Palais de glace…

 Je suis la femme-bulle, enfermée dans son palais de glace. Prisonnière de mes morts, je vis derrière la vitre et vois passer la vie.

Elles sont là, toutes mes vies possibles, à portée de rêve…Il y a toutes ces maisons inconnues, ces hommes à aimer, ces rencontres improbables, ces métiers non exercés… Et si…Et puis les vies passées, les presqu’îles, les torrents, les fureurs océanes, tout ce magma mémoriel qui déferle et s’engouffre en chaque interstice de mes présents et pollue mes rivières…

Je suis en cet instant précis au milieu de ma vie, j’ai atteint la « mi route » de Desnos.

Et je me sens confluente, source et delta, comme prisonnière de cette banquise qui ne demande qu’à fondre. Je vois passer à la surface de mes glaces toutes ces images, toutes ces perspectives non saisies, et n’ose me dire qu’il est trop tard. Il ne peut être trop tard.

Il m’est tout simplement impossible de croire que la vie, ce n’est que ça, ce seul combat permanent entre les chiens et loups de ces mensonges, il m’est impossible de ne pas entendre, attendre la suite.

Éternelle rousseauiste-c’est la faute à Voltaire-, je sais les temps prédits de la bonté. Cette idée de planter un pommier, même si la fin du monde était pour demain, cette idée que la vie même est renaissance, mouvance, intensité toujours renouvelée, ne me quitte pas.

Il est miraculeux qu’il reste la lumière, disait Claude Vigée.

Ma vitre est légèrement embuée, et pourtant je vois passer mes rêves, encore et toujours.

Il y aurait eu ma vie parisienne. Si j’avais terminé ma khâgne, si je n’avais pas épousé un cheminot cégétiste pour fuir la coupe d’un conseiller général RPR de père…Avec mon boy friend d’alors, devenu un people du monde des lettres, nous aurions écumé le Flore et les Champs…Oui, je les vois, notre petit appartement du Marais, et nos nuits à Saint-Germain, et ma carrière de normalienne, puis de journaliste…En avais-je la carrure ?

Je me souviens de l’une de nos rencontres entre nos divorces respectifs, il m’avait invitée chez Lipp et m’éblouissait de son assurance, de ses mots, de son parisianisme. Je mesurai, l’espace d’une soirée, la béance entre nos deux univers, entre ma petite vie de provinciale maladroitement engoncée dans ses routines et les brillances du succès universitaire. J’avais presque perdu, à cette époque, l’habitude des mots, égarée en terre hostile, sommée de défendre ma pitance intellectuelle devant le cercle militant des amis de mon époux. C’était Pol Pot, je devais pratiquement faire mon méa culpa et me justifier de mes lectures, de mon amour du mot. J’étais orpheline, soudain, de cette vie qui aurait pu être mienne, si j’avais suivi la voix royale de « Normale ».

C’est ainsi que je me promène, orpheline de mes vies, tantôt femme d’à côté, ardente et passionnée, tantôt Scarlett enfin domptée, sans même un Rhett, sans même un Tara à reconstruire.

Il y aurait ce castel dont je serais la reine, et mes roses parfumées que je respirerais comme en tableau de Waterhouse. Je peux entendre crisser les graviers de mes rêves, et sentir le lilas embaumant nos parterres. Je suis la Dame des Sablonnières, ou Léopoldine aux Feuillantines, de grands arbres bruissent dans le parc où jouent nos enfants blonds, et j’écris sur cette petite table ancrée sous la glycine. J’aime ce jardin, qui respire chaque soir comme un poème d’Anna de Noailles ; j’entends le clapotis de la fontaine, et je te vois, assis à ton bureau, ta belle tête de penseur penchée sur quelque idée qui flâne.

Et nos arbres, tous nos arbres…Le marronnier et ses fruits polis que je récolte comme autant de galets de ma terre, l’allée de tilleuls sous laquelle nous avions échangé notre premier baiser, les cerisiers sous lesquels tu me nommes ta geisha à chaque printemps, et le cèdre bleu, mon cèdre, ma certitude. La peupleraie trouée de lumières, et puis la sapinière, comme échappée des Ardennes de mon enfance, silencieuse et pérenne.

Poétesse, ce lieu m’ancre et me ressource. L’été accueille nos stagiaires en écriture, et le festival de musique ancienne que nous avons créé. Jordi Savall est mon meilleur ami. La lecture de mes textes qu’il a accompagnés l’an passé a été retransmise en duplex sur Arte, ma mère en avait informé la terre entière.

Il m’arrive de descendre plus au sud, aimantée par la Toscane, par les ocres et les siennes, guidée par les cyprès.

Un enfant bruni par la lumière joue à l’ombre de la cour. J’ai lu un jour que Carole Bouquet vinifie en Toscane, et je me rêve pont entre deux rives, messagère de cette terre gorgée de soleil, offrant les grappes de ma vigne…Comme j’aurais aimé, oui, vivre en Italie, en éternelles vacances romaines, en petite mort à Venise, sculpturale et galbée, outrancière et légère, Madone et courtisane…La Villa Médicis a été longtemps ma terre promise, j’y ai beaucoup appris. Traductrice, essayiste, comédienne, je me sens Beatrix et Joconde.

Mais je peux aussi me faire océane, traversant continents pour explorer le temps. La possibilité d’une île me ravit ; battue par les flots, la petite cabane abrite mes amours luxuriantes avec quelque artiste déchu. Je le rejoins les nuits de tempête, lorsque la mer tarde à me rendre mon époux, et pose nue devant la vitre embuée par nos étreintes. Les chroniques que j’envoie au Times respirent la passion, les embruns fouettent ma plume. Parfois je pars encore bien plus loin, vers ces contrées où je défends la cause de mes sœurs martyrisées. On parlerait de moi pour le Pulitzer. Bernard-Henri m’a proposé une écriture à quatre mains, j’y réfléchis.

L’Angleterre m’appelle souvent, j’accoste à Beachy Head et vais de cottage en vallon, comme habitée par cette histoire royale. L’exception britannique parle à mon cœur de midinette, et, lorsqu’une vielle main gantée soulève la dentelle devant le carreau gauchi orné d’ipomées pour me regarder traverser le village, je crois reconnaître Agatha.

Mais je préfère encore m’appeler Moïra. Tu aimes tellement mes cheveux de sorcière que tu m’as surnommée Sanguine. Depuis notre jardin d’hiver où poussent des palmiers, je vois la baie, violente et passionnée comme les longs romans pleins de bruit et de fureur que j’écris en souriant. Parfois, tu m’apportes un Darjeeling fumant et passes tendrement une main dans mes cheveux lumière, avant de rallumer le feu. Arrête, tu dis des bêtises. Le Goncourt, c’est pour les vrais écrivains…

Et puis il y a les villes, les villes tourmentées et les cités radieuses, les odeurs des marchés et les ruelles sombres, les façades éclairées et les jours de pénombre.

Tu m’as offert Venise, je t’ai guidé à Rome. Tu m’as demandée en mariage au pied du Golden Gate, jamais je n’oublierai ta main californienne aimant ma vieille Europe. New York est mon village, Calcutta me bouscule, mais toujours je reviendrai vers toi, eau verte de mon Canal du Midi.

Tiens…La vitre se fissure…Le verre se brise en milliers de nacres irisées, les fractales de mes vies semblent converger comme autant de particules élémentaires vers un réel tangible. Car la vie est là, allongée comme Garonne ondulant d’aise entre les neiges et l’océan, coulant impassible aux pieds de ma ville rose, m’attendant.

Il faudra bien le traverser, ce miroir, si je ne veux pas finir comme Nora dans sa Maison de poupée. Il faudra arrêter le train d’Anna et prévenir Vronski, il faudra aimer Brahms, décommander Julien Sorel.

Et dire adieu aux Feuillantines, aux Twin Towers et à l’enfer de mes dernières années.

Il faudra que je m’extirpe de ma gangue littéraire qui m’a protégée des jours sordides, il faudra que la chrysalide en éveil ose devenir papillon. Maintenant, c’est à mon tour d’écrire ces mots qui m’ont sauvée. La vitre pare balle dont je m’étais entourée saura faire place à l’immense.

Ne plus rêver ma vie.

Mais vivre mes rêves.

« Mi route

Il y a un moment précis dans le temps

Où l’homme atteint le milieu de sa vie

Un fragment de seconde

Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu’un regard

Plus rapide que le sommet des pamoisons amoureuses

Plus rapide que la lumière

Et l’homme est sensible à ce moment. »

Desnos.

NB: Monsieur Roger Grenier, un des piliers de Gallimard, avait beaucoup aimé ce texte, ainsi que d’autres nouvelles… Grande Maison en a décidé autrement… Voilà des années qu’il dort dans mes tiroirs, ce cera mon cadeau de fin d’année…

Aimer l’été à Toulouse… #canicule

Aimer l’été à Toulouse …

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Accueillir.

Ne pas lutter.

Se laisser inonder, envahir, déborder par elle.

Mais ruser.

Oui, elle est partout, dans toute la France, sur toute l’Europe, elle fait fondre les glaciers de Norvège et mourir les ouvriers espagnols, elle nous suffoque, nous désespère : la canicule.

À nous, pauvres citadins enfermés dans nos étuves surchauffées, d’imaginer des échappatoires.

Prenons par exemple la corvée de vaisselle. Personnellement, je l’accomplis à la fraîche – toutes proportions gardées, les températures nocturnes, dans la ville rose, avoisinant les 32 jusque vers minuit 😊

C’est le moment de se la jouer dance floor à Ibiza, non ?

Franchement, faire barboter les mugs et les couverts dans un peu de produit vaisselle au son d’une électro endiablée m’évoque directement une torride soirée mousse. Un zeste de Despacito au rinçage, quelques mouvements de hanche pour naviguer jusqu’au buffet en imaginant aller au bar de la paillote, un soupçon de David Guetta pour couronner le tout, vous verrez, vous oublierez instantanément les langueurs accablées de la journée. À vous les déhanchés joyeux en récurant la poêle, comme si vous étiez à la soirée Miss tee-shirt mouillé du camping des Flots Bleus ou dans quelque soirée Blanche à St Trop…

Il suffit de si peu pour rêver aux ailleurs… Et de toutes façons, il est carrément impossible de partir en rando ou d’aller arpenter quelques forêts par 40 degrés à l’ombre…

Alors le matin, enfin vers 13 heures, quand j’émerge de ma nuit quasiment blanche, je me la joue campagne. Ambiance « Natures et découvertes » mâtinée de zénitude. À moi les playlists « chants d’oiseaux » et « alpages » de ma tablette. Un bon petit déjeuner avec des confitures Lidl qui semblent de venir de chez Fauchon disposées dans des coupelles, quelques rondelles de beurre demi-sel harmonieusement dentelées, une belle nappe blanche, et voilà : me voilà sur la terrasse d’un cinq étoiles non loin du Léman. Les pièces ont gardé la douceur apaisante de la fin de nuit, paraissant presque fraîches, et la journée s’annonce ainsi pratiquement respirable.

L’après-midi, c’est plage. Après la douche tiède au savon au monoï d’Yves Rocher (celui qui était le chouchou de ma Princesse 2), il suffira de s’enduire langoureusement d’huile prodigieuse (je garde comme une relique le minuscule flacon offert à Noël dernier par Princesse 1) avant de se prélasser sur un transat fauteuil devant le ventilateur tournant à plein régime en lisant À la recherche du temps perdu Marie-Claire pour se croire en quelque crique méditerranéenne. Je n’oublie pas de lancer la playlist « vagues » pour profiter du ressac et des cormorans, ni les petits verres en plastique garnis d’eau congelée disposés devant le susdit ventilo, donnant illico l’illusion d’une brise rafraîchissante.

En fin de journée, à l’heure où s’élèvent de chaque balcon des effluves de sardines grillées et que s’entrechoquent les verres de pastaga, nous allons dans les parcs. Avec cette impression de traverser un lotissement en bord de Grande Bleue avant d’arriver dans quelque arrière-pays où, entre chênes verts et garrigues, exploserait le chant des cigales.

Au coin de la rue, l’inénarrable Place Pinel a engrangé ses mystères et sa magie. Entre boulodrome et caniparc se dresse l’imposant kiosque à l’écho central et aux poteaux murmurants, tandis que les kabbalistiques tilleuls et platanes veillent sur les passants accablés de chaleur.

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Lovée paresseusement sur un banc devant le Jardin Japonais du parc Compans, je peux observer les sages sillons tracés au râteau sur les graviers non loin de la pagode. En admirant les nénuphars et les collines d’herbe rase, je me crois réellement au pays du Soleil Levant.

L’image contient peut-être : arbre, plante, ciel, plein air et nature

À moins que mes pas ne me portent vers le Jardin des Plantes, où les arbres plusieurs fois centenaires veillent sur les Toulousains reconnaissants qui cheminent entre catalpas et tilleuls, au gré des allées alanguies.

Il y avait cette rose chavirant dans le soir
Vaisseau pourpre et lumière pavillon des espoirs
Embaumant crépuscule et glissant veloutée
Barcarolle fragile en esquif des étés

Au creux des mille allées s’ébattaient des enfants
Landaus bleus et cerceaux comme en siècle d’antan
Au cristal de ces rires un guignol surgissait
La calèche promenait et les pleurs s’apaisaient…

http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=89716&forum=2

Les dimanches, au kiosque, on peut guincher comme en bord de Marne, entre langoureuses milongas et lindy hop déchaîné… Et l’on se prend à rêver qu’à la rentrée, on franchira enfin le pas pour pousser la porte d’une école de danse et se la jouer Fame ou Argentine…

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Parfois, l’eau verte du Canal me mène presque jusqu’à la mer, quand je longe les rives envahies par les ajoncs et l’onde immobile où se mirent des saules et des platanes un peu fatigués.

L’image contient peut-être : arbre, plante, plein air et eau

Et bien sûr, auparavant, puisque les consignes de St Manu de Brégançon nous ordonnent d’aller « dans des endroits réfrigérés », j’ai le choix : emprunter ad libidum ma chère ligne 16 L1 dont la clim bruyante et glacée ravit mes amis les chauffeurs qui, du haut de leur bermuda sexy, se la jouent parfois guides de bus touristiques ; là, je peux m’imaginer découvrir les hauts-lieux de la vie toulousaine sans dépenser un cent de plus que mon abonnement Pastel, revisiter le monument aux Morts à François-Verdier, admirer la fleur de corail de la basilique Saint-Sernin…

Aucun texte alternatif disponible.

Ou encore profiter de ma dernière découverte estivale, elle aussi 100 % gratuite : flâner dans les allées propres et bien achalandées du Carrefour Market Compans dans le centre commercial « Reflets » et y jubiler en voyant des prix bien plus accessibles que dans mon habituel Casino Saint-Georges, avant de partir arpenter, en soirée, les méandres du superbe parc voisin…

Et Garonne… Ne pas oublier Dame Garonne, qui nonchalamment serpente entre briques et tuiles… Y marcher vous transporte immédiatement dans un tableau d’Henri Martin, et l’on se plaît à rêver à Bordeaux, la ville océane, qui accueillera les flots prêts à goûter au sel de l’Atlantique, et à nos chères Pyrénées dont on peut presque sentir la majesté et la fraîcheur… La nuit, les quais se font cour des miracles, accueillant toute la jeunesse toulousaine pour des nuits fauves et colorées.

L’image contient peut-être : plein air et eau

Enfin, les fontaines elles aussi ont un goût de plage, lorsque les enfants s’y ébattent comme si ils dévalaient des dunes, méduses aux pieds… Avec un peu d’imagination, derrière le Capitole, on pourrait presque entendre « Chouchous…Beignets aux pommes « et voir des parasols…

L’image contient peut-être : une personne ou plus, personnes debout, ciel et plein air

Il existe aussi d’innombrables activités estivales permettant de pallier à l’infini un non départ en vacances lorsque l’on reste cloué chez soi par temps de canicule : ouvrir la malle des albums photos des enfants et se souvenir de la joie que nous avions à les confectionner, en ces temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ; relire des lettres d’amour – idem pour les moins de 20 ans… ; jeter des factures payées depuis 10 ans ; se mettre au crochet ; découvrir un nouveau réseau social ( je viens par exemple de m’inscrire sur « Insta » et tente d’y poster les milliers de photos engrangées sur Facebook. Jonglant entre l’application layout qui permet de poster plusieurs images et l’indispensable Linktr.ee autorisant les supra narcissiques tels que moi à mettre des liens dans la « bio », je me la suis jouée geek et ai eu l’impression d’habiter avec Sheldon et Amy… À moi bientôt un flot de followers à faire pâlir Beyonce…)

https://www.instagram.com/sabine_aussenac/ ; jeter un œil sur ses anciens carnets d’adresse en tentant de se remémorer les visages de tous ces noms oubliés…

Lire, bien sûr ! Relire, découvrir, s’évader, dévorer, déguster, tout, pêle-mêle, les polars suédois de la médiathèque, les trouvailles de la boîte à livres de la rue, les mis de côtés pendant l’année, et puis les magazines, les fanzines…

L’image contient peut-être : plante et plein air

Ma vie comme un roman

Ma vie comme un roman
De mille cinq cent pages
Un suspense haletant
Et tant de personnages
Un style foisonnant
Beaucoup de mots tocsins
L’intrigue me plait bien
Ca fait passer le temps
Parfois c’est du théâtre
On dirait Cléopâtre
Sans les didascalies
Je me meurs je m’enfuis
On veut tuer la reine
Tous ces amants jaloux
Tragédie maux et peines
Catharsis qui rend fou
Je vis en roman russe
Karénine ou Lara
En mille bleus de Prusse
Je m’envole vers toi
Saga américaine
J’y parcours grandes plaines
Ils ont brûlé Tara
Mais Scarlett reviendra
Parfois en baie d’Along
Je me rêve un amant
Ma plume a les dents longues
Au gré des Hurlevent
Mon Heathcliff et mon Rhett
Me font tourner la tête
Parfois c’est un poète
Si jeune et si esthète
Je me coule en ses vers
J’y renais liberté
Diable au corps nuits d’enfer
Il m’offre éternité
Que jamais ne finisse
La saga de nos jours
Fleurs du mal ou clarisse
Oui j’aimerai toujours.

Et, aussi, se souvenir des chaines gratuites de notre box et du replay. Se faire toute une saison d’Alice Nevers, revoir Nord et Sud, faire découvrir Visconti à mon fils, m’abrutir devant les romances de la télé allemande : que du bonheur !

Enfin, la nuit… Pourquoi s’échiner à faire comme si de rien n’était en étouffant dans une chambre caniculaire ? Là encore, rêver… Se dire qu’on est dehors, à la belle étoile, dans quelque prairie embaumant les fleurs sauvages, ou sur une plage de sable blanc… S’endormir au son des grillons dont le stridulement nous bercera, imaginer un feu de camp non loin de nous et y voir des jeunes gens enlacés au son de quelque Hallelujah ou d’un standard d’Ed Sheeran, et, pourquoi pas, penser à une main caressant la nôtre.

In bed with Justin Nozooka

Le feu de camp me semble indispensable.

Et des étoiles. Bien sûr, il y aura des guitares, le ressac et cette légère brume qui descend sur l’océan.
A moins que nous ne soyons dans une prairie, l’amour en saison sèche, enveloppés dans ces myriades odorantes de foin coupé ; les cigales, assourdissantes, se sont tues à la levée de la lune, mais le doux frou-frou des grillons demeure, et ta main dans la mienne.

Nous ne sommes pas seuls, bien sûr. Ton été est celui de ta horde. Les bouteilles passent de rêve en rêve, une fille danse près du feu, elle est sublime, tout simplement.
Mais ta main est bien dans la mienne, malgré les petits froissements de mon âme, qui se lisent au coin de mes yeux verts.

Tu dis qu’ils ont la couleur de la forêt enchantée, celle de nos enfances.

Somme toute, le temps n’existe pas. Nous avons été des enfants, et nous restons les enfants du soleil. Qu’importe le fait que j’ai grandi avec Pimprenelle et Zorro, et toi en compagnie des Pokémons ?
A quinze ans, nous avons lu Rimbaud. A seize ans, nous avons écouté Morisson et Léo.
Arthur, Jim et Léo sont intemporels, tout comme cette nuit, notre nuit.

Il faut vivre. Maintenant. Tu me dis que tu as l’âge de quitter le monde, car tu en connais la laideur.

Viens, écoute les vagues, elles te disent les pays qui te tendent les bras, et ces cieux infinis qui murmurent là bas.
Viens, regarde les étoiles, elles brilleront un jour au-dessus de la maison où une femme donnera le sein à ton enfant.
Viens, prends-moi dans tes bras. Ne pense plus à ce mal qui envenime tes lèvres, ni à l’humain qui te maudit dans la fièvre.

Vois mes yeux qui lisent en toi et les plaines que je t’offre, tu y seras le cheval fou et les mille paysages.

Sens ma main sur tes cheveux et l’amour fou qui te caresse, et aime la nuit qui descend sur nos folies.

Nous partons dans les dunes où murmure la lune, ou à l’orée du bois éclairé par les Rhunes.

Justin Nozooka chuchote ses complaintes aux quatrains flamboyants, nos amis dansent et boivent les vins aux saveurs d’une absinthe.

Tu me coucheras sous les genêts sauvages ; tu ôteras délicatement mon infime corsage : en embrassant mes seins comme on goûte un poème, tu sauras mon amour que je deviens ta reine.
http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=81059&forum=3

 

Il ne fait pas chaud. Il fait bon, vous aimez l’été, et même la canicule. Vous y repenserez avec une infinie nostalgie en rentrant, les soirs de brouillard et de neige sale fondue, portant un pull qui gratte et un gros sac de courses, après avoir raté un bus bondé.

Enfin, je dédie ce texte à tous les courageux et valeureux non aoûtiens qui travaillent dur et suent sang et haut, sur des échelles de chantiers, dans des salles d’opération surchauffées, devant des fourneaux fournaises, auprès de personnes âgées ou de malades en souffrance, dans des commissariats miteux, dans des bureaux non climatisés…

NB : THERMIDOR : mois de la chaleur , des bains 11ème mois du calendrier Républicain ( 20 juillet / 18 août )

Encore un été…


Encore un été sans la plage
Sans cigales et sans tournesols
Sans l’odeur du grand large
Et sans ombrage de parasols
Encore un été sans ce sable
Tendre fin et si doux
Sans rires joyeux et grandes tables
Sans cousinades et guilledoux
Encore un été sans Provence
Sans lavandes et sans froufrous
Sans marché à Saint-Paul de Vence
Sans festival au Puy du Fou
Encore un été sans valises
Faites et défaites gaiement
Sans robes légères insoumises
Sans regards brûlants des amants
Encore un été sans sourires
Sans ribambelles d’enfants
Sans monopoly sans fou rires
Sans prendre la clef des champs
Encore un été sans cerises
Sans courses folles en plein vent
Sans sursauts et sans surprises
Sans le parfum de l’Autan
Encore un été sans amis
Qui partageraient pâtes fraîches et rosé
Mozzarella salade de riz
Et plongeraient dans mon décolleté
Encore un été sans Paris
Sans arpenter les Champs
Sans bateau mouche café hors de prix
Sans Notre-Dame et touristes priant
Encore un été sans toi
Qui conduirait sur cette petite route
Qui me guiderait dans l’étroit
Passage de mes doutes
Qui tiendrait fermement ma main
Tout en haut de la falaise
Qui me montrerait Etretat
Et aimerait même mes fadaises
Qui découvrirait mes Cathares
En escaladant Montségur
Qui rirait de vieilles tares
Et me ferait sentir secure
Encore un été sans nous
Nous baignant nus sous la cascade
Et riant comme jeunes fous
Au gré des vents et cavalcades
Encore un été solitaire
Passé à faire et à défaire
A mettre petite vie en terre
En trébuchant sur lourdes pierres
Encore un été nomade
De juive errante dont seule patrie
Sera décidément aubade
Sornettes rêves et poésies.

 

http://www.refletsdutemps.fr/index.php/thematiques/actualite/ecrits/item/l-escarpolette

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/reforme-grandes-vacances_b_2769627.html

 

Épouser Meaulnes…Mon premier livre…Et les autres…

Aucun texte alternatif disponible.

Tu avais cinq ans, un visage rond comme la lune qui éclairait Charleville. Tu ne savais des arcades de la Place Ducale que les voussures patinées, ne te doutais pas qu’un jour tu imaginerais tes pas d’enfants ayant marché sur les Siens, toute illuminée par les Voyelles.

Tu m’as prise dans ta menotte potelée, admirant l’image de cette fillette rousse patinant sur un lac. Tu ne pouvais deviner que l’accident t’enfermerait dans ta peur du monde, et qu’alors tu te réfugierais auprès de tant de Petits Choses, rêvant d’avoir le courage d’une Sophie, au lieu de vivre par procuration tes journées de petite fille modèle.

Tu as déchiffré mes premières lignes, émerveillée. Tu ne savais pas encore qu’un jour tu voudrais séduire Julien Sorel, épouser Meaulnes, sauver Anne Frank, que tu nommerais ta maison Tara.

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En me lisant, tu es aussi devenue écrivain. Je suis toujours sur ton bureau, rouge et or, comme une flambée en l’automne de ta vie. Tu dis de moi que « Susy sur la glace »  est ta meilleure amie.

***

Il faut aimer l’enfant qui vit en nous…

 

Elle s’appelait « Caramel »
Une petite fille ronde
Bille de clown yeux mappemonde
Ses joues avaient un goût de sel
Elle me regardait dans le miroir
Me souriait matin et soir
Déjà si seule un peu perdue
Mon double de rêve portait aux nues
La Pastorale de Beethoven
Se prenait pour Lili Marleen
Entre sapins ombres et lumières

Un jour on lui parla d’Hitler
Soudain son monde bascula
Elle compris qu’elle serait paria
Elle s’appelait « Anne Franck »
Celle par qui l’immense manque
Surgit telle infinie comète
Au cœur de la mini Colette
Si jeune elle se jura d’écrire
De devenir celle qui saurait dire
Vérités orgueils et préjudices
Car ce monde est loin d’être lisse
Oh bien sûr qu’elle fut heureuse
Entre prairies et vertes vallées
Même si son corps la fit lépreuse
L’obèse souvent clochette portait

Elle s’appelait « La grosse »
Ils ne sont pas tendres les gosses
Mais dans sa tête elle écrivait
Déjà ses jours ses nuits ses vies rêvés
Et puis souvent l’imaginaire
Accule même les pervers
Peut-être a-t-elle enfin gagné
Le droit à l’infinie beauté
Elle manquait déjà tant d’amour
Qu’elle croit encore et pour toujours
Que tout le monde doit l’aimer
Et qu’un sourire vaut un baiser

Elle s’appelait « Ophélie »
Rimbaud lui a ouvert la vie
L’adolescence fulgurance
Ne lui montra que des intenses
Passion devint son maître mot
Elle serait femme de mille héros
Il lui faudra passer frontières
Et toujours rester guerrière
La paix des braves devra attendre
Elle sera longue et douce et tendre

On l’appelle « Scarlett o’Hara »
Car sans cesse elle reconstruit Tara
Nord et sud sont ses patries
Elle y tournoie à l’infini
En crinoline et robe verte
Malgré les fracas et les pertes
Elle ne fera jamais sécession
De ses rêves et de ses passions
Pour vous elle s’offre radieuse
A qui saura la rendre heureuse.

***

Et en allemand…

Petite nixe sage

Cabane du jardinier. Petite nixe sage, je regarde
les images.

Les lettres prennent sens. La langue de Goethe, bercée à mon cœur, pouvoir soudain la lire.

Allégresse innommable du bilinguisme. L’Autre est en vous. Je est les Autres.

Cet été là mon Hymne à la joie…

***

J’ai dix ans.

Je suis dans le jardin de mes grands-parents allemands, à Duisbourg. Plus grand port fluvial d’Europe, cœur de la Rhénanie industrielle, armadas d’usines crachant, en ces années de plomb, des myriades de fumées plus noires les unes que les autres, mais, pour moi, un paradis…

J’adore la grande maison pleine de recoins et de mystères, la cave aménagée où m’attendent chaque été la poupée censée voyager en avion tandis que nous arrivons en voiture-en fait, la même que chez moi, en France !-, la maison de poupées datant de l’enfance de ma mère, avec ses petits personnages démodés, les magnifiques têtes en porcelaine, la finesse des saxes accrochés dans le minuscule salon… J’aime les tapis moelleux, la Eckbank, ce coin salle à manger comportant une table en demi lune et des bancs coffre, les repas allemands, les mille sortes de pain, les charcuteries, les glaces que l’on va déguster chez l’Italien avec mon arrière-grand-mère… Je savoure avec un infini plaisir les trajets dans la quatre cent quatre familiale, les maisons qui changent d’allure, les briquettes rouge sombre remplaçant peu à peu notre brique toulousaine et la pierre, les seaux de chocolat Côte-d’or achetés à Liège, les petites barrières en croisillon de bois, les longues formalités à la Douane- c’est surtout au retour que mon père cachait des appareils Grundig et le Schnaps !

J’aime aussi les promenades au bord du Rhin, voir défiler les immenses péniches, entendre ma grand-mère se lever à cinq heures pour inlassablement tenter de balayer sa terrasse toujours et encore noircie de scories avant d’arroser les groseilliers à maquereaux et les centaines de massifs… J’adore cette odeur d’herbe fraîchement coupée qui, le reste de ma vie durant, me rappellera toujours mon grand-père qui tond à la main cette immense pelouse et que j’aide à ramasser le gazon éparpillé… Et nos promenades au Bigger Hof, ce parc abondamment pourvu de jeux pour enfants, regorgeant de chants d’oiseaux et de sentes sauvages, auquel on accède par un magnifique parcours le long d’un champ de blés ondoyants… C’est là tout le paradoxe de ces étés merveilleux, passés dans une immense ville industrielle, mais qui me semblaient azuréens et vastes.

Je parle allemand depuis toujours, puisque ma mère m’a câlinée dans la langue de Goethe tandis que mon père m’élevait dans celle de Molière. Ce bilinguisme affectif, langagier, culturel, me fonde et m’émerveille.

C’est une chance inouïe que de grandir des deux côtés du Rhin…

J’aime les sombres forêts de sapins et les contes de Grimm, mais aussi les lumières de cette région toulousaine où je vis et les grandeurs de cette école de la République dont je suis une excellente élève, éduquée à l’ancienne avec des leçons de morale, les images d’Épinal de Saint-Louis sous son chêne et tous les affluents de la Loire… Ma maman a gardé toutes les superbes traditions allemandes concernant les fêtes, nos Noëls sont sublimes et délicieux, et elle allie cuisine roborative du sud-ouest et pâtisseries d’outre-Rhin pour notre plus grand bonheur, tandis que même Luther et la Sainte Vierge se partagent nos faveurs, puisque ma grand-mère française me lit le Missel des dimanches et ma mère la Bible pour enfants, ce chiasme donnant parfois lieu à quelques explications orageuses…

2012-10-12-Capturedcran2012101216.30.06.pngBien sûr, il y a les autres. Les enfants ne sont pas toujours tendres avec une petite fille au visage un peu plus rond que la normale, parfois même habillée en Dindl, ce vêtement traditionnel tyrolien, qui vient à l’école avec des goûters au pain noir et qui écrit déjà avec un stylo plume- je serai je pense la première élève tarnaise à avoir abandonné l’encrier…

Un jour enfin viendra où l’on m’appellera Hitler et, inquiète, je commencerai à poser des questions…Bientôt, vers onze ans, je lirai le Journal d’Anne Franck et comprendrai que coule en moi le sang des bourreaux, avant de me jurer qu’un jour, j’accomplirai un travail de mémoire, flirtant longtemps avec un philosémitisme culpabilisateur et avec les méandres du passé. Mon grand-père adoré, rentré moribond de la campagne de Russie, me fera lire Exodus , de Léon Uris, et je possède aujourd’hui, trésor de mémoire, les longues et émouvantes lettres qu’il envoyait depuis l’Ukraine, où il a sans doute fait partie du conglomérat de l’horreur, lui-même bourreau et victime de l’Histoire… Il écrivait à ma courageuse grand-mère, qui tentait de survivre sous les bombes avec quatre enfants, dont le petit Klaus qui mourra d’un cancer du rein juste à la fin de la guerre, tandis que ma maman me parle encore des avions qui la terrorisaient et des épluchures de pommes de terre ramassées dans les fossés…

Cet été là, je suis donc une fois de plus immergée dans mon paradis germanique, me gavant de saucisses fumées et de dessins animés en allemand, et je me suis cachée dans la petite cabane de jardin, abritant des hordes de nains de jardin à repeindre et les lampions de la Saint-Martin. J’ai pris dans l’immense bibliothèque Le livre de la jungle en allemand, richement illustré, et je compte en regarder les images. Dehors, l’été continental a déployé son immense ciel bleu, certes jamais aussi limpide et étouffant que nos cieux méridionaux, mais propice aux rêves des petites filles binationales… Le Brunnen, la fontaine où clapote un jet d’eau, n’attend plus qu’un crapaud qui se transformerait en prince pour me faire chevaucher le long du Rhin et rejoindre la Lorelei. Je m’apprête à rêver aux Indes flamboyantes d’un anglais nostalgique…

2012-10-12-Capturedcran2012101216.30.30.pngJe jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier Susy sur la glace, moi qui ruine ma grand-mère française en Alice et Club des cinq , qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres SZ bizarroïdes…

Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie.

C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand… Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de traduction, la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde.

Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.

Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien… Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon Ode à la joie.

Cet été là, je devins une enfant de l’Europe.

 

Calcium de l’âme, de Sophie Chérer: indispensable lecture!!!

Calcium de l’âme

 

Sophie Chérer

 

Extrait de

Lire est le propre de l’homme, l’école des loisirs, 2011.

http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/education/lire-est-le-propre-de-lhomme-de-lenfant-lecteur-au-libre-electeur/

 

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 Le Premier ministre, Pierre Mendès France, s’adresse solennellement à la radio, la veille au soir de la rentrée des classes, à tous les écoliers du pays. Il commence par leur avouer son amour des grandes vacances. Lui aussi, à leur âge, voulait qu’elles durent toujours. Et, très vite, il se pose avec eux la question: Pourquoi rentrer à l’école alors qu’on est si bien, chez soi ou dehors, à jouer? Et il répond sans ambiguïté: parce que l’école existe pour donner des forces aux enfants qu’ils sont aujourd’hui, pour les cultiver, pour leur permettre de grandir et de devenir les adultes accomplis dont leur pays, et le monde, auront besoin demain.

Depuis ce temps, aucun homme politique n’a plus parlé ainsi à l’enfance et à la jeunesse de son pays, avec cette confiance et ce respect profond, sur ce ton exemplairement républicain : libre d’esprit, égal d’humeur, et fraternel.

Pourquoi ?

Les temps ont changé. Une clique de cyniques dangereux est arrivée au pouvoir, qui réussit à faire passer un foulard ou une kippa sur la tête, une croix ou une médaille autour du cou, pour des déclarations de guerre à l’humanité, tandis qu’elle-même étale en toute impunité les signes par milliers, extérieurs comme intérieurs, de la vraie religion de l’époque : fric, finance, marchés boursiers, performance, technologie, flexibilité. Tout, jusques et y compris l’école, doit à présent obéir à ce commandement : être rentable. Procurer une rente, donc. Mais au fait, à qui?

Les réformes successives de l’Éducation nationale donnent au grand public, embrumé par les grands médias, l’impression d’avoir échoué l’une après l’autre, analyse Jean-Claude Michéa, l’un des sociologues les plus avisés de notre temps, qui n’est pas par hasard admirateur de George Orwell. Or elles n’ont pas échoué l’une après l’autre, elles ont réussi dans leur ensemble. À quoi ? À mettre en application un programme élaboré dans les années soixante-dix par les hommes de pouvoir, politiciens et chefs d’entreprises, membres de la commission Trilatérale, de 124 l’OCDE, du FMI, de l’OMC, de la Banque mondiale, et plus tard du G5, 7, 8, 20, partez ! et autres instances dirigeantes : pour être compétitif face aux puissances émergentes du XXIe siècle, l’Occident industrialisé allait avoir besoin, d’une part, d’une élite autoreproductrice constituée de 10 à 20 % de la population, cultivée, matériellement aisée, affranchie à tous points de vue, et, d’autre part, d’une masse constituée des 80 à 90 % restants, sous-développée intellectuellement, inculte, surendettée. Des petits consommateurs en rangs par deux, drogués aux gadgets, principalement préoccupés de suivre les modes imposées, incapables de remise en question, privés d’esprit critique et de références. Bridés par la trouille de perdre leur place.

Les moyens d’arriver à cette fin ne manquaient pas, ils ont été utilisés méthodiquement. Suppressions de postes, fermetures de classes, suréquipement technique au détriment de la pré- sence, suppression de l’histoire par-ci, de la philosophie par-là, du grec ancien ailleurs, de la poésie partout… Bref, remplacement des humanités par les inhumanités. Nous y sommes.

Nous, êtres humains, avons cessé d’être des êtres de langage. Nous sommes devenus des êtres de force de vente et de pouvoir d’achat. Ce qui nous est inutile, voire nuisible, nous est présenté comme indispensable. Ce qui nous est vital, la splendeur de la nature, la vie de l’esprit, le temps de vivre, la curiosité intellectuelle, l’amitié avec quelques grands hommes et femmes du passé, nous est présenté comme vain, trop coûteux, non rentable, irréaliste.

Mendès France est resté dans quelques mémoires pour avoir été le doux dingue qui ordonnait la distribution d’un verre de lait à chaque écolier à la récréation. Son discours extraordinaire de fin de vacances sur le sens de l’école, de l’apprentissage et, par conséquent, de la vie, suffit à montrer qu’il avait l’intention de s’occuper aussi d’une autre sorte de recalcification. Les scientifiques nous l’apprennent : c’est entre trois et quinze ans que l’organisme humain assimile le mieux le calcium. C’est durant cette période de douze ans qu’il se bâtit un squelette, une colonne vertébrale à toute épreuve. Ensuite, il est (un peu) trop tard.

 Eh bien, il existe un calcium de l’âme.

Les enfants, au fond d’eux, en sont parfaitement conscients. Ils ont soif de paroles fortes, de lectures nourrissantes, de textes qui ne les laissent pas seuls avec leurs questions, leurs tourments, leurs désirs, leurs angoisses, d’exemples d’adultes qui leur donnent envie de grandir, d’expériences fondatrices qui les animent et les structurent au moment où ils en ont le plus besoin, et où ils sont le plus aptes à les retenir par toutes leurs fibres, à en faire un miel capable de couler leur vie durant. Alors ne perdons pas une occasion de leur offrir des exemples de beauté, de justesse, de liberté, d’indépendance, de chants d’amour au monde. Les livres en sont pleins. Ne nous contentons pas de pleurer des larmes de crocodile sur les cadavres de Jacqueline de Romilly ou de Jean Ferrat. De multiples formes de désobéissance civile sont déjà à l’œuvre. Relayons-les. Amie princesse de Clèves, quand tu tombes sous les crachats d’un cuistre, un ami sort de l’ombre à ta place, brandit ton effigie, offre ton histoire, lit dans ton cœur, t’aime et te fait aimer.

Mais ne nous lassons pas non plus d’argumenter, d’exposer, d’expliquer partout où nous avons  l’occasion de rencontrer des enfants et des adolescents, que quelqu’un, quelque part, a intérêt – un intérêt morbide – à ce qu’ils soient incultes, incapables de penser et de parler (car on peut très bien savoir lire, écrire et compter – qui sont des moyens – si c’est en méconnaissance complète des fins: la parole et la pensée libres, à quoi bon?).

Pensons à leur faire découvrir aussi une phrase décidément méconnue de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en son article 2, qui dit que «les droits naturels et imprescriptibles de l’homme» sont «la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ».

 La résistance à l’oppression.

 

Conseils de lecture :

– Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, de Gérard de Sélys et Nico Hirtt, éditions EPO, 2004 ;

– La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, de Liliane Lurçat, éditions François-Xavier de Guibert, 2004 ;

– L’Enseignement de l’ignorance, de Jean-Claude Michéa, éditions Climats, 1999.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophie_Ch%C3%A9rer