Écrire. Parce que ça brûle et que les mots mangent les miasmes mortels. Parce que je me consume. Écrire. Pour hurler les insupportables injustices d’une vie entre chien et loup, pour appeler tous les soleils. Écrire. Pour respirer les lilas et les roses, parce que consommer ne suffit plus. Écouter la petite fille de sept ans qui déjà dans une rédaction voulait « son nom écrit en lettres d’or » Écouter l’adolescente rondelette qui savait qu’elle ne serait jamais starlette, mais que son esprit avait la grâce des vents. Écouter la jeune fille qui noircissait cahiers et carnets de poèmes et d’intimes. Faire taire les médisants et les jaloux, ceux qui ricanent en disant « tu fais encore tes poèmes ? » et ceux qui ne lisent jamais.
Écrire. Sentir les mots qui fusent dans mes veines comme autant de petits shoots, les modeler comme je respire, les coucher tous neufs sur le papier de soie de l’imaginaire. Les voir s’embouteiller pare choc contre pare choc sur le bitume de mes nuits, les regarder décoller ou décolérer, me prendre soi-même par la main. M’amener au parc Monceau des mémoires et manger des mots tagadas. Écrire. Exister. Survivre. Se sentir relié au vivant. Microcosme dans le macrocosme des auteurs. Relire Rilke, Desnos, Sophocle, jouer dans la cour des grands. La solitude n’existe plus, dès lors que les lettres ont pris forme dans un cerveau d’enfant. Je me souviens de cet immense chagrin : et comment ferai-je pour « tout » lire ? Le fait de ne jamais visiter la Patagonie ou les Maldives me tourmentait bien moins que l’idée de ces milliards de pages que je n’aurais jamais le temps de parcourir…
Écrire. Pour te parler. Pour vous parler. Pour les méridiens célaniens autour d’une terre murmurante et dialogique. Pour bousculer les idées reçues et pas pour recevoir des prix. Pour maculer les neiges et éblouir les nuits. Pour faire basculer dans le vide les parachutes dorés. Par devoir d’insolence. Par malice ou par fierté, par respect ou culpabilité. Écrire. Pour le poids des mots, le choc des idées, pour les mots tocsins et les caresses d’âmes. écrire. Te toucher dans le mille. Te bouleverser. Te traverser. Te tournebouler. Te secouer jusqu’à l’extrême. Pour t’inventer, te rencontrer, te trouver. Pour te parler.
Écrire. T’écrire. Oublier ceux qui m’accusaient de verbiage. De me répéter. D’oser communiquer par le bais des mots couchés en lieu et place d’une discussion franche. Relever la tête des mots. Leur apprendre à défiler comme sur un podium, entre insolence et grâce. Couper les franges, outrer les regards, charbonner les yeux, raccourcir les jupes. Mots de filles, mots de femme libre, créatrice, mannequin et cliente : j’écris et m’habille comme bon me chante. Mots de blonde, mots de bombe. Mes mots bombent le torse et s’affichent en talons aiguilles. T’écrire, te dire. Écrire les envies aussi, les désirs, les folies. Ecrire le feu, écrire par le feu. Et les frissons tentants.
Écrire. Partout. Sur des bouts de papier volés, sur la nappe des restaurants, griffonner, noircir, exploser. Sentir la brûlure de l’urgence quant l’idée naissante se présente dans la maïeutique du quotidien. Oser réclamer du papier au magasin de fleurs, et griffonner sur tout support possible. Les chéquiers se font Nobels en puissance, le plan de Paris devient Goncourt. Écrire encore à la main, pour le plaisir des volutes de l’encre et de la sensualité des lettres papiers. Envoler des majuscules gracieuses sur des enveloppes ensuite personnalisées. Et parfumer la lettre, bien sûr, en synesthésie malicieuse de femme amoureuse.
Écrire. Frapper aux portes du ciel. Détourner les avions du quotidien. Se faire chasseurs d’orages. Devenir le hacker de sa propre vie, pirater ses données pour ne jamais les formater. Souffler sur ses rêves jusqu’à tisonner l’impossible. Mots silex. Guerre du feu de l’imaginaire. Devenir tribu. La horde, c’est vous. Garder le feu, se faire caverne et découvreur de mythes. Écrire. Rassembler les possibles, croiser le fer contre la banalité. Devenir peuplade inconnue, terre vierge. Mots berceau de l’humanité. Écrire. Se faire parchemin, tablette, vélin. Devenir Table de la Loi, Torah, Coran. Mots buisson Ardent. Révélations.
Écrire. Etre l’historien des mondes et un monde en soi. Bâtisseur de cathédrales et patron de start up. Écrire le vent et les villes, les sables et le froid, écrire les pertes et les dons, le pardon et la grâce. Écrire pour trouver grâce à tes yeux. Écrire pour que tu me manges des yeux. Écrire qu’il n’est jamais trop tard. Pour faire fleurir le désert des Tartares. Écrire. Pour que tu me déshabilles du regard. Pour que tu me lises très tard. Écrire. Pour que tu devines mes lettres dans le noir. Pour que tu devines mes formes le long des soirs. Écrire. Pour que tu aies envie de me prendre la main. Pour que tu sentes soudain la roue du destin. Écrire. Pour que mes mots te soient caresses, pour que tu sentes mes tendresses. Pour que ma lune te soit soleil. Pour que mes étoiles deviennent arc-en-ciel.
http://www.poesie-sabine-aussenac.com/cv/portfolios/ich-liebe-dich Écrire. Pour apaiser mes creux au ventre. Pour te dédier l’inextinguible. Pour te faire sentir que je tremble. Écrire. Pour allumer tous nos possibles. Pour que la nuit nous soit complice. Pour te murmurer des serments, pour que tu m’embrasses dans le cou. Pour que tu deviennes fou. Écrire pour que tu me trouves belle. Pour devenir ciel et enfer de ta marelle. Pour te susurrer des images. Écrire pour trouver le passage. Écrire pour ne pas être sage. Écrire pour t’aimer, nous aimer, aimer. Écrire.
Prix d’encouragement : 6 textes ont été distingués par le jury pour leur intérêt et leur qualité d’écriture. Ils seront publiés par l’Harmattan dans le recueil 2019 « Il aurait suffi de presque rien» :
Texte 1 : Sabine AUSSENAC : Puella sum »
Paris,
an de grâce 1255
Bertille
leva les yeux, enchantée par le soleil du midi. Adossée au lourd portail, elle
prit une profonde inspiration. Après une matinée passée à manier le taillant
dans la pénombre du transept, elle eut soudain l’impression de se retrouver au
bord de l’océan, chez elle, toute grisée d’enthousiasme. Des mouettes
tournoyaient d’ailleurs non loin de l’immense chantier, poussant leurs cris
familiers qui se perdaient dans le vacarme de la foule assemblée sur le parvis.
Tout le petit peuple de Paris se croisait, se parlait, se regardait bruyamment
dans ce savant désordre de la Cour des Miracles, tandis que la cathédrale,
paisible vaisseau en partance pour l’éternité, s’élevait, année après année,
siècle après siècle…
Bertille
resserra les pans de sa chemise autour de sa poitrine, vérifiant que le bandage
était bien en place, et repensa avec émotion au calme qui régnait dans son
petit village breton… C’est là qu’elle avait appris à tailler le granit auprès
de Jehan, son père : elle le suivait en cachette, délégant la garde des
moutons à sa sœur, et observait, cachée dans les genêts, le moindre de ses
gestes. Un soir, alors qu’elle n’avait pas huit ans, elle revint dans leur
modeste maison battue par la grève nantie d’une roche polie, taillée et sculptée
d’un ange aux ailes joliment déployées ; Jehan comprit que si le ciel ne
leur avait donné ce fils qu’il espérait tant, c’était sans doute que Bertille suffirait
à le remplacer ; il lui avait tout appris, lui transmettant son fabuleux
savoir.
Lorsque
l’architecte Jean de Chelles avait appelé les plus grands artisans du royaume
afin de poursuivre la construction de Notre-Dame de Paris, Bertille n’avait pas
eu à insister beaucoup : en dépit des craintes de sa mère, elle coupa ses
longues tresses blondes à la diable et banda sa jeune poitrine en en étau si
serré que bien malin eût été celui qui aurait pu deviner qu’elle n’était point
un garçon… Au village, on raconta qu’elle était partie au couvent, et seul
Martin, le fils du forgeron, son promis de toujours, était au courant de ce
secret. C’est ainsi que la jeune fille secondait son père vaillamment, maniant
le burin et la gouge et marquant parfois la pierre de quelque signe lapidaire,
fière de lui apposer sa marque de tâcheron et de poser son empreinte féminine
dans l’Histoire, elle qui aurait eu normalement sa place auprès du foyer ou aux
champs… Chaque coup de maillet lui semblait faire sonner sa liberté à toute
volée.
Dans
la pénombre de la nef, lorsque résonnaient matines à travers les mille églises
de Paris, Bertille avait, le matin même, gravé l’inscription en latin que lui
avait apprise le jeune abbé qui parfois prenait les apprentis sous son aile,
leur montrant durant sa pause enluminures et phrases en latin dans son immense
bible … « Puella sum !» (« Je suis une fille ! »),
avait-elle patiemment gravé dans le cœur tendre de la pierre située juste à l’embrasure
de la montée vers la « forêt », la charpente si majestueusement entrelacée
par les habiles fustiers… Elle y avait ensuite enchâssé un deuxième éclat de
roche, scellant ainsi son secret. Seule Notre-Dame connaissait la vérité.
Son
père l’attendait dans la loge réservée aux tailleurs de pierre, c’est là qu’il œuvrait
depuis l’aube à la taille d’un énorme bloc destiné à consolider le pourtour de
la rosace qui serait bientôt achevée. Soudain, une main de fer saisit Bertille au
collet, tandis qu’un méchant murmure lui glissait à l’oreille de se taire. En
reconnaissant le regard cruel du chanoine, elle se sentit prise au piège, tenta
en vain de se débattre mais se retrouva très vite entravée dans l’une des allées
du transept. On l’avait percée à jour, lui dit le prêtre de sa voix doucereuse
et pleine de fiel, et le sort réservé aux pècheresses de son acabit serait terrible :
on la jugerait comme une sorcière, puisqu’elle avait bravé la loi des hommes et
celle de Dieu en se prétendant un homme. Au moment où la main avide du prélat
allait se saisir du sein blanc qu’il avait commencé à frôler, tel un fauve jouant
avec sa proie, en défaisant le bandage de Bertille, le lourd vantail s’abattit
avec fracas et Jehan entra dans la cathédrale déserte en hurlant qu’il fallait
lâcher sa fille. Lorsqu’il abattit son maillet sur la tête du démon déguisé en
prêtre, le soleil dardant les vitraux de la rosace enveloppa la pierre d’un
faisceau purpurin.
La
chevauchée à travers Brocéliande, les bras ouverts de Martin qui l’attendait au
village, les récits émerveillés de son père quand il rentra, des années plus
tard, pour raconter la beauté des tours et du jubé, et puis une vie de femme
simple, de la paille aux pourceaux, des langes de ses quinze enfançons aux
toilettes des morts : rien ne put jamais effacer de la mémoire de Bertille
le goût salé de la liberté et de la création… Il aurait suffi de presque rien
pour que son rêve s’accomplisse, et, si ce dernier s’était brisé en chemin, le « Puella
sum » en témoignerait néanmoins au fil des siècles : ainsi, dans la
famille Letailleur, la légende dirait qu’une jeune fille déguisée en homme avait
construit Notre-Dame, et que la preuve de cette incroyable imposture dormait
sous le vaisseau de pierre…
Paris,
15 avril 2019
Sarah
soulève délicatement le cadre et regarde la photo, comme elle le fait tous les
soirs lorsque sonnent les vêpres… Le petit appartement coquet de la rue du Cloître-Notre-Dame
est baigné de la belle lumière annonçant le crépuscule, et Sarah se souvient de
cette dernière messe, après laquelle elle avait renoncé à ses vœux. Jamais elle
n’avait regretté ce choix et elle sourit en regardant son Simon, si beau
sur leur photo de mariage, à peine moins décharné que lorsqu’elle l’avait aimé
au premier regard au Lutétia, mais resplendissant de joie : il avait fait
partie des rares rescapés d’Auschwitz et, ayant survécu par miracle, s’était
juré d’être heureux. La petite moniale bretonne avait définitivement quitté son
passé et embrassé la foi juive avant de seconder Simon dans leur atelier du
Sentier, à quelques encablures de Notre-Dame… C’est sur le parvis qu’ils
avaient échangé leur premier et chaste baiser ; plus tard, Simon avait insisté
pour que leurs futurs enfants se nomment « Letailleur » et pas « Zylberstein » :
« On ne sait jamais », disait-il, pensif…
Soudain, une odeur âcre de brûlé saisit Sarah à la gorge. Au même moment, une immense clameur s’élève depuis la rue. Inquiète, la vieille dame écarte les voilages avant d’ouvrir précipitamment sa fenêtre : elle porte une main à son visage et blêmit, se cramponnant à la croisée. Ce qu’elle découvre à quelques mètres de son bel immeuble haussmannien est inimaginable, insupportable : Notre-Dame est en feu. D’immenses flammes lèchent l’horizon obscurci par un panache de fumée orangée, et Sarah manque défaillir en constatant que l’incendie semble d’une violence extrême. Son portable vibre, elle découvre le texto de son petit-fils, Roméo, laconique : « Je pars au feu. Je t’aime, mammig ! », puis elle reçoit un appel de son fils Jean qui devait venir manger et qui lui annonce, totalement paniqué, qu’il arrivera plus tôt que prévu : il s’inquiète, lui conseillant de fermer ses fenêtres. Sarah s’exécute, épouvantée par le spectacle dantesque qui se joue sous les yeux de centaines de badauds, et se dirige vers la chambre de Roméo pour fermer ses persiennes.
Voilà
un mois que le jeune homme, désespéré, s’est réfugié chez sa grand-mère, ne
supportant plus les disputes quotidiennes avec son père. Ce dernier l’avait
élevé seul, son épouse étant morte en couches, et avait essayé de lui
transmettre à la fois le goût de l’aventure de leurs ancêtres bretons et la solidité
et l’histoire de leur lignée juive ; mais au fil des années, un fossé
infranchissable s’était élevé entre un père de plus en plus rigoriste, ancré
dans des certitudes et des bien-pensances et un fils de plus en plus enclin à
la fronde et aux extrémismes… Jean, médiéviste passionné, professeur à la
Sorbonne, ne vit que pour la quête exaltée de cette pierre gravée par une
mystérieuse ancêtre dont il se raconte qu’elle aurait construit Notre-Dame. Il
a embrassé la foi catholique et sa propre mère le traite parfois de « grenouille
de bénitier », se moquant de ses engagements radicaux et de ses « manifs
pour tous »… C’est bien là que le bât blesse entre les deux Letailleur, le
père réprouvant les fréquentations du fils qui passe beaucoup de temps à écumer
les bars du Marais…
Car
Roméo, d’après Jean, a d’étranges relations : infatigable chantre des
droits LGBT, athée, il milite à l’extrême-gauche et ne supporte plus les
regards obliques de son père envers ses amis. Pompier de Paris, il commence aussi
à souffrir au sein de sa caserne, subissant quolibets et railleries… Il n’a
parlé à personne de son projet, se contentant de noircir les pages d’un journal
qu’il a caché dans le bureau de la chambre où il s’est réfugié, chez sa grand-mère.
Qu’il est difficile de faire partager à ses proches ce que l’on ressent lorsque
l’on ne se comprend pas soi-même, lorsque depuis l’enfance on est tiraillé non
seulement entre deux religions, deux appartenances, mais aussi entre deux sexes…
Certes, le jeune homme trouve du réconfort auprès d’associations, mais il ne
sait pas s’il aura réellement le courage d’aller au bout de son envie de transformation.
Et pourtant il en est comme consumé de l’intérieur, brûlant de devenir « une »
autre . Il a même choisi un prénom : Roméo deviendra Juliette.
Jean,
sa sacoche sous le bras, était justement en train de remonter le boulevard
Montebello, flânant au gré des stands de bouquinistes, lorsqu’il a aperçu l’impensable.
Son église, son pilier, sa clé de voûte, l’alpha et l’oméga de sa vie est en
feu ! Éperdu, il pousse un cri d’horreur, à l’instar des passants qui,
ébahis, ne peuvent détacher leurs regards du brasier. Jean, courant presque
vers l’appartement de sa mère, se souvient de cette autre course effrénée,
lorsqu’il avait joué à cache-cache avec les CRS des heures durant, à l’époque où
il était encore de gauche et écumait le Boul’Mich au gré des manifs… Il n’avait
dû son salut qu’à la gouaille fraternelle du Cardinal Marty, admonestant les
policiers de son accent rocailleux après avoir abrité les jeunes manifestants
dans la sacristie… « Eh bé ma caniche, c’était moins une, vous avez failli
finir dans le panier à salade ! », leur répétait-il, jovial, après le
départ des CRS. Passant devant un groupe de jeunes gens agenouillés au pied de
la Fontaine Saint-Michel, qui, en larmes, chantent des cantiques à Marie, Jean
implore intérieurement l’intercession de son cher Cardinal, lui demandant de
sauver leur cathédrale…
Partout,
on s’agite, les hommes semblent des fourmis désorientées grouillant en tous
sens après un coup de pied dans leur fourmilière. Paris brûle-t-il à
nouveau ? Car quand Notre-Dame se consume, c’est Paris tout entier, c’est
la France même qui sont touchés : Jean croise des regards épouvantés, des
visages défaits, des sanglots inconsolables ; il assiste au ballet des
hommes du feu, songeant soudain à son fils, l’espérant assis dans l’appartement
douillet de Sarah, n’osant imaginer son Roméo aux prises avec cet enfer ; on
se bouscule, on hurle, on s’enlace, on détourne le regard avant de revenir,
comme aimanté par la terreur, le déposer comme une colombe impuissante sur le
toit embrasé de Notre-Dame qui semble n’être plus que flammes, tandis que de
fragiles marionnettes que l’on devine désemparées tentent d’arroser le brasier…
Jean
arrive enfin, à bout de souffle, sur le palier de sa mère qui lui ouvre en lui
jetant un regard éploré et lui murmure d’une voix tremblante que Roméo est au
feu. Il s’effondre sur le vieux fauteuil de son père avant de remarquer deux silhouettes
familières qui se détachent dans l’embrasure de la fenêtre : Fatima, l’amie
de toujours, l’ancienne couturière de l’atelier, et Roger, son époux, viennent
d’arriver de La Courneuve pour soutenir Sarah. Jean se relève pour les embrasser
et les remercier de leur présence, puis ils se tiennent là, silencieux, face à
ce ciel de Paris qui embrase le crépuscule. Et c’est un seul et unique cri que
poussent, à 19 h 45, Sarah, l’ancienne moniale convertie au judaïsme, Fatima, la
musulmane voilée, Roger, le communiste pratiquant et athée et Jean, le fervent catholique,
en voyant tomber la flèche terrassée. Et c’est une seule et même prière que
murmurent les lèvres de ceux qui croient au ciel et de celui qui n’y croit pas,
afin que survive la mémoire des pierres : en un seul élan consolatum, kaddish,
salâtu-l-janâza et foi en l’Homme s’élèvent en miroir des opaques fumées et des
télévisions, pleureuses de cette chorégie internationale, puisque le monde entier
est venu
au chevet de « Sa » Dame. Jean, terrassé par l’inquiétude, se détourne
alors pour se réfugier dans la chambre de Roméo.
C’est
là qu’il s’empare d’un cahier posé sur le bureau. D’une belle écriture ronde,
son fils a calligraphié sur la couverture deux mots précédés d’une enluminure :
« Puella sum »… Et Jean, la gorge
serrée, commence à découvrir son fils…
Roméo
a la gorge tellement nouée qu’il peine à respirer. L’incendie ne semble plus du
tout maîtrisable, et les pompiers, débordés, se battent contre des moulins,
affrontant des colonnes de flammes, évitant la lave du plomb fondu, regardant,
horrifiés, la légende des siècles s’évanouir en fumée. « Il faut sauver
les tours ! », a hurlé le capitaine en encourageant ses hommes qui
ressemblent à des Lilliputiens aux prises avec un dragon, et personne, en cette
nuit apocalyptique, ne pense à se moquer des longs cheveux de Roméo et de son
allure féline. Vers minuit, il est même le héros de la soirée, puisque c’est
lui qui vient de prêter main forte à l’abbé Fournier, l’aumônier des pompiers
de Paris, l’aidant à arroser le foyer et sauvant ainsi in extrémis de
précieuses reliques et certains trésors de la cathédrale. Toute une rangée de
camarades a applaudi Roméo lorsqu’il est sorti, chancelant, portant la Sainte
Couronne, et lui, l’anarchiste, le bouffeur de curé toujours prêt à en découdre
avec son père, s’est surpris à pleurer à chaudes larmes sous son casque… Mais à
peine les reliques mises à l’abri, il est retourné au feu, qui, loin d’être
circonscrit, menace à présent la nef et le transept…
C’est
étrange. Plus le feu gagne du terrain, dévorant la charpente malgré le poids
des siècles, insatiable contempteur du Beau, plus Roméo reprend confiance en
lui et en la vie, lui qui, hier encore, ne savait s’il trouverait le courage de
sa transition ou s’il devait se jeter dans la Seine depuis le Pont Mirabeau… Ce
combat qu’il mène depuis des années envers lui-même et contre la société a en effet
pâle allure face à ce duel titanesque entre les Hommes et les éléments :
oui, Roméo veut devenir une fille, mais cette nuit n’est plus celle des
destinées particulières, elle est celle du fatum qui broie et élève les êtres,
celle de l’ultime lutte contre le démon du Mal, et les hommes sont bien peu de
choses face à la puissance maléfique de ce feu carnassier, outrageant la
Chanson du Royaume de France devenu République… Le jeune homme se sent plus que
jamais dépositaire d’une puissance du Bien, et prêt à tous les sacrifices, bien
décidé à « sauver ou périr »… Et, tenant sa lance comme Saint-Michel
tenait son glaive face au dragon, actionnant l’eau lustrale et salvatrice comme
Saint-Pierre faisant résonner ses clés, se promettant que son nouveau corps deviendrait
le temple de son âme comme le demandait Saint-Augustin, Roméo ne sauve pas
seulement Notre-Dame, mais toutes les Lumières du pays de France et toutes les prières
venues s’y réfugier au fil des millénaires.
Vers
quatre heures du matin, le feu ayant grandement diminué d’intensité, Roméo s’approche
de la Rosace auréolée de l’or des dernières flammes, découvrant à l’abri d’une voussure
une pierre descellée sous l’effet de la chaleur ; intrigué, il se penche
vers la roche roussie et déchiffre, incrédule, la légende de la famille
Letailleur : « Puella sum » C’est bien ce qui a été gravé d’une
main ferme et habile sur la surface lapidaire par cette ancêtre dont le
souvenir a perduré, de génération en génération, narrant la mémoire des
simples, des humbles, des petites gens qui ont fait toute la trame de la Grande
Histoire, et rappelant surtout le courage et l’audace de cette femme ayant bravé
les conventions. Bouleversé, Roméo enlève
son casque malgré le danger et attrape le téléphone au fond de sa combinaison.
Il photographie la pierre avant de retourner vers son combat, espérant que cet
endroit serait préservé et loué à sa juste valeur.
C’est seulement vers dix heures que le jeune homme rentrera chez sa grand-mère, épuisé, mais heureux. Il aurait suffi de presque rien, titreront les médias, pour que Notre-Dame périsse entièrement, et, sans la vaillance et le combat des soldats du feu, la cathédrale aurait pu connaître une fin terrible. Roméo sourira à la capitale hébétée, il sourira à la Seine, langoureuse et apaisée après tous ces fracas nocturnes, il sourira aux passants étonnés de voir un jeune homme au visage maculé de suie semblant pourtant auréolé par la grâce, il sourira en entendant les sons familiers du petit matin parisien, toute cette vie revenue malgré le drame, car Paris et la France toujours se relèvent, outragés, brisés, martyrisés, mais libérés ! Il sonnera chez Sarah, les bras chargés de croissants, pour faire un pied de nez à la nuit blanche et à la mort noire, et en montrant, des larmes d’émotion dans les yeux, la photo de l’inscription à son père qui lui ouvrira la porte, il entendra la voix douce de Jean l’accueillir avec une infinie tendresse :
Bonjour, ma Juliette ! Puella es !
*
Le
cri de joie poussé par Jean en voyant la pierre gravée résonnera dans toute l’Île
de la Cité et même jusqu’au sourire de Bertille, sa chère ancêtre…
Et
Sarah, époussetant sa photo de mariage quelque peu noircie par les scories, reposant
le journal de son petit-fils sur son bureau, regardera le soleil se lever sur
Notre-Dame presque déjà ressuscitée.
Il fait un
beau soleil d’automne, les asters fleurissent tendrement.
Nous sommes
le deux, et mon compte est déjà à découvert, comme toujours depuis trois ans. Avez-vous
déjà goûté à un colis de la Banque Alimentaire ?
Mes enfants
m’ont demandé pourquoi il était écrit « Interdit à la vente », sur
ces drôles de boîtes qui ressemblent à des raviolis pour chiens….
Déjà, il faut
démarcher l’assistante sociale du Rectorat…Elle n’est pas débordée, a plutôt
l’air de bailler aux corneilles dans son joli bureau placardé d’affiches
vantant les méfaits du tabac. Poliment, elle daigne me taper un courrier à
destination de l’épicerie sociale, et j’ai l’impression d’être Gérard Jugnot
dans « Une époque formidable », c’est assez grisant. Un peu comme si
j’allais passer à la télé pour la soirée des Enfoirés, sauf que je ne fais pas partie des bénévoles, mais des
nécessiteux, ce qui est tout de même assez paradoxal avec un salaire
d’enseignante…
Mon
appartement se vide peu à peu des biens nécessaires, mais pas obligatoires…Le
lave vaisselle est parti discrètement, tout comme le piano, ou encore les vieux
vinyles de Dylan ou de Bécaud. Je garde sous le manteau, pour les jours de
vraie disette, un trente trois tours des Chœurs de l’Armée Rouge et un
quarante-cinq tours de Bill Haley et ses « Comètes »! Ils nous feront
au moins un panier du Lidl…Surtout, ne pas dire à mes parents que ces reliques
vont être vendues…
Pour mon
bureau en chêne blond, récupéré dans les locaux de la CGT de la SNCF où
travaillait mon premier mari, lorsque j’avais vingt ans, et qui, après des
générations de fonctionnaires puis de révolutionnaires zélés, a vu passer
toutes mes dissertations sur les Affinités
Electives ou sur Bismarck, j’hésite…Le vendre serait un véritable crève
cœur, car il est comme l’extension de mon âme, comme un fidèle compagnon
d’infortune…
Ce matin, une
jeune fille a découvert mon annonce placardée à la fac, et va venir fouiller
dans ce que j’ai décrit comme « Les Puces au chaud » et « Une Bibliothèque
de rêve ».
Je n’ai
jamais classé mes livres, hormis quelques rayons spécifiques, comme les
« beaux livres » ou les médecines douces. Depuis toujours, Hugo
voisine avec Charlotte Link, Agatha Christie avec Platon, et, miracle de la
mémoire visuelle, je suis capable de retrouver mes « petits » en cinq
minutes, connaissant le recoin où se cachent Werther et Raskolnikov, ou encore
les endroits où j’ai glissé photos, notes d’agreg, mots doux…
On sonne.
Elle s’appelle Anna, est étudiante en Lettres Modernes, et elle est d’emblée
émerveillée par l’abondance, le fouillis, le rangement à la diable, les vieux
policiers qui épaulent les classiques et cette ambiance « quais de
Seine »….
Soudain, elle
le prend.
« Mon »
Rimbaud. Mon recueil nrf de « Poésie/Gallimard », celui qui me suit
depuis la Première quand, avec Marie-Claude, nous déclamions Ophélie sur les pelouses du lycée…
« -et
l’infini terrible effara ton œil bleu ! »
Petite fille,
j’ai vécu cinq ans à Charleville-Mézières, et l’un de mes premiers souvenirs,
c’est ce petit pont qui mène au Musée Rimbaud, ce sont les arcades de la Place
Ducale : atavisme, gémellité artistique ? Je me suis toujours senti
une étrange sororité avec l’éphèbe rebelle.
Anna sourit,
me demande si « je l’ai lu » …Les gens qui viennent à la maison
demandent d’ailleurs souvent si « je les ai tous lus »…! Question étrange, si déplacée, incongrue,
illicite, ridicule, que je ne peux qu’y répondre gentiment, en éludant la
vérité…On ne va pas monter un Café Philo juste pour cette question, mais elle
est pourtant extrêmement symptomatique du respect et de la crainte que la
plupart des gens ont devant les livres et devant ceux qui les fréquentent…Non,
justement, je n’ai pas « tout » lu, et c’est une de mes premières
questions existentielles que je me posais, enfant…Comment trouver ce
temps ?
Oui, Anna,
j’ai lu Rimbaud. Non pas une fois, mais des centaines, des milliers de fois.
J’en connais chaque vers, chaque parcelle d’émotion. C’est grâce à lui, à ses
mots, que j’ai aimé la poésie, que j’ai compris que jamais je ne tenterais de
transformer le monde, mais plutôt que je changerais la vie, ma vie…Portée par
les couleurs et les illuminations d’Arthur, j’ai descendu des fleuves
impassibles et embrassé des centaines d’aubes d’été. Ses voyelles m’ont aidé à
comprendre les méridiens célaniens et les méandres proustiens, son portrait
d’adolescent rageur et rêveur est toujours posé sur mon bureau, fragile icône
qui m’aidé à traverser tant de saisons en enfer.
Voici venir
le temps des assassins. Oh, ce n’est pas « Le choix de Sophie », il
n’y a pas mort d’homme, mais juste cette reculade, cette petite prostitution.
Vendre « mon » Rimbaud, ce serait véritablement vendre mon âme au
diable, renoncer à ma dignité.
Je redresse
la tête et, doucement, je lui reprends le livre, tout tâché, tout corné, plein
de sable, de rêves, d’amour. Il ne partira pas, il restera auprès de nous quand
les huissiers viendront saisir l’ordinateur et la télé, il me suivra encore
dans le HLM où je vais sans doute devoir aller m’installer, moi qui rêvais
d’une grande maison au milieu des tournesols, d’une véranda gorgée de soleil et
ivre de passions, où j’aurais écrit mes romans fleuves…Il sera parmi mes
derniers fidèles, avec mon exemplaire de l’Idiot
présentant Gérard Philipe en couverture, avec mon Journal d’Anne Franck quadrillé de bleu et la méthode Boscher de
mon père…
Celui
là n’est pas à vendre.
Elle est retrouvée !
-Quoi ?- l’Eternité
***
Ce petit texte a été écrit dans ces années où, entre divorce international et surendettement, j’ai goûté aux joies des « classes moyennes surendettées »…