leur sexe avec leurs mains décharnées. Sarah se souvient de ses longues après-midi au Mikve, lorsqu’elle se purifiait selon la Mitsvah, lavant longuement son corps selon les rites ; elle chuchote à l’oreille d’Esther qu’elle l’aime, qu’elle l’aime tant.
L’air commence à devenir irrespirable, car les femmes sont très nombreuses, entassées comme dans les wagons qui les ont emmenées ici depuis Drancy. Madame Silberstein se met à réciter le Kaddish, et d’autres crient, de plus en plus fort, lorsque soudain des jets de gaz s’échappent du plafond, rendant l’atmosphère, déjà lourde, complètement opaque. Les femmes se précipitent vers la porte, qu’elles griffent, frappent, lacèrent de leurs ongles cassés, d’autres tentent de monter les unes sur les autres, les plus faibles servant de marches vers le ciel à celles qui croient trouver leur salut dans l’air du plafond, un peu moins étouffant.
On crie, les yeux exorbités appellent à l’aide, les gorges se serrent, les poumons brûlent. Esther a fermé les yeux, elle ne respire plus. Mais c’est Sarah, sa mère, qui a serré très fort son petit cou, d’un coup sec et brutal, en psalmodiant le Kaddish, en demandant pardon à l’Éternel pour ce geste. Sarah la berce contre elle en pensant une dernière fois à son David et à ses baisers fous le long de la Seine qu’ils aimaient tant, en cette France en qui ils avaient une entière confiance. Puis la jeune femme sent la mort lui prendre l’air prisonnier de ses poumons en feu, elle sent le gaz brûler ses entrailles et lui voler sa vie. Elle regarde une dernière fois son enfant morte, sacrifiée juste avant sa propre fin, et s’écroule, en ce 6 mai 1945.
Les femmes rient et s’éclaboussent, après s’être enduites de savon, avant de se diriger vers le salon de massage, ou ce qu’il en reste. En fait, il n’y a plus que les murs, le toit a volé en éclats, et c’est amusant, en fait, de se retrouver à ciel ouvert. Aucun risque de faire offense à la pudeur, car les murs sont hauts et solides, et puis de toutes manières, les hommes sont presque tous partis. On discute, on se passe le plateau de thé à la menthe, on espère, on attend. Ibtissame et les tantes sont arrivées aussi, et la belle Bouchra, toute huilée et parfumée, sourit à sa grand-mère. Soudain, du dehors, des clameurs étranges parviennent aux oreilles de la petite assemblée. Pourtant, aucun bombardement n’a troublé la paix de cette belle journée d’août 2013. Un avion, oui, est passé, mais les femmes n’entendent aucun tir de mortier ou de kalachnikov. Dehors cependant des cris s’élèvent, et surtout des gémissements.
C’est la tante Safia qui s’écroule la première, portant les mains à sa gorge. Puis vient le tour de la vieille Ibtissame, qui étouffe en râlant, tandis que Zineb, prise de nausées, court vers la porte, sans se soucier du fait qu’elle ne porte ni voile, ni robe. Elle tire le lourd battant et découvre cette vision d’horreur sur la place, des dizaines de femmes et d’enfants agonisants, hurlant, étouffant. La jeune fille retourne vers le hammam, et tente de soulever sa petite sœur presque inconsciente. Ses tantes agonisent dans de terribles convulsions, et le bébé de sa voisine, tout bleu, a vomi du sang qui rougit les dalles grises. Zineb comprend que c’est sans doute ce gaz dont son oncle a parlé, elle essaye de retenir sa respiration et rampe, sa sœur dans les bras, vers la partie couverte du bâtiment. Mais Bouchra ne respire plus, son petite visage, atrocement congestionné, a bleui lui aussi, et Zineb s’effondre, portant les mains à sa gorge, en voyant défiler les youyous du mariage avec son beau cousin Omar dont elle rêvait, et les folles nuits en boîte de nuit à Damas dont sa tante Safia avait parlé, et cette année d’études en France que son père lui avait promise. Zineb meurt en criant sa révolte devant un monde qui lui a volé non seulement sa vie, mais toute espérance, devant un monde qui l’a abandonnée. Zibeb meurt, étouffée par le gaz, en ce bel été 2013. Les sauveteurs compteront dix-sept morts dans sa famille.
Ce sont les femmes qui ont crié les premières, avec leur instinct venu sans doute du fond des âges : elles ont compris que l’air se raréfiait et que leur couvée allait mourir. La petite cousine respire déjà difficilement, blottie contre le sein de sa mère qui pleure, elle, silencieusement. Les hommes se sont alors levés, tous se précipitant vers la porte du fond pour la faire coulisser, tandis que les hurlements des femmes emplissent le tout petit espace d’une horreur venue du fond des âges.
D’autres hommes ont tenté de défoncer l’autre côté du camion, espérant que le chauffeur réagirait depuis la cabine. C’est à ce moment que le camion s’était immobilisé et que les soixante-et-onze occupants ont compris que leur fin serait proche. Dehors règne cette assourdissante solitude qui accompagne la mort, tandis que l’intérieur du camion n’est qu’une épouvantable apocalypse : certains tombent en silence, suffoquant et serrant leur gorge d’une main désemparée, quand d’autres refusent l’inexorable jusqu’à leur dernier souffle, hurlant, griffant les parois, frappant le métal, les yeux exorbités, si proches de la liberté et si seuls dans l’enfer.
Hamid et ses deux frères mourront peu après la petite fille, serrés les uns contre les autres dans les bras de leur mère qui prie un dieu devenu fou.
C’était en août 2015, sur une route d’Autriche. Au même moment, en Méditerranée, soixante-dix autres migrants périssaient eux aussi, noyés.
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(Pneuma :
souffle ou esprit aérien auquel, dans l’antiquité, certains médecins attribuaient la cause de la vie, et, par suite, des maladies. Voir aussi, le terme chinois, qi ou indien, prana; Nom que les stoïciens donnaient à un principe de nature spirituelle, qu’ils considéraient comme un cinquième élément.)
Et un ancien texte sur les Migrants…:
http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2015/04/16/400notjustanumber-400-migrants-et-le-silence/