Enfin! Mon essai est sorti, tout bleu comme un ciel d’été enrobé du cercle stellaire! Merci à Jean-Luc Veyssy et aux éditions du Bord de l’Eau d’accueillir Rose et ses poèmes, et d’avoir permis l’existence de cet ouvrage passerelle entre poésie et judéité. Merci à Antoine Spire, le directeur de la superbe collection Judaïsme, pour son accompagnement, et à Laurent Cassagnau de l’ENS Lyon pour sa très belle préface. Voici la présentation de l’éditeur:
« Rose Ausländer, dont les poèmes sont traduits dans le monde entier, fait partie des figures majeures de la littérature allemande du vingtième siècle. Sa voix demeure pourtant quasi ignorée en France en dehors de cercles universitaires, alors même que son ami et compatriote Paul Celan la portait en haute estime et qu’elle est considérée comme l’une des grandes poétesses de la Shoah, au même titre que Nelly Sachs. C’est cette injustice que Sabine Aussenac a voulu réparer en retraçant les flamboyances culturelles de Czernowitz, la « petite Vienne » de la Bucovine, avant de fixer les béances du ghetto, de la Shoah et de l’exil, jusqu’à la renaissance en poésie de Rose Ausländer. Et c’est bien autour de cette césure fondamentale du génocide et de la problématique de la judéité que se noue le lien passionné de la poétesse à son public allemand, en miroir du rapport intime et universel la liant à son peuple et à sa religion. Lire cette poésie, c’est aussi se sentir transporté aux confins de la Mitteleuropa ou dans le staccato de l’exil new yorkais avant de se recueillir dans l’atmosphère épurée et stellaire de la langue-souffle d’une poétesse dont la voix ne vous quittera plus. »
J’ai voulu, en écrivant ce texte qui est aussi l’antichambre du roman que j’espère un jour publier autour de Rose, faire découvrir cette femme exceptionnelle et ses milliers de poèmes à un vaste lectorat francophone, tout en articulant ma recherche autour des liens entre sa poésie et le judaïsme.
La voix de Rose bouleversera les âmes sensibles à la poésie; son destin saura aiguiser la curiosité des passionnés d’Histoire; sa langue émerveillera les germanophiles; sa résilience, miroir d’une époque, inspirera tous les exilés, tous les opprimés; son courage devant la guerre, lors de la Shoah et face à la maladie forcera l’admiration de tous.
Et chacun de ses textes, petite lumière en écho aux étoiles qu’elle aimait tant, nous offre en quelque sorte la possibilité de devenir un Mensch… Mon essai, en effet, s’inscrit aussi dans une lutte incessante contre l’antisémitisme.
Enfin, n’oublions pas que Czernowitz, capitale de la Bucovine, se situe aujourd’hui en Ukraine… Lire Rose, c’est aussi dire non à toutes les guerres!
N’hésitez pas à me contacter via le formulaire de ce blog si vous souhaitez acquérir un ouvrage dédicacé.
Un dernier appel à destination de l’édition: Helmut Braun, le découvreur, l’ami et le légataire de Rose Ausländer, devenu aussi un proche collaborateur, m’a chargée de traduire certains recueils de Rose… Nous sommes donc à la recherche d’un accueil en poésie….
J’ai la grande joie de vous annoncer que mon essai sur Rose Ausländer, « Rose Ausländer, l’autre grande voix juive de la Bucovine », paraîtra courant 2022 dans une superbe collection de la très belle maison d’édition Le Bord de l’Eau…
Lire Rose, c’est tout d’abord être aveuglé par l’empreinte de ce linceul lancinant de la Shoah, décryptant dans cet ossuaire testimonial l’itinéraire cette exilée, de la Bucovine à NY jusqu’à l’Allemagne qui deviendra paradoxalement sa terre d’accueil. Cependant, au fil de la découverte plus pointue de l’œuvre abondante de cette poétesse atypique, au gré de l’hétérogénéité de cette langue éclatée et polymorphe, allant de la célébration rilkéénne des débuts à l’indicible pneuma caractérisant les dernières productions poétiques, on en vient à comprendre le silence ausländerien, cette légèreté de l’essence poétique d’une survivante chantant encore le lilas de l’enfance malgré « le lait noir de la mémoire ».
C’est justement cet équilibre entre l’être et le néant, cette force résiliente qui sous-tend toute l’œuvre de la « poétesse de Düsseldorf », voix majeure de la littérature allemande : « Ecrire, c’était vivre. C’était survivre. »
Un été passé sur les
traces de la poétesse allemande Rose Ausländer m’a quelque peu éloignée de mes
briques roses…
Voici le projet de départ : En parallèle de l’écriture d’un roman autour de Rose Ausländer, j’avais imaginé la création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague, pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur « les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram..
Tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…
Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, prsident du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé…
Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah…
Rose Ausländer is a Jewish poet from Chernivtsi. Despite her encounter with the horrors of the Shoah, she believed that the power of the word would relay a message of hope to humanity, perfect example of resilience; as a survivor from the Holocaust she has translated her hope through her poetic words. In our time of terrorism and antisemitism, it’s important to share ways of resilience, and poetry can be an amazing way to trust in life again. I would like to write a novel about her, not a biography, but a kind of polysemic work, mixing translations of her texts and romanced story of her life, and parallel to this writing I will share this process on digital ways, reading some of her texts on videos, sharing pics and a diary of my European travel on social medias. I will meet Rose’s editor, a performer, a musician and members from the Jewish community in Berlin, Vienna and Prague…
Voilà les liens vers les
trois derniers articles :
** Dans « Un rossignol à Düsseldorf », j’ai relaté ma formidable rencontre avec le musicien Jan Rohlfing et son épouse, qui ont monté un projet de lecture musicale des textes de Rose.
C’est autour d’un gâteau
aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le
lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin
de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.
(…)
La création de ce
“Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de
Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples
concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf
musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non
seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en
Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais
aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de
l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…
(…)
Chaque plage s’ouvre sur
une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que
l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite
sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains
titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent
transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant
des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la
batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur
chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère
feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi,
au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par
cette vie d’artiste.
(…)
Si vous aimez la musique et la poésie, je vous invite à lire l’intégralité du texte en cliquant sur le lien plus haut et à découvrir cette aventure passionnante !
** Dans « Une journée particulière », j’ai raconté l’incroyable journée passée en compagnie de l’éditeur et ami de Rose, Helmut Braun, aujourd’hui en charge du fonds Ausländer et responsable de la Rose Ausländer Gesellschaft.
Helmut m’a accueillie à Düsseldorf et a pris le temps de me montrer tous les lieux de mémoire autour de la vie de Rose, depuis la pension de famille où elle arriva en 1965 au cimetière où elle repose, en passant par la maison de retraite juive dans laquelle elle passa de longues années, grabataire mais toujours incroyablement active en écriture. J’ai pu aussi visiter une superbe exposition consacrée aux poèmes anglais de Rose et, le soir, assister à un concert autour de ces mêmes textes.
Le 12 juillet, en
attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe
exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et
sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et
textes traduits. Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de
style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent
les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en
langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah. Le livre
« Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de
cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est disponible aux
bien nommées éditions Rimbaud :
J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales.
(…)
Des mots bien différents
de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé
l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la »
rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui
du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :
Die Musik ist zerbrochen
In kalten Nächten wohnen wir
mit Maulwürfen und Igeln
im Bauch der Erde
In heißen Nächten
graben wir uns tiefer
in den Blutstrom des Wassers
Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln
dort zwischen den Zähnen der Haifische
Im Himmel ist es nicht besser
Unstimmigkeiten verstimmen
die Orgel der Luft
die Musik ist zerbrochen
La musique est brisée
Dans de froides nuits nous vivons
avec des taupes et des hérissons
dans le ventre de la terre
Dans de froides nuits
nous nous enterrons plus profondément
dans le flux sanglant de l’eau
Ici nous sommes coincés entre des racines
là entre les dents des requins
Au ciel ce n’est pas mieux
des dissonances désaccordent
les orgues de l’air
la musique est brisée
Nous remontons en
voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant
d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie…
(…)
De 1972 à sa mort, en
1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part
magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie,
comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.
Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…
Le foyer Nelly Sachs, maison de retraite juive de Düsseldorf
(…)
J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…
La tombe de Rose, au Nordfriedhof
(…)
Pour découvrir plus précisément la vie de Rose, je vous renvoie donc vers cet article détaillé et illustré…(cliquer sur le lien plus haut!)
** Enfin, dans « Nausicaa, Rose Ausländer et Ai Weiwei: „Wo ist die Revolution“? (« Où est la révolution ? ») », j’ai thématisé ma rencontre avec l’artiste Ai Weiwei, au gré d’une monumentale exposition consacrée en partie à l’exil et aux Migrants, vue au K20 et au K21… J’ai été bouleversée par les passerelles entre le travail de ce dissident chinois et les écrits de Rose…
Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)
Ces quelques jours passés
à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils
dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse
Erasmus) et de voir quelques musées…
(…)
Ces saynettes rappellent l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA, pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de Czernowitz, en partie cachée dans une cave…
Photo de l’exposition S.A.C.R.E.D
(…)
En parcourant les
différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de
l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de
paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la
voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…
Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…
Performance frondeuse de l’artiste…
(…)
Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…
Un enfant du camp d’Idomeni, en Grèce…
(…)
Il faut lire le texte entier pour se plonger dans l’univers démesuré d’Ai Weiwei et découvrir les incroyables similitudes entre les destinées des exilés…(Il suffit de cliquer sur le lien en haut du pragraphe…)
Cet
éclat de lune qui me baigne de joie. Ne jamais l’échanger contre un néon
sordide.
Se
souvenir de l’âpreté des vents, des houppelandes grises où grelottaient nos
rêves. Blottis en laine feutrée, ils attendent leurs printemps.
Bien
sûr il faudra se soumettre. Et puis s’alimenter, raison garder, louvoyer en
eaux troubles. Mais nous ne baisserons pas la garde de nos avenirs.
Aquarelliste,
dentellière, allumeuse de réverbères, souffleur de verre : il n’y a pas de sot
métier !
Ne
jamais renoncer au Beau. Décréter la laideur hors-la-loi : nous deviendrons
chasseurs de rimes.
Cercles
chamaniques des promesses tenues. Ne pas abjurer notre foi aux mots ; prendre
la clé des chants.
Rester
l’étudiant russe et la danseuse, ne pas devenir la ménagère et le banquier.
Oser ne jamais pénétrer dans un lotissement.
Les
soirs bleus d’été respirer les foins lointains et aimer l’hirondelle. Se faire
Compostelle : nous sommes notre but à défaut de chemin.
Rêver
nos vies toujours ; et veiller aux chandelles : seul celui qui connaît la nuit
deviendra rossignol.
L’indécence
n’est pas d’être riche ; il n’est pas interdit de préférer le luxe à la misère.
Ne pas oublier de partager les soleils.
Aimer la pluie avant qu’elle ne tombe, et la chaleur de l’arc-en-ciel ; s’enhardir en bord de nuit, jusqu’aux mystères d’Eleusis.
Trouver
belle celle qui a enfanté et qui est devenue terre et mère ; aimer celui qui a
parcouru ses mondes : le printemps est de soie mais l’automne est velours.
Bannir
les sordides et ensemencer nos âmes de sublimes ; vivre comme si la mer était à
nos portes, en terre océane. Cézanne, ouvre-toi !
Tu as été mon premier
livre « d’adulte »… Je devais avoir moins de 10 ans, mais déjà un
accès illimité à l’immense bibliothèque parentale, dans le bureau de mon père,
celle des livres de poche…
Est-ce la photo qui m’attira, avec ce quadrillage de cahier d’écolière ? Dès les premières minutes de lecture, je ne t’ai plus quittée… Aujourd’hui, petite Anne, tu aurais eu 90 ans, en ce 12 juin 2019. Tu serais sans aucun doute devenue une vieille dame malicieuse et délicieuse, résiliente et engagée. Je ne pouvais que te rendre hommage, et t’associer à mon projet de roman autour de Rose Ausländer, elle aussi victime de la Shoah.
« Les gens libres ne
pourraient jamais concevoir ce que les livres représentent pour les gens
cachés. Des livres, encore des livres, et la radio – c’est toute notre
distraction. »
Car tu as bien été, Anne,
ma marraine en écriture. Certes, depuis ma toute première lecture seule de « Suzy
sur la glace » et cette rédaction où, vers 7 ans, je déclarai déjà vouloir
écrire comme Andersen dont j’adorais les contes, je savais que les mots
guideraient mes chemins. Mais en découvrant ta plume alerte et profonde, sombre
et lumineuse, ta plume d’enfant et d’adolescente rêveuse et rebelle, je compris
que je pourrais, moi non plus, jamais me taire face aux bouleversements du
monde et aux injustices de la vie.
Ton journal, Anne, m’a donc ouverte à la fois à l’écriture et à la césure de la Shoah. Et lorsque, quelques années plus tard, mon grand-père allemand, qui avait fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, m’a tendu « Exodus », le livre de Leon Uris, en allemand, que j’ai là aussi dévoré d’un trait, à 13 ans, j’ai su que ma vie durant je porterais cet héritage, semelles de plomb lestant la légèreté de mon bilinguisme et de ma double culture franco-allemande dont je suis si fière…
L’autre côté de moi
L’autre côté de moi sur la rive rhénane. Mes étés ont aussi des couleurs de houblon.
Immensité d’un ciel changeant, exotique rhubarbe. Mon Allemagne, le Brunnen du grand parc, pain noir du bonheur.
Plus tard, les charniers.
Il me tend « Exodus » et mille étoiles jaunes. L’homme de ma vie fait de moi la diseuse.
Lettres du front de l’est de mon grand-père, et l’odeur de gazon coupé.
Mon Allemagne, entre chevreuils et cendres.
La rencontre, toute vie
est rencontre, et te rencontrer, Anne, a donné sens et impulsion à ma vie.
Longtemps, d’ailleurs, tu as été « ma seule amie »… Un peu
différente, très solitaire, plus âgée que mes frères et sœur et engoncée dans
un corps trop lourd, j’étais aussi souvent la risée de mes camarades, car vêtue
parfois de tenues traditionnelles allemandes ou encombrée d’un goûter au pain
noir, bien étrange collation face aux viennoiseries françaises… Combien de fois
m’a-t-on, dans la cour de joyeuse de ma chère école publique Colonel Teyssier,
à Albi, donné du « Hitler » et du « Bouboule », les deux
insultes se confondant en un harcèlement quotidien et lassant…
Mais qu’étaient ces
moqueries face à ce que tu avais, toi, Anne, vécu, cachée dans cette Annexe de
longues années durant, livrée à tes peurs, à la faim, à la solitude ?
« A partir de mai
1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation,
l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les
lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement
fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les
juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le
tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une
voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois
heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ;
les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six
heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les
cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit
d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ;
les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent
pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se
tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les
juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent
fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions
et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. »
Et encore, là, Anne, tu
parlais du passé, lorsque tu n’étais pas encore recluse dans l’Annexe…
J’avais presque honte de mes propres souffrances, et j’ai très tôt commencé, moi aussi, un journal, qui t’était adressé… Et, surtout, je t’ai lue, relue, en tous sens, laissant ton cahier ouvert sur ma table de chevet, sur mon bureau… Tu m’as accompagnée, ma vie durant.
« J’ai envie
d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne
fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que
les gens. »
Tu m’a appris le courage. Celui de faire face à l’innommable, à la barbarie, de ne jamais céder aux pressions, de toujours savoir dire non. Tu t’es, très jeune, battue contre une mère que tu pensais non aimante, puis contre les règles terrifiantes qui régnaient dans le microcosme de votre cachette. J’ai tenté, moi aussi, de m’élever contre les tyrannies, familiales parfois, professionnelles souvent, sociétales toujours, et d’apprendre à mes enfants et à mes élèves ce devoir d’insolence.
« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! Et c’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire, et donc d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! En écrivant je peux tout consigner, mes pensées, mes idéaux et les fruits de mon imagination. »
Tu m’a offert l’obstination.
Celle qui t’a permis de résister à ces années de plomb, qui t’a donné cette
force incroyable de ne pas plier devant l’adversité, lorsque tu savais lever
les yeux pour apercevoir un pan de ciel bleu au milieu de ces noirceurs. C’est
à toi que j’ai pensé lors des interminables années de mon divorce et de mon
enfer social, ou en repassant un grand nombre de fois l’agrégation. Tu n’aurais
pas, toi non plus, baissé les bras.
« Une fois, je
descendis toute seule pour regarder par la fenêtre du Bureau privé et celle de
la cuisine. Beaucoup de gens trouvent la nature belle, beaucoup passent parfois
la nuit à la belle étoile, ceux des prisons et des hôpitaux attendent le jour
où ils pourront à nouveau jouir du grand air mais il y en a peu qui soient
comme nous cloîtrés et isolés avec leur nostalgie de ce qui est accessible aux
pauvres comme aux riches.
Regarder le ciel, les
nuages, la lune et les étoiles m’apaise et me rend l’espoir, ce n’est vraiment
pas de l’imagination. C’est un remède bien meilleur que la valériane et le
bromure. La nature me rend humble, et me prépare à supporter tous les coups avec
courage. »
Tu m’as légué l’espérance.
Cette faculté si précieuse de ne pas se laisser démonter par les coups du sort,
cette capacité que tu avais de penser que la guerre se terminerait et que tu
redeviendrais un jour la jeune fille insouciante qui pensait aux garçons et au
cinéma. C’est de toi que je tiens cette force et cet amour de la vie qui, au
plus profond de mes tourments, m’a permis de toujours me lever avec la joie de
vivre chevillée au corps et avec cette absolue persuasion que les hommes
peuvent être bons et vivre ensemble malgré mille différences.
« Je crois malgré
tout que dans le fond de leur cœur, les hommes ne sont pas méchants.»
Tu m’a guidée ainsi en
allégresse. Toi, petite Anne, prisonnière d’un destin implacable, morte dans
les atroces tourments des Camps d’extermination à quelques semaines de l’arrivée
des Alliés, tu as été, pourtant, ma lumière. Car ta voix, si puissante, si
enjouée, si guillerette malgré les certitudes de la barbarie, m’a insufflé ce
goût des mots et de la vie.
« Faire du vélo, aller danser, pouvoir siffler, regarder le monde, me sentir jeune et libre : j’ai soif et faim de tout ça et il me faut tout faire pour m’en cacher ».
Je t’en remercie.
« C’est un vrai
miracle que je n’ai pas abandonné tous mes espoirs, car ils semblent absurdes
et irréalisables. Néanmoins, je les garde car je crois encore à la bonté innée
des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de
mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme
lentement en un désert, j’entends plus fort le grondement du tonnerre qui
approche et qui nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de
personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par
s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix
reviendront régner sur le monde. »
Et c’est naturellement toi
qui as porté tous mes engagements autour du « devoir de mémoire »,
avec l’assurance que je me devais d’être une « passeuse », une « veilleuse »,
malgré les moqueries parfois (« toi, encore avec tes juifs…t’en as pas
marre, à force, de la Shoah ? » ), malgré la lassitude souvent, comme
après les attentats de Toulouse et la mort d’enfants juifs, encore et toujours,
au cœur de la ville rose, en 2012, car toujours nous devrons rester debout,
nous, les « survivants » de la génération d’après, ayant encore
entendu la voix de ceux qui sont revenus des Camps, afin de transmettre le flambeau
de l’Indicible.
Tu as été une petite
fille heureuse, une adolescente cloîtrée mais combative, puis tu es devenue une
étoile, une icône, un modèle. Tu incarnes encore aujourd’hui le destin des
millions d’enfants broyés par le génocide, et ta joie de vivre a été celle de
toutes les petites filles emportées dans des trains, depuis le Vel d’Hiv jusqu’en
Pologne, depuis toutes les rafles sévissant dans notre Europe dévastée et
soudain privées de leur destinée, de leur allégresse, de leur vie. Tu incarnes
aussi, à mes yeux, le destin de toutes les victimes de toutes les guerres, tu
pourrais écrire ton journal dans les ruines d’Alep ou depuis un sombre équipage
empli de Migrants…
C’est pourquoi je te confie, petite Anne, le destin de «notre Rose », puisque j’ai toujours ce philosémitisme et l’amour des mots chevillés au corps et que je souhaite raconter l’histoire d’une autre passeuse de mots, la poétesse Rose Ausländer… Tout est lié, dans la ronde des destins brisés et des mots perdus, puis retrouvés, car je souhaite faire connaître l’extraordinaire talent de Rose à un vaste public, pensant plus que jamais que la poésie peut sauver le monde.
« Il est absolument impossible de construire sur une base de mort, de misère et de confusion. »
C’est pourquoi, Anne, tu m’accompagnes aujourd’hui plus que jamais dans mon propre voyage… Et vous, chers lecteurs, je vous invite donc à nous rejoindre, en allégresse et mémoire, auprès de Anne et de Rose…
« Il faut continuer à parler, non pas tant du camp, de ce que nous avons vécu, mais de ce qui fait la spécificité de la Shoah : je veux parler de l’extermination systématique, scientifique, de tous ceux qui dès l’arrivée au camp devaient disparaître, parce qu’ils étaient trop jeunes, trop âgés, parce qu’il n’y avait plus de place pour eux, ou tout simplement parce que l’idéologie nazie avait décidé que tous les juifs devaient être éliminés. Oui, il faut que cela soit su. Il y a encore tant de gens qui ne savent pas. Et il est si difficile de concevoir que cela ait pu se passer en plein XXe siècle, dans un pays si fier de sa culture. »
Simone Veil, interviewée pour le Nouvel Observateur en 2005.
Le texte ci-dessous date de 2014… Comme j’aimerais pouvoir dire que c’est un écrit « daté », qui aurait vieilli, qui semblerait presque ridicule… Hélas, il n’en est rien. Aujourd’hui, premier mai, nous commémorons en France la mémoire des victimes de la Déportation, tandis que le monde commémore Yom HaShoah, la journée de la mémoire des victimes de la Shoah…
Et, plus que jamais, notre printemps est un printemps qui nous dérange, une sorte de promesse fallacieuse d’un temps des cerises qui jamais n’adviendra… Combien de fois ai-je eu envie de prendre la plume ces dernières années, et plus particulièrement ces derniers mois, lorsque furent souillées les mémoires de Simone Veil et d’autres anonymes, lorsque furent profanées des tombes, des stèles de mémoire, chez nous, au pays des Lumières, en Israël, là où pourtant reposent les victimes de la tuerie de Toulouse, lorsque des synagogues, encore et toujours, furent l’objet d’attentats, lorsque des croix gammées et des étoiles juives furent dessinées au coeur de Paris…
Je pense que, plus que jamais, nous nous devons de demeurer en état de veille, de ne pas baisser nos gardes, alors même que notre Europe bascule vers les populismes, que les partis d’extrême-droite se pavanent dans les parlements de nos démocraties en danger et que les derniers survivants de la Shoah s’éteignent, leurs voix, pourtant fortes, inébranlables, n’ayant pu faire taire les démons du négationisme et les croyances ancestrales…
Il y a deux étés, je visitai ainsi le Musée Juif de Berlin en compagnie d’une collègue d’allemand polonaise, dans le cadre d’un stage organisé par le Goethe Institut. Cette collègue ne savait rien, ou presque, du judaïsme, et, tout au long de notre visite, elle me désarçonna avec des réflexions à la fois naïves et perfides, m’expliquant qu’en Pologne, on ne faisait pas beaucoup confiance aux juifs, qu’elle se demandait si ces « preuves », que nous étions en train de découvrir, étaient réelles… Ainsi, en regardant les petites valises et des vêtements de bébés sauvés des camps, elle en mettait la réalité en doute. J’en avais la nausée, en particulier lorsque je m’isolai, épuisée par ses bavardages indécents, dans l’immense salle obscure et bétonnée, aux immenses parois biseautées formant un puits inversé de lumière: la porte fermée, on se croit réellement…dans une chambre à gaz…
En sortant du musée, nous marchâmes longuement à travers mon cher Berlin, et je tentais, modestement, d’expliquer à ma collègue quelques rudiments au sujet des origines de l’antisémitisme, cet antisémitisme que, toute professeur d’allemand qu’elle était, toute charmante qu’elle était, elle continuait à propager, à quelques encablures d’Auschwitz… Je lui parlais comme à je parle à mes élèves qui, très rarement, sont au fait de cette « question juive »… Et ce malgré les cours au sujet des religions du monde qu’ils reçoivent au fil de leurs années d’école, comme dans le programme d’histoire de sixième, lorsqu’ils étudient le fait religieux, ou au gré du traitement de la seconde guerre mondiale, en troisième, où, même si mes collègues n’ont plus le droit de dire « holocauste » (trop « religieux », justement! ), et où le terme « Shoah » ne me semble guère usité (par exemple inconnu, encore cette année, par mes classes, excatement comme dans les sondages qui ont émaillé la presse ces derniers mois…), nos élèves sont tout de même confrontés au terme de « judaïsme » et à l’histoire…
Ma collègue -tout comme nos élèves, si souvent…- ignorait qu’il se disait que « les juifs » avaient tué Jésus; ma collègue ignorait l’ostracisme vécu par les communautés juives au fil des siècles, le fait que certains métiers leur fussent interdits autrefois, leur rapport privilégié, par là même, avec les métiers de l’usure… Elle ne savait pas non plus qu’il avait existé des ghettos en dehors de celui de Varsovie, ne connaissait pas le terme de « pogrom »… Ma collègue, enseignant l’allemand à de jeunes polonais, mon adorable collègue à l’accent chantant, avec laquelle j’ai découvert Berlin pour la première fois de ma vie, ma collègue me bouleversait de par son ignorance crasse, scandaleuse, de par un antisémitisme quasi « naturel »… Et cette ignorance, combien de fois l’ai-je retrouvée au détour de « smal talk », de conversations légères avec des inconnus, des commerçants, des collègues, même…
Alors je dis, je répète, je martèle que, oui, il est urgent de refonder notre politique autour du « devoir de mémoire », car, au seuil des élections européennes, après la multiplication en France de crimes antisémites plus odieux les uns que les autres -je voudrais saluer la mémoire des victimes de la tuerie de Toulouse, mais aussi celle d’Ilan Halimi, de Sarah Halimi, de Mireille Knoll…- , après l’inquiétante accumulation d’actes de vandalisme antisémites, et devant les montées en puissance de l’antisémitisme mondial, il est du devoir de notre démocratie de poursuivre l’éducation des plus jeunes, mais aussi de la nation tout entière, en racontant encore et toujours le fait historique immonde de la barbarie concentrationnaire, mais aussi en éclairant les esprits autour du fait religieux. Notre loi sur la laïcité est merveilleuse, car non seulement elle préserve l’espace public de tout signe ostentatoire, mais aussi elle est censée permettre l’éducation à la tolérance. Allons plus loin. Osons nous inspirer, peut-être, même si cela semble paradoxal, des rapprochements éclairés faits par des religieux eux-mêmes!
Plutôt que d’entériner les guerres intestines liées à la politique au Moyen-Orient, plutôt que de tolérer les appels au boycott d’Israël et les festivals pro palestiniens qui fleurissent, ravivant ainsi les tendances fratricides si présentes déjà dans les « quartiers », ayons le bon sens de favoriser, au contraire, le vivre-ensemble! Si je clique sur Google « pro palestine Toulouse », en ce premier mai 2019, je trouve ainsi, en ma seule ville rose, des dizaines de manifestations de soutien en faveur de la Palestine, entre le « Ciné Palestine » de la Cinémathèque et les recueils de poésie, en passant par les appels au boycott… Mais rien n’est fait pour rapprocher les communautés… Alors que des solutions existent…
Et c’est ainsi que malgré nos efforts d’enseignants, l’histoire se répète, encore et toujours. Et c’est ainsi que j’ai été obligée de quitter, il y a quelques semaines, au lendemain de la profanation du cimetière juif de Strasbourg, une manifestation poétique pourtant peuplée d’intellectuels éclairés, d’amoureux des mots, de gens représentant la parole, l’esprit, la réflexion… Ce soir-là, en effet, nous était présenté un superbe recueil de poèmes en faveur de Gaza, « Requiem pour Gaza », et j’ai eu, dans un premier temps, plaisir à en écouter des extraits, superbement écrits et récités.
Cependant, ensuite, j’osai, devant la petite assemblée, interroger un auteur présent: comment ressentait-il, justement, la prolifération d’actes antisémites, en particulier cette profanation récente du cimetière de Quatzenheim? Aussitôt, des sourires amusés s’élevèrent dans le public présent autour de la table; une participante éclata presque de rire en disant que c’était « un coup de Macron », et qu’elle n’y croyait pas une seconde, et les autres d’acquiescer. Médusée, je leur rappelai qu’une enquête de flagrance était ouverte, et que de multiples actes antisémites fleurissaient, depuis plusieurs mois…
Ils sont venus tuer les pierres , lapider les morts de leur bêtise crasse.
Ils ont griffé la terre de leurs doigts ignorants, fossoyeurs de l’immonde, dépeçant le silence.
Tels des vautours affamés, ils ont conspué l’Éternité, crevant les yeux du granit, éventrant le sein des marbres : charognards de l’Indicible.
En vain. Le complotisme de certains intellectuels présents me terrifia, ébranlant fortement mes convictions dans le pouvoir de la réflexion: on pouvait donc écrire de la poésie, s’émouvoir de la situation à Gaza, mais pas de celle des juifs de France? Après avoir tenté en vain d’expliquer certaines de mes idées, et après avoir évoqué les meurtes commis à l’école juive de Toulouse en 2012, je me levai et partis. Effondrée.
Plus récemment, lors d’une soirée, je me rendis compte que certains de mes amis adoraient Renaud Camus, « un auteur extraordinaire », alors que cet obscurantiste est à l’origine des théories du « grand remplacement » et que le djihadiste de Christchurch s’est inspiré de ses écrits… Alors que cette personne baigne dans de fâcheuses compromissions autour de l’antisémitisme…
Alors oui, plus que jamais, il est d’actualité d’évoquer le souvenir de la Shoah, et aussi de réflechir à des stratégies démocratiques pour renforcer le vivre-ensemble. Diffuser régulièrement « Rabbi Jacob » ou « La vérité si je mens » à la télévision ne suffit plus! Il faudrait réellement et de façon insistante expliquer aux Français, dont certains se sont illustrés récemment par un lynchage envers des Roms accusés d’avoir « volé des enfants », que le lobby juif ne possède pas les médias, et qu’il n’est pas correct de dessiner des croix gammées sur des portraits de Simone Veil ni de détruire des tombes juives, parce qu’on commence comme ça, et ensuite on finit par tuer une enfant juive d’une balle dans la tête… Il faudrait aussi que les modérateurs des réseaux sociaux soient plus attentifs à l’antisémitisme largement diffusé au fil du net, en particulier, hélas, au gré des pages de l’ultra-gauche. Là aussi, antisionisme et antisémitisme flirtent dangereusement l’un avec l’autre, au fil de discours souvent policés et pervers, bien capables d’embrigader de jeunes esprits maléables…
Ayons confiance. Ayons confiance dans ce pouvoir du partage et de la conviction, mais osons dire les choses, expliquer, ne pas courber l’échine devant ceux qui veulent hurler plus fort que les autres, déformer l’histoire et salir les morts et les Justes. Inspirons-nous des associations, demandons au gouvernement de promouvoir les métissages et l’éducation à la tolérance…
» Je n’ai aucune réelle légitimité pour évoquer le 19 mars 2012 et les autres meurtres commis par Mohamed Merah. Je ne suis pas juive, je ne suis pas militaire, je n’ai pas été touchée par l’antisémitisme. Ou, en fait, si, mais à contrario : parce que je suis, par ma mère, d’origine allemande. Parce que je sais que si mes grands-parents n’ont pas eu la carte du parti, mon grand-père était cependant soldat de la Wehrmacht ; il a fait le Front de l’Est, est resté des mois prisonnier.
C’est lui qui, un jour, m’a mis le roman « Exodus » entre les mains, sans un mot. J’avais 13 ans, je lisais à peine l’allemand, et pourtant j’ai lu, et compris. La même année, j’avais lu le Journal d’Anne, et, là aussi, ouvert les yeux. Mon pays adoré, ma deuxième patrie, mon Allemagne des contes de Grimm, des longues promenades le long du Rhin, de mes grands-parents chéris, avait donc aussi été le pays de l’Indicible.
L’autre côté de moi
L’autre côté de moi sur la rive rhénane. Mes étés ont aussi des couleurs de houblon.
Immensité d’un ciel changeant, exotique rhubarbe. Mon Allemagne, le Brunnen du grand parc, pain noir du bonheur.
Plus tard, les charniers.
Il me tend « Exodus » et mille étoiles jaunes. L’homme de ma vie fait de moi la diseuse.
Lettres du front de l’est de mon grand-père, et l’odeur de gazon coupé.
Mon Allemagne, entre chevreuils et cendres.
Bien sûr, les Allemands ont souffert : ma mère encore ne peut entendre un avion sans frémir, et je sais que la blondinette de 4 ans a eu peur, faim, froid.
Mais quelque part, je suis la seule de ma famille à, en quelque sorte, « porter la Shoah ». La Shoah par balles de mon grand-père, que personne n’a jamais encore osé évoquer avec moi. Et surtout la Shoah tout court.
Alors depuis mon adolescence, je cherche, je regarde, je réfléchis…Ces amis chez lesquels j’avais été jeune fille au pair, qui, chaque année, partaient dans un kibboutz pour « racheter la Faute », m’avaient donné des livres sur le judaïsme…Et puis un jour j’ai trébuché sur Rose Ausländer, « ma » poétesse juive de la Shoah, et, bien tard, à 44 ans, je lui ai consacré un mémoire de DEA…J’ai même, un temps, flirté avec une idée de conversion…
Les miens se moquaient de moi : « Mais qu’est-ce-que tu as encore, avec tes juifs ? » Pourtant, oui, il y a cette étrange proximité, et puis mes larmes d’enfants lorsque j’entendais du Chopin ou des valses tziganes, et puis mon profond dégoût à mélanger par exemple du fromage et du poisson…
Mais au-delà de l’anecdote, je me suis juré de témoigner. De dire, toujours. Ainsi je parle de la Shoah lors de mes cours, bien entendu, lorsque je fais mon métier de prof…d’allemand. Même quand on m’envoie en terre d’Islam, dans les Quartiers où les élèves ricanent au seul nom de « juif », dans ces classes où, une année, j’ai été obligée de faire noter dans le carnet de correspondance :
« Je ne prononcerai plus le nom du Führer en cours sans y avoir été invité », tant les élèves adoraient parler d’Hitler et du gazage des juifs…
Alors en ce beau matin de mars 2012, quand un élève, dans mon lycée de campagne, a reçu un sms de son père policier à l’interclasse, un sms qui lui parlait du massacre à l’école juive de Toulouse, j’ai immédiatement écrit, à la récréation, une phrase sur le tableau d’affichage devant la salle des profs; au feutre, j’ai noté simplement :
« Premier attentat antisémite en France depuis la rue des Rosiers. »
Et j’ai dessiné une petite étoile juive.
Puis je suis retournée en salle des profs. Moi, je tremblais. Entre temps, j’avais allumé l’ordinateur. J’avais lu les dépêches, les récits des faits.
J’avais lu qu’un homme fou avait abattu de sang-froid un père et ses deux enfants, dont j’apprendrais plus tard qu’il s’agissait du jeune Jonathan Sandler et de ses petits Gabriel, 4 ans, et Arieh, 5 ans, devant l’école Ozar Hatorah de ma ville rose, à quelques kilomètres de la bourgade où j’enseignais. J’avais lu que cet homme ensuite avait pénétré dans l’enceinte de l’école et blessé d’autres personnes, et surtout qu’il avait tiré une balle dans la tête de la petite fille qu’il tenait par les cheveux. Plus tard, on me dira qu’elle s’appelait Myriam Monsonegro, qu’elle avait 7 ans et était la fille du directeur de l’école : ce dernier avait vu mourir sa fille.
En ce matin du 19 mars 2012, vers 10 h, je tremblais. Parce que déjà j’avais lu certains détails, et parce qu’il me semblait intolérable qu’un tel attentat se produise, en France, si longtemps après la Shoah. Après la Shoah.
Dans la salle des profs qui bruissait et papotait, les conversations, certes, s’étaient quelques minutes orientées vers la nouvelle de l’attentat, mais, bien vite, le quotidien avait repris le dessus ; on parlait des devoirs surveillés, du bac blanc, de telle classe à problèmes…Je me souviens du rire presque hystérique de cette collègue, qui déchirait l’espace et me vrillait indécemment ce décalage dans les oreilles.
En passant pour remonter en cours, un collègue, posté devant le tableau blanc portant mon inscription, m’interpella :
– C’est toi qui as écrit ça ? Mais c’est n’importe quoi ! Comment affirmes-tu qu’il s’agit d’un attentat antisémite ? Tu te bases sur quoi ?
Interloquée, je le regardai, sans comprendre. Je lui répétai alors ce que j’avais lu et entendu, je lui parlais du nom de ce lycée juif, et de la balle tirée à bout portant dans la tête de Myriam.
Il souriait, ricanait presque. Il me répéta que cette action pouvait aussi être celle d’un déséquilibré, ce ne serait pas la première fois. Il monta en cours, presque guilleret. J’avais envie de vomir.
Mon inscription a disparu très vite. Quelques jours plus tard, « on » m’a convoquée, « on » m’a expliqué que mes activités d’écriture avaient déjà été « repérées » par « les autorités », et puis la loi sur la laïcité, et qu’est-ce-que c’était que ce dessin d’étoile juive, mais je me croyais où ? Entre temps, j’avais en effet écrit sur le Huffington Post ma « Lettre à Myriam », qui avait fait le tour du monde, qui avait été reprise sur d’autres blogs, mais…le fait que j’y évoque mon métier, et l’autre établissement où j’enseignais cette année-là, avait dérangé…
« On » me parla du « devoir de réserve », qui, j’ai vérifié, n’existe pas pour les enseignants. Et puis durant quelques jours, alors même que Toulouse pleurait, organisait des Marches Blanches, alors même que la terre d’Israël accueillait les victimes, alors même que Éva Sandler, la veuve et maman des petites victimes, impressionnait la terre entière par sa dignité, alors même qu’une autre maman extrêmement courageuse commençait son combat pour la mémoire de son fils assassiné, son combat pour la paix et la fraternité qui lui a valu encore récemment de recevoir un prix à Toulouse, lors du repas du CRIF, car je n’oublie pas ici la mémoire des soldats tués à Montauban et Toulouse, Abel Chennouf, Mohamed Negouad et Imad Ibn Ziaten, moi, je tremblais à nouveau, mais de peur :
Car « on » m’avait parlé de représailles administratives, « on » m’avait mise en garde, « on » m’avait expliqué que certaines choses n’étaient pas bonnes à dire, que je devais tenir ma langue, mon rang, au lieu de tenir tête…
Je me souviens de mes mails à des amis en Israël, de quelques contacts avec des avocats…
C’est si loin…C’est si dérisoire, aussi. J’ai presque honte de m’être inquiétée, quand les parents des victimes pleuraient encore leurs morts, quand les balles des forces de l’ordre eurent raison de la Bête.
Je pensais que la France serait forte. Je pensais sincèrement que cet acte odieux serait le dernier, que jamais, plus jamais de telles abjections se produiraient.
Mais j’étais naïve. Car depuis, dans cette même ville rose, il y a quelques semaines, des quolibets et des insultes ont empêché la délégation juive de manifester après que des tags antisémites aient souillé notre brique rose. Car depuis, dans tout l’hexagone, un prétendu humoriste à la solde de l’Iran et des néonazis a libéré la parole en reprenant le salut hitlérien sous la forme de cette ridicule quenelle.
Je ne suis pas juive. Je ne suis pas militaire.
Je n’ai pas été victime de Mohamed Merah.
À Toulouse, le printemps est là, les forsythias ensoleillent les jardins, nous guettons presque les onyx des hirondelles qui bientôt reviendront. J’entends quelque part les voix de ceux qui me soufflent « Mais qu’est-ce-que tu fais encore avec tes histoires de juifs ? Reste tranquille, fais ton travail, c’est tout…Qui es-tu, pour prétendre t’exprimer sur ces sujets-là ? »
Rien. Je ne suis rien, je ne suis personne.
Simplement une prof d’allemand en deuil de la démocratie. »
Aline Korenbajzer, déportée et assassinée à Auschwitz-Birkenau, le 31 août 1942, le jour de ses 3 ans
Ne pas oublier
barbaries indicibles.
Garder la lumière.
忘れないで
言葉にならない野蛮人。
光を保ちなさい。
Wasurenaide
Kotoba ni naranai yaban hito.
Hikari o tamochi nasai.
Unsere irdischen Sterne
Brot Wort und
Umarmung
***
Nos étoiles terrestres
pain parole et
embrassement
Rose Ausländer
Ce sont les grands
marronniers qui lui manquent le plus. Elle se souvient de leurs fleurs
majestueuses piquant en corolles vers les pâquerettes, puis du vert flamboyant
de leur canopée, et enfin des dizaines de marrons polis et brillants qu’elle glissait,
émerveillée, dans ses poches.
Rachel l’amenait au parc
presque tous les soirs, malgré sa fatigue quand elle avait œuvré à la machine de
longues heures durant dans la pénombre de l’atelier de Monsieur Rosenstein.
Elle revenait toujours avec une part de roulé au pavot ou de strudel à la
cannelle, et Sarah sautillait ensuite à ses côtés en dégustant son goûter et en
racontant sa journée. Ces derniers temps, il se passait de drôles de choses, des
élèves disparaissaient, et la maîtresse, Mademoiselle Sylberberg, avait appris
aux enfants comment fuir par la porte arrière de la classe, au cas où, comme
elle disait…
Sarah et Rachel saluaient des dizaines de voisines, on parlait du temps, et on se demandait des nouvelles en chuchotant pour ne pas que les enfants entendent… En arrivant au Burggarten, Sarah commençait toujours par admirer la gracieuse statue de Mozart, en demandant à sa mère quand elle pourrait enfin avoir un violon pour jouer comme l’oncle David. Puis elle entraînait Rachel vers les imposantes serres qui se dressaient juste sous le musée de l’Albertina, immenses vaisseaux emplis de palmiers et de cactus comme un jardin de paradis.
Max Liebermann, « Die Gartenbank » (Le banc de jardin)
En cette heure vespérale, l’étrange lactescence des cieux viennois s’illuminait souvent d’un dernier bleu presque indigo, juste avant les éblouissements crépusculaires. Les merles s’interpelaient d’un arbre à l’autre, le gazon verdoyait en été et blanchissait en hiver, on poursuivait des cerceaux et, cachés par les douces frondaisons, on jouait ensemble, sans se préoccuper de qui portait l’étoile…
Sarah grelotte, malgré la
couverture pouilleuse jetée sur sa paillasse. Elle sourit néanmoins de toute
son âme lorsque Rachel titube vers elle et la soulève délicatement en lui
murmurant qu’elles vont enfin pouvoir aller prendre une douche. La jeune femme
se dirige vers l’extrémité du camp, ombre parmi les ombres, frissonnant dans la
bise qui au loin agite les grands bouleaux blancs, tandis que, perchées sur les
branches dénudés des hêtres, des corneilles croassent de l’autre côté des
barbelés.
Le soir est tombé, une
douce lumière céruléenne baigne leur enfer de bruit et de fureur et illumine
les fumées noires et âcres. Rachel chantonne une berceuse en yiddish, elle
répète à Sarah qu’elle l’aime jusqu’aux étoiles du ciel, qu’elle reviendront
bientôt courir dans les allées du Burggarten, qu’elle iront manger une glace
sur les bords du canal du Danube et qu’elles reverront l’oncle David, grand-père
Moshé et surtout papa, le beau Chaïm, qui est sûrement en train de construire
la maison de poupées que Sarah se souhaite pour Hanukkah.
La porte blindée s’ouvre sur un carrelage bleuté. Rachel embrasse sa fille et lui sourit, encore et toujours.
Elle était belle, ta maman. Je l’imagine, toute fière de te serrer dans ses bras, tu avais ces yeux de braise, aussi flamboyants que le soleil sur le Riff, et puis tu ressemblais à ton père, et tes parents t’aimaient.
Elle passait tendrement la main sur tes cheveux tout brillants de la sueur de l’enfance, le soir, en te murmurant des comptines qui parlaient de palmiers et de mirages, d’espérances et de grand vent.
Ta maman, tu lui tenais souvent la main, parce que tu n’as pas toujours été ce guerrier sûr de toi, non, tu étais un petit garçon tendre et affectueux, et elle te nommait « habibi », et tu te cachais en riant derrière les coussins brodés, et elle te trouvait en éclatant de rire aussi, et à la tante Fatima elle disait toujours :
Tu vois, mon fils, comme tu le vois il ira loin, il sera docteur, ou peut-être avocat.
Ta maman, je ne sais pas très bien si elle t’a élevé dans les Quartiers Nord de Marseille ou dans un village de l’Atlas, ou peut-être sous le soleil d’Alep ou dans une rue fleurie d’Andalousie, mais je suis certaine d’une chose, c’est une maman, une de ces mamans douces et bienveillantes, qui t’a sans doute gavé de sucreries et de loukoums, qui a essuyé tes larmes, la nuit, lorsque tu faisais des cauchemars parce que le maître criait trop fort, et qui longuement t’a bercé pendant les fièvres de l’enfance.
Elle était belle, aussi, cette maman qui tenait la main de son fils sur les Ramblas. Elle sentait, elle aussi, comme sentent les mamans, tu sais bien, ce mélange de vanille et de fleur d’oranger, elle souriait à son petit garçon, et ce petit garçon te ressemblait, on aurait dit un jumeau de celui que tu étais quand tu tenais la main de ta maman, et il faisait beau sur Barcelone, et cette maman qui aurait pu, peut-être, pourquoi pas, par le hasard des rencontres, de la génétique, de la vie, être TA maman, cette maman tu l’as délibérément écrasée, comme on écrase un insecte nuisible d’un coup de pied rageur ; tu as tenu le volant entre tes mains et tu t’es imaginé être Dieu, tu as eu soudain le droit de vie et de mort sur cette femme qui avait enfanté comme ta mère t’avait enfanté et tu l’as réduite en bouillie, et son fils aussi, et tout ce sang rouge qui a coulé t’a mis en joie, puisque tu as continué, au volant de ta camionnette blanche.
Elle est magnifique, ta sœur. Tes parents l’ont appelée Nour, parce qu’elle a été la lumière de leurs vieux jours, et tu te souviens encore de la fragilité de ce petit être qui peu à peu est devenue cette gazelle souriante dont tous tes amis étaient fous amoureux.
Vous étiez si complices, t’en souviens-tu ? Je ne sais pas si c’était devant les dessins animés de TF1 ou sur la plage de l’Escala ou en courant dans les allées encombrées du souk, mais vous vous adoriez, et puis en grandissant vous avez lu les mêmes livres, c’est toi qui l’as accompagnée le jour de son entrée au lycée, tu étais fier et protecteur.
Ensuite, tu as tout fait pour qu’elle te suive dans tes cheminements, mais elle était têtue, la petite Nour, devenue Nour l’indomptable, elle se moquait même de toi quand elle te voyait partir de plus en plus souvent à la Mosquée, et elle t’a carrément ri au nez quand tu as voulu lui faire porter le voile intégral.
Mais tu es majnoun, frère ? Tu m’as bien regardée ? Je ne suis pas Beyoncé, mais je me sens bien comme ça, je me sens belle et libre, et je n’ai pas besoin de me voiler pour afficher ma foi. La lumière du Prophète brille dans mon cœur.
Est-ce à elle que tu as pensé, aujourd’hui, en fonçant sur ce groupe d’adolescentes en short, leurs belles jambes brunies battant gaiment le pavé des Ramblas, leurs cheveux au vent qui ondulaient tandis qu’elles chaloupaient en pouffant, se tenant par la taille ? Elles auraient pu être tes sœurs, belles, libres, jeunes et fières de leur beauté et de leur jeunesse. Chez elles, en Chine, en Belgique, en Allemagne, en Grèce, il y a sûrement dans chacun de leurs foyers un frère en train de hurler de douleur à l’idée que jamais plus il ne rira, un beau soir d’été, en regardant les étoiles, avec sa petite sœur. Parce que toi, au volant de ta voiture folle, tu as délibérément écrasé ces sœurs qui auraient pu être les tiennes, sectionnant leurs artères, brisant leurs os, réduisant leurs voix et leurs âmes au néant.
Et ton ami Juan, t’en souviens-tu ? Vous vous étiez rencontrés sur les bancs de la fac, ou peut-être dans un atelier de chaudronnerie, ou encore devant une agence pour l’emploi, à Perpignan, ou à Madrid, ou à Rome, est-ce si important ?
Juan, comme un frère pour toi. Tu te souviens encore de cette première soirée passée à regarder la Finale, vos cris, les bières partagées, parce qu’à cette époque tu n’étais pas le dernier à lever le coude, et puis votre virée en Andorre, et puis les vacances au camping vers Narbonne. Juan, toutes filles n’en avaient que pour lui mais tu n’étais pas jaloux, et vous pouviez parler des nuits entières, ou simplement rester là, au pied de la Cité, à fumer des pétards, à l’époque où tu en fumais encore, à moins que vous n’ayez partagé des manifs et des colloques…
Il était là, Juan, tu ne le savais pas, tu ne l’as même pas reconnu, de toutes façons cela fait des mois, des années que tu ne l’as plus vu, lui, ton presque frère, ton jumeau astral comme disait sa mère que tu aimais tant aussi, la douce Carmen, justement, elle se tenait devant ce petit magasin avec son fils que tu n’as pas reconnu car tout s’est passé si vite que quand tu l’as heurté de plein fouet et sa mère aussi, tu n’as rien vu, ni leurs visages soudain déformés par l’indicible douleur, ni leurs corps déchiquetés, tu as juste entendu le bruit épouvantablement sourd du choc et tu t’en es réjoui car tes nouveaux amis, les Barbus, t’avaient ordonné de faire le plus de dégâts possibles et tu as obtempéré, tu as donc aujourd’hui tué des mères qui auraient pu être ta mère, des enfants qui auraient pu être tes frères et sœurs et des jeunes qui auraient pu être tes amis, peut-être même Juan, ton ami, et moi je te demande comment tu en es arrivé là, ce qui s’est passé pour que le petit garçon tendre que tu étais, l’adolescent timide, le travailleur acharné, ou peut-être l’étudiant rêveur, ou encore le chômeur taciturne, mais sympa, serviable, toujours prêt à donner un coup de main, pour que ce fils, ce frère, cet ami devienne un assassin, un tueur en série, un tueur à gages à la solde des Mafieux de DAESH, et au-delà du fait qu’il est hors de question que nous cédions d’un pouce à l’asservissement de la terreur et que cette terreur devienne aussi douce qu’une habitude, j’exige de nos gouvernants qu’ils prennent la mesure des enjeux psychologiques de ces embrigadements, de ces détournements d’esprit qui font de nos jeunes des bêtes immondes.
Je ne sais pas où tu as oublié que ta mère t’avais aimé, jusqu’à trouver la force d’aller de sang-froid tuer des dizaines d’autres mères, je ne sais pas qui t’a ordonné de vouloir mettre ta sœur en cage et sous verre et sous voile et même, au-delà, d’oublier que tu avais aimé cette jeune fille jusqu’à aller en pleine conscience en écraser d’autres qui lui ressemblaient, je ne sais pas pourquoi tu as oublié que tu avais des amis qui comme toi riaient et buvaient de la bière en écoutant du rock pour t’imaginer aujourd’hui faire la justice en ce monde et assassinant tous ces jeunes qui innocemment s’amusaient sur les Ramblas, mais il me semble qu’il est urgent de renouer avec l’éducation, avec l’idée de la déradicalisation, car c’est possible, les Allemands et les Alliés nous l’ont prouvé après le nazisme, quand eux aussi ont réussi à transformer un peuple de délateurs zélés, de partisans illuminés et de racistes fous en une nation partenaire, respectueuse et engagée dans la défense des Droits de l’Homme et des valeurs de paix.
Je ne connais pas ton nom. Peut-être es-tu, ce soir, mort, comme l’assassin de ma ville rose, dont je n’écrirai même pas le nom, qui avait été tué après avoir abattu d’une balle dans la tête la petite Myriam, et les enfants du rabbin, et le rabbin, enfants qui là aussi auraient pu, qui sait, être ses petits frères, s’il avait vu le jour de l’autre côté du périf, sur l’autre berge de Garonne ou dans l’autre quartier de Jérusalem…Toutes ces vies croisées, celles des victimes et celles de leurs assassins, toutes ces explosions, tous ces hurlements, quand au départ il y a eu toujours la même histoire : celle d’une mère qui tendrement donne le jour et le sein à un enfant.
Une mère te pleure sans doute ce soir, toi, odieux meurtrier devenu enfant soldat de DAESH, toi qui as osé ôter tant de vies quand cette mère t’avait donné la lumière.
Je ne veux en aucune façon t’excuser, et je pense que si tu avais touché à un cheveu de ma famille je serais peut-être venue en personne t’arracher les yeux. Mais je souhaiterais que nos sociétés, en urgence, mettent en place des réflexions et surtout des actions efficaces de lutte contre la radicalisation.