Le Principal porte un costume…#SamuelPaty #école #attentat #laïcité #jesuisprof

J’ai écrit ce texte en 2008. Je le retrouve en remettant en ligne mon ouvrage « #jesuislalaïcité« , que j’avais publié il y a quelques années. Les larmes me montent aux yeux en le lisant. En pensant à Samuel Paty, notre brillant collègue, mon frère, notre frère.

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Le chef d’établissement et son adjoint, toujours tirés à quatre épingles, veillent au grain tels des capitaines de frégate. Le Principal porte un costume et semble toujours prêt à recevoir quelque délégation ministérielle.

Au fronton du collège, les mots « Liberté, égalité, fraternité », et ce drapeau qui vole au vent mauvais.

Un îlot. Notre collège est un îlot de résistance.

Mais nous ne sommes pas en terre inconnue, non, ni en terre ennemie. Non, nous sommes en France, juste en France.

La France qui, dans cette cité, comme dans des milliers d’autres, a la couleur des ailleurs. Ce sont ces serviettes de toilette qui sèchent à même le trottoir, sur l’étendoir, devant l’échoppe du petit coiffeur-barbier.

Ce sont ces femmes voilées, en majorité dans la cité, et parfois même entièrement voilées, malgré l’interdiction républicaine, qui se promènent, entre cabas et poussette, depuis le ED jusque chez le boucher hallal. La boulangerie aussi est hallal ; et puis la cantine du collège, aussi.

Ce sont les tours immenses, et les trottoirs salis. Et ces hommes, tous ces hommes désœuvrés, assis aux terrasses des cafés, ou faisant mine de conspirer avant quelque mauvais coup devant la station de métro. C’est que nous avons eu deux meurtres en deux semaines, dans le quartier…

Si l’on marche dans les rues, les seuls signes d’appartenance à la France sont les sigles des bâtiments administratifs : CAF, ASSEDIC… Pour tout le reste, on pourrait se croire à Tunis, Alger ou Marrakech. Pas de Monoprix ou de Zara, ici, seuls quelques magasins de décorations du Maghreb…

Les boutiques aussi sont tournées vers La Mecque.

Seule la pharmacie, courageuse en ces temps de l’Avent, a osé un sursaut de fierté chrétienne, disposant deux petits sapins sur le trottoir.

Au collège, pourtant, la République veille : la technique et les moyens mis en œuvre par l’Etat sont partout ; ordinateurs et rétroprojecteurs dans chaque salle, CDI flambant neuf… Les partenariats sont innombrables, les « dispositifs » bien rodés, bref, on a l’impression, plus que jamais, d’être au cœur de cette « école de la République », celle qui se bat pour ses enfants. Certains enseignants sont là depuis plusieurs années, en poste, heureux et motivés. Allant de « projet » en « parcours découverte 

Mais au collège, il y a aussi ce mégaphone utilisé pour appeler les élèves ; car la cour ressemble davantage à une jungle qu’à un couloir de Janson de Sailly… Et les traits tirés des assistants d’éducation ; et l’épuisement de quelques collègues. Car l’insularité a ses limites…

La réunion de parents, par exemple, où les dits parents ne viennent voir que le professeur principal, puisqu’ils doivent entrer en possession des bulletins en main propre. –bon, parfois, si, ils se déplacent, enfin les papas, mais là, c’est juste pour incendier une collègue, entre quatre yeux, et de façon extrêmement violente…

Les enfants, eux, dont certains sont brillants et motivés, débordent d’énergie. Une heure de cours en ZEP ne ressemble en rien à une heure de cours classique, puisqu’il s’agit aussi bien de transmettre du pédagogique que de l’éducatif…En troisième, encore et encore, leur dire qu’on ne se lève pas en cours…Et puis expliquer encore et toujours qu’on n’élève pas la voix, qu’on ne parle pas arabe en classe, qu’on ne s’insulte pas…

Certains m’ont fait une petite rédaction, sur leur vision de leur avenir. C’était édifiant, touchant, mais aussi très inquiétant.

Car si tous s’imaginaient riches, et exerçant un « bon métier », tous, aussi, comptaient épouser une femme « musulmane » (« elle portera le voile si elle le souhaite »), et, surtout, donner des prénoms arabes à leurs enfants.

Et c’est bien ce petit détail-là qui, plus que les voitures brûlées, plus que le port du voile intégral dans le métro, plus que le désœuvrement et la violence, m’interpelle : si, au bout d’une ou deux générations, les enfants des « quartiers », pourtant « français » à 90%, continuent à imaginer donner des prénoms arabes à leurs propres enfants, l’intégration ne se fera jamais. JAMAIS.

Et ce en dépit des énormes moyens que l’Etat investit dans l’éducatif ; et ce en dépit du « modèle républicain »… Et ce n’est pas tant lié à ce sentiment d’exclusion de nos élèves- la plupart d’entre eux ne se rendent jamais en centre-ville, vivant en vase clos dans le hors monde de la cité…- qu’à cette dérive protectionniste et communautariste dont ces enfants font preuve, dès leur plus jeune âge : leur pays, c’est… le « bled » ! Pourtant, certains viennent de décrocher des stages dans de prestigieuses entreprises de la région toulousaine, et rêvent de devenir PDG un jour. Mais on a l’impression toujours que leurs valeurs demeureront celles d’une autre culture, et d’un autre âge, quant à leur vision de traiter les femmes, par exemple…

Alors quand je pousse la grille de mon petit collège de ZEP, et que je vois cette devise républicaine en orner timidement le fronton, et toutes ces équipes pédagogiques et administratives motivées, mais épuisées, je me demande quelles solutions nous pourrions mettre en œuvre pour que Marine Le Pen n’ait PAS raison.

Comment, oui, comment arriver à une dynamique réelle d’intégration ? Comment arriver à transmettre ce creuset républicain à ces générations d’élèves n’ayant de la vie et du monde qu’une vision tronquée, muselée par leurs communautarismes ? Comment revitaliser ces cités où la France n’est plus représentée que par ses administrations ? Comment y faire régner non pas seulement l’ordre, mais la paix, et, surtout, la joie ?

Il me semble que ce que nous faisons et transmettons ne suffit pas, et que nous lâchons trop de lest. Certes, la loi sur la laïcité existe, mais elle n’est pas respectée, puisque de plus en plus de cantines sont hallal d’office. Certes, la loi sur l’interdiction du port de la burqa existe, mais elle est loin de faire la part des choses et de régler le problème des fillettes voilées de plus en plus jeunes.

J’ai peur que peu à peu, notre pays ne se clive et ne se détourne des processus d’intégration qui ont fait sa grandeur et sa force, j’ai peur que les métissages ne se fassent que dans un sens.

Je souhaiterais que soient mises en place de véritables heures d’éducation civique spécialement orientées vers l’idéal d’intégration et vers la place des femmes ; je souhaiterais que des commerces « non hallal » soient à nouveau implantés dans les cités, de grandes enseignes, des magasins de chaussures, de vêtements-et pas seulement des échoppes de babouches et de robes à paillettes-, des franchises « classiques », et aussi des magasins d’alimentation « lambda » ; je souhaiterais que des librairies non religieuses ouvrent dans nos cités, et des magasins de musique, et des salles de sport…Et des centres d’épilation, et des parfumeries, et des magasins de lingerie…Et des magasins de jouets, et des salons de thé sans menthe !

Je souhaiterais que la vie vienne vers la cité, puisque la cité ne vient plus vers la vie, hormis pour faire des « descentes »en ville, dont on sait qu’elles sont parfois liées à des dérives, à des vols en bande organisée, à des exactions de casseurs…

Ce qui nous manque, c’est une normalité intégrative, c’est un désir réciproque de partage. Quand j’ai dit, par exemple, que j’allais parler de Noël en cours, puisque Noël est la plus grande fête allemande et un moment fort de la culture germanique, « ils » m’ont tous rétorqué qu’ils ne fêtaient pas Noël, que c’était une fête chrétienne, etc. Mais nous avons malgré tout ouvert les fenêtres et mangé les chocolats du petit calendrier de l’Avent, et fait quelques activités. Et si j’en avais eu le temps et les moyens, j’aurais aimé les emmener voir un marché de Noël en Allemagne…

Je remarque chaque jour que mes élèves vivent dans un nomansland culturel, malgré le Centre Culturel du quartier, et malgré l’énergie remarquable dont font preuve les équipes administratives et pédagogiques du collège… Que soit au niveau des partages économiques ou intellectuels, ces enfants et ados sont dans une zone de non droit, dans un endroit où les échanges de base ne se font plus.

Et c’est à la République de se donner les moyens de changer cela, avant qu’il ne soit trop tard, avant que les camps ne se forment de façon définitive, avant que le FN ne prenne peut-être un jour le pouvoir, avant que les « Frères Musulmans » ne remplacent peu à peu sécu, ASSEDIC, école et loisirs…

Je ne veux pas que mon pays renonce à l’idéal des Lumières : éduquer, enrichir, élever les esprits.

Liberté de pensée, égalité entre les femmes et les hommes, fraternité entre nos cultures : agissons !

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Ce texte a donc été écrit il y a plusieurs années et était paru dans « Le Post », ancêtre du Huffington Post, bien avant les attentats…

Quelques années plus tard, en 2012, j’avais à nouveau été en poste dans ces quartiers, au moment de l’affaire Merah… Car Samuel Paty n’a pas été, hélas, le premier professeur assassiné par un islamiste…

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/myriam_1_b_1371928.html

Aujourd’hui je pense à ces collégiens victimes de leur naïveté et/ou de leur bêtise fomentée par le salafisme qui gangrène notre démocratie, et je pleure aussi sur cette situation inacceptable… Sur notre école qui n’a pas su prévenir l’horreur, faire corps défendant autour d’un collègue mis à mal par une fatwa. Et j’ai une pensée émue pour mes collégiens de l’époque, pour la brillance intellectuelle de certains, pour les garçons qui m’ouvraient la porte en disant « Ich bin ein Berliner », pour le petit mot de fin d’année où ils avaient écrit « Ich liebe dich ». Je les espère loin, loin de ces mouvances, et je souhaite que nous puissions, ensemble, faire front, nous relever, agir et apaiser.

Pour que « Monsieur Paty » ne soit pas mort mutilé, égorgé et décapité pour « rien ».

Et quelques liens vers les innombrables textes écrits après les attentats…

https://sabineaussenac.blog/tag/attentats/

Je suis Pays de France, et je me tiens debout

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis la passerelle

entre peuples lointains,

un creuset des sourires,

un infini destin.

Je suis le garde-fou

contre l’intolérance,

ce grand phare qui brille,

un flambeau qui jaillit.

Je suis la vie qui danse

en immense rivière

de nos espoirs dressés.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis l’enfant qui joue

à ses mille marelles,

regardant ces ballons

aux éclats d’arc-en-ciel.

Je suis l’aïeul qui tremble,

son regard ne faiblit

quand mémoire caresse

les fiertés de sa vie.

Je suis femme au beau ventre

palpitant d’espérance.

Tout enfant en son sein

sera nommé Français,

elle est la Marianne,

et elle nous tient la main.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Tu as voulu salir

tous nos siècles de lutte,

croyant que de tes fers

tu ôterais le jour.

Tu as en vrai barbare

conspué l’innocence,

éventrant d’un seul geste

une nation de paix.

Mais nulle arme ne peut

gommer nos insolences,

nul canon ne saurait effacer

ces couleurs, ces dessins magnifiques,

ces libertés qui dansent,

et nul boucher ne fera de nos cœurs

des agneaux.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Tu es ce porc ignoble qui

attend les cent vierges

en violant tant de femmes

dont tu voiles les corps.

Tu es coupeur de têtes,

tu es sabre levé, tu es balle qui tue,

mais tu ne comprends pas

que tout ce sang versé ne devient que lumière.

Tu attends paradis

mais iras en enfer,

car ton Dieu punira toute ta route impie.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis le poing levé,

quand de douleur intense

d’un pays tout entier le cœur

s’est arrêté.

Je suis la place immense,

un vaisseau de courage,

un grand galion qui vole,

en espoir rassemblé.

Je suis la dignité, le partage et l’audace,

je suis mille crayons

qui dessinent soleils,

je suis cette ironie au devoir d’insolence,

je suis million de pages,

et le feutre qui offre

ces immenses fous-rires,

je suis l’impertinence,

comme une encre jetée

pour amarrer demain.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Dédié à Cabu, Wolinski, Charb, Frédéric, Ahmed, Franck, Elsa, Michel, Bernard, Honoré, Tignous, Moustapha, Clarissa, et aux victimes dont j’entends parler à l’heure où j’écris ce texte, dans l’épicerie casher…

(Poème paru dans mon blog du Monde après les attentats de janvier 2015.)

Comme autant d’arcs-en-ciel #fraternité #paix #vivreensemble #femmes

Comme autant d’arcs-en-ciel

 

Quelques ombres déjà passent, furtives, derrière les persiennes. L’air est chargé du parfum des tilleuls, les oiseaux font du parc Monceau l’antichambre du paradis ; l’aube va poindre et ils la colorent de mille chants…

Devant moi, sur le lit, la boîte cabossée déborde ; depuis minuit, fébrile, je m’y promène pour m’y ancrer avant mon envol… Je parcours tendrement les pages jaunies, je croise les regards malicieux et dignes, j’entends les voix chères qui se sont tues depuis si longtemps…

Je me souviens.

Des sourires moqueurs de mes camarades quand j’arrivais en classe, vêtue de tenues démodées, parfois un peu reprisées, mais toujours propres.

Des repas à la cantine, quand tous les élèves, en ces années où l’on ne parlait pas encore de laïcité et d’autres cultures, se moquaient de moi parce que je ne mangeais pas le jambon ou les rôtis de porc.

Je me souviens.

Des sombres coursives de notre HLM avec vue sur « la plage ». C’est ainsi que maman, toujours si drôle, avait surnommé le parking dont des voitures elle faisait des navires et où les trois arbres jaunis devenaient des parasols. Au loin, le lac de la Reynerie miroitait comme la mer brillante de notre Alger natale. Maman chantait toujours, et papa souriait.

Je me souviens.

De ces années où il rentrait fourbu des chantiers à l’autre bout de la France, après des mois d’absence, le dos cassé et les mains calleuses. J’entendais les mots « foyer », et les mots « solitude », et parfois il revenait avec quelques surprises de ces villes lointaines où les contremaîtres aboyaient et où la grue dominait des rangées d’immeubles hideux que papa devait construire. Un soir, alors que son sac bleu, celui que nous rapportions depuis le bateau qui nous ramenait au pays, débordait de linge sale et de nuits tristes, il en tira, triomphant, un bon morceau de Saint-Nectaire et une petite cloche que les Auvergnats mettent au cou des belles Laitières : il venait de passer plusieurs semaines au foyer Sonacotra de Clermont-Ferrand la noire, pour construire la « Muraille de Chine », une grande barre d’immeubles qui dominerait les Volcans. Nous dégustâmes le fromage en rêvant à ces paysages devinés depuis la Micheline qui l’avait ramené vers la ville rose, et le lendemain, quand j’osais apporter la petite cloche à l’école, toute fière de mon cadeau, les autres me l’arrachèrent en me traitant de « grosse vache ».

Je me souviens.

De maman qui rentrait le soir avec le 148, bien avant que le métro ne traverse Garonne. Elle ployait sous le joug des toilettes qu’elle avait récurées au Florida, le beau café sous les arcades, et puis chaque matin elle se levait aux aurores pour aller faire d’autres ménages dans des bureaux, loin du centre-ville, avant de revenir, alors que son corps entier quémandait du repos, pour nettoyer de fond en comble notre modeste appartement et nous préparer des tajines aux parfums de soleil. Jamais elle n’a manqué une réunion de parents d’élèves. Elle arrivait, élégante dans ses tailleurs sombres, le visage poudré, rayonnante et douce comme les autres mamans, qui rarement la saluaient. Pourtant, seul son teint un peu bronzé et sa chevelure d’ébène racontaient aux autres que ses ancêtres n’étaient pas des Gaulois, mais de fiers berbères dont elle avait hérité l’azur de ses yeux tendres. En ces années, le voile n’était que rarement porté par les femmes des futurs « quartiers », elles arboraient fièrement le henné flamboyant de leurs ancêtres et de beaux visages fardés.

Je me souviens.

Du collège et de mes professeurs étonnés quand je récitais les fables et résolvais des équations, toujours en tête de classe. De mes premières amies, Anne la douce qui adorait venir manger des loukoums et des cornes de gazelle quand nous revenions de l’école, de Françoise la malicieuse qui essayait d’apprendre quelques mots d’arabe pour impressionner mon grand frère aux yeux de braise. De ce chef d’établissement qui me convoqua dans son bureau pour m’inciter, plus tard, à tenter une classe préparatoire. Et aussi de nos premières manifestations, quand nous quittions le lycée Fermat pour courir au Capitole en hurlant avec les étudiants du Mirail « Touche pas à mon pote ! »

Je me souviens.

Des larmes de mes parents quand je partis pour Paris qui m’accueillit avec ses grisailles et ses haines. De ces couloirs de métro pleins de tristesse et de honte, de ce premier hiver parisien passé à pleurer dans le clair-obscur lugubre de ma chambre de bonne, quand aucun camarade de Normale ne m’adressait la parole, bien avant qu’un directeur éclairé n’instaure des « classes préparatoires » spéciales pour intégrer des jeunes « issus de l’immigration ». Je marchais dans cette ville lumière, envahie par la nuit de ma solitude, et je lisais, j’espérais, je grandissais. Un jour je poussai la porte d’un local politique, et pris ma carte, sur un coup de tête.

Je me souviens.

Des rires de l’Assemblée quand je prononçais, des années plus tard, mon premier discours. Nous étions peu nombreuses, et j’étais la seule députée au patronyme étranger. Les journalistes aussi furent impitoyables. Je n’étais interrogée qu’au sujet de mes tenues ou de mes origines, alors que je sortais de l’ENA et que j’officiais dans un énorme cabinet d’avocats. Là-bas, à Toulouse, maman pleurait en me regardant à la télévision, et dépoussiérait amoureusement ma chambre, y rangeant par ordre alphabétique tous les romans qui avaient fait de moi une femme libre.

Je me souviens.

Des youyous lors de mon mariage avec mon fiancé tout intimidé. Non, il ne s’était pas converti à l’Islam, les barbus ne faisaient pas encore la loi dans les cités, nous nous étions simplement envolés pour le bled pour une deuxième cérémonie, après notre union dans la magnifique salle des Illustres. Dominique, un ami, m’avait longuement serrée dans ses bras après avoir prononcé son discours. Il avait cité Voltaire et le poète Jahili, et parlé de fraternité et de fierté. Nous avions ensuite fait nos photos sur la croix de mon beau Capitole, et pensé à papa qui aurait été si heureux de me voir aimée.

Je me souviens.

Des pleurs de nos enfants quand l’Histoire se répéta, quand eux aussi furent martyrisés par des camarades dès l’école primaire, à cause de leur nom et de la carrière de leur maman. De l’accueil différent dans les collèges et lycées catholiques, comble de l’ironie pour mes idées laïques qui se heurtaient aux murs de l’incompréhension, dans une république soudain envahie par des intolérances nouvelles. De mon fils qui, alors que nous l’avions élevé dans cette ouverture républicaine, prit un jour le parti de renouer follement avec ses origines en pratiquant du jour au lendemain un Islam des ténèbres. Du jour où il partit en Syrie après avoir renié tout ce qui nous était de plus cher. Des hurlements de douleur de ma mère en apprenant qu’il avait été tué après avoir égorgé des enfants et des femmes. De ma décision de ne pas sombrer, malgré tout.

Je me souviens.

De ces mois haletants où chaque jour était combat, des mains serrées en des petits matins frileux aux quatre coins de l’Hexagone. De tous ces meetings, de ces discours passionnés, de ces débats houleux, de ces haines insensées et de ces rancœurs ancestrales. De ces millions de femmes qui se mirent à y croire, de ces maires convaincus, de ces signatures comme autant d’arcs-en-ciel, de ces applaudissements sans fin, de ces sourires aux parfums de victoire.

Je me souviens.

De mes professeurs qui m’avaient fait promettre de ne jamais abandonner la littérature. De ces vieilles dames, veuves d’anciens combattants, qui m’avaient fait jurer de ne jamais abandonner la mémoire des combats. De ces enfants au teint pâle qui, dans leur chambre stérile, m’ont dessiné des anges et des étoiles en m’envoyant des bisous à travers leur bulle. De ces filles de banlieue qui, même après avoir été violées, étaient revenues dans leur immeuble en mini-jupe et sans leur voile, et qui m’avaient serrée dans leurs bras fragiles de victimes et de combattantes.

Hier soir, vers 19 h 45, mon conseiller m’a demandé de le suivre. L’écran géant a montré le « camembert » et le visage pixellisé du nouveau président de la République. La place de la Bastille était noire de monde, et je sais que la Place du Capitole vibrait, elle aussi, d’espérances et de joies.

Un cri immense a déchiré la foule tandis que l’écran s’animait et que mon visage apparaissait, comme c’était le cas dans des millions de foyers guettant devant leur téléviseur.

Le commentateur de la première chaîne hurlait, lui aussi, et gesticulait comme un fou : « Zohra M’Barki – Lambert! On y est ! Pour la première fois, une femme vient d’être élue Présidente de la République en France ! »

Le réveil sonne.

Je me souviens que je suis française, et si fière d’être une femme. Je me souviens que je dois tout à l’école de la République, et à mes parents qui aimaient tant la France qui ne les aimait pas.

Je referme la boîte et me penche à l’embrasure de la fenêtre, respirant une dernière fois le parfum de la nuit.

(Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles du CROUS Occitanie en 2018…)

 

Des mères, de leurs fils et des lumières qui deviennent des nuits… #Barcelone #attentat

Goya, Saturne.

Elle était belle, ta maman. Je l’imagine, toute fière de te serrer dans ses bras, tu avais ces yeux de braise, aussi flamboyants que le soleil sur le Riff, et puis tu ressemblais à ton père, et tes parents t’aimaient.

Elle passait tendrement la main sur tes cheveux tout brillants de la sueur de l’enfance, le soir, en te murmurant des comptines qui parlaient de palmiers et de mirages, d’espérances et de grand vent.

Ta maman, tu lui tenais souvent la main, parce que tu n’as pas toujours été ce guerrier sûr de toi, non, tu étais un petit garçon tendre et affectueux, et elle te nommait « habibi », et tu te cachais en riant derrière les coussins brodés, et elle te trouvait en éclatant de rire aussi, et à la tante Fatima elle disait toujours :

  • Tu vois, mon fils, comme tu le vois il ira loin, il sera docteur, ou peut-être avocat.

Ta maman, je ne sais pas très bien si elle t’a élevé dans les Quartiers Nord de Marseille ou dans un village de l’Atlas, ou peut-être sous le soleil d’Alep ou dans une rue fleurie d’Andalousie, mais je suis certaine d’une chose, c’est une maman, une de ces mamans douces et bienveillantes, qui t’a sans doute gavé de sucreries et de loukoums, qui a essuyé tes larmes, la nuit, lorsque tu faisais des cauchemars parce que le maître criait trop fort, et qui longuement t’a bercé pendant les fièvres de l’enfance.

Elle était belle, aussi, cette maman qui tenait la main de son fils sur les Ramblas. Elle sentait, elle aussi, comme sentent les mamans, tu sais bien, ce mélange de vanille et de fleur d’oranger, elle souriait à son petit garçon, et ce petit garçon te ressemblait, on aurait dit un jumeau de celui que tu étais quand tu tenais la main de ta maman, et il faisait beau sur Barcelone, et cette maman qui aurait pu, peut-être, pourquoi pas, par le hasard des rencontres, de la génétique, de la vie, être TA maman, cette maman tu l’as délibérément écrasée, comme on écrase un insecte nuisible d’un coup de pied rageur ; tu as tenu le volant entre tes mains et tu t’es imaginé être Dieu, tu as eu soudain le droit de vie et de mort sur cette femme qui avait enfanté comme ta mère t’avait enfanté et tu l’as réduite en bouillie, et son fils aussi, et tout ce sang rouge qui a coulé t’a mis en joie, puisque tu as continué, au volant de ta camionnette blanche.

 

Elle est magnifique, ta sœur. Tes parents l’ont appelée Nour, parce qu’elle a été la lumière de leurs vieux jours, et tu te souviens encore de la fragilité de ce petit être qui peu à peu est devenue cette gazelle souriante dont tous tes amis étaient fous amoureux.

Vous étiez si complices, t’en souviens-tu ? Je ne sais pas si c’était devant les dessins animés de TF1 ou sur la plage de l’Escala ou en courant dans les allées encombrées du souk, mais vous vous adoriez, et puis en grandissant vous avez lu les mêmes livres, c’est toi qui l’as accompagnée le jour de son entrée au lycée, tu étais fier et protecteur.

Ensuite, tu as tout fait pour qu’elle te suive dans tes cheminements, mais elle était têtue, la petite Nour, devenue Nour l’indomptable, elle se moquait même de toi quand elle te voyait partir de plus en plus souvent à la Mosquée, et elle t’a carrément ri au nez quand tu as voulu lui faire porter le voile intégral.

  • Mais tu es majnoun, frère ? Tu m’as bien regardée ? Je ne suis pas Beyoncé, mais je me sens bien comme ça, je me sens belle et libre, et je n’ai pas besoin de me voiler pour afficher ma foi. La lumière du Prophète brille dans mon cœur.

Est-ce à elle que tu as pensé, aujourd’hui, en fonçant sur ce groupe d’adolescentes en short, leurs belles jambes brunies battant gaiment le pavé des Ramblas, leurs cheveux au vent qui ondulaient tandis qu’elles chaloupaient en pouffant, se tenant par la taille ? Elles auraient pu être tes sœurs, belles, libres, jeunes et fières de leur beauté et de leur jeunesse. Chez elles, en Chine, en Belgique, en Allemagne, en Grèce, il y a sûrement dans chacun de leurs foyers un frère en train de hurler de douleur à l’idée que jamais plus il ne rira, un beau soir d’été, en regardant les étoiles, avec sa petite sœur. Parce que toi, au volant de ta voiture folle, tu as délibérément écrasé ces sœurs qui auraient pu être les tiennes, sectionnant leurs artères, brisant leurs os, réduisant leurs voix et leurs âmes au néant.

 

Et ton ami Juan, t’en souviens-tu ? Vous vous étiez rencontrés sur les bancs de la fac, ou peut-être dans un atelier de chaudronnerie, ou encore devant une agence pour l’emploi, à Perpignan, ou à Madrid, ou à Rome, est-ce si important ?

Juan, comme un frère pour toi. Tu te souviens encore de cette première soirée passée à regarder la Finale, vos cris, les bières partagées, parce qu’à cette époque tu n’étais pas le dernier à lever le coude, et puis votre virée en Andorre, et puis les vacances au camping vers Narbonne. Juan, toutes filles n’en avaient que pour lui mais tu n’étais pas jaloux, et vous pouviez parler des nuits entières, ou simplement rester là, au pied de la Cité, à fumer des pétards, à l’époque où tu en fumais encore, à moins que vous n’ayez partagé des manifs et des colloques…

Il était là, Juan, tu ne le savais pas, tu ne l’as même pas reconnu, de toutes façons cela fait des mois, des années que tu ne l’as plus vu, lui, ton presque frère, ton jumeau astral comme disait sa mère que tu aimais tant aussi, la douce Carmen, justement, elle se tenait devant ce petit magasin avec son fils que tu n’as pas reconnu car tout s’est passé si vite que quand tu l’as heurté de plein fouet et sa mère aussi, tu n’as rien vu, ni leurs visages soudain déformés par l’indicible douleur, ni leurs corps déchiquetés, tu as juste entendu le bruit épouvantablement sourd du choc et tu t’en es réjoui car tes nouveaux amis, les Barbus, t’avaient ordonné de faire le plus de dégâts possibles et tu as obtempéré, tu as donc aujourd’hui tué des mères qui auraient pu être ta mère, des enfants qui auraient pu être tes frères et sœurs et des jeunes qui auraient pu être tes amis, peut-être même Juan, ton ami, et moi je te demande comment tu en es arrivé là, ce qui s’est passé pour que le petit garçon tendre que tu étais, l’adolescent timide, le travailleur acharné, ou peut-être l’étudiant rêveur, ou encore le chômeur taciturne, mais sympa, serviable, toujours prêt à donner un coup de main, pour que ce fils, ce frère, cet ami devienne un assassin, un tueur en série, un tueur à gages à la solde des Mafieux de DAESH, et au-delà du fait qu’il est hors de question que nous cédions d’un pouce à l’asservissement de la terreur et que cette terreur devienne aussi douce qu’une habitude, j’exige de nos gouvernants qu’ils prennent la mesure des enjeux psychologiques de ces embrigadements, de ces détournements d’esprit qui font de nos jeunes des bêtes immondes.

 

Je ne sais pas où tu as oublié que ta mère t’avais aimé, jusqu’à trouver la force d’aller de sang-froid tuer des dizaines d’autres mères, je ne sais pas qui t’a ordonné de vouloir mettre ta sœur en cage et sous verre et sous voile et même, au-delà, d’oublier que tu avais aimé cette jeune fille jusqu’à aller en pleine conscience en écraser d’autres qui lui ressemblaient, je ne sais pas pourquoi tu as oublié que tu avais des amis qui comme toi riaient et buvaient de la bière en écoutant du rock pour t’imaginer aujourd’hui faire la justice en ce monde et assassinant tous ces jeunes qui innocemment s’amusaient sur les Ramblas, mais il me semble qu’il est urgent de renouer avec l’éducation, avec l’idée de la déradicalisation, car c’est possible, les Allemands et les Alliés nous l’ont prouvé après le nazisme, quand eux aussi ont réussi à transformer un peuple de délateurs zélés, de partisans illuminés et de racistes fous en une nation partenaire, respectueuse et engagée dans la défense des Droits de l’Homme et des valeurs de paix.

 

Je ne connais pas ton nom. Peut-être es-tu, ce soir, mort, comme l’assassin de ma ville rose, dont je n’écrirai même pas le nom, qui avait été tué après avoir abattu d’une balle dans la tête la petite Myriam, et les enfants du rabbin, et le rabbin, enfants qui là aussi auraient pu, qui sait, être ses petits frères, s’il avait vu le jour de l’autre côté du périf, sur l’autre berge de Garonne ou dans l’autre quartier de Jérusalem…Toutes ces vies croisées, celles des victimes et celles de leurs assassins, toutes ces explosions, tous ces hurlements, quand au départ il y a eu toujours la même histoire : celle d’une mère qui tendrement donne le jour et le sein à un enfant.

Une mère te pleure sans doute ce soir, toi, odieux meurtrier devenu enfant soldat de DAESH, toi qui as osé ôter tant de vies quand cette mère t’avait donné la lumière.

Je ne veux en aucune façon t’excuser, et je pense que si tu avais touché à un cheveu de ma famille je serais peut-être venue en personne t’arracher les yeux. Mais je souhaiterais que nos sociétés, en urgence, mettent en place des réflexions et surtout des actions efficaces de lutte contre la radicalisation.

J’aurais voulu te parler de la France…#Nice

 

Ich bin eine Berlinerin!

Je suis Charlie ou l’Invincible été

Je suis Pays de France, et je me tiens debout

Le luth s’est brisé…#Jesuis Lahore

Cinq façons de ne pas devenir fou après un attentat #Bruxelles

Little girl from Manchester…

http://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/myriam_1_b_1371928.html

Le rossignol et la burqa…-une ancienne nouvelle…

Le rossignol et la burqa

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« Du voile abandonné jaillissait aube neuve, et la jeune fille, remontant sur la scène, dédia son prix à ses parents, à la Tunisie reconstruite, et à l’avenir.  Le rossignol avait gagné : son hymne à la nuit avait touché les cœurs. »

10 juin 2011

Elle osait à peine respirer. Par chance, le lourd tapis du couloir amortissait ses pas. En passant devant la chambre de ses parents, elle entendit le souffle lourd de son père, cette respiration hachée par le labeur. Arrivée devant la porte d’entrée, elle déverrouilla un à un les trois loquets ; année après année, elle avait apprivoisé ces serrures, crochetant son propre logis…

Pieds-nus, elle se faufila sur le sol bétonné de la coursive, avant de pousser la porte de l’appartement d’en face. Elle regarda sa montre ; parfait, elle était à l’heure : exactement 4 heures 30 du matin.

Huit ans. Huit ans déjà que Nour se levait, pratiquement toutes les nuits, à 4 heures 25. Elle n’avait même plus besoin de réveil, réglée comme une horloge, sautant de son lit nuit après nuit, quelle que soit la fatigue accumulée durant la journée. Sa lourde tresse de petite collégienne avait cédé la place à une opulente chevelure auburn, coiffée à la diable ; ses yeux de princesse de l’Atlas s’étaient ourlés de khôl ; les rondeurs de l’enfance avaient disparu. Esther l’attendait, enveloppée dans son sempiternel peignoir rose, un bol de thé fumant à la main. Elles s’enlacèrent.

  • Comment va mon rossignol ce matin ? Pas trop fatiguée ?
  • J’ai fini la dissert sur Kant…je me suis couchée à une heure…
  • Ma gazelle, tu es meshugge, majnouna !!! Tu vas t’épuiser !

Nour éclata de rire en entendant sa vieille amie employer, comme à son habitude, ce mélange de yiddish et d’arabe. Ici, à la cité, c’était Babel, et, si les bandes s’entretuaient parfois pour un kilo d’herbe volée, les adultes, eux, avaient fini par fraterniser.

Puis elle souleva le couvercle du Steinway, caressa les touches, inspira profondément et s’élança, comme une enfant qui court vers sa mère. La musique lui tendait les bras. Et les premières notes des Nocturnes, le morceau qu’elle répétait pour l’audition de fin d’année, s’élevèrent dans la nuit, se heurtant aux murs capitonnés du salon d’Esther, prisonniers de cet intime, mais garants de la liberté d’expression de Nour. Car la jeune femme ne pouvait jouer qu’en secret, protégée dans l’alcôve bienveillante de sa voisine, sous l’œil aveugle de la cité  endormie.

12 juin 2011

La petite cuisine sentait le thé à la menthe et l’amlou, cette pâte d’amandes et de miel au parfum ensoleillé. Fatima, la maman de Nour, fabriquait des pâtisseries pour les grandes surfaces de la cité.

  • Nour, ma fille, prends encore un peu de thé !
  • Maman, tu sais bien que je ne peux rien avaler le matin…Allez, je file au métro, j’ai une colle de français. A ce soir !
  • Va, ma fille, et fais attention à toi !

Nour dévalait déjà les escaliers quatre à quatre. Le vieil ascenseur était en panne, une fois de plus. Devant la barre HLM, la cité s’éveillait, radieuse sous le soleil toulousain, malgré les carcasses calcinées, les canettes abandonnées et les papiers gras. Sous un ciel inondé d’hirondelles, le lac de la Reynerie miroitait. Un court instant, Nour s’imagina être sur une plage tunisienne…

La rame bondée se frayait un chemin à travers la ville rose. Assise sur un strapontin, la jeune fille pianotait, inlassablement, sur ses genoux. Il ne restait que quinze jours avant l’audition, et à peine dix avant le concert aux Jacobins…Nour savait que sa vie entière se jouerait, là, en quelques heures, en quelques minutes, lorsque ses notes deviendraient, ou pas, un passeport pour une nouvelle liberté. Elle songea à ses cousins de Tunisie, aux cris et aux morts, mais aussi aux extases de la liberté retrouvée. Elle se sentait, elle aussi, dépositaire d’une révolution.

Elle revit la petite fille aux joues rondes, et David, son voisin et ami, le petit fils d’Esther. Tout étoilés de sueur, les deux enfants étaient montés boire un peu de jus de grenade ; en se régalant, Nour avait écouté jouer la vieille dame, et avait immédiatement compris que cette eau là la désaltèrerait à jamais. En un instant, elle était tombée amoureuse de la musique et du piano, tout comme elle l’était déjà de David, depuis sa plus tendre enfance, depuis ces longues vacances que le petit parisien passait chez Esther, lorsque ses parents, concertistes, partaient en tournée.

Ce jour là, Nour et sa voisine avaient scellé un pacte, malgré leur grande différence d’âge, malgré les luttes fratricides qui opposaient leurs peuples ; la musique les fit sœurs de sang. Mais ce pacte devint rapidement une alliance de l’ombre. Nour avait encore en mémoire les hurlements de son père lorsqu’il avait découvert cette arche de l’Alliance. En se rendant compte que sa fille passait désormais plus de temps chez leur voisine juive qu’à aider sa mère en cuisine, il était sorti de ses gonds et avait menacé l’enfant d’un exil au « bled » et d’un mariage arrangé.

Ce jour-là, la musique de Nour perdit la vue. Elle devint l’Helen Keller de sa cité, une Helen Keller inversée, à qui la nuit, mystérieusement, rendait soudain la parole, la vue, l’ouïe, tous ces sens en kaléidoscope de beauté, restitués chaque matin à 4 h30…Affectueusement, Esther nommait sa jeune amie « ma princesse aux mille et une notes ». Car comme Shéhérazade, qui racontait chaque soir une histoire à son sultan pour avoir la vie sauve, Nour jouait pour sa vie. Certes, en cachette, dans l’opacité du monde cloîtré de l’appartement d’Esther, mais avec l’intime conviction que seules ces respirations-là la maintenaient en vie, lui donnaient la force d’affronter son quotidien.

Car il lui en avait fallu, de la volonté, à la petite collégienne de banlieue, pour se hisser jusqu’en hypokhâgne, pour échapper aux terribles statistiques d’une société où la plupart de ses camarades, aujourd’hui, étaient soit déjà mariées au bled, soit en CAP de coiffure, quand elles ne restaient pas des journées entières à traîner, désœuvrées, sur les bancs de la cité. Nour avait même été pressentie par le proviseur du lycée du Mirail pour intégrer l’une de ces classes préparatoires spéciales « banlieues », mais elle avait préféré rester auprès des ses siens et fréquentait le prestigieux lycée Fermat, tout en suivant, là aussi, dans le plus grand secret, un cursus parfait au conservatoire de région. Et il semblait, aux dires de ses professeurs, et d’Esther qui la faisait répéter chaque nuit, que l’épure de son talent s’affinait au fil des ans.

Sa seule tristesse était ce terrible secret, qu’elle aurait tant voulu partager avec les êtres qui lui étaient les plus chers. Mais elle ne pouvait s’épanouir pleinement que durant ces heures nocturnes où ses notes se libéraient, comme ces fleurs dont le merveilleux parfum ne s’exhale qu’après le couchant…Oui, Nour était une Belle de nuit.

14 juin 2011

La classe retenait son souffle. La plupart des étudiants avaient les yeux rougis, car ils venaient juste d’entendre le texte de Salim, racontant la mort de son frère Abdel, un journaliste, lors des émeutes qui avaient ébranlé l’Egypte. Le concours était passé, et c’était par pur plaisir que les étudiants se réunissaient, en attendant les résultats de Normale. Ce jour-là, les professeurs de langue étaient à l’honneur, et les élèves parlaient des ponts entre les peuples, des langues qui se font passerelles, des libertés.

Nour lisait le texte qu’elle avait préparé pour son professeur de chinois. Mademoiselle Li Wong pleurait doucement, se demandant par quelle grâce cette jeune Française pouvait percevoir les méandres de l’histoire de son peuple. Mais elle devinait. Elle devinait que ce matin-là, la Garonne confluait avec le Yang Tsé, et que Nour, si elle réussissait son concours, irait bien plus loin que le café de Flore. Car la jeune littéraire ne se contenterait pas d’écrire….Nour lisait son texte « Liberté, je joue ton nom ».

L’air d’été bruissait de lumière. Des notes cristallines s’élevaient depuis le vantail de la petite chapelle de pierres blanches humblement dressée au milieu de ce pré tourangeau. Les Variations Goldberg de Bach semblaient se fondre au ciel d’azur et aux parfums estivaux. Les spectateurs, bien trop nombreux pour la modeste nef, couchés dans l’herbe, fermaient les yeux, bercés par la musique des anges.

Dans la douce pénombre, accueillie et protégée par les solides murs de pierre, la jeune pianiste jouait, les yeux fermés, cette partition qui l’avait à la fois hantée et soutenue de si longues années. Les images d’un autre temps se bousculaient dans sa tête. C’était la première fois qu’un public, à nouveau, l’entendait jouer. Elle devait se souvenir, une dernière fois, pour ne jamais oublier ceux qui n’étaient pas revenus. Elle jouait pour eux, et aussi pour l’insouciante petite fille qu’elle avait été, dont les yeux graves et le cœur pur avait rencontré, dans son pays du soleil levant, cette musique baroque qui s’était faite arc-en-ciel, alliance entre l’occident et l’orient, pont culturel, avant d’être brisée par les diktats insensés du Grand Timonier…

Des heures. Des jours. Des nuits. Des siècles. Au début de sa détention dans les geôles politiques chinoises, Zhu Xia Mei était arrivée à conserver une notion du temps, grâce au rapide de  Shanghai qu’elle entendait siffler chaque soir, mais depuis son transfert dans ce qu’elle supposait être les confins de la Mongolie, elle avait perdu même ce dernier repère. Elle gisait, ce matin-là, au milieu d’une mare de sang. Elle était à présent bien loin du pays de l’ici-bas. Sa sœur de cœur avait été tuée là, sous ses yeux, dans une infinie cruauté, et Mei entendait encore les affres de ses hurlements et les suppliques adressées à leurs tortionnaires. Elle n’avait plus qu’une envie : partir, mourir, elle aussi, fuir cette épouvante sans nom, les coups, les humiliations, cette déshumanisation qui avait fait d’elle, la jeune pianiste de renom, la belle jeune fille cultivée et lettrée, l’insouciante amoureuse des vents et des rêves, une bête apeurée, terrifiée, un squelette sans nom ni visage, qui, dans ses rares moments de lucidité, elle le savait, ressemblait à ces poètes juifs assassinés, à ces êtres englués dans la nuit et le brouillard, dont son professeur d’histoire française lui avait si bien expliqué l’atroce destin. Eluard lui revint soudain en mémoire.

« L’idée qu’il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignets »

C’est ce que dit le condamné à mort dans « Avis »

Et Mei se récita intérieurement ce poème, les yeux mi-clos. Elle se souvint du vers suivant,

 «C’est tout au fond de cette horreur

Qu’il a commencé à sourire… »

Mei n’était plus dans sa geôle sordide. Elle n’entendait plus les chaînes des forçats, les gémissements des accouchées à qui l’on avait arraché leurs nouveaux nés, les rires gras et les insultes des gardiens si fiers de leurs humiliations. Mei était à nouveau cette petite écolière aux nattes sages, si pleine d’espérances et d’envies, qui ne vivait que pour la musique et la poésie. Mei était à nouveau cette adolescente passionnée de baroque et de littérature française, la plus brillante de sa promotion, toute entière bercée par la beauté du monde. A quatorze ans, elle avait fait la connaissance de Johann Gottlieb Goldberg, ce jeune prodige du clavecin qui avait enchanté le grand Kantor de Leipzig en jouant ses divines arias. Mei et Gottlieb avaient le même âge, et les quelques siècles qui les séparaient n’avaient guère d’importance. Leurs deux prénoms signifiaient « bénis des Dieux », et la jeune pianiste faisait l’admiration de publics immenses en interprétant ces Variations Goldberg qui, pour un soir, reliaient la Grande Muraille au Rhin. On l’avait surnommée la « Lorelei chinoise », elle, la petite nixe du Yang Tsé, et c’est justement cette sublime alchimie entre l’âme et la culture qui avait provoqué la hargne des dirigeants à son encontre.

Elle se redresse, relève la tête, et, elle aussi, du fond de son horreur, commence à sourire. Non, elle ne mourrait pas. Elle sortirait de ce camp, de cette pénombre pestilentielle, elle témoignerait de ces abjections. Et, surtout, elle jouerait à nouveau. Il lui semble entendre toutes ces voix chères qui s’étaient tues depuis longtemps, comme dans un rêve familier. Sa maman qui lui chantait des comptines au-dessus de son berceau de jonc tressé ; les psalmodies des bonzes qui murmuraient d’apaisantes litanies dans la douceur des encens ; son vieux professeur de piano, Monsieur Tran, dont la rigueur lui avait ouvert les libertés infinies de la création.

Elle n’est plus dans ce camp de Mongolie, elle n’est plus prisonnière de la folie des hommes. En un instant, elle abroge elle-même sa peine, elle brise ses chaînes et s’évade. Elle décide d’un soleil resplendissant et d’étoiles multicolores, elle se fait démiurge, et rejoint son camarade à quatre mains, bien loin des folies communautaires et des chasses aux sorcières contre l’esprit. Zhu Xia Mei décide de vivre, et, surtout, de jouer de la musique, et, ce faisant, de parcourir le monde comme si elle en était particule élémentaire et non plus privée

Elle joue. Des heures. Des jours. Des nuits. Des siècles. Sonates, arias, concertos, cantates, elle se fait femme-orchestre, symphonie d’un nouveau monde, libérant les notes de leur gangue de mort, explorant l’infini. Ses doigts martèlent la terre nue de son cachot, la pierre rêche des murs, l’argile sèche des briques qu’elle devait transporter. La nixe du Yang Tsé façonne les notes de sa poigne de fée, indifférente aux aboiements des gardiens, aux privations, aux abjections.

Et ce sont les Variations Goldberg qui l’aident à survivre, à relever l’âme, à garder le cœur haut et l’espérance folle. Lorsqu’elle joue les douces arias du vieux Jean Sébastien, elle n’est plus au fond de son enfer, mais elle vogue au-delà du Rhin, au-dessus des sombres forêts de sapins de Thuringe. Du pays des musiciens et des philosophes, qui avait engendré l’horreur, elle ne garde que la beauté, elle devient gardienne de l’âme allemande, doublement rebelle face à tous les fascismes de l’humanité, elle devient ambassadrice d’une paix qui ne peut qu’aboutir. Elle parcourt  toujours et encore les méandres de sa mémoire, révélant chaque variation à son souvenir, aiguisant les silences, fuselant les béances. Du néant surgit un être de lumière. Zhu xia Mei, petit papillon aveugle, se cogne à toutes les vitres de son ciel plombé, mais résiste, et répète, inlassablement, cette musique muette. Ces Variations qui n’étaient, au départ, que douce récréation pour un musicien presque fatigué, elle en fait une re-création, une genèse, elle en renaît, intacte, purifiée, libérée.

Les dernières notes s’estompaient dans l’azur tourangeau, tournoyant dans le ciel comme des hirondelles ivres de printemps. Le public, fasciné, se relevait, étourdi, ébloui d’infini. La jeune femme apparut dans le vantail de la chapelle, telle une jeune mariée, portée par l’amour et le rêve, par son amour pour la musique et par cette foi inéluctable dans la beauté du monde. Elle salua son public et s’inclina cérémonieusement devant lui, avant de laisser éclater son bonheur simple. « Que ma joie demeure… », écrivait Jean Sébastien.

18 juin 2011

Les élèves de la classe de Monsieur Leduc devaient ce jour visiter le musée de la Résistance et de la Déportation. Nour avait insisté pour qu’Esther leur serve de guide. Cette année-là, la poésie de la Shoah était au programme du concours, et la jeune fille n’avait pas seulement travaillé le piano chez sa voisine. Des heures durant, assises sur le canapé de la vieille dame, elles avaient lu ensemble Rose Ausländer et Nelly Sachs, et tous ces vers dépeignant les brasiers et les camps. Et après avoir joué ses Nocturnes, encore et encore, jusqu’à la perfection, Nour se plongeait dans une autre nuit, écoutant Esther lui dire les souffrances de la petite fille du ghetto de Varsovie.

Elle lui avait expliqué le numéro ancré dans sa chair, et les cris de Sarah, sa maman, concertiste, elle aussi, quand les soldats avaient détruit le piano à coup de hache, et brûlé les partitions de Chopin, et puis le train, et ces nuits où les femmes continuaient, malgré tout, à se dire des poèmes, à chantonner des chants yiddish…Et puis elle avait emmené Esther  écouter Imre Kertesz au TNT, et elles avaient ri, comme toute la salle, en entendant le délicieux vieux monsieur, Prix Nobel de littérature, critiquer Adorno et dire que oui, la poésie était possible après la nuit d’Auschwitz, et la musique, et la joie. Et Nour l’avait cité dans sa dissertation de concours, aux côtés de Sophocle : « Rien qui vaille la joie ! » Elle en avait aussi parlé à sa cousine, professeur de philosophie à Tunis, et les jeunes femmes savaient que les dictatures finissent toujours par s’effondrer.

A midi, Nour déjeuna avec David. Il était venu de Paris, puisqu’il avait terminé lui aussi son semestre à la Sorbonne, pour le concert aux Jacobins et à l’audition de fin d’année. Les deux jeunes gens longèrent ensuite Garonne, qui ondulait d’aise en cette superbe journée, et Nour expliqua à David que ce soir, elle jouerait voilée. Elle allait emprunter le niqab de sa tante Aïcha, très pratiquante. Car la presse serait là, pour l’ouverture anticipée du festival « Piano aux Jacobins », et elle ne pouvait prendre le risque de faire découvrir son secret juste avant ses examens au conservatoire. Elle serait incognito, une cendrillon en pantoufle de vair, et son Niqab de soliste serait sa robe arc-en-ciel.

La lune était pleine. C’était l’une de ces nuits où l’été explose en sa prime jeunesse, et le jour semblait avoir gagné pour toute éternité le combat pour la lumière. Le soleil, enfant capricieux, ne se résignait pas à quitter ce ciel encore bleuté, tandis que la lune dorait déjà les jardins du cloître des Jacobins. La presse avait mitraillé Nour, lorsque la jeune femme avait surgi en niqab sous le « palmier » de l’église, et ses professeurs l’avaient soutenue malgré les quolibets de la foule. De toutes manières, dès que les premiers accords des Variations Goldberg avaient jailli du piano installé au milieu des statues et des Simples, et que Bach s’était promené entre la sauge et le thym, et les gisants couchés sous les dalles, l’assemblée, médusée, avait oublié la burqa de la jeune fille. Ne demeurait que la musique. Déchirant la nuit comme une offrande.

Plus tard, presqu’au matin, les deux jeunes gens s’étaient assis sur un banc, sous les tilleuls de la promenade entourant la basilique Saint-Sernin. La ville rose dormait, Saint-Sernin sonnait matines, et David osa demander à Nour de l’épouser, lui murmurant qu’elle était, depuis toujours, sa Basherte, sa moitié. Et là, sous le clocher de la plus grande basilique romane d’Europe, au cœur de la ville refuge des républicains espagnols, une jeune française musulmane sourit en  répondant « Oui, habibi ! » à son roi David.

25  juin 2011

Ahmed et Fatima s’étaient mis sur le trente-et-un. Nour leur avait expliqué qu’il s’agissait d’une sorte de distribution des prix, organisée par le lycée à l’occasion des résultats de Normale Sup’. La Dépêche était ouverte sur la table basse. La une titrait sur « Le rossignol et la burqa », et la photo de « la mystérieuse concertiste » s’étalait en pleine page. Toute la journée, les commérages avaient couru dans la cité. La presse nationale s’était aussitôt emparée de l’affaire, France Info avait dépêché David Abiker, France 3 avait enquêté au cœur même de la cité.

Madame Delpoux, le professeur principal de Nour, attendait les parents de la jeune fille sur le parvis des Jacobins. Elle les accueillit en souriant et les informa d’un petit changement de programme. La distribution aurait lieu dans les locaux voisins du conservatoire, pour des raisons pratiques. N’osant rien répliquer à ce qu’il savait être une représentante de l’autorité éducative, Ahmed suivit sans broncher la jeune femme à travers le dédale de briques roses conduisant au conservatoire. Une foule nombreuse se pressait déjà à l’entrée, des parents, des enfants et des adolescents anxieux, et puis la presse, encore, mise dans la confidence par le directeur du conservatoire et par Esther ; car cette occasion serait belle, oui, de dévoiler à la fois un talent et un secret, et dire à un pays que en pleine crise identitaire que les femmes, courageuses, volontaires, et libres, malgré toutes les entraves des religions et des haines fratricides, étaient bien l’avenir de l’homme. Les professeurs de Nour connaissaient son histoire. Il était plus que temps que sa nuit devienne un jour.

Ahmed et Fatima furent conduits dans le grand auditorium. Interloqués, ils assistèrent au discours du directeur, puis aux premières auditions. Fatima, elle, avait déjà compris. Elle se doutait depuis si longtemps de ce que cachaient les cernes de sa princesse…Ahmed allait se lever pour maugréer, quand le silence de fit dans l’assemblée. Une jeune silhouette en niqab s’avançait vers la scène. Le directeur se tenait à ses côtés, et raconta brièvement comment « la jeune fille », dont il n’avait pas prononcé le nom, était devenue celle que la presse avait déjà surnommée « le rossignol à la burqa ». Il raconta les années de labeur, les privations de sommeil, la volonté, et la joie, la joie indicible lorsque l’on entendait jouer cette jeune femme. Elle allait donc jouer, après ces centaines de nuits de secret, les Nocturnes, qu’elle présentait pour le premier prix du conservatoire.

Nour s’inclina devant son public et joua. Elle joua pour l’adolescente émerveillée qui avait découvert Chopin et l’amour infini pour la musique. Elle joua pour Esther et pour Sarah, sa maman morte à Birkenau. Elle joua pour ses camarades de classe qui partageaient Nelly Sachs et Paul Celan avec elle, pour que la fugue de la mort ne revienne jamais. Elle joua pour ses amies de la cité, pour qu’elles trouvent, elles aussi, la place qui leur revenait dans ce pays que toutes aimaient. Elle joua pour la petite Mei aux longues nattes, pour ses années de prison, pour celle qui avait su recouvrer la liberté de penser et de jouer, sans jamais quitter l’espérance. Mais elle joua avant tout pour ses parents, qui avaient quitté leur soleil et la mer miroitante, pour sa grand-mère au bled, elle joua pour la femme qu’elle était devenue, nuit après nuit, pour avoir le droit, enfin, elle aussi, de jouer au grand jour. Et surtout, elle joua pour la paix. Car elle aimait un jeune homme de confession juive, depuis toujours, et elle voulait porter ses fils. Nour, dont le prénom signifiait « lumière », voulait enfin sortir de la nuit.

Un silence assourdissant succéda à la dernière note. Nour se leva.

Elle se dirigea vers le devant de la scène, et vit, à travers la fente de son niqab, ses parents, au premier rang, et David, aux côtés d’Esther. Tous pleuraient d’émotion. Alors, lentement, elle leva son voile, et la cascade de cheveux auburn jaillit autour de son visage éclairé par la grâce. Saisissant le micro que lui tenait le directeur, elle s’adressa à son père et lui dit : « Ismahli, ya abi », « pardon, papa ».

La foule, alors, se leva, se déchaîna, applaudit à tout rompre, pendant que crépitaient les flashs et que les roses étaient jetées par dizaines sur la scène. Ahmed et Fatima montèrent sur la scène, et Nour se jeta dans les bras de ses parents, avant d’aller embrasser Esther, puis David.

Du voile abandonné jaillissait aube neuve, et la jeune fille, remontant sur la scène, dédia son prix à ses parents, à la Tunisie reconstruite, et à l’avenir.  Le rossignol avait gagné : son hymne à la nuit avait touché les cœurs.

24 juin 2015

L’avion se posa sur la piste brûlante, et Nour serra la main se son époux en souriant. Dans quelques heures, elle jouerait dans la bande de Gaza, en compagnie des autres membres de l’Orchestre pour la Paix, cet ensemble composé de musiciens juifs et arabes. Les jumeaux Sarah et Farid étaient restés à la cité, et regarderaient la rediffusion du concert avec leurs deux grands-mères, puisqu’Esther faisait officiellement partie de la famille. Ahmed ne dirait rien, mais Nour savait qu’une larme de fierté coulerait dans son cœur. Et que tard dans la nuit, peut-être vers 4 h30, un peu avant la prière, il écouterait, encore et encore, les Nocturnes que sa fille avait enregistrés avec l’orchestre.

(Nouvelle ayant remporté le Prix de l’Encrier Renversé de Castres)

***

D’autres textes autour du vivre-ensemble ici:

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2015/09/02/jesuislalaicite-nouvelles-reflexions-poesies-et-theatre-autour-de-la-laicite/

« la révolte consiste à fixer une rose »…Mon année 2015

la révolte consiste à fixer une rose

à s’en pulvériser les yeux : mon année 2015…

A4 prends soin mon amour de la beauté du monde

Je me souviens.

De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 7 janvier 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.

De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’un étalage.

De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée.

(….) la ville alors cessa

d’être. Elle avoua tout à coup

n’avoir jamais été, n’implorant

que la paix.

Rainer Maria Rilke, Promenade nocturne.

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Je me souviens.

De mes vacances de février en outre-Rhin, les premières depuis dix ans. Enfin sortie d’un épuisant burn-out social et financier, j’osai enfin revenir au pays de l’enfance.

De la maison de mes grands-parents allemands revisitée comme une forêt de contes, du souvenir des usines au bord du Rhin comme autant de merveilles.

Du froid glacial dans ce grand cimetière empli de sapins et d’écureuils où, en vain, je chercherai la tombe de mon grand-père.

De ma joie d’enfant en mordant dans un Berliner tout empreint du sucre des mémoires.

Un étranger porte toujours

sa patrie dans ses bras

comme une orpheline

pour laquelle il ne cherche peut-être

rien d’autre qu’un tombeau

Nelly Sachs, Brasiers d’énigmes.

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Je me souviens.

Des cris parsemant ce mois de mars qui jamais n’aura aussi bien porté le nom de guerre.

Des sourires explosés des corps d’athlètes de Florence, Camille et Alexis dans cet hélicoptère assassin. De tous ces anonymes mutilés au grand soleil de l’art, du Bardo couleur de sang.

Des 142 victimes yéménites si vite oubliées en cette Afrique au cœur devenu fou.

Des coups inutiles contre une porte blindée et de l’abominable terreur des enfants et des jeunes prisonniers d’un avion cercueil.

Un regard depuis l’égout

peut-être une vision du monde

 

la révolte consiste à fixer une rose

à s’en pulvériser les yeux

Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane.

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Je me souviens.

De Mare nostrum présentée à mon fils de 16 ans qui n’avait jamais vu la Méditerranée, oui, c’est possible, en 2015, même dans les meilleures familles si elles sont confrontées à une paupérisation.

De l’éblouissant soleil de Sète et des mouettes qui rient au-dessus du Mont Saint-Clair.

Des tombes grisonnantes et moussues du cimetière marin, où nous entendons la voix de Jean Vilar et le vent qui bruisse dans les pins en offrande.

De la plaque de l’Exodus devant la mer qui scintille et de mon émotion devant les couleurs de l’été des enfances, enfin retrouvées au cœur de cet avril.

Pourtant non loin de là 700 Migrants mouraient dans ces mêmes eaux turquoises, ma mer bien aimée devenue fosse commune en épouvante.

Et ailleurs aussi le vacarme déchirait l’innocence, quand 152 étudiants supplièrent en vain leurs bourreaux de Garissa, quand 7800 Népalais et touristes suffoquaient au milieu des drapeaux de prières aux couleurs de linceuls, quand une seule fillette, Chloé, succombait à la perversité d’un homme.

 

Un manteau de silence, d’horreur, de crainte sur les épaules. On est regardé jusqu’à la moelle.

Paul Valéry, Forêt.

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Je me souviens.

De ce contrat faramineux autour d’avions de chasse, pourtant signé par ma République avec un pays aux antipodes de la démocratie, qui maltraite les ouvriers et musèle les femmes.

Des voix d’outre-tombe de  Germaine Tillon, Genviève De-Gaulle-Antonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette entrant au Panthéon, quand je tentai d’expliquer à des élèves malveillants la beauté du don de soi, au milieu de ricanements d’adolescents désabusés. De ma désespérance devant la bêtise insensible au sacrifice et aux grandeurs.

De ce mois de mai aux clochettes rougies par un énième « drame familial », dans le Nord, celui-là, deux tout petits assassinés par un père, comme chaque mois, silencieux hurlement au milieu du génocide perpétré dans le monde entier, depuis des millénaires, par les hommes violant, tuant, égorgeant, mutilant, vitriolant, brûlant vives leurs compagnes et souvent leurs enfants.

Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle(…)

Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,

Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…

Louis Aragon.

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Je me souviens.

Des révisions du bac de mon puîné, des dissertations et des textes à apprendre, de Rimbaud et de Proust, de Verlaine et Stendhal, comme un collier de perles toujours renouvelé.

De ces adolescents déguisés en marquis pour une fête baroque, des duchesses et des contes, des froufrous et des rires, quand les joues de l’enfance en disputent avec les premières canettes de bière, quand on hésite entre un joint et un dessin animé…Chuuuuuuut. Prenez le temps…Profitez…On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans le jour de la Saint-Jean…

Du soleil fou de Sousse qui voit mourir les sourires des touristes, de la plage rougie, et de la tête en pique d’un patron français, quand cet Islam qui prétend vivre la foi n’est que mort absurde et gratuite.

Des gospels montant vers ce ciel rougi de Charleston, quand un homme fauchera des vies noires dans une église, insulte à l’Amérique des droits civiques : j’ai fait un cauchemar, encore un…

 

Ce matin de juin s’est posé sur mon cœur

comme un vol de colombes sur la vieille petite église,

frémissant d’ailes blanches et de roucoulements d’amour

et de soupirs tremblants d’eau vive.

Louisa Paulin, Lo bel matin

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Je me souviens.

Du chapeau blanc de Dylan et de sa voix éraillée, d’Albi la Rouge toute vibrionnante des accords de Pause Guitare, de cette nuit passée sur un banc avec un « Conteux » acadien, et du sourire de Zachary Richard, aussi pur que dans nos adolescences lorsqu’il clamait « travailler, c’est trop dur ».

De notre conversation téléphonique où déjà la poésie avait traversé l’Atlantique au rythme des échanges, et de son incroyable présence, quand il offre au monde tous les ouragans de Louisiane et toutes les histoires de son peuple oublié.

De la brique rouge et de Sainte-Cécile comme un vaisseau dans la nuit, du Tarn empli d’accords virevoltants et de notes insensées, de ce mois de juillet aussi gai qu’un violoneux un soir de noces.

 

La nuit, quand le pendule de l’amour balance

entre Toujours et Jamais,

ta parole vient rejoindre les lunes du cœur

et ton œil bleu

d’orage rend le ciel à la terre.

Paul Celan, in Poésie-Gallimard

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Je me souviens.

De la Bretagne qui danse comme une jeune mariée au son de la Grande Parade, de Lorient enrubanné, des guipures et de l’océan dentelé qui tangue au son des binious.

Des flûtiaux et des cornemuses, de l’âme celte qui m’enivre, des jambes levées sous les robes de crêpe et des verts irlandais ; des Canadiens qui boivent et de la lune qui rit, des roses trémières caressées par la joie et de mon fils si heureux de danser le quadrille.

D’un autre port, au bout du monde, où 173 personnes périront dans les explosions causées par l’incurie des hommes.

Du courage de ces passagers de l’improbable, quand des boys modernes rejouent le débarquement dans un Thalys sauvé de justesse de la barbarie.  Quand un 21 août ressemble à une plage de Normandie.

 Le Bleu ! c’est la vie du firmament(…)

Le Bleu ! c’est la vie des eaux-l’Océan

et tous les fleuves ses vassaux(…)

John Keats, Poèmes et poésies.

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Je me souviens.

Du calme d’Angela Merkel annonçant qu’elle devenait la mère de l’Europe en ouvrant les bras de l’Allemagne aux réfugiés et Migrants.

D’une Mère Courage qui soudain fait du pays de l’Indicible celui de l’accueil, quand 430 000 personnes ont traversé la Méditerranée entre le 1er janvier et le 3 septembre 2015, et qu’une seule photo semble avoir retourné les opinions publiques…

Du corps de plomb du petit Aylan et des couleurs vives de ses vêtements, dormeur du val assassiné par toutes les guerres des hommes, à jamais bercé par les flots meurtriers de notre Méditerranée souillée.

De mon étonnement toujours renouvelé en cette rentrée de septembre, quand soudain chaque journée de cours me semble thalasso, tant c’est un bonheur que d’enseigner la langue de Goethe à ces enfants musiciens, surdoués et charmants, toute ouïe et en demande d’apprentissages : ma première année scolaire agréable dans mes errances de « TZR », sans trajets insupportables et sans stress pédagogique.

 

Il n’est d’action plus grande, ni hautaine, qu’au vaisseau de l’amour.

Saint-John Perse, Amers.

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Je me souviens.

De ces pauvres gens morts noyés en voulant sauver une voiture quand des enfants de Migrants continuent, eux, en ce mois d’octobre, à n’être sauvés par personne…

Des hurlements d’Ankara, quand 102 personnes perdent la vie au pied de la Mosquée Bleue, le Bosphore rougi de tout ce sang versé.

De cette famille lilloise décimée par le surendettement, un Pater Familias ayant utilisé son droit de mort sur les siens, mais nous sommes tous coupables, nous, membres de cette odieuse société de surconsommation.

Du silence de ma cadette en cet anniversaire de notre rupture de cinq longues années, de sa frimousse enjouée et de son bonnet rouge lors de notre dernière rencontre, il y a un siècle, avant qu’elle ne rompe les ponts. Du petit bracelet de naissance qui dort dans ma trousse et ne me quitte jamais. De ma décision de vivre, malgré tout.

Argent ! Argent ! Argent ! Le fol argent céleste de l’illusion vociférant ! L’argent fait de rien ! Famine, suicide ! Argent de la faillite ! Argent de mort !

Allen Ginsberg, in Poètes d’aujourd’hui, Seghers.

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 Je me souviens.

« De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 13 novembre 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.

De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’une terrasse.

De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée. »

De cette structure cyclique qui a mutilé la Ville Lumière, de notre sidération, de la peur de mes enfants et des larmes de mes élèves, de la chanson « Imagine » entonnée en pleurant.

De Bamako et Tunis endeuillées elles aussi, de nos désespérances devant tant de victimes, et puis la terre, n’oublions pas la terre, qui se lamente aussi.

De la COP 21 qui passe presque inaperçue au milieu de tous ces bains de sang.

Si tu mérites ton nom

Je te demanderai une chose,

« Oiseau de la capitale » :

La personne que j’aime

Vit-elle ou ne vit-elle plus ?

Ariwara no Narihira, 825-879, in Anthologie de la poésie japonaise classique.

Place du Capitole, 14 novembre 2015
Place du Capitole, 14 novembre 2015

 

Je me souviens.

Du visage grimaçant de la haine et de la barbarie qui heureusement ne s’affichera PAS dans le « camembert ».

De nos piètres victoires, de mon pays où des jeunes votent comme des vieux aigris, de ma République en danger.

De toutes ces mitraillettes à l’entrée des églises, des santons menacés par les « laïcards » et par les djihadistes, d’un Noël au balcon, comme sous les tropiques.

De ces sabres lasers prétendument rassembleurs, quand tous ces geeks pourraient se retrousser les manches, réfléchir et agir.

D’une partie de croquet dans un jardin baigné de lumière et de douceur un 26 décembre, les maillets et les boules étant ceux de mon enfance allemande, le regard bienveillant de nos quatre grands-parents comme posé sur nous, microcosme familial dans le macrocosme de l’Europe si fragile, du monde si vacillant, de l’Univers si mystérieux.

De nos espérances.

De nos forces.

De nos amours.

Je me souviens de 2015.

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À la lumière de nos aïeux nous marchons.

Elle nous éclaire comme les étoiles de la nuit guidant le marcheur.

Al-Hutay’a, in Le Dîwân de la poésie arabe classique.

 

 

Enfin cette phrase, dédiée à tous ces disparus :

Je t’aimais. J’aimais ton visage de source raviné par l’orage et le chiffre de ton domaine enserrant mon baiser. (…) Aller me suffit. J’ai rapporté du désespoir un panier si petit, mon amour, qu’on a pu le tresser en osier.

René Char, La compagne du vannier.

 

 

 

Aujourd’hui ma Garonne remonte à la Seine, hommage des Toulousains…

Aujourd’hui ma Garonne remonte à la Seine

 

Place du Capitole, 14 novembre 2015
Place du Capitole, 14 novembre 2015

 

Aujourd’hui ma Garonne remonte à la Seine,

Nos deux chagrins mêlés en un seul écheveau,

Et tous les Toulousains font la nique à la haine :

Paris, tu n’es pas seul au milieu des corbeaux !

 

Nos mille briques roses s’inclinent vers le Nord,

Et le grand Capitole embrasse Notre-Dame,

Le Canal plein de larmes rejoint en un seul port

Le Canal Saint-Martin et les rues de Paname…

 

Chargés de violettes, de pastels et de vin,

Nous montons à Paris partager vos destins ;

La Cité de l’Espace nous prêtera Ariane,

 

Et nous serons ensemble, nos villes une Marianne,

Tuiles roses et lumières, Tour Eiffel et Midi,

Notre France debout, revenant à la vie !

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Connaissez-vous Navid Kermani ?

Connaissez-vous Navid Kermani  – نوید کرمانی‎-?

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© picture-alliance­/Sven Simon - Navid Kermani
© picture-alliance­/Sven Simon – Navid Kermani

http://info.arte.tv/fr/navid-kermani-mediateur-des-cultures

 

Cet écrivain germano-iranien aux multiples talents, orientaliste, poète, dramaturge, essayiste, journaliste, exégète, a obtenu hier le Prix de la paix des éditeurs et libraires allemands, un prix attribué depuis 1950 par l’Association des éditeurs et libraires allemands qui lui a donc été remis le 18 octobre 2015 à l’église Saint-Paul de Francfort-sur-le-Main, lors de la  cérémonie de clôture de la Foire Internationale du Livre.

Depuis notre bastion franco-français, empreint de certitudes tant électorales que littéraires, peu de voix se sont fait l’écho de cette prestigieuse récompense ; il faut dire que notre hexagone se targue toujours d’être le centre du monde des idées, et que, noyés sous les multiples lettrés de notre intelligentsia, forts de nos penseurs maison, entre les innombrables Finkielkraut, Attali, Onfray, BHL, nous, le petit peuple de France, n’avons que peu d’occasions d’ouïr des voix différentes, rarement invitées chez les Ruquier et autres « GG »…

Pourtant, je vous assure que Navid Kermani vaut le détour ! Son profil atypique et polymorphe fait de lui l’un des penseurs essentiels de notre temps. Né en 1967 de parents iraniens, il a grandi en Rhénanie-Wesphalie. Son père, médecin en Iran, exerçait dans un hôpital chrétien, et la famille s’est ensuite installée dans la ville de Siegen, très influencée par le protestantisme. C’est par l’un de ses grands-pères que l’écrivain découvre l’Islam dans son versant chiite. Très tôt, dès l’âge de quinze ans, il a commencé à écrire pour le journal Westfälische Rundschau, avant d’écrire pour la FAZ et pour différents organes de presse. Après son diplôme d’études secondaires, il a étudié l’islamologie, la philosophie et la dramaturgie à Cologne, au Caire et à Bonn, a enseigné la poétologie dans les universités de Francfort, de Göttingen et de Mayence, la littérature allemande à Dartmouth, mais a aussi été reporter en Irak pour le Spiegel, avant de prononcer le 23 mai 2014 le discours inaugural à l’occasion de la soixante-cinquième commémoration de la Loi Fondamentale allemande, le Grundgesetz.

Sa thèse de doctorat « Gott ist schön. Das ästhetische Erleben des Koran » (« Dieu est beau. L’expérience esthétique du Coran ») a très vite attiré l’attention des médias et des milieux universitaires.  Après avoir travaillé comme dramaturge pour le Théâtre de la Ruhr à Mühlheim et celui de Francfort tout en ayant collaboré au Berliner Wissenschaftskolleg, Kermani décida en 2003 de vivre de sa plume foisonnante.

Cet auteur très connu outre-Rhin traite dans ses multiples publications de thèmes aussi différents que la mort, la sexualité, la musique, l’engagement, mais toujours avec cette mise en abyme de la mystique et de l’Islam. La Süddeutsche Zeitung a dit de lui qu’il manie aussi bien la critique envers Goethe, Herder ou Kafka qu’envers la mystique islamique. Son regard acéré, aiguisé par la fréquentation des textes sacrés et par le maniement d’une langue riche et imagée, est ainsi le révélateur de nos sociétés agitées par des conflits millénaires, mais aussi sous-tendues par d’innombrables sagesses.

En plus de ses livres et de ses essais, Navid Kermani prend toujours position dans les débats publics et politiques avec ses discours, ses conférences et ses articles de journaux. Il intervient particulièrement pour l’évolution du projet européen, a pris position lors du Printemps Arabe et bien entendu contre le prétendu État Islamique et au sujet des Migrants… Son œuvre lui a déjà valu de nombreuses récompenses, comme le Prix Hannah Arendt en 2011 ou le Prix du Livre Allemand et le Prix Kleist, en 2011 et 2012… Il avait aussi obtenu en 2009 le Prix Culturel de la Hesse, décerné aussi au Cardinal Karl Lehmann, à l’ancien Président synodal Peter Steinacker et au Vice-Président du Consistoire Salomon Korn, un prix récompensant le dialogue interreligieux.

Car au cœur des préoccupations de Navid Kermani on retrouve l’idée de laïcité, bien peu maniée chez nos voisins allemands qui n’ont pas connu de séparation entre l’Église et l’État, une idée que l’écrivain défend en lui associant une profonde connaissance des religions, arguant que seule une tolérance et un dialogue interreligieux pourront devenir le terreau d’une diversité pacifique et respectueuse de l’Autre.

Dans le magnifique discours tenu hier soir lors de la remise de son prix, l’écrivain est aussi longuement revenu sur le sort des minorités chrétiennes d’Orient, évoquant avec une grande émotion la libération du père Jacques Mourad, récemment libéré en Syrie, et expliquant aussi que si un porteur de prix « de la paix » n’avait déontologiquement pas le droit d’appeler à la guerre, il en appelait néanmoins à la plus grande détermination possible afin que cesse un conflit désormais presque mondial, comme il l’avait d’ailleurs déjà prédit en 2014 en comparant la guerre en Syrie à la Première Guerre Mondiale.

Vous retrouverez ici le discours en partie retranscrit et à réécouter :

http://hessenschau.de/kultur/kermani-rede-bei-friedenspreis-vergabe-im-wortlaut,kermani-rede-friedenspreis-100.html

Et voici un extrait vidéo :

http://www.zdf.de/ZDFmediathek/beitrag/video/2517758/Navid-Kermani-Redeausschnitt#/beitrag/video/2517758/Navid-Kermani-Redeausschnitt

Navid Kermani est un penseur éclairé, qui ose affirmer qu’il y aura d’autres attentats, d’autres décapitations, que l’Europe n’est et ne sera pas épargnée, mais que l’espoir peut rester présent si une majorité clairvoyante s’engage à la fois pour la paix et la tolérance sans être dans le déni devant les exactions de l’EI.

Gibt es Hoffnung ? Ja, es gibt immer Hoffnung.

Reste-t-il un espoir ? Oui, il reste toujours un espoir.

À mon tout petit niveau, poétesse, blogueuse, essayiste, romancière, dramaturge…seulement primée dans des concours de nouvelles et de poésie, j’ai trouvé dans les écrits de Navid Kermani comme un bel écho à mes propres textes, en particulier à tous mes écrits autour de la laïcité…

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2015/09/02/jesuislalaicite-nouvelles-reflexions-poesies-et-theatre-autour-de-la-laicite/

 

Et je dédie à ce grand penseur que je voudrais voir traduit en français mon poème, retranscrit en persan par mon ami  Hossein Mansouri, fils de la grande poétesse iranienne Forough Farrokhzad :

میگویم: در نازک هوای شفاف صبح گاهی

 

میگویم: به رنگین کمان شسته شده از رنگ

 

میگویم: به شادکامی از دست رفته

 

میگویم: در سکوت ستاره ای شبانگاهی

 

میگویم: حتا اگر کسی نخواهد گوش کند

 

میگویم: به غریبی که پشت میله های زندان زندگی میلرزد

 

میگویم: به فرزندانم، هر بامداد، با سلام روشن خورشید

 

میگویم: به دوستانم، دوستان دیروزیم، امروزیم، ابدیم

 

میگویم: به گلهای آفتاب گردان، به درختان صنوبر

 

میگویم: به قمری های غمگین، به تپشهای مضطرب قلبم

 

میگویم: بی آنکه از باد انتظار پژواکی داشته باشم

 

میگویم: همچون کلامی رمزآلود

 

میگویم: همچون سوغاتی از راه دور

 

میگویم: همچون رحمتی نابهنگام

 

میگویم: حتا اگر به من بخندند، مسخره ام کنند

 

میگویم: همچون بهاری که به مصاف زمستان جاوید زمین میرود

 

میگویم: همچون خورشیدی که میدرخشد

 

میگویم: همچون لذتی جان بخش

 

میگویم: چون این کلام الفبای زندگی من است، دلیل زنده ماندنم:

 

دوستت دارم.

 

Traduit par Hossein Mansouri

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2014/01/18/ich-liebe-dich/

https://www.youtube.com/watch?v=9RfqZLWFEyg

 

https://de.wikipedia.org/wiki/Navid_Kermani#cite_note-32

 

 

#Jesuislalaïcité: Nouvelles, réflexions, poésies et théâtre autour de la laïcité

http://www.thebookedition.com/jesuislalaicite-sabine-aussenac-p-130306.html

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En janvier 2015, de battre mon cœur s’est arrêté. Mais cela s’était déjà produit lors des attentats de Toulouse, à la mort de la petite Myriam et des autres victimes…Et depuis plusieurs années, dans mes nouvelles, mes réflexions, mes poésies, je parle de la laïcité, de nos démocraties en danger et des courages de ceux qui défendent la paix et la tolérance.
Car la laïcité est le cœur battant de notre République. C’est pourquoi j’ai rassemblé ces divers écrits dans ce recueil qui se veut mémoire et espérance.

***

Le livre est cher, je sais, car j’ai voulu une couverture brillante et colorée, et l’imprimeur fixe les prix. 

C’est pourquoi j’envoie le fichier intégral de ce recueil par mail à toute personne en faisant la demande; il ne s’agit pas ici d’argent, mais d’une cause à défendre, d’une idée majeure, qui nous fonde et nous construit.

Extraits…

– Sans prétention aucune, ce petit recueil rassemble mes déambulations autour de l’idée de la laïcité, celle avec laquelle je travaille lors de mes cours, pour la transmettre à nos élèves, et autour de laquelle j’ai brodé différents écrits : textes parus dans les tribunes du Huffington Post ou de mon blog du Monde, nouvelles et poésies parfois primées, ébauche de pièce de théâtre…

La laïcité, à mon sens, ce n’est pas seulement cette idée chère à notre République et qui voudrait que le respect de ce cœur laïc, qui fait battre notre démocratie,  enterre toute velléité religieuse. Car la compréhension du fait laïc passe forcément par celle du fait religieux, et ce n’est que par le respect de toutes les croyances, qu’elles soient religieuses, agnostiques, ou simplement en l’Homme, que les sociétés pourront avancer vers la lumière et la paix.

C’est pourquoi j’ai intégré à ce livre quelques textes évoquant justement la foi, la religion, la croyance, et, hélas, les innombrables crimes commis autour des religions, afin de mieux préserver cette identité laïque qui fait de la France ce pays d’exception qui a su placer, depuis l’Édit de Nantes jusqu’à la manifestation du 11 janvier 2015, en passant par la loi sur la laïcité, cette préoccupation au centre même de la flamme républicaine.

La laïcité fait corps avec notre passé : défendons la chaque jour de notre présent, aussi difficile soit-il, afin de préserver l’avenir de nos enfants, de notre pays et du monde.

***

–  Je me souviens.

Des larmes de mes parents quand je partis pour Paris qui m’accueillit avec ses grisailles et ses haines. De ces couloirs de métro pleins de tristesse et de honte, de ce premier hiver parisien passé à pleurer dans le clair-obscur lugubre de ma chambre de bonne, quand aucun camarade de Normale ne m’adressait la parole, bien avant qu’un directeur éclairé instaure des « classes préparatoires » spéciales pour intégrer des jeunes « issus de l’immigration ». Je marchais dans cette ville lumière, envahie par la nuit de ma solitude, et je lisais, j’espérais, je grandissais. Un jour je poussai la porte d’un local politique, et pris ma carte, sur un coup de tête.

Je me souviens.

Des rires de l’Assemblée quand je prononçais, des années plus tard, mon premier discours. Nous étions peu nombreuses, et j’étais la seule députée au patronyme étranger. Les journalistes aussi furent impitoyables. Je n’étais interrogée qu’au sujet de mes tenues ou de mes origines, quand je sortais de l’ENA et que j’officiais dans un énorme cabinet d’avocats. Là-bas, à Toulouse, maman pleurait en me regardant à la télévision, et dépoussiérait amoureusement ma chambre, y rangeant par ordre alphabétique tous les romans qui avaient fait de moi une femme libre.

Je me souviens.

Des youyous lors de mon mariage avec mon fiancé tout intimidé. Non, il ne s’était pas converti à l’Islam, les barbus ne faisaient pas encore la loi dans les cités, nous nous étions simplement envolés pour le bled pour une deuxième cérémonie, après notre union dans la magnifique salle des Illustres. Dominique, un ami, m’avait longuement serrée dans ses bras après avoir prononcé son discours. Il avait cité Voltaire et le poète Jahili, et parlé de fraternité et de fierté. Nous avions ensuite fait nos photos sur la croix de mon beau Capitole, et pensé à papa qui aurait été si heureux de me voir aimée.

Je me souviens.

Des pleurs de nos enfants quand l’Histoire se répéta, quand eux aussi furent martyrisés par des camarades dès l’école primaire, à cause de leur nom et de la carrière de leur maman. De l’accueil différent dans les collèges et lycées catholiques, comble de l’ironie pour mes idées laïques qui se heurtaient aux murs de l’incompréhension, dans une république soudain envahie par des intolérances nouvelles. De mon fils qui, alors que nous l’avions élevé dans cette ouverture républicaine, prit un jour le parti de renouer follement avec ses origines en pratiquant du jour au lendemain un Islam des ténèbres. Du jour où il partit en Syrie après avoir renié tout ce qui nous était de plus cher. Des hurlements de douleur de ma mère en apprenant qu’il avait été tué après avoir égorgé des enfants et des femmes. De ma décision de ne pas sombrer, malgré tout.

Je me souviens.

De ces mois haletants où chaque jour était combat, des mains serrées en des petits matins frileux aux quatre coins de l’Hexagone. De tous ces meetings, de ces discours passionnés, de ces débats houleux, de ces haines insensées et de ces rancœurs ancestrales. De ces millions de femmes qui se mirent à y croire, de ces maires convaincus, de ces signatures comme autant d’arcs-en-ciel, de ces applaudissements sans fin, de ces sourires aux parfums de victoire.

Je me souviens.

De mes professeurs qui m’avaient fait promettre de ne jamais abandonner la littérature. De ces vieilles dames, veuves d’anciens combattants, qui m’avaient fait jurer de ne jamais abandonner la mémoire des combats. De ces enfants au teint pâle qui, dans leur chambre stérile, m’ont dessiné des anges et des étoiles en m’envoyant des bisous à travers leur bulle. De ces filles de banlieue qui, même après avoir été violées, étaient revenues dans leur immeuble en mini-jupe et sans leur voile, et qui m’avaient serrée dans leurs bras fragiles de victimes et de combattantes.

Je me souviens que dans une minute, le moment viendra. Il est l’heure.

Mon conseiller me demande de le suivre. L’écran géant va montrer le « camembert » et le visage pixellisé du nouveau président de la République. La place de la Bastille est noire de monde, et je sais que la Place du Capitole vibre, elle aussi, d’espérances et de joies.

Un cri immense déchire la foule tandis que l’écran s’anime et que mon visage apparaît, comme c’est le cas dans des millions de foyers guettant devant leur téléviseur.

Le commentateur de la première chaîne hurle, lui aussi, et gesticule comme un fou : « Zohra Rahmani ! Pour la première fois, une femme vient d’être élue Présidente de la République en France ! »

Je me souviens que je suis française, et si fière d’être une femme. Je souris, et je monte sur l’estrade, toutes les couleurs de l’espérance en mon cœur.

(Fiction écrite pour un concours)

***

– Nour : (nostalgique.)

 

Maman, éteins ce poste, si tu veux discuter.

Mon Yassine aux yeux noirs qui devient un guerrier,

Moi aussi je m’inquiète pour mon frère que j’aime.

Lui qui aimait Hendrix, qui vivait sa bohême,

Qui écoutait du rap et du rock en riant :

Obsédé par les rites, psalmodiant le Coran !

Le voilà comme un sage récitant des Sourates,

Il veut voiler sa sœur, il en oublie les maths !

D’ailleurs je crois qu’il ne va plus en cours,

Il reste à la Mosquée, tant la nuit que le jour.

Mostafa m’a parlé de ses fréquentations :

Lui qui voulait aussi passer l’agrégation…

(…)

Nour (excédée)

 

Moi je suis musulmane, mais j’irai à Paris.

Tu m’agaces Yassine, lâche-moi, c’est compris ?

Va prier et maudire avec tous tes barbus !

En tailleur ou en jean, je ne serai pas nue !

Tu fais peur à maman avec tes extrémismes,

Tu disais autrefois détester les fascismes :

Reviens plutôt aux maths, finis ton doctorat.

Je crains fort que l’islam n’ait fait de toi un fat…

Tu prétends tout savoir, tu veux tout contrôler.

Tu aimais le macdo, tu adorais danser….

Mes amis, mes sorties, et notre nourriture,

Aujourd’hui l’occident devenu pourriture

Te paraît grand Satan, tu menaces et t’énerves :

Tu critiques la France de ton immense verve…

Quand je t’entends crier contre notre pays,

J’ai bien peur que mon frère ne soit pris de folie…

 

Yassine :

 

Tu ne sais pas ma sœur ce que disent les Sourates :

Tu as perdu la tête, tu as trop lu Socrate ;

Seul le Juste est reçu quand il vit dignement.

Mais je serai ton guide pour trouver le Coran.

 

Imen :

 

Mon petit, mon Yassine, et où sont tes projets ?

A l’école, dans la rue, tout le monde m’enviait !

Tu étais si brillant, un nouveau Pythagore,

Toi qui aimais tant lire, qui dévorais encore

Les romans et journaux, quand je fermais la porte…

Mehdi veut te parler, il veut que tu t’en sortes,

Ton frère m’a appelée ce matin du pays :

Il sera sur Facebook à t’attendre, cette nuit.

 

Yassine :

 

Ce traître à sa famille, qui ne prie plus Allah ;

Un Français à Tunis, qui se prend pour le roi,

Avec ses idées folles, enseigner le français,

Il ne sait même plus ce qu’est l’identité !

Et nous à la cité, on magouille et on rame,

Avec les keufs partout, les bagnoles qui crament…

Mon pays c’est ici, mais mon cœur est là bas,

Et Le Coran un jour deviendra la vraie foi.

(Il se tourne vers Nour)

Allez mets ta Burka, on dirait une tasspé,

Cache ton maquillage et va faire à bouffer !

(extrait d’une pièce en ébauche…)

***

–  Bien sûr, les Allemands ont souffert : ma mère encore ne peut entendre un avion sans frémir, et je sais que la blondinette de 4 ans a eu peur, faim, fro

Mais quelque part, je suis la seule de ma famille à, en quelque sorte, « porter la Shoah ». La Shoah par balles de mon grand-père, que personne n’a jamais encore osé évoquer avec moi. Et surtout la Shoah tout court.

Alors depuis mon adolescence, je cherche, je regarde, je réfléchis…Ces amis chez lesquels j’avais été jeune fille au pair, qui, chaque année, partaient dans un kibboutz pour « racheter la Faute », m’avaient donné des livres sur le judaïsme…Et puis un jour j’ai trébuché sur Rose Ausländer, « ma » poétesse juive de la Shoah, et, bien tard, à 44 ans, je lui ai consacré un mémoire de DEA…J’ai même, un temps, flirté avec une idée de conversion…

Les miens se moquaient de moi : « Mais qu’est-ce-que tu as encore, avec tes juifs ? » Pourtant, oui, il y a cette étrange proximité, et puis mes larmes d’enfants lorsque j’entendais du Chopin ou des valses tziganes, et puis mon profond dégoût à mélanger par exemple du fromage et du poisson…

Mais au-delà de l’anecdote, je me suis juré de témoigner. De dire, toujours. Ainsi je parle de la Shoah lors de mes cours, bien entendu, lorsque je fais mon métier de prof…d’allemand. Même quand on m’envoie en terre d’Islam, dans les Quartiers où les élèves ricanent au seul nom de « juif », dans ces classes où, une année, j’ai été obligée de faire noter dans le carnet de correspondance :

« Je ne prononcerai plus le nom du Führer en cours sans y avoir été invité », tant les élèves adoraient parler d’Hitler et du gazage des juifs…

Alors en ce beau matin de mars 2012, quand un élève, dans mon lycée de campagne, a reçu un sms de son père policier à l’interclasse, un sms qui lui parlait du massacre à l’école juive de Toulouse, j’ai immédiatement écrit, à la récréation, une phrase sur le tableau d’affichage devant la salle des profs : au feutre, j’ai noté simplement :

« Premier attentat antisémite en France depuis la rue des Rosiers. »

Et j’ai dessiné une petite étoile juive.

Puis je suis retournée en salle des profs. Moi, je tremblais. Entre temps, j’avais allumé l’ordinateur. J’avais lu les dépêches, les récits des faits.

J’avais lu qu’un homme fou avait abattu de sang-froid un père et ses deux enfants, dont j’apprendrais plus tard qu’il s’agissait du jeune Jonathan Sandler et de ses petits Gabriel, 4 ans, et Arieh, 5 ans, devant l’école Ozar Hatorah de ma ville rose, à quelques kilomètres de la bourgade où j’enseignais. J’avais lu que cet homme ensuite avait pénétré dans l’enceinte de l’école et blessé d’autres personnes, et surtout qu’il avait tiré une balle dans la tête de la petite fille qu’il tenait par les cheveux. Plus tard, on me dira qu’elle s’appelait Myriam Monsonegro, qu’elle avait 7 ans et était la fille du directeur de l’école : ce dernier avait vu mourir sa fille.

En ce matin du 19 mars 2012, vers 10 h, je tremblais. Parce que déjà j’avais lu certains détails, et parce qu’il me semblait intolérable qu’un tel attentat se produise, en France, si longtemps après la Shoah. Après la Shoah.

***

–  Nous devons devenir des Veilleurs, des Gardiens du phare de la Démocratie, des porteurs de flambeau. Car comme le proclamait fièrement et crânement Charb, « mieux vaut mourir debout que de vivre à genoux ». Cependant, n’oublions pas qu’il disait aussi qu’il n’avait pas l’impression « d’égorger quelqu’un avec un feutre »…

Alors dessinons, nous aussi, le visage de la liberté et de l’humour. Osons rire, parler, nous moquer, faire face. Car le moment est venu, vraiment, de tenir chaudes les braises du courage et de l’honneur, afin de ne pas céder au feu des émotions et de la vengeance. Ne stigmatisons pas les innocents, mais réfléchissons à des solutions qui permettront un vivre-ensemble pacifié. En même temps, ouvrons aussi les yeux sur les dérives si multiples que nous ne les voyons plus, sur les cités devenues des poudrières à islamistes, sur les femmes avilies et soumises aux diktats d’un pseudo Islam prônant le mépris du corps de la Femme, sur les brèches de plus en plus nombreuses qui permettent à des zones de non droit de polluer les règles de la République.

Il convient, avant tout, d’éduquer, d’intégrer, de pacifier. Le ver est dans le fruit, mais chaque dessin de presse, chaque écrit, chaque discussion est comme une fleur de cerisier qui s’envole dans le vent, à la rencontre du soleil.

N’en doutons pas un seul instant : il reviendra, le temps des cerises, des merles moqueurs de Charlie-Hebdo et des gais rossignols qu’étaient ces papys qui faisaient, de la pointe de leur humour, cette incroyable résistance !

(…)

(Texte paru dans le blog du Monde, et repris par Opinion Internationale le 15 juillet 2015 à la suite d’un entretien avec Pascal Galinier médiateur du Monde, « L’exigence de retisser le vivre-ensemble » suite à la parution de son livre « Qui est vraiment Charlie ».

Opinion Internationale publie un des commentaires des lectrices(eurs) du Monde : Sabine Aussenac, professeure d’allemand à Toulouse, a posté sur son blog du Monde le 8 janvier 2015 le texte « Je suis Charlie ou l’invincible été », véritable appel à la solidarité et à la fraternité, un appel à la réunion plutôt qu’à la division.)

***

–  Cette édition ressemblait en tous points à celle qu’elle avait presque toujours dans son sac, écornée, un peu jaunie, les pages presque vivantes d’avoir été relues mille fois. Elle pouvait presqu’en sentir le parfum, cette odeur caractéristique des livres de poche, qui lui faisait parfois tourner la tête de joie. Ce parfum-là, pour Aïcha, avait l’odeur de l’indépendance et du secret ; il symbolisait sa révolte sourde contre sa condition, contre la fatalité qui aurait voulu qu’elle arrête ses études à la fin du collège, ou qu’elle prenne une des voies professionnelles où tant de jeunes filles des « Quartiers » étaient enfermées, comme dans une nouvelle prison faisant écho à la ghettoïsation de leur cité.

***

–  La petite cuisine sentait le thé à la menthe et l’amlou, cette pâte d’amandes et de miel au parfum ensoleillé. Fatima, la maman de Nour, fabriquait des pâtisseries pour les grandes surfaces de la cité.

  • Nour, ma fille, prends encore un peu de thé !
  • Maman, tu sais bien que je ne peux rien avaler le matin…Allez, je file au métro, j’ai une colle de français. A ce soir !
  • Va, ma fille, et fais attention à toi !

 

Nour dévalait déjà les escaliers quatre à quatre. Le vieil ascenseur était en panne, une fois de plus. Devant la barre HLM, la cité s’éveillait, radieuse sous le soleil toulousain, malgré les carcasses calcinées, les canettes abandonnées et les papiers gras. Sous un ciel inondé d’hirondelles, le lac de la Reynerie miroitait. Un court instant, Nour s’imagina être sur une plage tunisienne…

 

La rame bondée se frayait un chemin à travers la ville rose. Assise sur un strapontin, la jeune fille pianotait, inlassablement, sur ses genoux. Il ne restait que quinze jours avant l’audition, et à peine dix avant le concert aux Jacobins…Nour savait que sa vie entière se jouerait, là, en quelques heures, en quelques minutes, lorsque ses notes deviendraient, ou pas, un passeport pour une nouvelle liberté. Elle songea à ses cousins de Tunisie, aux cris et aux morts, mais aussi aux extases de la liberté retrouvée. Elle se sentait, elle aussi, dépositaire d’une révolution.

-Nouvelle « Le rossignol et la burqa »

***

–  Le chef d’établissement et son adjoint, toujours tirés à quatre épingles, veillent au grain tels des capitaines de frégate. Le Principal porte un costume et semble toujours prêt à recevoir quelque délégation ministérielle.

Au fronton du collège, les mots « Liberté, égalité, fraternité », et ce drapeau qui vole au vent mauvais.

Un îlot. Notre collège est un îlot de résistance.

Mais nous ne sommes pas en terre inconnue, non, ni en terre ennemie. Non, nous sommes en France, juste en France.

La France qui, dans cette cité, comme dans des milliers d’autres, a la couleur des ailleurs. Ce sont ces serviettes de toilette qui sèchent à même le trottoir, sur l’étendoir, devant l’échoppe du petit coiffeur-barbier.

Ce sont ces femmes voilées, en majorité dans la cité, et parfois même entièrement voilées, malgré l’interdiction républicaine, qui se promènent, entre cabas et poussette, depuis le ED jusque chez le boucher hallal. La boulangerie aussi est hallal ; et puis la cantine du collège, aussi.

Ce sont les tours immenses, et les trottoirs salis. Et ces hommes, tous ces hommes désœuvrés, assis aux terrasses des cafés, ou faisant mine de conspirer avant quelque mauvais coup devant la station de métro. C’est que nous avons eu deux meurtres en deux semaines, dans le quartier…

Si l’on marche dans les rues, les seuls signes d’appartenance à la France sont les sigles des bâtiments administratifs : CAF, ASSEDIC…Pour tout le reste, on pourrait se croire à Tunis, Alger ou Marrakech. Pas de Monoprix ou de Zara, ici, seuls quelques magasins de décorations du Maghreb…Les boutiques aussi sont tournées vers La Mecque.

Seule la pharmacie, courageuse en ces temps de l’Avent, a osé un sursaut de fierté chrétienne, disposant deux petits sapins sur le trottoir.

Au collège, pourtant, la République veille : la technique et les moyens mis en œuvre par l’Etat sont partout ; ordinateurs et rétroprojecteurs dans chaque salle, CDI flambant neuf…Les partenariats sont innombrables, les « dispositifs » bien rodés, bref, on a l’impression, plus que jamais, d’être au cœur de cette « école de la République », celle qui se bat pour ses enfants. Certains enseignants sont là depuis plusieurs années, en poste, heureux et motivés. Allant de « projet » en « parcours découverte

Mais au collège, il y a aussi ce mégaphone utilisé pour appeler les élèves ; car la cour ressemble davantage à une jungle qu’à un couloir de Janson de Sailly…Et les traits tirés des assistants d’éducation ; et l’épuisement de quelques collègues. Car l’insularité a ses limites…

La réunion de parents, par exemple, où les dits parents ne viennent voir que le professeur principal, puisqu’ils doivent entrer en possession des bulletins en main propre. –bon, parfois, si, ils se déplacent, enfin les papas, mais là, c’est juste pour incendier une collègue, entre quatre yeux, et de façon extrêmement violente…

Les enfants, eux, dont certains sont brillants et motivés, débordent d’énergie. Une heure de cours en ZEP ne ressemble en rien à une heure de cours classique, puisqu’il s’agit aussi bien de transmettre du pédagogique que de l’éducatif…En troisième, encore et encore, leur dire qu’on ne se lève pas en cours…Et puis expliquer encore et toujours qu’on n’élève pas la voix, qu’on ne parle pas arabe en classe, qu’on ne s’insulte pas…

Certains m’ont fait une petite rédaction, sur leur vision de leur avenir. C’était édifiant, touchant, mais aussi très inquiétant.

Car si tous s’imaginaient riches, et exerçant un « bon métier », tous, aussi, comptaient épouser une femme « musulmane » (« elle portera le voile si elle le souhaite »), et, surtout, donner des prénoms arabes à leurs enfants.

Et c’est bien ce petit détail-là qui, plus que les voitures brûlées, plus que le port du voile intégral dans le métro, plus que le désœuvrement et la violence, m’interpelle : si, au bout d’une ou deux générations, les enfants des « quartiers », pourtant « français » à 90%, continuent à imaginer donner des prénoms arabes à leurs propres enfants, l’intégration ne se fera jamais. JAMAIS.

Et ce en dépit des énormes moyens que l’Etat investit dans l’éducatif ; et ce en dépit du « modèle républicain »…Et ce n’est pas tant lié à ce sentiment d’exclusion de nos élèves- la plupart d’entre eux ne se rendent jamais en centre-ville, vivant en vase clos dans le hors monde de la cité…- qu’à cette dérive protectionniste et communautariste dont ces enfants font preuve, dès leur plus jeune âge : leur pays, c’est…le « bled » ! Pourtant, certains viennent de décrocher des stages dans de prestigieuses entreprises de la région toulousaine, et rêvent de devenir PDG un jour. Mais on a l’impression toujours que leurs valeurs demeureront celles d’une autre culture, et d’un autre âge, quant à leur vision de traiter les femmes, par exemple…

Alors quand je pousse la grille de mon petit collège de ZEP, et que je vois cette devise républicaine en orner timidement le fronton, et toutes ces équipes pédagogiques et administratives motivées, mais épuisées, je me demande quelles solutions nous pourrions mettre en œuvre pour que Marine Le Pen n’ait PAS raison.

Comment, oui, comment arriver à une dynamique réelle d’intégration ? Comment arriver à transmettre ce creuset républicain à ces générations d’élèves n’ayant de la vie et du monde qu’une vision tronquée, muselée par leurs communautarismes ? Comment revitaliser ces cités où la France n’est plus représentée que par ses administrations ? Comment y faire régner non pas seulement l’ordre, mais la paix, et, surtout, la joie ?

Il me semble que ce que nous faisons et transmettons ne suffit pas, et que nous lâchons trop de lest. Certes, la loi sur la laïcité existe, mais elle n’est pas respectée, puisque de plus en plus de cantines sont hallal d’office. Certes, la loi sur l’interdiction du port de la burqa existe, mais elle est loin de faire la part des choses et de régler le problème des fillettes voilées de plus en plus jeunes.

J’ai peur que peu à peu, notre pays ne se clive et ne se détourne des processus d’intégration qui ont fait sa grandeur et sa force, j’ai peur que les métissages ne se fassent que dans un sens.

Je souhaiterais que soient mises en place de véritables heures d’éducation civique spécialement orientées vers l’idéal d’intégration et vers la place des femmes ; je souhaiterais que des commerces « non hallal » soient à nouveau implantés dans les cités, de grandes enseignes, des magasins de chaussures, de vêtements-et pas seulement des échoppes de babouches et de robes à paillettes-, des franchises « classiques », et aussi des magasins d’alimentation « lambda » ; je souhaiterais que des librairies non religieuses ouvrent dans nos cités, et des magasins de musique, et des salles de sport…Et des centres d’épilation, et des parfumeries, et des magasins de lingerie…Et des magasins de jouets, et des salons de thé sans menthe !

Je souhaiterais que la vie vienne vers la cité, puisque la cité ne vient plus vers la vie, hormis pour faire des « descentes »en ville, dont on sait qu’elles sont parfois liées à des dérives, à des vols en bande organisée, à des exactions de casseurs…

Ce qui nous manque, c’est une normalité intégrative, c’est un désir réciproque de partage. Quand j’ai dit, par exemple, que j’allais parler de Noël en cours, puisque Noël est la plus grande fête allemande et un moment fort de la culture germanique, « ils » m’ont tous rétorqué qu’ils ne fêtaient pas Noël, que c’était une fête chrétienne, etc. Mais nous avons malgré tout ouvert les fenêtres et mangé les chocolats du petit calendrier de l’Avent, et fait quelques activités. Et si j’en avais eu le temps et les moyens, j’aurais aimé les emmener voir un marché de Noël en Allemagne…

Je remarque chaque jour que mes élèves vivent dans un nomansland culturel, malgré le Centre Culturel du quartier, et malgré l’énergie remarquable dont font preuve les équipes administratives et pédagogiques du collège…Que soit au niveau des partages économiques ou intellectuels, ces enfants et ados sont dans une zone de non droit, dans un endroit où les échanges de base ne se font plus.

Et c’est à la République de se donner les moyens de changer cela, avant qu’il ne soit trop tard, avant que les camps ne se forment de façon définitive, avant que le FN ne prenne peut-être un jour le pouvoir, avant que les « Frères Musulmans » ne remplacent peu à peu sécu, ASSEDIC, école et loisirs…

Je ne veux pas que mon pays renonce à l’idéal des Lumières : éduquer, enrichir, élever les esprits.

Liberté de pensée, égalité entre les femmes et les hommes, fraternité entre nos cultures : agissons !

(Texte écrit il y a plusieurs années et paru dans « Le Post », bien avant les attentats…)