Pas seulement pour traverser en venant garrigues et citadelles du vertige, pour découvrir ce grand bleu insolent, pour me perdre dans la douceur des sables… Pas seulement pour voir miroiter les plages infinies, pour écouter le cliquetis des mats dans le port, pour rêver aux mers lointaines en marchant Quai d’Alger…
Pas seulement pour grimper à l’assaut du Mont Saint-Clar entre blancheurs et effluves de pins, pour cueillir folle avoine autour de la tombe de Jean Vilar au Cimetière Marin, pour sentir la moustache de Georges me chatouiller la mémoire…
Pas seulement pour arpenter la jetée que foulèrent des cohortes de survivants en espérance, pour passer ma main sur la plaque du souvenir de l’Exodus, pour imaginer le grand vaisseau porteur d’horreurs et de renaissances… Pas seulement pour frémir en voyant les jouteurs au canal, pour déguster tielles et sardinades, pour m’étourdir de fauves et pastels au gré des galeries… Pas seulement pour sourire devant la plaque de la rue « Du Maire Aussenac », pour m’inonder de beauté au musée Paul Valéry, pour m’extasier devant les richesses du MIAM…
Non, quand j’irai à Sète, peut-être, si Dieu me prête vie comme disait ma grand-mère, et, surtout, si mes poèmes ne dorment pas seulement en tiroirs, ne demeurent pas cantonnés dans quelque revue française ou occitane, ne se partagent pas simplement au gré de Jeux Floraux toulousains où je fus double lauréate et de pages internet, mais trouvent un port en quelque recueil ayant pignon sur plage, alors ce sera pour être non seulement spectatrice, mais invitée aux Voix Vives…
Bien sûr, je rêve un peu… Car ma poésie est plurielle, aussi variée que les lumières qui tamisent les couchants sur les étangs, passant de l’alexandrin aux aphorismes, du vers libre au sonnet… Sans doute devrais-je apprendre à me plier aux contraintes de la modernité et de l’épure, comme me le hurla un jour Serge Pey en m’admonestant lors d’une conférence auscitaine… Mais, que voulez-vous, je ne m’y résous pas, trop attachée à ma liberté et à mon éclectisme, les mêmes qui me font me pâmer devant Bach ET le jazz, me délecter de maîtres flamands ET d’impressionnistes…
Un jour, oui, j’irai à Sète, pour me trouver de l’autre côté des bancs et des parasols… Peut-être aurai-je la joie de lire quelques extraits de « Garonne est une femmes amoureuse », mon opus qui scintille au fil des eaux vécues et rêvées de mon existence -oui, ces textes cherchent édition !! … Ou le bonheur de faire une conférence autour de mon essai « Rose Ausländer, une grande voix juive de la Bucovine », paru le premier juillet aux éditions Le Bord de l’Eau, en lisant aussi mes traductions de Rose, ma Rose lumière qui aimait tant la Méditerranée et qui l’a chantée dans de nombreux poèmes… Ou la chance de présenter mon projet en cours de montage, « Mare nostrum », qui tricote voix vives de l’ensemble du pourtour méditerranéen, puisque j’y ai rassemblé des traductions dans presque toutes les langues du bassin, du Catalan à l’Hébreu, de l’Italien au Romani…, fédérant autour de l’un de mes poèmes les accents modestes d’amis et de camarades de mon fils et les éclats miroitants de poètes et d’universitaires reconnus, en un puzzle d’allégresse en ode à notre mer, à la paix et aux rencontres…
Un jour, j’irai à Sète, Nausicaa rêveuse, et je n’aurai plus peur. La lumière éblouira mes pages et, le cœur empli de sables et de rencontres, je saurai que le temps est venu du partage.
Récemment, une femme est morte qui aimait la Country.
Ce n’était pas n’importe quelle femme. C’était une belle âme, que tous s’accordent à louer, une maman aimante, une collègue dévouée, engagée dans son quotidien et dans la vie associative.
Elle s’appelait Stéphanie, elle est morte assassinée de la façon la plus barbare qui soit.
Je ne compte plus les textes que j’ai écrits suite à des attentats, textes de blogs, poèmes, nouvelles… Aujourd’hui, simplement, en hommage à une femme qui aimait la Country, je vais reposter un petit texte écrit il y a quelques années au sujet du festival de Mirande, qui avait été publié dans La Dépêche et dans Reflets du Temps.
Et puis j’égayerai la page avec quelques photos de santiags et aussi de mes jambes sous mon Stetson, pour em… tous les barbus contempteurs de corps et de joie.
Le Stetson, acheté à Mirande, je le porte encore, et je quitte rarement mes santiags… Pour moi qui n’ai jamais pu porter de talons, enfiler ces bottes, c’est comme me promener en escarpins : je me sens forte, femme et fière. Invincible. Libre.
Je ne sais pas très bien comment l’expliquer, mais cette musique, que d’aucuns récrient comme étant de la « soupe » campagnarde et réac, moi, elle m’évoque justement le contraire. Sans doute parce que j’ai été biberonnée aux westerns, à la dégaine de John Wayne, et que j’ai découvert la Country en même temps que la littérature et le cinéma américains. Sans avoir jamais fait le voyage transatlantique, je suis une enfant de la Grosse Pomme et de Big sur, du bayou et des grandes plaines du Montana, des Rocheuses et du Vermont… Je sais, je ne suis pas objective, mais j’ai leur melting pot dans le sang, même s’il est virtuel. La culture amérindienne me bouleverse ; Walt Whitman et Steinbeck m’ont guidée vers les mots ; le onze septembre m’a dévastée ; et j’ai la Country dans la peau.
Il me semble percevoir, entre les vestes frangées et les santiags, les chemises à carreaux et les dentelles, non seulement des scènes poussiéreuses où sautillent des passionnés, mais aussi ces ambiances survoltées des saloons où virevoltent les notes au son des bières et des burgers, et surtout ces grands espaces, ces prairies infinies, ces canyons majestueux… Ceux qui me lisent savent que je n’ai pas le permis, et pourtant, quand j’entends de la Country, je sauterais bien dans quelque Cadillac rose pour filer le long de la route 66, à moins de prendre un Greyhound qui me ramènerait vers quelque océan, vers les Keys ou vers le Golden Gate…
Et puis les « Country Girls » sont libres, belles et sexy ! Même en se vêtant d’une chemise de bûcheron, on laisse entrevoir la dentelle d’un corsage, et puis on ose souvent le short ou les jupes volantées.
Alors vous savez quoi ? La prochaine fois que vous entendrez Dolly Parton ou un bon vieux refrain Country, montez le son du « transistor » ou de l’enceinte, et ayez une petite pensée pour une femme libre, forte et belle qui est morte en faisant son travail au service de l’Autre, saignée à blanc par un barbare portant en lui la haine de cet Autre, de l’occident, des USA, de la musique et des femmes libres.
Ils ne gagneront jamais. Jamais. Il y aura toujours quelqu’un pour prendre une guitare et pour chanter la liberté et la vie.
Bien sûr, d’aucuns trouvent que la « Kountry »-c’est comme ça qu’on dit, nous autres, dans le Gers !-, ce n’est pas bien « classe ». Ce serait même über beauf… Bien loin de l’ambiance des « Festayres » de Vic, ou des bobos branchés de Jazz in Marciac…
Bien sûr, en un sens, ils n’ont pas tort. A Mirande, dans le 32, les bouseux parlent aux bouseux, et si, au début, on s’étonne un peu de croiser de grands types en Stetson et tiags handicapés par un fort accent du terroir, peu à peu, on se laisse griser par cette ambiance Aubrac-city, et on perçoit tous les infimes cousinages entre les ploucs du fin fond de nos campagnes et les beaufs du Grand Ouest :
Même goût immodéré pour la boisson et le kitch, même rires gouailleurs…Oui, très vite, on comprend comment la greffe « kountry » a pris dans la paisible bourgade gersoise. Ici, on parle cajun et occitan. De La Fayette aux Cadets de Gascogne, il n’y a qu’un pas…
Pourtant moi, franchement, ce festival, je l’adore. Et je voudrais le dire haut et fort à tous les pisse-vinaigre qui ne le trouvent pas assez « branché », à tous ces néo-gersois qui se posent en gascons de toujours et reprennent le poncif habituel des « Oh, moi je ne vais qu’à la Salsa… » -traduisez : à Vic-Fezensac, où « Tempo Latino » draine les aficionados des rythmes chauds et des Mojitos, ou du « Je préfère nettement Marciac » -traduisez : « Moi, je ne lis que Télérama et j’écoute Delli Fiori sur Inter »…
Ils sont jaloux, c’est tout. Ils croient cracher sur le Grand Satan américain, alors que Mirande foisonne de gens tous simples, venus des quatre coins du globe, unis par la passion de la « Line Dance ». Et cette façon qu’a le Gersois lambda de snober cette manifestation, je la trouve indigne de notre tradition de l’accueil méridional.
Ce que j’aime, à la « Kountry », justement, ce sont les métissages ; il y a les vieux bikers tatoués, tout rouillés sous leurs cheveux attachés, presqu’exotiques devant leurs bécanes flambant neuves, qui côtoient les sempiternels stands d’indiens péruviens-oui, à Mirande, on a enterré la hache de guerre… Et au détour d’un effluve d’El Condor Passa, on plonge soudain dans la parade des belles Américaines, alors que retentissent déjà les premiers accords de Country roads.
Et puis la Line Dance, et toutes ces mamies fardées et chapeautées qui semblent avoir le diable au corps, sautillant dignement aux côtés de grands Custers dégingandés, tout décorés de turquoises, aussi burinés que doués en quadrilles : « Rien qui vaille la joie ! » (Sophocle.)
Bien sûr, je ne peux vous parler que du festival « off »-voir mon précédent article « Assignée à résidence ». Mais je m’en contente, en petite fille sage qui attend de grandir. Un jour, je le sais, j’aurai la permission de minuit, et je pourrai entendre Kenny Rogers au son des grillons de Gascogne.
Si vous vous imaginez que Vienne est simplement la capitale de la valse, emportés que vous êtes par vos fantasmes de l’élégance suprême des robes froufroutantes et des tenues de gala ondoyant sur les parquets vernissés au son du beau Danube bleu, vous retardez presque d’un demi-siècle!
Car peu de temps après le solstice d’été, l’ancienne capitale austro-hongroise va se transformer en capitale mondiale de la danse, avec son cultissime festival international de danse: ImPulsTanz, véritable flamboyance kaléidoscopique où au gré de scènes plurielles émaillent la cité, depuis le palais du festival jusqu’aux musées, en passant par des scènes ouvertes, le monde entier vient sauter, virevolter, ondoyer, étonner, se contorsionner, s’élancer, se lover, exploser, s’exposer au rythme de musiques variées, bien loin des ambiances surannées des salles de bal traditionnelles et des ballets classiques…
Le festival foisonne de talents confirmés mais offre aussi un tremplin à la génération montante, tout en permettant au grand public de se mesurer aux professionnels et de progresser grâce à d’innombrables ateliers, les fameux “Workshops”. Et l’on assiste ainsi à un véritable renversement des valeurs, quand, au sortir d’une galerie des glaces aux encorbellements baroques, on se retrouve soudain pris dans les rets explosifs d’un spectacle de musique électronique, observant des danseurs exploser la nudité et une corporéité déchaînée, ou lorsque l’on est plongé, juste après un face-à-face avec les toiles des maîtres de la Renaissance contemplées au KHM, le musée …, dans la furie cathartique d’une démonstration de danse africaine: ImPulsTanz fait battre le cœur de Vienne à cent à l’heure, quand les horloges rilkéennes du Livre des Heures battent soudain la chamade et s’affolent au rythme de la modernité, bien loin des beautés immuables faisant passer Vienne pour une ville presque frileusement lovée dans l’Histoire.
Bien sûr, comme dans tous les endroits hype de la planète, vous y rencontrerez un certain type de festivaliers, comme en Avignon, au festival de poésie de Sète, à Cannes ou à Salzburg… Ici, pas de smocking ni de queues de pie, pas de décolletés plongeants, ni d’ailleurs de tatouages trop grunges ou de look métalleux comme dans les scènes alternatives des festivals de rock. Le public se reconnaît dans ce que les Allemands et les Autrichiens appellent le “Flair”, le “style branché”, adorant flâner dans les endroits où il fait bon d’être vu en parlant culture et contemporanéité ; les garçons portent le catogan et un sac de jute à l’effigie du festival, les filles sont naturelles, mais élégantes malgré tout, ça fleure bon les grandes marques de soins nordiques et les Birkenstock… Les en-cas sont vegans et l’on boit des jus d’herbe ou des smoothies, c’est un peu comme en Ars-en-Ré ou à Saint-Trop. Vienne s’est boboïsée, aussi branchée, le temps d’un festival, que Berlin ou LA… Et, partout, la magie opère: la danse s’infiltre dans tous les recoins de l’agora, Vienne danse comme elle respire, faisant sauter les verrous des certitudes culturelles, plongeant à bras-le-corps vers la modernité!
C’est en 1984 que le manager culturel Karl Regensburger et le chorégraphe Ismaël Ivo ont baptisé les premières Semaines internationales de la danse ( die Internationales Tanzwochen) dans la métropole culturelle autrichienne. C’est à partir de là que Vienne, lors des Sommertanzwochen, (les semaines estivales de la danse), sous la direction de six professeurs d’université, parmi lesquels figuraient des artistes à la renommée internationale comme Joe Alegado ou Christina Caprioli, au fil des vingt ateliers disséminés dans le centre sportif universitaire, se forge une nouvelle culture chorégraphique. Dès 1985, une semaine hivernale de la danse -Wintertanzwoche- vient parfaire cette aventure. Puis, sous l’égide de George Tabori, qui va offrir son théâtre der Kreis – l’actuelle Schauspielhaus Wien, la maison des spectacles viennoise – à l’accueil des spectacles, le festival, au départ composé d’ateliers, va ajouter un volet performatif à ses scènes en 1988, donnant naissance à l’actuel ImPulsTanz, avec les participations de Marie Chouinard ou de Ko Mirobushi, dont les noms font aujourd’hui partie intégrantes des plus grands festivals de danse d’Europe.
Au fil des ans, la recherche s’est aussi invitée dans l’aventure, puisqu’en 1990 c’est avec ImPulsTanz research que Karine Saporta, Suzanne Linke, Nina Martin et Mary Overlie ont encadré les projets de recherche et des travaux de chorégraphes et de danseurs; depuis des chorégraphes des scènes internationales non seulement présentent leurs créations, mais dirigent les ateliers destinés aux jeunes chorégraphes et aux danseurs débutants, et/ou visitent aux-mêmes les ateliers de leurs pairs. De plus, depuis 1990, un ambitieux programme de bourses choisi parmi 1500 candidatures venues de 40 pays 60 danseurs qui pourront ainsi se perfectionner grâce au danceWEBStpipendienprogramm.
Le festival a grandi, passant des ateliers des débuts à une plate-forme d’envergure internationale, brassant les cultures, incubateur de talents grâce aux passerelles entre danseurs et chorégraphes aguerris et néophytes, et surtout rendez-vous incontournable pour les Viennois fiers de leur ville, pour les touristes émerveillés et les fidèles aficionados. En 2001, la scène des Young Choreographers Series permet pour la première fois aux jeunes talents d’utiliser le lieu pour proposer leurs créations et performances et acquérir ainsi, une renommée internationale, grâce à des résidences d’artistes; en 2005, c’est encore un autre volet festif qui profitera de l’hospitalité de la salle ovale du musée MQ, puis du vestibule du Burgtheater, quand la Partyschiene soçial deviendra le clou “lounge” des festivités viennoises. Enfin, le festival s’est doté d’un prix depuis 2008, avec la naissance des Prix des Jardins d’Europe (European Prize for Emerging Choregraphy), avant d’être lui-même couronné en 2012 par le prix Bank Austria Kunstpreis, le plus prestigieux des prix culturels d’Autriche.
Je dois confesser que côté danse, je suis une sorte de brontosaure rétif. En fait, un divan m’aiderait sans doute à y voir plus clair, mais je pressens au fond de moi que tout est lié au refus d’une professeur de danse classique de l’école municipale d’Albi qui, tout net, débouta le petit rat en herbe que je rêvais de devenir, pour cause de surpoids. Voilà donc des lustres que je ressasse cette immense frustration de n’être pas devenue étoile, et que mon seuil de tolérance à la danse se situe à une vague rediffusion du lac des cygnes, et en tutu, sinon rien! Mais en cet été 2017, après avoir repris l’avion pour la première fois depuis 33 ans (et d’ailleurs essuyé glorieusement une… tornade qui s’abattait sur Vienne!), j’avais décidé d’affronter mes rancœurs et mes craintes.
Et je n’ai pas été déçue; je suis ressortie de ce festival transformée, chamboulée, allégée et éblouie. C’est qu’il y en a vraiment pour tous les goûts, entre les ateliers et les scènes éclatées, comme le stipulait le journal du festival en 2017, le bien nommé “Falter”, le papillon, puisque tout spectateur va pouvoir papillonner au gré de ses humeurs et envies… Le journal proposait ainsi de la danse pour les “poètes urbains”, citant le workshop de la rappeuse et slameuse Yasmin Hafdeh; mais aussi des spectacles pour les “non textiles”, comme on dit chez nous, au Cap, puisque la célèbre chorégraphe Doris Uhlich, forte de son ancienne performance “more than naked”, allait à nouveau animer son atelier “every body more than naked”, tandis que les plus jeunes n’étaient pas oubliés, grâce à l’atelier “Becoming animal”, dans lequel les blondinets devaient ramper, bondir et s’ébrouer en dansant…
Doris Uhlich a d’ailleurs proposé une autre transversalité avec sa “Seismic Night”: son comparse Michael Turinsky, virevoltant du haut de son fauteuil roulant, faisant écho aux soubresauts fantasques de Doris, elle-même juchée sur une étrange machine vrombissante, incarnait ainsi une nouvelle corporéité, certes abîmée, tordue, déviante, et pourtant oh combien vivante et flamboyante. Qu’elle tressaille frénétiquement sur son moteur de machine à laver caché dans cette énorme boîte à rythmes ou qu’elle se la joue presque “trans” avec d’immenses bottes à talons, la chorégraphe fait de cette nouvelle cour des miracles l’antichambre du paradis, quand les valides et les infirmes, enfin, se font face, debout, couchés, en phase, égaux.
Et ce spectacle m’a semblé être la quintessence de ce festival et de l’idée même de la danse, qui rêve, incarnée, tous les méandres et toutes les folies de l’esprit, message polyphonique de toutes les beautés du Vivant.
Impulstanz 2018 ne nous décevra pas! Le programme bouillonne et fredonne, s’élance et se donne, gracieux et fantasque, loufoque et parfait: vous y découvrirez la crème des contemporanéités et les stars de toujours, et, je vous l’assure, Vienne à nouveau fera de chaque festivalier un danseur étoile!
La lumière est divine et le mal bien lointain,
Dans l’église apaisée le jour se fait serein:
Un grand souffle joyeux inonde les vitraux
Qui s’élancent en corolle, embrassant le Très Haut.
Aux Jacobins l’Histoire caracole, immobile,
Et les touristes prient au doux cœur de la ville…
Le palmier irradie sa splendeur purpurine
Et la pierre respire, embrasée et mutine,
Ces mille chatoyances quand soleil déluré
Vient saluer les ombres des gisants et des cierges.
Dans le cloître fleuri un piano se fait fugue;
On croirait voir furtives des moniales pressées
Rejoignant leur autel pour adorer la Vierge…
À Toulouse le futur au passé se conjugue.
Des cris d’enthousiasme balayant l’espace de « Pratgrau’ », des silences précédant les applaudissements frénétiques devant la basilique, ou au Grand-Théâtre quelques années plus tard.
Des hirondelles tournoyant au-dessus de l’eau languissante du Tarn.
Du sourire de Laurent Voulzy lorsqu’il m’a prise par le bras.
Des ruelles enfiévrées d’allégresse et riant jusqu’au bout de la nuit, entre Palais de l’Évéché et cloître Saint-Salvy…
D’une demande de mariage au concert de Kenji.
Des grands arbres murmurant l’été, lovés dans l’écrin du superbe Parc Rochegude.
De cette soirée passée à m’enivrer d’accent québécois, les jambes encore flageolantes d’avoir tant dansé sur les rythmes celtiques, sur ce banc, grisée par l’odeur des tilleuls et par le sourire du « Conteux »…
Du chapeau de Dylan, de l’air guilleret d’Hugues Auffray du haut de ses innombrables printemps, des coiffures folles des Shaka Ponk, des scènes alternatives bondissantes, de la passion de Sting, des tendresses de Bénabar, de l’air mutin de Camille…
Des petits matins aux couleurs de fête quand, encore embuée de notes bleues et de vacarme, je me délectais d’un café en observant l’été éclater peu à peu comme une grenade mûre, rafraîchie par la fontaine du Vigan…
De la longue conversation avec celui qui deviendrait mon ami, mon si cher Zachary Richard, quand d’une simple interview naît la passerelle entre l’ancien et le Nouveau monde, au gré des étincelles de la francophonie.
Je me souviens de tout cela, et je lis avec un intense bonheur la programmation de Pause Guitare 2017, en vous invitant à vous précipiter sur les réservations de ce fabuleux festival qui fait de la ville rouge l’une des places-fortes de l’été musical.
Courez !
Car comme l’annonce la prod, « Pause Guitare est un événement de premier choix à vivre pleinement au cœur de l’été, pour ceux qui aiment la musique, la découverte et la flânerie… La programmation décline ses atouts entre la grande scène « Pratgraussals » au plein coeur d’un grand parc, dans les rues de la charmante ville quelques bars et scènes « Les amis du jour d’oeuf », la « Caravane du Vladkistan » accueillent les concerts découvertes et gratuits, enfin des espaces à l’ombre du soleil et des étoiles comme Le Théâtre des Lices, L’Athanor et Le Grand théâtre proposent des spectacles plus intimes.
Entre patrimoine et musiques actuelles, entre concerts gratuits en centre-ville et grande scène en pleine nature, Pause Guitare offre une aventure dédiée à la culture et au bien-être. »
Vous ne saurez plus où donner de la tête, entre les barbes imposantes des ZZ Top, la voix envoûtante de Vianney, les fêlures douces de celle de notre cher Adamo, les couleurs chaudes de la Femme Chocolat, les drilles enivrantes de Christophe Mae, le regard immense de notre inénarrable Renaud, sans oublier tous les autres artistes connus ou en devenir à découvrir sur la programmation, qui se partageront entre les différentes scènes…
Certes, la soirée de dimanche est complète, mais il reste des places pour les autres événements, et l’organisation vous surprendra, avec ces navettes pour rallier les différentes villes du Tarn, les délicieuses possibilités de restauration, et bien entendu la possibilité de profiter de votre festival pour (re)découvrir les tableaux du peintre fol au Musée Toulouse-Lautrec et pour admirer l’imposante nef de la majestueuse basilique Sainte-Cécile, voire même pour pousser votre curiosité jusqu’au village d’artistes niché au cœur du Moyen-Âge, Cordes sur ciel…
Quand la Librairie Privat se fait Malouinière aux briques roses…
Sur les remparts de Saint-Malo…
Le cœur de l’Afrique bat au rythme de ce douzième Marathon des Mots. Et ses métissages bariolés se tissent au fil des récits, des lectures et des conférences…
Ce soir, bien en deçà des Tropiques, c’est la Bretagne qui a vogué vers nos briques roses, bercée par la goélette poétique de Yann Queffélec et de Patrick Poivre d’Arvor, dans la jolie cave aux mots de la librairie Privat ; et avec elle c’est tout un océan qui a salé Dame Garonne, improbable et délicieuse rencontre de deux grandes régions du pays de France.
Un véritable mascaret d’images a donc déferlé vers la Ville Rose. Les histoires croisées des deux écrivains voyageurs nous ont conté les fées des grèves et les embruns, les terres aux calvaires de granit rose et les noirceurs de l’Ancou. Complices de toujours, nos deux Bretons, l’un de sang, l’autre de sol, répondirent aux judicieuses questions du modérateur en un beau chiasme érudit et simple à la fois, l’incomparable douceur de la voix familière de Patrick contrastant agréablement avec le timbre âpre et profond de la voix de Yann, aussi sonore qu’une corne de brume.
Elle est là, la magie de notre Marathon des Mots ; dans le mystère de ces jardins extraordinaires qui naissent en quelques riches heures, quand la littérature s’incarne soudain en réalité, tous les imaginaires volatils solidement amarrés à un anneau comme péniche en Canal, voyages immobiles offerts au marathonien ébloui d’immenses.
Oubliant l’Autan pour rencontrer le vent d’ouest, nous voilà, petit peuple de Toulouse, à escalader le Grand Bé ou à troquer nos espadrilles contre une promenade en « ondine », dégustant les enfances de nos deux compères comme nous aimerions une glace au caramel au beurre salé. Et quand Yann a lu quelques pages du roman de son père, Henri Queffélec, Un recteur de l’île de Sein, évoquant les rigueurs austères de ce pays où il fait beau, certes, « plusieurs fois par jour », mais où les hommes ont appris à lutter contre les éléments, le front de Patrick s’est froncé au récit des morts enfantines, en symbiose fraternelle avec le deuil éternel des parents orphelins.
Et nous aussi nous sentions en cousinades, quand nos écrivains racontèrent l’outrage fait à la langue bretonne honnie par les raideurs administratives. Notre Occitanie a vécu les mêmes ravages de l’uniformisation, et nos grands-pères aussi furent bâillonnés et privés de l’usage de leurs patois, avant que les calendrettes méridionales ne fassent écho aux écoles Diwan pour rétablir l’honneur des parlers perdus…
Je me demandais, justement, l’été dernier, au retour du FIL de Lorient, pourquoi cette âme celte résonne si fortement dans les cœurs de millions de Bretonneux dispersés au gré du globe, quand notre culture occitane ne dépasse guère les frontières pyrénéennes ou les Monts de l’Aubrac…Nos invités nous décrirent la diaspora, fracture et lien à la fois, immense souffrance de ces Bretons expatriés, de la Galice en Acadie, mais aussi secret de la formidable liesse fédérative de ces peuples celtes qui aujourd’hui encore font exploser leurs retrouvailles, à grands coups de bagads et de biniou, de cornemuse et de Far Breton, quand notre « Qé Canto » a bien du mal à se chanter au-delà de Brive, malgré les talents d’un Nadau…
Pourtant, nous en avons, nous aussi, des légendes et des rivières, des granits et des fées, et nos forêts de la Grésigne ou de Buzet valent bien Brocéliande…
Mais je suppose qu’il nous manque, à Toulouse, l’essentiel, malgré Dame Garonne qui ondule d’aise comme femme avenante : même si nous vivons à quelques encablures de Mare Nostrum, le grand absent est bien l’océan. Et c’est cet océan que tant Patrick Poivre d’Arvor que Yann Queffélec thématisent à l’envie dans leurs écrits, du Dictionnaire amoureux de la Bretagne du second aux Gens de Mer du premier, un océan qui donne autant qu’il reprend, au rythme de ses colères et de ses voluptés, bien plus fougueux que notre mer des Cyclades, quand l’ardoise menaçante des vents le transforme en nasse pour marins en perdition et que pleurent les veuves sur les rochers inconsolables…
Petite prière non loin d’un oral d’agreg interne…
« Mon cœur de Breton bat toujours plus intensément auprès des flots, à proximité des tempêtes et de l’écume. »
PPDA, Nostalgie des choses perdues
« Et tout ça par le miracle d’une attirance antédiluvienne entre lune et mer, chacune étant la force et le remords de l’autre, tout ça parce que la mer monte… »
Yann Queffélec, Tendre est la mer
Nous sortîmes de cette rencontre le cœur ourlé de sel, ayant troqué les remparts de Carcassonne pour la cité Malouine, notre Occitanie toute trempée par les embruns, notre âme méridionale prête à danser la gigue sur la croix du Capitole.
Merci à Yann et à Patrick de leurs récits iodés, de ces épousailles fantastiques entre terre et mer qui font écho aux paroles d’un autre poète breton, Charles Le Quintrec : « Nous sommes d’un pays, d’une terre », nous explique-t-il, avant de rajouter : « Nous avons aussi à cœur de dire tous les pays et toutes les terres à partir des nôtres ». Aujourd’hui, des écrivains bretons ont raconté leurs terres en mouillant sur nos rades d’eau douce.
Et Toulouse est un port fluvial qui, toujours, leur permettra l’abordage.
De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 7 janvier 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.
De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’un étalage.
De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée.
(….) la ville alors cessa
d’être. Elle avoua tout à coup
n’avoir jamais été, n’implorant
que la paix.
Rainer Maria Rilke, Promenade nocturne.
Je me souviens.
De mes vacances de février en outre-Rhin, les premières depuis dix ans. Enfin sortie d’un épuisant burn-out social et financier, j’osai enfin revenir au pays de l’enfance.
De la maison de mes grands-parents allemands revisitée comme une forêt de contes, du souvenir des usines au bord du Rhin comme autant de merveilles.
Du froid glacial dans ce grand cimetière empli de sapins et d’écureuils où, en vain, je chercherai la tombe de mon grand-père.
De ma joie d’enfant en mordant dans un Berliner tout empreint du sucre des mémoires.
Un étranger porte toujours
sa patrie dans ses bras
comme une orpheline
pour laquelle il ne cherche peut-être
rien d’autre qu’un tombeau
Nelly Sachs, Brasiers d’énigmes.
Je me souviens.
Des cris parsemant ce mois de mars qui jamais n’aura aussi bien porté le nom de guerre.
Des sourires explosés des corps d’athlètes de Florence, Camille et Alexis dans cet hélicoptère assassin. De tous ces anonymes mutilés au grand soleil de l’art, du Bardo couleur de sang.
Des 142 victimes yéménites si vite oubliées en cette Afrique au cœur devenu fou.
Des coups inutiles contre une porte blindée et de l’abominable terreur des enfants et des jeunes prisonniers d’un avion cercueil.
Un regard depuis l’égout
peut-être une vision du monde
la révolte consiste à fixer une rose
à s’en pulvériser les yeux
Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane.
Je me souviens.
De Mare nostrum présentée à mon fils de 16 ans qui n’avait jamais vu la Méditerranée, oui, c’est possible, en 2015, même dans les meilleures familles si elles sont confrontées à une paupérisation.
De l’éblouissant soleil de Sète et des mouettes qui rient au-dessus du Mont Saint-Clair.
Des tombes grisonnantes et moussues du cimetière marin, où nous entendons la voix de Jean Vilar et le vent qui bruisse dans les pins en offrande.
De la plaque de l’Exodus devant la mer qui scintille et de mon émotion devant les couleurs de l’été des enfances, enfin retrouvées au cœur de cet avril.
Pourtant non loin de là 700 Migrants mouraient dans ces mêmes eaux turquoises, ma mer bien aimée devenue fosse commune en épouvante.
Et ailleurs aussi le vacarme déchirait l’innocence, quand 152 étudiants supplièrent en vain leurs bourreaux de Garissa, quand 7800 Népalais et touristes suffoquaient au milieu des drapeaux de prières aux couleurs de linceuls, quand une seule fillette, Chloé, succombait à la perversité d’un homme.
Un manteau de silence, d’horreur, de crainte sur les épaules. On est regardé jusqu’à la moelle.
Paul Valéry, Forêt.
Je me souviens.
De ce contrat faramineux autour d’avions de chasse, pourtant signé par ma République avec un pays aux antipodes de la démocratie, qui maltraite les ouvriers et musèle les femmes.
Des voix d’outre-tombe de Germaine Tillon, Genviève De-Gaulle-Antonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette entrant au Panthéon, quand je tentai d’expliquer à des élèves malveillants la beauté du don de soi, au milieu de ricanements d’adolescents désabusés. De ma désespérance devant la bêtise insensible au sacrifice et aux grandeurs.
De ce mois de mai aux clochettes rougies par un énième « drame familial », dans le Nord, celui-là, deux tout petits assassinés par un père, comme chaque mois, silencieux hurlement au milieu du génocide perpétré dans le monde entier, depuis des millénaires, par les hommes violant, tuant, égorgeant, mutilant, vitriolant, brûlant vives leurs compagnes et souvent leurs enfants.
Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle(…)
Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…
Louis Aragon.
Je me souviens.
Des révisions du bac de mon puîné, des dissertations et des textes à apprendre, de Rimbaud et de Proust, de Verlaine et Stendhal, comme un collier de perles toujours renouvelé.
De ces adolescents déguisés en marquis pour une fête baroque, des duchesses et des contes, des froufrous et des rires, quand les joues de l’enfance en disputent avec les premières canettes de bière, quand on hésite entre un joint et un dessin animé…Chuuuuuuut. Prenez le temps…Profitez…On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans le jour de la Saint-Jean…
Du soleil fou de Sousse qui voit mourir les sourires des touristes, de la plage rougie, et de la tête en pique d’un patron français, quand cet Islam qui prétend vivre la foi n’est que mort absurde et gratuite.
Des gospels montant vers ce ciel rougi de Charleston, quand un homme fauchera des vies noires dans une église, insulte à l’Amérique des droits civiques : j’ai fait un cauchemar, encore un…
Ce matin de juin s’est posé sur mon cœur
comme un vol de colombes sur la vieille petite église,
frémissant d’ailes blanches et de roucoulements d’amour
et de soupirs tremblants d’eau vive.
Louisa Paulin, Lo bel matin
Je me souviens.
Du chapeau blanc de Dylan et de sa voix éraillée, d’Albi la Rouge toute vibrionnante des accords de Pause Guitare, de cette nuit passée sur un banc avec un « Conteux » acadien, et du sourire de Zachary Richard, aussi pur que dans nos adolescences lorsqu’il clamait « travailler, c’est trop dur ».
De notre conversation téléphonique où déjà la poésie avait traversé l’Atlantique au rythme des échanges, et de son incroyable présence, quand il offre au monde tous les ouragans de Louisiane et toutes les histoires de son peuple oublié.
De la brique rouge et de Sainte-Cécile comme un vaisseau dans la nuit, du Tarn empli d’accords virevoltants et de notes insensées, de ce mois de juillet aussi gai qu’un violoneux un soir de noces.
La nuit, quand le pendule de l’amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu
d’orage rend le ciel à la terre.
Paul Celan, in Poésie-Gallimard
Je me souviens.
De la Bretagne qui danse comme une jeune mariée au son de la Grande Parade, de Lorient enrubanné, des guipures et de l’océan dentelé qui tangue au son des binious.
Des flûtiaux et des cornemuses, de l’âme celte qui m’enivre, des jambes levées sous les robes de crêpe et des verts irlandais ; des Canadiens qui boivent et de la lune qui rit, des roses trémières caressées par la joie et de mon fils si heureux de danser le quadrille.
D’un autre port, au bout du monde, où 173 personnes périront dans les explosions causées par l’incurie des hommes.
Du courage de ces passagers de l’improbable, quand des boys modernes rejouent le débarquement dans un Thalys sauvé de justesse de la barbarie. Quand un 21 août ressemble à une plage de Normandie.
Le Bleu ! c’est la vie du firmament(…)
Le Bleu ! c’est la vie des eaux-l’Océan
et tous les fleuves ses vassaux(…)
John Keats, Poèmes et poésies.
Je me souviens.
Du calme d’Angela Merkel annonçant qu’elle devenait la mère de l’Europe en ouvrant les bras de l’Allemagne aux réfugiés et Migrants.
D’une Mère Courage qui soudain fait du pays de l’Indicible celui de l’accueil, quand 430 000 personnes ont traversé la Méditerranée entre le 1er janvier et le 3 septembre 2015, et qu’une seule photo semble avoir retourné les opinions publiques…
Du corps de plomb du petit Aylan et des couleurs vives de ses vêtements, dormeur du val assassiné par toutes les guerres des hommes, à jamais bercé par les flots meurtriers de notre Méditerranée souillée.
De mon étonnement toujours renouvelé en cette rentrée de septembre, quand soudain chaque journée de cours me semble thalasso, tant c’est un bonheur que d’enseigner la langue de Goethe à ces enfants musiciens, surdoués et charmants, toute ouïe et en demande d’apprentissages : ma première année scolaire agréable dans mes errances de « TZR », sans trajets insupportables et sans stress pédagogique.
Il n’est d’action plus grande, ni hautaine, qu’au vaisseau de l’amour.
Saint-John Perse, Amers.
Je me souviens.
De ces pauvres gens morts noyés en voulant sauver une voiture quand des enfants de Migrants continuent, eux, en ce mois d’octobre, à n’être sauvés par personne…
Des hurlements d’Ankara, quand 102 personnes perdent la vie au pied de la Mosquée Bleue, le Bosphore rougi de tout ce sang versé.
De cette famille lilloise décimée par le surendettement, un Pater Familias ayant utilisé son droit de mort sur les siens, mais nous sommes tous coupables, nous, membres de cette odieuse société de surconsommation.
Du silence de ma cadette en cet anniversaire de notre rupture de cinq longues années, de sa frimousse enjouée et de son bonnet rouge lors de notre dernière rencontre, il y a un siècle, avant qu’elle ne rompe les ponts. Du petit bracelet de naissance qui dort dans ma trousse et ne me quitte jamais. De ma décision de vivre, malgré tout.
Argent ! Argent ! Argent ! Le fol argent céleste de l’illusion vociférant ! L’argent fait de rien ! Famine, suicide ! Argent de la faillite ! Argent de mort !
Allen Ginsberg, in Poètes d’aujourd’hui, Seghers.
Je me souviens.
« De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 13 novembre 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.
De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’une terrasse.
De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée. »
De cette structure cyclique qui a mutilé la Ville Lumière, de notre sidération, de la peur de mes enfants et des larmes de mes élèves, de la chanson « Imagine » entonnée en pleurant.
De Bamako et Tunis endeuillées elles aussi, de nos désespérances devant tant de victimes, et puis la terre, n’oublions pas la terre, qui se lamente aussi.
De la COP 21 qui passe presque inaperçue au milieu de tous ces bains de sang.
Si tu mérites ton nom
Je te demanderai une chose,
« Oiseau de la capitale » :
La personne que j’aime
Vit-elle ou ne vit-elle plus ?
Ariwara no Narihira, 825-879, in Anthologie de la poésie japonaise classique.
Place du Capitole, 14 novembre 2015
Je me souviens.
Du visage grimaçant de la haine et de la barbarie qui heureusement ne s’affichera PAS dans le « camembert ».
De nos piètres victoires, de mon pays où des jeunes votent comme des vieux aigris, de ma République en danger.
De toutes ces mitraillettes à l’entrée des églises, des santons menacés par les « laïcards » et par les djihadistes, d’un Noël au balcon, comme sous les tropiques.
De ces sabres lasers prétendument rassembleurs, quand tous ces geeks pourraient se retrousser les manches, réfléchir et agir.
D’une partie de croquet dans un jardin baigné de lumière et de douceur un 26 décembre, les maillets et les boules étant ceux de mon enfance allemande, le regard bienveillant de nos quatre grands-parents comme posé sur nous, microcosme familial dans le macrocosme de l’Europe si fragile, du monde si vacillant, de l’Univers si mystérieux.
De nos espérances.
De nos forces.
De nos amours.
Je me souviens de 2015.
À la lumière de nos aïeux nous marchons.
Elle nous éclaire comme les étoiles de la nuit guidant le marcheur.
Al-Hutay’a, in Le Dîwân de la poésie arabe classique.
Enfin cette phrase, dédiée à tous ces disparus :
Je t’aimais. J’aimais ton visage de source raviné par l’orage et le chiffre de ton domaine enserrant mon baiser. (…) Aller me suffit. J’ai rapporté du désespoir un panier si petit, mon amour, qu’on a pu le tresser en osier.
Elle marchait depuis des heures, et vacillait sous le poids de l’enfant, fragile fétu sur son dos encore zébré des marques du fouet. Les cigales, impitoyables, semblaient chanter un requiem dans cette magnifique lumière estivale ; elle se souvenait du sentier qui serpentait entre pins et genêts, et arriva enfin sur la place des Matelles. Elle s’écroula devant le puits, face contre terre, et son âme ciselée par la foi des Bonshommes s’éleva pour rejoindre ses sœurs parties au bûcher, là-bas, de l’autre côté des garrigues, à Montségur. Elle avait réussi ce qu’elle avait promis à Dame Esclarmonde : l’enfant et le Livre étaient saufs.
Les femmes se pressèrent bientôt autour de la dépouille martyrisée, et ce fut la vieille Marie qui se chargea du petit endormi, malgré sa douleur de voir son unique fillotte ensanglantée sur la terre sèche de la place ; elle prit l’enfançon et écarta délicatement les guenilles de bure jusqu’à la fine dentelle emmaillotant son torse. Oui, la marque était là, sur l’épaule gauche, c’était bien Bérenger, sauvé du Bûcher pour continuer à porter le flambeau cathare au-delà des siècles. Le message apporté par les Parfaits du chemin avait bien été entendu, de pierre en pierre, de village en village, depuis la citadelle du Vertige jusqu’à ce petit hameau niché entre terre et mer. L’enfant serait sauvé, et élevé dans la justice et la liberté, conformément au souhait des siens. Il serait le conquérant de la liberté neuve. Ses yeux soudain s’ouvrirent, deux billes d’ébène reflétant pourtant la nuée azuréenne de cet été de plomb ; le jeune regard innocent croisa celui de l’aïeule en un sourire empli de confiance. Marie, qui tenait fermement le Livre, serra le bambin dans ses bras.
Quelques jours plus tard, un cheval galopait entre terre et mer, sur la fine bande de sable reliant la lagune au continent. Il avait fallu traverser le massif de la Gardiole, échapper à la vigilance des sentinelles de Maguelone et se frayer un passage vers l’horizon chargé de vagues. La cathédrale des Sables se dressait fièrement sur son îlot d’immensité, et la chapelle Saint-Augustin attendait l’orphelin en ses pierres matricielles. Le chanoine portier ouvrit au visiteur et son regard bienveillant fut comme un baiser sur le front pur de l’enfant. D’autres garçonnets accoururent, et un prénom fut murmuré, puis répété, et acclamé : « Bérenger ! Bérenger ! » La lourde porte se referma sur l’allégresse.
Hannah ouvrit les yeux. Elle s’était encore endormie, après ses heures de recherche dans la bibliothèque. Honteuse de cet assoupissement, elle s’étira et revint peu à peu au réel. Tout lui revint en mémoire, l’exposition, ses lectures, l’éblouissante lumière languedocienne, et son étrange certitude qu’elle avait une mission à accomplir, ici-même, si loin de Berlin et de ses travaux sur la République deMontferrand. Passionnée d’histoire française, la jeune femme était venue profiter des paysages marins et des ressources culturelles, et passait un merveilleux été, entre l’obscurité des pages de mémoire et les sables miroitants de la lagune. Un été salin et lumineux, dont les silences et les pénombres de ses recherches contrastaient avec les bruissements incessants de la mer, lorsque la doctorante venait cueillir le point du jour, éblouie et reconnaissante. Elle profitait aussi de son séjour pour s’activer au sein d’une association caritative internationale et donnait chaque jour de son temps en venant distraire des enfants dans le nouveau camp de migrants tout juste arrivés de Vintimille après de longues semaines sur l’île de Lampedusa…
Les rêves avaient commencé dès son arrivée à l’aéroport ; à peine avait-elle foulé la terre méridionale que déjà une sorte de vertige l’avait saisie, un état de semi-conscience. Et puis il y avait eu cet inconnu, un SDF sans doute, au regard perçant, enveloppé dans sa drôle de houppelande ; il s’était dirigé vers elle alors qu’elle s’apprêtait à prendre possession de sa voiture de location et lui avait murmuré ces mots étranges avec un fort accent yiddish qui l’avait interloquée.
– Bérenger est le fils d’Esclarmonde. Tu dois le dire au monde. Sous la tribune des chanoines, tu trouveras le vœu du moine.
Incrédule, elle n’avait pas eu le temps de répondre, et l’inconnu avait disparu dans la foule bigarrée des cohortes de touristes. Depuis, la jeune universitaire alternait les longues promenades dans les villages frappés de chaleur et la bienfaisante plongée dans les méandres de l’Histoire. Elle tentait de comprendre comment, au milieu des tourmentes de ce Moyen Âge encore obscurci par les luttes fratricides entre princes, au gré des bûchers et autres inquisitions, un « don de joyeux avénement » avait pu passer de génération en génération d’évêque.
Elle venait encore de relire ses notes, et trouvait décidément passionnante l’histoire de cette première « République » en royaume de France, peu connue en dehors des cénacles d’initiés, qui renfermait pourtant en germe tous les idéaux de l’époque moderne. Car c’est bien aux habitants de ce petit village des Matelles, non loin du château de Montferrand, que l’évêque avait accordé différents privilèges emplis de lumière, en conquête de modernité. Elle se pencha à nouveau sur le parchemin numérisé :
« En 1293, l’évêque Bérenger de Frédol accorda une grande liberté aux gens pauvres de la vallée de Montferrand : compacientes et companionem habentes gencium pauperum vallis nostre Monferrandi… »… « C’est la première fois que nous voyons apparaître le don de joyeux avénement, dû par les habitants de Montferrand à tout nouvel évêque de Maguelone… »
Hannah tressaillit. « Bérenger », c’était bien le prénom cité par le clochard de l’aéroport… Elle décida de repartir vers la plage, pour tenter de percer à jour cette mystérieuse énigme. Toute engourdie encore, elle sortit vers le boulevard des Moures, et se demanda une fois de plus qui était cet enfant qu’elle voyait grandir en rêve, nuit après nuit, songe après songe, depuis son arrivée en terre occitane. Elle l’avait vu emmailloté de linges ensanglantés et mis au sein de la nourrice à l’ombre des Matelles ; elle l’avait aperçu, ballotté sur le cheval qui le menait vers l’asile de la nef des sables, fragile témoin de l’Histoire ; elle l’avait regardé devenir un garçonnet malicieux, sa coupe au bol et ses vêtements presque sacerdotaux contrastant avec la sagesse impudente de son regard perçant ; et ce rêve, toujours le même rêve, lorsque elle le voyait se relever la nuit et étudier de longs textes cabalistiques et regarder le ciel chargé d’étoiles noires…
Bérenger, seul, au milieu de la placette du couvent, aperçut la lune, comme accrochée à la mer. Le doux son de Complies était loin, mais bientôt sonneraient Mâtines, et il avait encore tant de pages enluminées à lire et à comprendre avant le lever du jour et l’angélus de l’aube. Il aimait ces heures nocturnes, les seules qui lui appartenaient vraiment, car il sentait qu’il redevenait l’enfant des lumières sous la pâleur lunaire. Jour après jour, sa mission grandissait, et, tandis qu’il s’instruisait à l’école des moines tout en admirant la mer fouettant la cathédrale des Sables, ses nuits étaient consacrées à des réminiscences ancestrales.
Sa mère lui apparaissait souvent en songe, en sa belle robe de bure blanche, souriante malgré les flammes qui léchaient les remparts de Peyrepertuse : il la voyait donner son bébé endormi à la jeune servante, et aussi le manuscrit, ce livre d’or de la Parole, que la jeune fille cachait sur son sein en promettant de protéger ces deux trésors. Parfois, aussi, il revoyait la vieille femme qui l’avait emmené en lieu sûr, et cet homme qui chaque lune pleine revenait et l’instruisait dans la foi des Bonshommes ; ils partaient marcher sur la grève et, bercé par les vagues protectrices, Bérenger apprenait peu à peu qui étaient ces femmes et ces hommes si enclins à l’ascèse et à la pureté, et au partage des biens de la terre. Les eaux miroitantes se faisaient réceptacle de leur foi pourtant décrétée parjure par les autorités ecclésiales, et les récits et enseignements se poursuivaient dans cet immense bénitier d’azur.
Bérenger savait qu’il était l’Élu. C’est lui que les mains des Consolants avaient désigné pour garder la flamme du savoir cathare ; un jour, lorsqu’il aurait intégré les plus hautes fonctions, quand il aurait fait ses preuves comme chanoine de Béziers, puis comme sous-chantre de Saint-Nazaire, avant de devenir évêque de Béziers, puis de Maguelone, il pourrait devenir le pont, la passerelle entre les lumières du catholicisme et celles des Parfaits.
La cathédrale des Sables, îlot de croyance enchâssé dans la majesté de la Méditerranée, reliée à la terre ferme par cette étroite bande lagunaire, formait un microcosme de pureté dans le macrocosme du Beau. Bérenger, l’enfant des Matelles, deviendrait le chantre d’une religion d’exception, et savait déjà qu’il pourrait un jour tenter de recréer une petite enclave des miracles : sa « République de Montferrand » serait la nouvelle citadelle du vertige.
Le lendemain, Hannah avait passé la matinée dans le camp, et s’était prise d’affection pour un jeune garçon tout juste arrivé de Lampedusa ; aphasique, il demeurait immobile sous la bâche centrale, et un médecin allemand avait raconté à Hannah comment, avec d’autres chrétiens d’Orient, il s’était embarqué pour fuir les exactions et avait perdu toute sa famille dans l’un des terribles naufrages récents, Mare nostrum étant devenue le tombeau de mille innocences. La jeune fille avait alors offert un maillot de la « WM », la coupe du monde de l’été précédent, au petit, qui, par miracle, s’était alors dénudé en éclatant de rire, enfilant le vêtement noir, rouge et or.
Une marque de naissance brillait sur son épaule, et, arborant fièrement son nouveau tee-shirt qui semblait l’avoir réconcilié avec l’enfance, le garçonnet avait tendu les bras vers Hannah, bouleversée par cette scène. Il lui avait ensuite chuchoté quelques phrases en araméen, et c’est en souriant que la jeune femme, la seule dans le camp à comprendre cette langue ancienne, avait téléphoné au consulat, avant même d’appeler sa famille.
Razi lui avait raconté la nuit noire des eaux profondes, l’espérance de ses parents et de sa grande sœur, après le viol des deux jumelles égorgées, à l’idée d’une nouvelle vie en France ou en Angleterre, et puis les hurlements de terreur lorsque l’enfer avait recommencé ; et enfin les mains inertes des noyés, sous la lumière glacée de la lune, unique témoin de l’horreur. Razi avait murmuré, et Hannah avait écouté, le berçant dans la douce lumière du midi. Elle avait pris sa décision sans même la comprendre. Elle s’installerait aux Matelles et y ouvrirait un orphelinat tout en poursuivant ses recherches.
Hannah était ensuite repartie vers la cathédrale et s’était réfugiée à l’ombre de la nef pour visionner les photos prises lors de sa récente escalade de Peyrepertuse. Comme elle aimait ce pays aux collines odorantes, et la beauté farouche des paysages languedociens, perles sauvages sises au cœur des mondes… La nature y semblait toujours hésiter entre le minéral et le végétal, témoin du combat apaisé entre l’eau, la terre et le ciel. Elle avait gravi lentement le sentier escarpé menant aux ruines, entendant mugir le silence des siècles. Arrivée au somment de la forteresse, elle avait pu enfin imaginer les garrigues embrasées et les cris des suppliciés. Les vestiges de pierre lézardaient au soleil, témoins éternels des bûchers du passé, comme autant de souvenirs des incuries de l’Homme…
À présent, elle se reposait et se préparait à vivre une merveilleuse soirée estivale, puisque le festival de musique ancienne commencerait dans quelques heures, ici même. Le petit Razi, dont le prénom signifait « un secret », lui avait confié un coquillage qu’elle caressait d’une main rêveuse, se demandant comment la vie pouvait offrir tant de beautés et de d’atrocités dans l’immense ballet des destinées…
Un frôlement la fit tressaillir. Une chauve-souris voletait près des vitraux, décrivant de grands cercles étranges. Soudain, l’animal plongea en direction de la tribune des chanoines, et s’immobilisa, s’accrochant par les pattes juste au-dessus de l’un des sièges. Elle se souvint alors de la prédiction du vieil homme, à l’aéroport. Curieuse, elle s’approcha, et vit que l’animal était pendu au-dessus d’une plaque patinée par les ans, où elle déchiffra une inscription latine et un nom : « Bérenger de Frédol ». Elle sourit, amusée de cette coïncidence, de cette synchronicité des présages…Cela ne signifiait rien, sans doute, c’était simplement un clin d’œil de la nature à la culture…Mais alors qu’elle poursuivait sa déambulation, les yeux rivés vers les chatoyances des vitraux, sa main caressant distraitement la pierre lissée d’un immense bénitier, elle trébucha sur une anse de fer rouillée qui dépassait légèrement du sol :
Enfin, enfin, mein Kindele, tu as trouvé le passage ! s’exclama un homme d’une voix douce, avec un léger accent allemand sous-tendant un impressionnant parler méridional. Elle sursauta en se retournant, et reconnut l’individu qui l’avait abordée le jour de son arrivée.
Portant beau sa longue barde d’érudit, il se présenta. David Steinfeld avait quatre ans lorsqu’il avait été emmené au camp d’internement de Rivesaltes. Il avait été très vite séparé de ses parents, effondrés après leur arrestation si près de la frontière, alors qu’ils fuyaient l’Allemagne nazie. Un prêtre avait réussi à le faire évader et l’avait caché dans les monts de Lacaune, jusqu’à la Libération, et puis les choses s’étaient enchaînées ; converti au christianisme, il avait été ordonné moine, puis s’était spécialisé dans l’étude du catharisme.
Oui, Hannah ; un enfant juif devenu moine, qui étudie le catharisme. L’Exodus est parti de Sète, non loin d’ici, vers la terre d’Israël, et moi je suis celui qui suis resté, le témoin. Je suis le Passeur des secrets.
Le Passeur ? Hannah souriait, incrédule et ravie…La lumière semblait enfin éclairer les rêves confus et incessants de ses nuits.
Tu le sais, Kindele : les Justes n’appartiennent à personne, ils sont les relieurs d’âmes. « Religion » vient de « religere », relier. Mais c’est toi que j’attendais. Toi seule étais désignée pour servir de pont entre les astres. C’était écrit. Tu es l’Élue. Tu es celle que Bérenger avait devinée au travers des siècles, tu es l’âme de la Parfaite Esclarmonde, et tu es aussi le cœur de tous les hommes bons.
Mais…qu’attendez-vous de moi ? Je ne suis qu’étudiante en histoire médiévale…
C’est à toi à présent qu’appartient la lumière. Nos cathares avaient conquis la liberté, comme les Justes, comme les passagers de l’Exodus…D’une conquête à l’autre, les idées de lumière demeurent ! Ta mission sera de libérer la parole, et de raconter la croisée des possibles. Il me semble aussi qu’un enfant à nouveau t’aidera dans tes lectures, dans tes recherches. Tu l’as déjà rencontré, et même déjà aimé. Celui qui sauve un enfant sauve toute l’humanité… Vous êtes l’Occident et l’Orient réuni sur le divan de l’espérance, vous êtes la paix. Comme la musique de ce soir, qui chantera l’épopée cathare, mais aussi les voix sépharades…Ensemble, nous nous serons forts, et nous irons vers la lumière.
Bérenger écrivait. Il continuait le manuscrit sacré. Il racontait, classait, expliquait, exégète et copiste, scribe et philosophe, témoin et acteur de l’Histoire. Il était la mémoire des temps, le puits sans fond et la bibliothèque d’Alexandrie, il était le Verbe, le pneuma, le souffle de vie, pierre rouge de Petra en Jordanie et colonne de Palmyre…Le jour, il demeurait l’évêque éclairé, le concepteur de la République de Montferrand, petite démocratie où s’estompaient les trois ordres, où oratores, bellatores et laboratores vivaient presqu’en une agora de libertés. La nuit, il noircissait les pages de son journal, immense volume répertoriant l’histoire du catharisme, ses pensées, ses rêves prémonitoires, sorte de bulle papale mâtinée de Talmud et de sagesse sarrasine, message et mémoire, passerelle entre l’ancien et le nouveau, flambeau et livre d’or. Il savait qu’un jour viendrait où Dieu serait décrété mort, mais que bien des peuples pourtant se déchireraient en Ses noms…Il savait que toujours la sagesse aiderait à la paix.
Bérenger fit lui-même sceller l’ouvrage sous la tribune, puis cadenasser la petite trappe. Il connaissait exactement le visage de celle qui en trouverait la voie. C’était le même visage que celui de sa mère, Esclarmonde, le beau visage du don, de l’intelligence et de la bonté.
Etil connaissait aussi les mains de cette femme, ces mêmes mains qui donnaient le Consolament aux mourants, lorsque Esclarmonde, sa mère chérie, soulageait les âmes, ces mains qui ouvriraient délicatement la boîte de Pandore du Bien, de longs siècles plus tard, en cette obscurité estivale, entre les cigales chantant leur ode à la joie au creux des vignes et les premières notes de musique médiévale s’élevant dans la nef…
Hannah, comme habitée par l’âme ancienne de la Parfaite, et guidée par le vœu du moine devenu évêque de Maguelone, souleva délicatement la pierre et découvrit le manuscrit, qui l’attendait, qui attendait que sa voix d’historienne réhabilite la sagesse de celui qui avait transcendé les inquisitions et apaisé les bûchers. Elle déchiffra les premières lignes, toutes ourlées de la beauté des enluminures, et balbutia, émue, les mots de la Sagesse :
« Bérenger est le fils d’Esclarmonde. Tu dois le dire au monde. Sous la tribune des chanoines, tu trouveras le vœu du moine. »
Dehors, le soleil embrassait la lagune, tandis que les festivaliers, médusés par la beauté de la cathédrale des Sables, s’apprêtaient à s’illuminer d’immense. Le programme métissé de l’ouverture du festival annonçait un spectacle de musique sépharade médiévale et de chants autour de Montségur, dont tous les bénéfices iraient au camp de migrants et aux enfants orphelins…Jordi Savall, tout juste débarqué de l’aéroport, le cœur empli de notes à la croisée des cultures, frôla devant le bénitier une belle jeune femme au regard lointain et la salua d’un sourire, avant de se diriger vers le chœur où ses musiciens installaient déjà leurs pupitres et accordaient leurs luths.
Elle serrait un gros livre contre elle et lui sourit en retour. Une lumière séraphique chatoyait le long des travées. Hannah rayonnait et songeait à Razi et aux enfants d’Orient qui l’attendaient ; ils seraient bientôt tous les enfants des Matelles. Et grandiraient dans la confiance et l’amour.
Son épaule gauche, joliment dénudée, laissait entrevoir une marque de naissance.
Les résultats 2015 sont arrivés. Les voici, ci-dessous. Détails ici-même et sur le site dans la semaine. Félicitations aux lauréates, aux publiées, à toutes celles dont le manque de réussite cette année n’aura tenu qu’à un fil, ou plutôt à une ligne, et bravo à toutes celles qui ont eu l’énergie et le talent d’écrire une nouvelle.
Anne Marie ALLIOT CHÂTEL est notre Nouvelle George Sand 2015 pour Toucher la lumière Alice PARRIAT recevra le Prix jeune auteure pour La nuit des mouches à feu La publication dans le recueil 2015 sera également proposée à Jenane WHABY pour Deuxième étoile à droite Anne Camille CHARLIAT pour A l’aube lorsque domine encore la nuit Christine BORIE pour Ne rentre pas trop tard Magalie BREMAUD pour Fiat lux Sabine AUSSENAC pour L’enfant des matelles
Je vous parle d’un temps où nous vivions sur de grands coussins de patchwork, à même le sol. On buvait du thé au jasmin en fumant de l’herbe bleue, nos aînés avaient ouvert la voie et nous nous rêvions, nous aussi, libertaires et contestataires. Certes, les grillons de Woodstock s’étaient tus, et les Vieilles Charrues n’existaient pas encore. Nous ne luttions plus contre la guerre de Vietnam mais contre des réformes, nos pattes d’eph’ courant devant des hordes de CRS…
Je me souviens de ce petit appartement sous les combles, le soleil de la Ville Rose nous brûlait déjà, avant l’invention du mot « canicule »…L’hiver, nous nous chauffions grâce à un poêle à charbon, et j’utilisais un moulin à café manuel pour moudre de gros grains de robusta, innocente jeune femme qui ne savait pas encore qu’un jour elle rêverait de Nespresso…
Allongés sur les grands coussins, nous écoutions nos vinyles : Dylan et son « Ouragan », Led Zep’ et ses « marches vers le paradis », et puis « Harvest » bien sûr, cette grande pochette jaune et le disque dont je connaissais chaque sillon…Mais il y avait aussi des voix françaises, entre les accents jazzy et « toulousaings » de Claude, les délires éraillés de Jacques, les douceurs québécoises de Robert et Fabienne, les soirées d’anarchie avec Léo et Jean, et, bien sûr, les émouvantes complaintes de Gabriel et Marie, nos amis de Malicorne…
Elle nous enchantait, la viole d’amour, et puis bien avant You Tube et les vidéos où, aujourd’hui, nos enfants peuvent sourire devant les gilets de grand-père et les cheveux au vent, nous, nous les imaginions, puisque nous n’avions pas la téloche-d’ailleurs, y passaient-ils ??- nous les rêvions, nos amis de Malicorne, engrangeant leurs chansons qui parlaient de révolte et de vie, de destins et d’amours, de cette France d’antan qui justement nous faisait tourner la tête, nous qui étions des écolos de la première heure –oui, j’ai été sur la première liste verte de Toulouse, contre mon cher Dominique !- J’écrivais mon mémoire de maîtrise sur les « alternatifs allemands », je me faisais envoyer des autocollants anti-nucléaires, et puis nous achetions des graines de sésame au marché du Capitole, et je pense avoir porté les premiers Birkenstocks de la Ville Rose…
Nous aimions les « flutiaux », la viole et ce folk français qui virevoltait au rythme de nos insouciances et de nos engagements. Ils étaient compagnons fidèles, certitudes et ancrages. L’alouette, le loup, le renard et la belette, le bestiaire et les gibets, les mariages et les quolibets, tous ces airs d’autrefois tourbillonnaient, alors qu’ailleurs d’autres se trémoussaient au son du disco ou commençaient à se percer les narines en coupant raides leurs cheveux en mal de punkitude…
C’est si loin. La vie, une vie a passé. J’en ai écouté tellement d’autres, des chansons, il y a eu les cassettes, les walkman, les CD, et puis Deezer. Il me reste, de cette époque, oui, une étagère de disques, mais sans platine…Un peu comme pour mes illusions : j’en ai de pleines armoires, mais sans réalisations…La vie, la vie a passé. Avec ses déboires, ses échecs, ses routes erratiques, en amour comme en politique. J’ai même fini par voter à droite, et, somme toute, je n’en ai pas honte…Un jour, la fille qui voulait devenir journaliste en Californie et écrivain à NY s’est évaporée et est devenue une vieille prof réac, engluée dans les affres de l’éducation nationale…
Mais quand on m’a dit que Malicorne serait de la partie, à Pause Guitare 2015, et que je pourrais même les interviewer, j’ai foncé…Ils m’attendaient, Marie et Gabriel, elle, toute juvénile dans sa robe fleurie, lui un petit air de Rockstar avec ses grandes lunettes fumées…Ils m’ont dit leur joie de tourner à nouveau, après les nombreuses désalliances ; ils m’ont dit la mésalliance à laquelle le FN, oui, le FN avait voulu les associer, puisqu’ils ont été approchés par ces incultes en raison de leur répertoire de vieux fonds « françois » ; ils m’ont dit la résilience, l’allégresse de se retrouver face au public qui, s’il a changé, demeure fidèle, comme l’a prouvé leur immense succès aux « Francos » de 2010, quand ils ont compris que personne ne les avait oubliés…
Leur conscience est sociale plus que politique ; elle est passée par eux aussi, la vie. Il suffit de lire l’article Wikipédia qui leur est consacré pour lire les aléas et les détours, mais il suffit aussi de les voir sur scène, et c’est un bonheur qui m’a été accordé, pour sentir ce petit frisson en écho à la multiplicité de leurs talents polychromes.
Elle est belle, Marie, en blanc vêtue comme une mariée d’antan, sautillant sur la scène, tambourin à la main, comme une oiselle de vingt ans ; et Gabriel, quand il déclame ses textes, son magnifique visage buriné éclairé par cette lumière intérieure, au milieu du chorus de leurs musiciens et chanteurs qui, comme autrefois, font éclore des sons innovants depuis des instruments de toujours, il est cet archange qui sait chanter le monde.
Et quand il chante, Gabriel, qu’il avancera dans la beauté, et que tout finira dans la clarté, on le croit. Nous aussi, on la voit, on la chante, on l’appelle, la beauté « devant moi derrière moi au-dessous et en-dessous beauté tout autour », nous aussi on veut « marcher sur un chemin de clarté. »
Pour ce seul instant de ce seul concert, je suis immensément reconnaissante.
Vous le connaissez tous. Certes, les plus jeunes d’entre nous, les enfants de l’Ancien Monde, de la vieille France, n’ont peut-être pas entendu souvent cette chanson ; mais moi, je me souviens de mon coup de cœur absolu pour cette voix aux tessitures multiples, pour cet accent rocailleux, et pour la poésie fabuleusement humaniste de ce standard qui nous a longtemps bercés…
Alors vous pensez bien que quand le service de communication de Pause Guitare m’a tout simplement envoyé le numéro de téléphone de MONSIEUR Zachary Richard à Montréal, pour un « phoner », comme disent nos anglophones québécois, mon sang n’a fait qu’un tour.
Quelle simplicité ce fut que de mener cette belle « jasette » à bâtons rompus, comme si nous nous nous étions toujours connus…Il m’en a dites, des vérités, des simplicités, des évidences, et plus encore lors de notre entrevue avant son concert albigeois, m’invitant même gentiment à partager le souper de sa joyeuse drille de musiciens déjantés. Certes, quelques cheveux d’argent volent autour des paroles enchantées, mais cette belle âme a grandi au fil de ses apprentissages, et le personnage, loin de se contenter des certitudes d’un artiste, s’est enrichi de nombreux nouveaux défis.
Et puis il y a eu le doux regard de la pétillante Claude, son infatigable manageuse et compagne, et cette certitude : rencontrer Zachary Richard ne laisse personne indifférent.
C’est cette langue imagée et forte qui frappe de prime abord, la même que celle des textes de ses chansons et poèmes. Les images percutantes font écho à ces « r » qui roulent comme le roulis des océans, et j’entends dans les mots tous les siècles de notre histoire commune. Zachary me parle avec ferveur de notre Sud-Ouest, et explique que si, en France, tout est différent, les tournesols et le soleil lui tiennent particulièrement à cœur ; il évoquera l’amitié qui le lie à notre Francis, quand d’Astafort à la Nouvelle-Orléans meurtrie, un pont de solidarités musicales aidera à panser les plaies du bayou.
C’est dans ce beau pays du Sud des États-Unis qu’il vivra son premier souvenir musical ; parfois il allait, lui, l’enfant unique, avec son jeune voisin issu d’une famille de dix-huit enfants, écouter la musique chez les « créoles » ; ses yeux brillent à l’évocation de ces deux jeunes « chatons » émerveillés par l’allégresse de ces sons authentiques et joyeux. Cette musique source vive, cette musique capable de chanter le coton, le bayou et les inégalités, cette musique qui des souffrances crée de la joie, elle deviendra sa raison d’exister.
Il va m’en parler, de cette Louisiane –appuyer sur le « i » !-, et bien sûr de son Acadie, que je découvrirai avec délices tout au long de Pause Guitare…
Il évoquera l’origine du mot « cadien », prononcé « cajun » en Louisiane, me parlera des deux pistes étymologiques, entre cette « Arcadie » grecque et l’autre origine linguistique, qui viendrait de la langue des indiens Micmacs et signifie « terre fertile »…
Car pour Zachary Richard, l’Acadie représente à la fois un élément fondateur des Amériques et un symbole de la francophonie, une sorte de passerelle entre l’ancien et le nouveau monde ; en parlant des nombreux vestiges historiques qu’on est en train de mettre à jour, le chanteur poétise l’espace incroyable de ce territoire qui n’est ni pays ni peuple, métissé dans ses frontières et pérenne dans cet appétit de survivance et de reconnaissance. Notre ami est aussi un lecteur, et il a dévoré les ouvrages de l’historien Gilles Havard :
Car en cette immense terre acadienne, trop longtemps boudée par les chercheurs, qui s’étire du Saint-Laurent à l’Acadie tropicale et jusqu’en outre-Atlantique, avec les exilés de Belle-Ile ou de Saint-Malo, bat le cœur de la francophonie si chère à Zachary, cette francophonie qu’il avait si bien chantée dans Réveille…
Mon grand-grand-grand père
Est venu de la Bretagne,
Le sang de ma famille
Est mouillé l’Acadie.
Et là les maudits viennent
Nous chasser comme des bêtes,
Détruire les familles,
Nous jeter tous au vent.
Lui qui avait grandi au milieu des influences souvent contraires de deux cultures, entre le rêve américain et les airs joués par les radios et la télévision et les racines européennes familiales, puisque ses grands-parents étaient de la dernière génération unilingue francophone de la Louisiane, lui qui a compris très tôt l’humiliation subie par sa culture minoritaire, va un jour se faire le chantre de cette notion de résistance. Sa Louisiane sera aussi son combat, afin que la langue des ancêtres ne se perde pas dans l’uniformité de l’anglicisation forcée, afin que le « cajun » devienne l’un des symboles de la francophonie.
Ma Louisiane
Oublie voir pas qu’on est Cadien,
Mes chers garçons et mes chères petites filles.
On était en Louisiane avant les Américains,
On sera ici quand ils seront partis.
Ton papa et ta mama étaient chassés de l’Acadie,
Pour le grand crime d’être Cadien.
Mais ils ont trouvé un beau pays,
Merci, Bon Dieu, pour la Louisiane.
Jamais Zachary ne perd le fil de cette résistance qui va de pair avec le fait de vivre en milieu minoritaire, quand on est bousculé par la notion que l’Autre vous inculque : vous seriez de culture inférieure…Car même au Québec, cette tendance à l’infériorisation n’est jamais bien loin, alors même que les chiffres sont impressionnants : imaginez donc que ce sont bien 33 millions de francophones, la moitié de la population française, qui vivent sur le continent nord-américain, et Zachary insiste sur cette évidence identitaire qui fait de la francophonie à travers le monde une polyphonie plurielle et unique que Léopold Sedar Senghor résumait ainsi : « L’humanisme se tisse autour de la terre. »
Longtemps, Zachary Richard en a presque voulu aux Français de bouder quelque peu la francophonie, de ne pas comprendre tous les enjeux de cette belle présence à préserver. Il s’imaginait en sauveur de la langue française, et il est vrai que son interprétation de Réveille au premier Congrès mondial acadien à Shédiac, en 1994, avait marqué les esprits ! Mais en même temps, il affirme qu’aucune chanson ne doit se faire propagande…
Pourtant, il est le veilleur, le prophète, le diseur :
Et sans vouloir interférer dans les politiques des hommes, la passion dont il fait preuve dans ses récits est malgré tout aussi contagieuse que les airs entraînants de ses chansons : elle sait se faire entendre ; car Zachary n’a pas sa langue dans sa poche, et, s’il m’explique que la Louisiane a su panser les plaies laissées par Katrina, il demeure aussi persuadé que nous sommes à l’orée d’un désastre écologique majeur. Les 800 millions de litres de pétrole déversés dans le golfe du Mexique laisseront des séquelles pour plusieurs générations, puisque la marée noire n’a pas seulement souillé les faunes et flores locales, mais a exporté au fin fond des Amériques ses effluves de mort, via les migrateurs et les courants…Sa chanson Le Fou nous appelle à agir, « tous ensemble, ensemble tous »…
Zachary me la raconte, sa Louisiane meurtrie, et, moi qui depuis mon enfance me rêve à Tara, ayant même appelé ma cadette Scarlett, je le vois et je l’entends, le bayou martyrisé…
Car Zachary me parle de cette double contrainte effrayante et insoluble à laquelle sont confrontés les habitants de la Louisiane, enchaînés qu’ils sont financièrement à l’industrie pétrolière qui les nourrit tout en les dévastant, beaucoup s’estimant pris « entre l’arbre et l’écorce », nombreux étant aussi ceux qui ont « pactisé avec l’ennemi » en acceptant de belles sommes pour devenir nettoyeurs de goudron en abandonnant la pêche ; il paraîtrait même que certains rêveraient d’une nouvelle marée noire…Et pourtant la chaîne alimentaire suffoque sous les séquelles, tandis que l’érosion côtière gagne du terrain. D’une part, l’économie de la Louisiane demeure attachée au prix du baril du pétrole, de l’autre, le littoral se rétracte à un rythme effrayant, les digues n’offrant plus de protection devant les ouragans qui menacent, l’écosystème étant devenu aussi fou que le climat…Et dans le Nouveau-Brunswick, l’autre partie de l’Acadie, nombreux sont aussi les clairvoyants qui tirent la sonnette d’alarme…
Zachary le martèle, en écho aux Hubert Reeves, Pierre Rabbi et autres défenseurs de notre terre : la question n’est pas de savoir si une catastrophe majeure se produira, mais quand elle arrivera…En l’entendant, je repense à la « force des mots-tocsin » de Maïakovski, le poète russe…Et toujours et encore c’est l’émotion qui se dégage de ses paroles et de nos échanges, cette émotion qui transparaît dans chacun de ses mots, à l’image de sa sensibilité artistique, toujours à fleur de peau, et de sa carapace d’homme, fragile comme de la soie et solide comme son destin de conteur et de chantre ; il parle de son vécu, et peu à peu se tisse autour de la confidence ce lien ténu qui va au-delà des tempos du concert, ce lien de la parole.
Car en peu France le savent, pourtant Zachary Richard, qui a plus d’une corde à son arc puisqu’il a aussi écrit des albums pour enfants et réalisé de remarquables documentaires autour des migrateurs et de l’histoire acadienne, est aussi un poète reconnu, qui a publié cette année Outre le Mont, son quatrième opus de poésie.
Il me citera Arthur H qui, lui aussi, mêle dans ses œuvres musicalité et jeux des mots vivants, et me l’affirme :
« La poésie, c’est la chanson sous la guitare… »
Certes, la poésie a mauvaise réputation, réputée élitiste, ardue, dépassée…Mais les nouvelles technologies permettent d’extraordinaires partages dans l’oralité, une oralité chère au chanteur qui nous offre des lectures percutantes de ces textes, permettant ainsi à sa poésie d’être entendue, et pas simplement lue en son for intérieur. Il faut l’entendre déchirer le silence, cette voix de Bretonneux des siècles passés, quand elle nous parle en vers, en haïkus ou en liberté, musicale et émouvante…Dans les poésies de Zachary passent des moiteurs et des vertiges, des rêves et des hanches à caresser, on y sent battre le cœur des hommes et celui d’une terre…
Car musique et poésie sont une seule et même chose, et la poésie lui semble un port d’attache, dit-il en citant Yeats et la force de son écriture…Son premier maître aura été Gary Snyder, l’autre grand chantre de la beat generation avec Allen Ginsberg, qui enseignera son premier mantra à Zachary : après une enfance catholique, il pratique le bouddhisme depuis plusieurs décennies.
Mais, si vous n’êtes pas capable de montrer
ces vallées et ces montagnes
pour ce qu’elles sont,
qui pourra,
vous amener à percevoir que vous êtes ces vallées et ces montagnes ?
Gary Snyder, Montagnes et Rivières sans fin
Cependant, il a beau méditer durant des heures, c’est bien à travers la musique que lui vient l’éveil, l’illumination, et j’en aurai la confirmation en le voyant, lui, le taiseux qui, lors du souper, intériorisait ses émotions avant le concert, soudain se transformer en comète ! Il me l’avait dit, qu’une seule scène lui apportait davantage que des heures de zazen, et le swing absolu qu’il a offert au public albigeois ne l’a pas contredit…La tête, affirme-t-il, est là pour le rêve, le cœur pour sentir, et les pieds pour danser, et la musique aussi devient une forme de spiritualité, quand l’art se fait relation aux autres, altruisme, tout en étant aussi garde-fou, soulagement devant les brisures du monde.
Ce soir-là, à Albi, dans le magnifique théâtre de la Scène Nationale, nous avons d’ailleurs frôlé le drame : Zachary avait perdu son accordéon, son célèbre accordéon, indispensable à son spectacle, perdu entre Montréal, le Maroc et la Ville Rose, et le chanteur était prêt à aller en découdre avec les autorités aéroportuaires pour retrouver son bébé…L’accordéon diatonique, lui-même pont entre les cultures, introduit par un juif allemand dans cette musique de « violoneux » des bayous, sans doute à l’époque où la première ligne de chemin de fer rallia Lafayette, a fait ainsi danser les chapelets de villages qui se construisirent au rythme de la modernité, quand l’Acadie peu à peu découvrait le monde…
C’est bien cette Acadie-là que Zachary va nous conter dans son prochain spectacle, un projet polychrome très abouti, mêlant de grandes reproductions en visuel photographique ou pictural sur la scène et tableaux vivants en chansons : les valeurs du peuple cajun résonneront ainsi, au gré de l’Histoire qui racontera les Grands et les humbles, les héros et les victoires.
« …j’entends les chuchotements
de mes ancêtres, venus de loin. »
Il y a les Samuel de Champlain et les Jean Saint-Malo, les colonisateurs et les esclaves, et tout ce passé encore d’une actualité brulante dans cette Amérique où l’on tire des jeunes noirs comme des lapins, où l’on assassine des fidèles de couleur dans les églises…
Et quand résonne le chorus répété du mot « liberté », ce n’est pas, pour Zachary Richard, un vain mot : c’est un appel à une culture de la tolérance, car « ce n’est pas en fermant les portes, en ayant peur et en nourrissant les ténèbres que nous allons avancer. » Devant les intolérances effrayantes du monde, il nous faut puiser dans nos humanités les forces de résistance et de résilience. Nous n’avons d’autre choix que celui d’avancer vers la lumière.
Scintillaient avec autant de beauté
Je me demande, d’où vient l’univers.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
Et l’amour fait partie de l’univers
Bien qu’il n’ait pas de poids ni de matière.
L’amour est un aussi grand mystère.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
Et pourtant ce n’est pas très clair.
Mais je me sens beaucoup moins solitaire
Sachant que tu es dans l’univers.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
***
Je sais, ce texte est un peu long pour un « article de blog ». Si vous avez eu le courage de lire jusqu’ici, sachez encore que la rencontre avec l’univers de Zachary a été pour moi importante, d’une insondable profondeur. Ses mots en échos aux miens, nos poésies croisées en ribambelles, et quelque part des ailes d’hirondelles, voletant au gré des cieux acadiens et toulousains…