Écrire. Parce que ça brûle et que les mots mangent les miasmes mortels. Parce que je me consume. Écrire. Pour hurler les insupportables injustices d’une vie entre chien et loup, pour appeler tous les soleils. Écrire. Pour respirer les lilas et les roses, parce que consommer ne suffit plus. Écouter la petite fille de sept ans qui déjà dans une rédaction voulait « son nom écrit en lettres d’or » Écouter l’adolescente rondelette qui savait qu’elle ne serait jamais starlette, mais que son esprit avait la grâce des vents. Écouter la jeune fille qui noircissait cahiers et carnets de poèmes et d’intimes. Faire taire les médisants et les jaloux, ceux qui ricanent en disant « tu fais encore tes poèmes ? » et ceux qui ne lisent jamais.
Écrire. Sentir les mots qui fusent dans mes veines comme autant de petits shoots, les modeler comme je respire, les coucher tous neufs sur le papier de soie de l’imaginaire. Les voir s’embouteiller pare choc contre pare choc sur le bitume de mes nuits, les regarder décoller ou décolérer, me prendre soi-même par la main. M’amener au parc Monceau des mémoires et manger des mots tagadas. Écrire. Exister. Survivre. Se sentir relié au vivant. Microcosme dans le macrocosme des auteurs. Relire Rilke, Desnos, Sophocle, jouer dans la cour des grands. La solitude n’existe plus, dès lors que les lettres ont pris forme dans un cerveau d’enfant. Je me souviens de cet immense chagrin : et comment ferai-je pour « tout » lire ? Le fait de ne jamais visiter la Patagonie ou les Maldives me tourmentait bien moins que l’idée de ces milliards de pages que je n’aurais jamais le temps de parcourir…
Écrire. Pour te parler. Pour vous parler. Pour les méridiens célaniens autour d’une terre murmurante et dialogique. Pour bousculer les idées reçues et pas pour recevoir des prix. Pour maculer les neiges et éblouir les nuits. Pour faire basculer dans le vide les parachutes dorés. Par devoir d’insolence. Par malice ou par fierté, par respect ou culpabilité. Écrire. Pour le poids des mots, le choc des idées, pour les mots tocsins et les caresses d’âmes. écrire. Te toucher dans le mille. Te bouleverser. Te traverser. Te tournebouler. Te secouer jusqu’à l’extrême. Pour t’inventer, te rencontrer, te trouver. Pour te parler.
Écrire. T’écrire. Oublier ceux qui m’accusaient de verbiage. De me répéter. D’oser communiquer par le bais des mots couchés en lieu et place d’une discussion franche. Relever la tête des mots. Leur apprendre à défiler comme sur un podium, entre insolence et grâce. Couper les franges, outrer les regards, charbonner les yeux, raccourcir les jupes. Mots de filles, mots de femme libre, créatrice, mannequin et cliente : j’écris et m’habille comme bon me chante. Mots de blonde, mots de bombe. Mes mots bombent le torse et s’affichent en talons aiguilles. T’écrire, te dire. Écrire les envies aussi, les désirs, les folies. Ecrire le feu, écrire par le feu. Et les frissons tentants.
Écrire. Partout. Sur des bouts de papier volés, sur la nappe des restaurants, griffonner, noircir, exploser. Sentir la brûlure de l’urgence quant l’idée naissante se présente dans la maïeutique du quotidien. Oser réclamer du papier au magasin de fleurs, et griffonner sur tout support possible. Les chéquiers se font Nobels en puissance, le plan de Paris devient Goncourt. Écrire encore à la main, pour le plaisir des volutes de l’encre et de la sensualité des lettres papiers. Envoler des majuscules gracieuses sur des enveloppes ensuite personnalisées. Et parfumer la lettre, bien sûr, en synesthésie malicieuse de femme amoureuse.
Écrire. Frapper aux portes du ciel. Détourner les avions du quotidien. Se faire chasseurs d’orages. Devenir le hacker de sa propre vie, pirater ses données pour ne jamais les formater. Souffler sur ses rêves jusqu’à tisonner l’impossible. Mots silex. Guerre du feu de l’imaginaire. Devenir tribu. La horde, c’est vous. Garder le feu, se faire caverne et découvreur de mythes. Écrire. Rassembler les possibles, croiser le fer contre la banalité. Devenir peuplade inconnue, terre vierge. Mots berceau de l’humanité. Écrire. Se faire parchemin, tablette, vélin. Devenir Table de la Loi, Torah, Coran. Mots buisson Ardent. Révélations.
Écrire. Etre l’historien des mondes et un monde en soi. Bâtisseur de cathédrales et patron de start up. Écrire le vent et les villes, les sables et le froid, écrire les pertes et les dons, le pardon et la grâce. Écrire pour trouver grâce à tes yeux. Écrire pour que tu me manges des yeux. Écrire qu’il n’est jamais trop tard. Pour faire fleurir le désert des Tartares. Écrire. Pour que tu me déshabilles du regard. Pour que tu me lises très tard. Écrire. Pour que tu devines mes lettres dans le noir. Pour que tu devines mes formes le long des soirs. Écrire. Pour que tu aies envie de me prendre la main. Pour que tu sentes soudain la roue du destin. Écrire. Pour que mes mots te soient caresses, pour que tu sentes mes tendresses. Pour que ma lune te soit soleil. Pour que mes étoiles deviennent arc-en-ciel.
http://www.poesie-sabine-aussenac.com/cv/portfolios/ich-liebe-dich Écrire. Pour apaiser mes creux au ventre. Pour te dédier l’inextinguible. Pour te faire sentir que je tremble. Écrire. Pour allumer tous nos possibles. Pour que la nuit nous soit complice. Pour te murmurer des serments, pour que tu m’embrasses dans le cou. Pour que tu deviennes fou. Écrire pour que tu me trouves belle. Pour devenir ciel et enfer de ta marelle. Pour te susurrer des images. Écrire pour trouver le passage. Écrire pour ne pas être sage. Écrire pour t’aimer, nous aimer, aimer. Écrire.
Prix d’encouragement : 6 textes ont été distingués par le jury pour leur intérêt et leur qualité d’écriture. Ils seront publiés par l’Harmattan dans le recueil 2019 « Il aurait suffi de presque rien» :
Texte 1 : Sabine AUSSENAC : Puella sum »
Paris,
an de grâce 1255
Bertille
leva les yeux, enchantée par le soleil du midi. Adossée au lourd portail, elle
prit une profonde inspiration. Après une matinée passée à manier le taillant
dans la pénombre du transept, elle eut soudain l’impression de se retrouver au
bord de l’océan, chez elle, toute grisée d’enthousiasme. Des mouettes
tournoyaient d’ailleurs non loin de l’immense chantier, poussant leurs cris
familiers qui se perdaient dans le vacarme de la foule assemblée sur le parvis.
Tout le petit peuple de Paris se croisait, se parlait, se regardait bruyamment
dans ce savant désordre de la Cour des Miracles, tandis que la cathédrale,
paisible vaisseau en partance pour l’éternité, s’élevait, année après année,
siècle après siècle…
Bertille
resserra les pans de sa chemise autour de sa poitrine, vérifiant que le bandage
était bien en place, et repensa avec émotion au calme qui régnait dans son
petit village breton… C’est là qu’elle avait appris à tailler le granit auprès
de Jehan, son père : elle le suivait en cachette, délégant la garde des
moutons à sa sœur, et observait, cachée dans les genêts, le moindre de ses
gestes. Un soir, alors qu’elle n’avait pas huit ans, elle revint dans leur
modeste maison battue par la grève nantie d’une roche polie, taillée et sculptée
d’un ange aux ailes joliment déployées ; Jehan comprit que si le ciel ne
leur avait donné ce fils qu’il espérait tant, c’était sans doute que Bertille suffirait
à le remplacer ; il lui avait tout appris, lui transmettant son fabuleux
savoir.
Lorsque
l’architecte Jean de Chelles avait appelé les plus grands artisans du royaume
afin de poursuivre la construction de Notre-Dame de Paris, Bertille n’avait pas
eu à insister beaucoup : en dépit des craintes de sa mère, elle coupa ses
longues tresses blondes à la diable et banda sa jeune poitrine en en étau si
serré que bien malin eût été celui qui aurait pu deviner qu’elle n’était point
un garçon… Au village, on raconta qu’elle était partie au couvent, et seul
Martin, le fils du forgeron, son promis de toujours, était au courant de ce
secret. C’est ainsi que la jeune fille secondait son père vaillamment, maniant
le burin et la gouge et marquant parfois la pierre de quelque signe lapidaire,
fière de lui apposer sa marque de tâcheron et de poser son empreinte féminine
dans l’Histoire, elle qui aurait eu normalement sa place auprès du foyer ou aux
champs… Chaque coup de maillet lui semblait faire sonner sa liberté à toute
volée.
Dans
la pénombre de la nef, lorsque résonnaient matines à travers les mille églises
de Paris, Bertille avait, le matin même, gravé l’inscription en latin que lui
avait apprise le jeune abbé qui parfois prenait les apprentis sous son aile,
leur montrant durant sa pause enluminures et phrases en latin dans son immense
bible … « Puella sum !» (« Je suis une fille ! »),
avait-elle patiemment gravé dans le cœur tendre de la pierre située juste à l’embrasure
de la montée vers la « forêt », la charpente si majestueusement entrelacée
par les habiles fustiers… Elle y avait ensuite enchâssé un deuxième éclat de
roche, scellant ainsi son secret. Seule Notre-Dame connaissait la vérité.
Son
père l’attendait dans la loge réservée aux tailleurs de pierre, c’est là qu’il œuvrait
depuis l’aube à la taille d’un énorme bloc destiné à consolider le pourtour de
la rosace qui serait bientôt achevée. Soudain, une main de fer saisit Bertille au
collet, tandis qu’un méchant murmure lui glissait à l’oreille de se taire. En
reconnaissant le regard cruel du chanoine, elle se sentit prise au piège, tenta
en vain de se débattre mais se retrouva très vite entravée dans l’une des allées
du transept. On l’avait percée à jour, lui dit le prêtre de sa voix doucereuse
et pleine de fiel, et le sort réservé aux pècheresses de son acabit serait terrible :
on la jugerait comme une sorcière, puisqu’elle avait bravé la loi des hommes et
celle de Dieu en se prétendant un homme. Au moment où la main avide du prélat
allait se saisir du sein blanc qu’il avait commencé à frôler, tel un fauve jouant
avec sa proie, en défaisant le bandage de Bertille, le lourd vantail s’abattit
avec fracas et Jehan entra dans la cathédrale déserte en hurlant qu’il fallait
lâcher sa fille. Lorsqu’il abattit son maillet sur la tête du démon déguisé en
prêtre, le soleil dardant les vitraux de la rosace enveloppa la pierre d’un
faisceau purpurin.
La
chevauchée à travers Brocéliande, les bras ouverts de Martin qui l’attendait au
village, les récits émerveillés de son père quand il rentra, des années plus
tard, pour raconter la beauté des tours et du jubé, et puis une vie de femme
simple, de la paille aux pourceaux, des langes de ses quinze enfançons aux
toilettes des morts : rien ne put jamais effacer de la mémoire de Bertille
le goût salé de la liberté et de la création… Il aurait suffi de presque rien
pour que son rêve s’accomplisse, et, si ce dernier s’était brisé en chemin, le « Puella
sum » en témoignerait néanmoins au fil des siècles : ainsi, dans la
famille Letailleur, la légende dirait qu’une jeune fille déguisée en homme avait
construit Notre-Dame, et que la preuve de cette incroyable imposture dormait
sous le vaisseau de pierre…
Paris,
15 avril 2019
Sarah
soulève délicatement le cadre et regarde la photo, comme elle le fait tous les
soirs lorsque sonnent les vêpres… Le petit appartement coquet de la rue du Cloître-Notre-Dame
est baigné de la belle lumière annonçant le crépuscule, et Sarah se souvient de
cette dernière messe, après laquelle elle avait renoncé à ses vœux. Jamais elle
n’avait regretté ce choix et elle sourit en regardant son Simon, si beau
sur leur photo de mariage, à peine moins décharné que lorsqu’elle l’avait aimé
au premier regard au Lutétia, mais resplendissant de joie : il avait fait
partie des rares rescapés d’Auschwitz et, ayant survécu par miracle, s’était
juré d’être heureux. La petite moniale bretonne avait définitivement quitté son
passé et embrassé la foi juive avant de seconder Simon dans leur atelier du
Sentier, à quelques encablures de Notre-Dame… C’est sur le parvis qu’ils
avaient échangé leur premier et chaste baiser ; plus tard, Simon avait insisté
pour que leurs futurs enfants se nomment « Letailleur » et pas « Zylberstein » :
« On ne sait jamais », disait-il, pensif…
Soudain, une odeur âcre de brûlé saisit Sarah à la gorge. Au même moment, une immense clameur s’élève depuis la rue. Inquiète, la vieille dame écarte les voilages avant d’ouvrir précipitamment sa fenêtre : elle porte une main à son visage et blêmit, se cramponnant à la croisée. Ce qu’elle découvre à quelques mètres de son bel immeuble haussmannien est inimaginable, insupportable : Notre-Dame est en feu. D’immenses flammes lèchent l’horizon obscurci par un panache de fumée orangée, et Sarah manque défaillir en constatant que l’incendie semble d’une violence extrême. Son portable vibre, elle découvre le texto de son petit-fils, Roméo, laconique : « Je pars au feu. Je t’aime, mammig ! », puis elle reçoit un appel de son fils Jean qui devait venir manger et qui lui annonce, totalement paniqué, qu’il arrivera plus tôt que prévu : il s’inquiète, lui conseillant de fermer ses fenêtres. Sarah s’exécute, épouvantée par le spectacle dantesque qui se joue sous les yeux de centaines de badauds, et se dirige vers la chambre de Roméo pour fermer ses persiennes.
Voilà
un mois que le jeune homme, désespéré, s’est réfugié chez sa grand-mère, ne
supportant plus les disputes quotidiennes avec son père. Ce dernier l’avait
élevé seul, son épouse étant morte en couches, et avait essayé de lui
transmettre à la fois le goût de l’aventure de leurs ancêtres bretons et la solidité
et l’histoire de leur lignée juive ; mais au fil des années, un fossé
infranchissable s’était élevé entre un père de plus en plus rigoriste, ancré
dans des certitudes et des bien-pensances et un fils de plus en plus enclin à
la fronde et aux extrémismes… Jean, médiéviste passionné, professeur à la
Sorbonne, ne vit que pour la quête exaltée de cette pierre gravée par une
mystérieuse ancêtre dont il se raconte qu’elle aurait construit Notre-Dame. Il
a embrassé la foi catholique et sa propre mère le traite parfois de « grenouille
de bénitier », se moquant de ses engagements radicaux et de ses « manifs
pour tous »… C’est bien là que le bât blesse entre les deux Letailleur, le
père réprouvant les fréquentations du fils qui passe beaucoup de temps à écumer
les bars du Marais…
Car
Roméo, d’après Jean, a d’étranges relations : infatigable chantre des
droits LGBT, athée, il milite à l’extrême-gauche et ne supporte plus les
regards obliques de son père envers ses amis. Pompier de Paris, il commence aussi
à souffrir au sein de sa caserne, subissant quolibets et railleries… Il n’a
parlé à personne de son projet, se contentant de noircir les pages d’un journal
qu’il a caché dans le bureau de la chambre où il s’est réfugié, chez sa grand-mère.
Qu’il est difficile de faire partager à ses proches ce que l’on ressent lorsque
l’on ne se comprend pas soi-même, lorsque depuis l’enfance on est tiraillé non
seulement entre deux religions, deux appartenances, mais aussi entre deux sexes…
Certes, le jeune homme trouve du réconfort auprès d’associations, mais il ne
sait pas s’il aura réellement le courage d’aller au bout de son envie de transformation.
Et pourtant il en est comme consumé de l’intérieur, brûlant de devenir « une »
autre . Il a même choisi un prénom : Roméo deviendra Juliette.
Jean,
sa sacoche sous le bras, était justement en train de remonter le boulevard
Montebello, flânant au gré des stands de bouquinistes, lorsqu’il a aperçu l’impensable.
Son église, son pilier, sa clé de voûte, l’alpha et l’oméga de sa vie est en
feu ! Éperdu, il pousse un cri d’horreur, à l’instar des passants qui,
ébahis, ne peuvent détacher leurs regards du brasier. Jean, courant presque
vers l’appartement de sa mère, se souvient de cette autre course effrénée,
lorsqu’il avait joué à cache-cache avec les CRS des heures durant, à l’époque où
il était encore de gauche et écumait le Boul’Mich au gré des manifs… Il n’avait
dû son salut qu’à la gouaille fraternelle du Cardinal Marty, admonestant les
policiers de son accent rocailleux après avoir abrité les jeunes manifestants
dans la sacristie… « Eh bé ma caniche, c’était moins une, vous avez failli
finir dans le panier à salade ! », leur répétait-il, jovial, après le
départ des CRS. Passant devant un groupe de jeunes gens agenouillés au pied de
la Fontaine Saint-Michel, qui, en larmes, chantent des cantiques à Marie, Jean
implore intérieurement l’intercession de son cher Cardinal, lui demandant de
sauver leur cathédrale…
Partout,
on s’agite, les hommes semblent des fourmis désorientées grouillant en tous
sens après un coup de pied dans leur fourmilière. Paris brûle-t-il à
nouveau ? Car quand Notre-Dame se consume, c’est Paris tout entier, c’est
la France même qui sont touchés : Jean croise des regards épouvantés, des
visages défaits, des sanglots inconsolables ; il assiste au ballet des
hommes du feu, songeant soudain à son fils, l’espérant assis dans l’appartement
douillet de Sarah, n’osant imaginer son Roméo aux prises avec cet enfer ; on
se bouscule, on hurle, on s’enlace, on détourne le regard avant de revenir,
comme aimanté par la terreur, le déposer comme une colombe impuissante sur le
toit embrasé de Notre-Dame qui semble n’être plus que flammes, tandis que de
fragiles marionnettes que l’on devine désemparées tentent d’arroser le brasier…
Jean
arrive enfin, à bout de souffle, sur le palier de sa mère qui lui ouvre en lui
jetant un regard éploré et lui murmure d’une voix tremblante que Roméo est au
feu. Il s’effondre sur le vieux fauteuil de son père avant de remarquer deux silhouettes
familières qui se détachent dans l’embrasure de la fenêtre : Fatima, l’amie
de toujours, l’ancienne couturière de l’atelier, et Roger, son époux, viennent
d’arriver de La Courneuve pour soutenir Sarah. Jean se relève pour les embrasser
et les remercier de leur présence, puis ils se tiennent là, silencieux, face à
ce ciel de Paris qui embrase le crépuscule. Et c’est un seul et unique cri que
poussent, à 19 h 45, Sarah, l’ancienne moniale convertie au judaïsme, Fatima, la
musulmane voilée, Roger, le communiste pratiquant et athée et Jean, le fervent catholique,
en voyant tomber la flèche terrassée. Et c’est une seule et même prière que
murmurent les lèvres de ceux qui croient au ciel et de celui qui n’y croit pas,
afin que survive la mémoire des pierres : en un seul élan consolatum, kaddish,
salâtu-l-janâza et foi en l’Homme s’élèvent en miroir des opaques fumées et des
télévisions, pleureuses de cette chorégie internationale, puisque le monde entier
est venu
au chevet de « Sa » Dame. Jean, terrassé par l’inquiétude, se détourne
alors pour se réfugier dans la chambre de Roméo.
C’est
là qu’il s’empare d’un cahier posé sur le bureau. D’une belle écriture ronde,
son fils a calligraphié sur la couverture deux mots précédés d’une enluminure :
« Puella sum »… Et Jean, la gorge
serrée, commence à découvrir son fils…
Roméo
a la gorge tellement nouée qu’il peine à respirer. L’incendie ne semble plus du
tout maîtrisable, et les pompiers, débordés, se battent contre des moulins,
affrontant des colonnes de flammes, évitant la lave du plomb fondu, regardant,
horrifiés, la légende des siècles s’évanouir en fumée. « Il faut sauver
les tours ! », a hurlé le capitaine en encourageant ses hommes qui
ressemblent à des Lilliputiens aux prises avec un dragon, et personne, en cette
nuit apocalyptique, ne pense à se moquer des longs cheveux de Roméo et de son
allure féline. Vers minuit, il est même le héros de la soirée, puisque c’est
lui qui vient de prêter main forte à l’abbé Fournier, l’aumônier des pompiers
de Paris, l’aidant à arroser le foyer et sauvant ainsi in extrémis de
précieuses reliques et certains trésors de la cathédrale. Toute une rangée de
camarades a applaudi Roméo lorsqu’il est sorti, chancelant, portant la Sainte
Couronne, et lui, l’anarchiste, le bouffeur de curé toujours prêt à en découdre
avec son père, s’est surpris à pleurer à chaudes larmes sous son casque… Mais à
peine les reliques mises à l’abri, il est retourné au feu, qui, loin d’être
circonscrit, menace à présent la nef et le transept…
C’est
étrange. Plus le feu gagne du terrain, dévorant la charpente malgré le poids
des siècles, insatiable contempteur du Beau, plus Roméo reprend confiance en
lui et en la vie, lui qui, hier encore, ne savait s’il trouverait le courage de
sa transition ou s’il devait se jeter dans la Seine depuis le Pont Mirabeau… Ce
combat qu’il mène depuis des années envers lui-même et contre la société a en effet
pâle allure face à ce duel titanesque entre les Hommes et les éléments :
oui, Roméo veut devenir une fille, mais cette nuit n’est plus celle des
destinées particulières, elle est celle du fatum qui broie et élève les êtres,
celle de l’ultime lutte contre le démon du Mal, et les hommes sont bien peu de
choses face à la puissance maléfique de ce feu carnassier, outrageant la
Chanson du Royaume de France devenu République… Le jeune homme se sent plus que
jamais dépositaire d’une puissance du Bien, et prêt à tous les sacrifices, bien
décidé à « sauver ou périr »… Et, tenant sa lance comme Saint-Michel
tenait son glaive face au dragon, actionnant l’eau lustrale et salvatrice comme
Saint-Pierre faisant résonner ses clés, se promettant que son nouveau corps deviendrait
le temple de son âme comme le demandait Saint-Augustin, Roméo ne sauve pas
seulement Notre-Dame, mais toutes les Lumières du pays de France et toutes les prières
venues s’y réfugier au fil des millénaires.
Vers
quatre heures du matin, le feu ayant grandement diminué d’intensité, Roméo s’approche
de la Rosace auréolée de l’or des dernières flammes, découvrant à l’abri d’une voussure
une pierre descellée sous l’effet de la chaleur ; intrigué, il se penche
vers la roche roussie et déchiffre, incrédule, la légende de la famille
Letailleur : « Puella sum » C’est bien ce qui a été gravé d’une
main ferme et habile sur la surface lapidaire par cette ancêtre dont le
souvenir a perduré, de génération en génération, narrant la mémoire des
simples, des humbles, des petites gens qui ont fait toute la trame de la Grande
Histoire, et rappelant surtout le courage et l’audace de cette femme ayant bravé
les conventions. Bouleversé, Roméo enlève
son casque malgré le danger et attrape le téléphone au fond de sa combinaison.
Il photographie la pierre avant de retourner vers son combat, espérant que cet
endroit serait préservé et loué à sa juste valeur.
C’est seulement vers dix heures que le jeune homme rentrera chez sa grand-mère, épuisé, mais heureux. Il aurait suffi de presque rien, titreront les médias, pour que Notre-Dame périsse entièrement, et, sans la vaillance et le combat des soldats du feu, la cathédrale aurait pu connaître une fin terrible. Roméo sourira à la capitale hébétée, il sourira à la Seine, langoureuse et apaisée après tous ces fracas nocturnes, il sourira aux passants étonnés de voir un jeune homme au visage maculé de suie semblant pourtant auréolé par la grâce, il sourira en entendant les sons familiers du petit matin parisien, toute cette vie revenue malgré le drame, car Paris et la France toujours se relèvent, outragés, brisés, martyrisés, mais libérés ! Il sonnera chez Sarah, les bras chargés de croissants, pour faire un pied de nez à la nuit blanche et à la mort noire, et en montrant, des larmes d’émotion dans les yeux, la photo de l’inscription à son père qui lui ouvrira la porte, il entendra la voix douce de Jean l’accueillir avec une infinie tendresse :
Bonjour, ma Juliette ! Puella es !
*
Le
cri de joie poussé par Jean en voyant la pierre gravée résonnera dans toute l’Île
de la Cité et même jusqu’au sourire de Bertille, sa chère ancêtre…
Et
Sarah, époussetant sa photo de mariage quelque peu noircie par les scories, reposant
le journal de son petit-fils sur son bureau, regardera le soleil se lever sur
Notre-Dame presque déjà ressuscitée.
Quelques ombres déjà passent, furtives, derrière les persiennes. L’air est chargé du parfum des tilleuls, les oiseaux font du parc Monceau l’antichambre du paradis ; l’aube va poindre et ils la colorent de mille chants…
Devant moi, sur le lit, la boîte cabossée déborde ; depuis minuit, fébrile, je m’y promène pour m’y ancrer avant mon envol… Je parcours tendrement les pages jaunies, je croise les regards malicieux et dignes, j’entends les voix chères qui se sont tues depuis si longtemps…
Je me souviens.
Des sourires moqueurs de mes camarades quand j’arrivais en classe, vêtue de tenues démodées, parfois un peu reprisées, mais toujours propres.
Des repas à la cantine, quand tous les élèves, en ces années où l’on ne parlait pas encore de laïcité et d’autres cultures, se moquaient de moi parce que je ne mangeais pas le jambon ou les rôtis de porc.
Je me souviens.
Des sombres coursives de notre HLM avec vue sur « la plage ». C’est ainsi que maman, toujours si drôle, avait surnommé le parking dont des voitures elle faisait des navires et où les trois arbres jaunis devenaient des parasols. Au loin, le lac de la Reynerie miroitait comme la mer brillante de notre Alger natale. Maman chantait toujours, et papa souriait.
Je me souviens.
De ces années où il rentrait fourbu des chantiers à l’autre bout de la France, après des mois d’absence, le dos cassé et les mains calleuses. J’entendais les mots « foyer », et les mots « solitude », et parfois il revenait avec quelques surprises de ces villes lointaines où les contremaîtres aboyaient et où la grue dominait des rangées d’immeubles hideux que papa devait construire. Un soir, alors que son sac bleu, celui que nous rapportions depuis le bateau qui nous ramenait au pays, débordait de linge sale et de nuits tristes, il en tira, triomphant, un bon morceau de Saint-Nectaire et une petite cloche que les Auvergnats mettent au cou des belles Laitières : il venait de passer plusieurs semaines au foyer Sonacotra de Clermont-Ferrand la noire, pour construire la « Muraille de Chine », une grande barre d’immeubles qui dominerait les Volcans. Nous dégustâmes le fromage en rêvant à ces paysages devinés depuis la Micheline qui l’avait ramené vers la ville rose, et le lendemain, quand j’osais apporter la petite cloche à l’école, toute fière de mon cadeau, les autres me l’arrachèrent en me traitant de « grosse vache ».
Je me souviens.
De maman qui rentrait le soir avec le 148, bien avant que le métro ne traverse Garonne. Elle ployait sous le joug des toilettes qu’elle avait récurées au Florida, le beau café sous les arcades, et puis chaque matin elle se levait aux aurores pour aller faire d’autres ménages dans des bureaux, loin du centre-ville, avant de revenir, alors que son corps entier quémandait du repos, pour nettoyer de fond en comble notre modeste appartement et nous préparer des tajines aux parfums de soleil. Jamais elle n’a manqué une réunion de parents d’élèves. Elle arrivait, élégante dans ses tailleurs sombres, le visage poudré, rayonnante et douce comme les autres mamans, qui rarement la saluaient. Pourtant, seul son teint un peu bronzé et sa chevelure d’ébène racontaient aux autres que ses ancêtres n’étaient pas des Gaulois, mais de fiers berbères dont elle avait hérité l’azur de ses yeux tendres. En ces années, le voile n’était que rarement porté par les femmes des futurs « quartiers », elles arboraient fièrement le henné flamboyant de leurs ancêtres et de beaux visages fardés.
Je me souviens.
Du collège et de mes professeurs étonnés quand je récitais les fables et résolvais des équations, toujours en tête de classe. De mes premières amies, Anne la douce qui adorait venir manger des loukoums et des cornes de gazelle quand nous revenions de l’école, de Françoise la malicieuse qui essayait d’apprendre quelques mots d’arabe pour impressionner mon grand frère aux yeux de braise. De ce chef d’établissement qui me convoqua dans son bureau pour m’inciter, plus tard, à tenter une classe préparatoire. Et aussi de nos premières manifestations, quand nous quittions le lycée Fermat pour courir au Capitole en hurlant avec les étudiants du Mirail « Touche pas à mon pote ! »
Je me souviens.
Des larmes de mes parents quand je partis pour Paris qui m’accueillit avec ses grisailles et ses haines. De ces couloirs de métro pleins de tristesse et de honte, de ce premier hiver parisien passé à pleurer dans le clair-obscur lugubre de ma chambre de bonne, quand aucun camarade de Normale ne m’adressait la parole, bien avant qu’un directeur éclairé n’instaure des « classes préparatoires » spéciales pour intégrer des jeunes « issus de l’immigration ». Je marchais dans cette ville lumière, envahie par la nuit de ma solitude, et je lisais, j’espérais, je grandissais. Un jour je poussai la porte d’un local politique, et pris ma carte, sur un coup de tête.
Je me souviens.
Des rires de l’Assemblée quand je prononçais, des années plus tard, mon premier discours. Nous étions peu nombreuses, et j’étais la seule députée au patronyme étranger. Les journalistes aussi furent impitoyables. Je n’étais interrogée qu’au sujet de mes tenues ou de mes origines, alors que je sortais de l’ENA et que j’officiais dans un énorme cabinet d’avocats. Là-bas, à Toulouse, maman pleurait en me regardant à la télévision, et dépoussiérait amoureusement ma chambre, y rangeant par ordre alphabétique tous les romans qui avaient fait de moi une femme libre.
Je me souviens.
Des youyous lors de mon mariage avec mon fiancé tout intimidé. Non, il ne s’était pas converti à l’Islam, les barbus ne faisaient pas encore la loi dans les cités, nous nous étions simplement envolés pour le bled pour une deuxième cérémonie, après notre union dans la magnifique salle des Illustres. Dominique, un ami, m’avait longuement serrée dans ses bras après avoir prononcé son discours. Il avait cité Voltaire et le poète Jahili, et parlé de fraternité et de fierté. Nous avions ensuite fait nos photos sur la croix de mon beau Capitole, et pensé à papa qui aurait été si heureux de me voir aimée.
Je me souviens.
Des pleurs de nos enfants quand l’Histoire se répéta, quand eux aussi furent martyrisés par des camarades dès l’école primaire, à cause de leur nom et de la carrière de leur maman. De l’accueil différent dans les collèges et lycées catholiques, comble de l’ironie pour mes idées laïques qui se heurtaient aux murs de l’incompréhension, dans une république soudain envahie par des intolérances nouvelles. De mon fils qui, alors que nous l’avions élevé dans cette ouverture républicaine, prit un jour le parti de renouer follement avec ses origines en pratiquant du jour au lendemain un Islam des ténèbres. Du jour où il partit en Syrie après avoir renié tout ce qui nous était de plus cher. Des hurlements de douleur de ma mère en apprenant qu’il avait été tué après avoir égorgé des enfants et des femmes. De ma décision de ne pas sombrer, malgré tout.
Je me souviens.
De ces mois haletants où chaque jour était combat, des mains serrées en des petits matins frileux aux quatre coins de l’Hexagone. De tous ces meetings, de ces discours passionnés, de ces débats houleux, de ces haines insensées et de ces rancœurs ancestrales. De ces millions de femmes qui se mirent à y croire, de ces maires convaincus, de ces signatures comme autant d’arcs-en-ciel, de ces applaudissements sans fin, de ces sourires aux parfums de victoire.
Je me souviens.
De mes professeurs qui m’avaient fait promettre de ne jamais abandonner la littérature. De ces vieilles dames, veuves d’anciens combattants, qui m’avaient fait jurer de ne jamais abandonner la mémoire des combats. De ces enfants au teint pâle qui, dans leur chambre stérile, m’ont dessiné des anges et des étoiles en m’envoyant des bisous à travers leur bulle. De ces filles de banlieue qui, même après avoir été violées, étaient revenues dans leur immeuble en mini-jupe et sans leur voile, et qui m’avaient serrée dans leurs bras fragiles de victimes et de combattantes.
Hier soir, vers 19 h 45, mon conseiller m’a demandé de le suivre. L’écran géant a montré le « camembert » et le visage pixellisé du nouveau président de la République. La place de la Bastille était noire de monde, et je sais que la Place du Capitole vibrait, elle aussi, d’espérances et de joies.
Un cri immense a déchiré la foule tandis que l’écran s’animait et que mon visage apparaissait, comme c’était le cas dans des millions de foyers guettant devant leur téléviseur.
Le commentateur de la première chaîne hurlait, lui aussi, et gesticulait comme un fou : « Zohra M’Barki – Lambert! On y est ! Pour la première fois, une femme vient d’être élue Présidente de la République en France ! »
Le réveil sonne.
Je me souviens que je suis française, et si fière d’être une femme. Je me souviens que je dois tout à l’école de la République, et à mes parents qui aimaient tant la France qui ne les aimait pas.
Je referme la boîte et me penche à l’embrasure de la fenêtre, respirant une dernière fois le parfum de la nuit.
(Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles du CROUS Occitanie en 2018…)
La Place du marché était noire de monde. La petite ville de Kamen, au Nord-Ouest de l’Allemagne, vivait au rythme de la guerre, gros bourg mi-paysan, mi-ouvrier frileusement rassemblé autour de son cœur aux jolies façades à colombages.
La foule se pressait autour des étals pourtant peu achalandés, malgré ce vent glacial venu des grandes plaines de l’est, presque de l’Oural. Pourtant, la Marche de Brandebourg et les grandes propriétés de Junkers étaient bien loin de la paisible Rhénanie, mais en ce mois d’octobre 1917, on eut dit que les nuages étaient poussés par un esprit prussien…Les femmes, surtout, occupaient l’espace, avec quelques enfants et de vieilles personnes courbées et tremblantes. Des groupes de jeunes filles se montraient des lettres couvertes de boue et de tâches en souriant, toutes à la légèreté de leurs espérances.
C’est ainsi que je l’imagine, cette bourgade endeuillée déjà par tant de disparitions, puisque là comme aux quatre coins du Reich, c’est un lourd tribut que les familles payaient au Kaiser… Oh, il n’était pas moins grand que « chez nous », le chagrin des mères et des femmes, et de tous les orphelins, lorsqu’arrivait le sinistre messager annonçant la perte ou la disparition d’un enfant du pays…Certes, l’Allemagne et ses gouvernants avaient déclaré la guerre à notre France, mais les cartes battues par les dirigeants dépassaient largement les volontés des peuples, et, au cœur de la boucherie sans nom, Poilus et soldats « ennemis » étaient voués à la même horreur…
Classe dirigée par Gertrud Bäumer
Vêtue de noir, une femme âgée avançait d’un petit pas incertain vers la place. Elle passa devant l’école où ses quatre fils avaient étudié, sous la férule de Mademoiselle Bäumer, avant que cette dernière ne rejoigne Berlin…Elle ne le savait pas encore, mais l’ancienne institutrice de ses enfants deviendrait ensuite journaliste, féministe et s’engagerait en politique, pactisant même un peu avec le diable… Elle les voyait encore, ses quatre garçonnets, toujours bien propres sur eux, s’égayer dans les brumes matinales en écoutant carillonner les cloches de l’église Saint-Paul, tandis que son mari partait travailler dans leur petite entreprise de fabrication de calèches… Une vie avait passé. Lente, pleine, lourde du sens du quotidien. Une vie de femme au service des siens, du lavoir de l’enfance aux automobiles de la modernité. Les saisons et les ans filaient entre les fenaisons et les neiges, et dans la jolie bourgade rhénane il semblait parfois que le temps se soit arrêté. Mais depuis quelques années les hommes partaient, et ne revenaient plus…
Mon arrière-grand-mère Sophie et mon grand-père Erich.
C’est drôle, comme le passé d’une famille peut partir en fumée en l’espace d’une ou deux décennies… Cela me sidère toujours de constater l’évanescence de nos vies, même si je le remarque déjà au sein même de ma propre existence, les enfants s’éparpillant si vite aux quatre coins du globe, les cousins s’ignorant au bout d’une seule génération… De la famille paternelle de mon grand-père allemand ne demeure qu’un acte de naissance et la légende familiale, que seule connaît d’ailleurs ma mère, celle des quatre fils de cette même famille disparus au cours de la Der des Der… Oui, le père de mon cher grand-père était tombé en France et reposerait au cimetière militaire allemand de Laon…Tandis que ses trois frères, mes arrière-grands-oncles, auraient aussi trouvé la mort…
J’ai tenté de faire quelques recherches, trouvant sur une liste de soldats allemands trois personnes portant le nom de « Neuhoff » et venant de la ville de Kamen… Un certain Wilhelm a été déclaré mort le 10 décembre 1914 ; un August le 11 novembre 1915 ; et un Friedrich-Wilhlem le 12 mars 1917… Un membre de la fratrie décimée manquerait donc à l’appel…
Hospice « Am Geist »
La vieille dame ne savait d’ailleurs plus très bien comment elle s’appelait, elle avait aussi oublié comment on faisait la cuisine et la lessive. Elle était bien incapable de se souvenir comment on faisait rôtir une oie pour Noël, ou comment on confectionnait les délicieux « Plätzchen » dont elle avait pourtant toujours régalé sa famille… Et ce n’était pas seulement à cause des victuailles manquantes… On avait bien tenté de l’entourer, de la calmer, de lui dire que ses fils avaient donné leur sang pour l’Empereur, elle n’en avait cure. Sa belle-fille, Sophie, lui avait mis récemment l’un de ses petits-fils sur les genoux, mais même les yeux pétillants du petit Erich ne suffisaient plus à la sortir de sa léthargie. Son mari avait d’ailleurs parlé à ses brus en évoquant un internement à l’hospice « Am Geist », du moins pour quelques temps…
Elle vit arriver Sophie, qui était allée se promener au « Stadtpark » malgré le froid, pour faire respirer un peu d’air automnal au bel Erich et compenser l’absence de nourriture variée en cette pénurie de victuailles… La jeune femme titubait, comme si elle avait bu plusieurs verres de Schnaps, des voisines l’entouraient, son fils pleurait à chaudes larmes du haut de ses cinq ans, et elle se précipita en hoquetant dans les bras de se sa belle-mère.
Cette dernière s’effondra en hurlant. Elle ne devait jamais reprendre ses esprits. Son dernier fils, Friedrich-Wilhlem, le père du petit Erich, venait de mourir au combat.
Je ne suis pas certaine que l’annonce de décès de ce « Fritz » soit celle de mon arrière-grand-père, même si « Fritz » pourrait être un diminutif de « Friedrich-Wilhelm », et si le nom de sa femme (Sophie) et l’évocation d’un unique enfant pourraient correspondre à l’existence de mon arrière-grand-mère, que j’ai si bien connue et que j’adorais, et de mon cher « Opa » allemand, que j’appelais d’ailleurs « Papu »… La date du décès trouvée sur le net du soldat « Friedrich-Wilhelm Neuhoff », annoncée en mars 1917, ne correspond pas à ce faire-part de novembre 1917… Mais qu’importe… Même si la petite histoire ne colle pas tout à fait à la « grande », c’est bien l’Histoire qui a broyé inexorablement une famille entière de la petite ville de Kamen, tout comme elle a décimé des milliers d’autres familles du Rhin à l’Elbe, et dans l’Europe entière, sans compter tous les morts venus des « colonies » défendre ce que les dirigeants appelaient les champs d’honneur…
En cette semaine d’itinérance mémorielle, je ne pouvais pas, étant née de l’amour d’une jeune Allemande pour un jeune Français en 1961, alors même que mon grand-père français avait été résistant et mon grand-père allemand engagé dans la Wehrmacht (puis de longues années prisonnier de guerre à l’est…), ne pas évoquer la mémoire des soldats allemands « morts pour leur patrie », après avoir fait renaître dans d’autres textes la mémoire de nos Poilus…
Ces hommes étaient les mêmes hommes. Leurs cœurs n’avaient pas de frontières, leurs âmes se ressemblaient, ils étaient tous frères de sang, emportés par les folies des hommes et par la vague des haines et des volontés de puissance des « Grands »… De jeunes hommes merveilleux, des époux aimants, des pères formidables, des génies en herbe, des amis à la loyauté sans faille, qui aimaient la bière ou le vin, Hugo ou Heine, Berlin ou Paris, la bourrée ou la musique bavaroise selon leur pays d’origine…
Les quatre frères Neuhoff n’entreront pas au Panthéon comme Maurice Genevoix ni ne seront honorés comme le …maréchal Pétain, mais peut-être les lecteurs de ce texte auront-ils une pensée émue et respectueuse pour tous les jeunes soldats allemands fauchés par la Grande Guerre et décimés dans les Tranchées…
Merci à Monsieur Badermann, conservateur du musée de Kamen, pour son aide précieuse, renforcée par ce site très instructif rapportant l’histoire de la ville:
Arthur Bourgail, tu es mort le 5 novembre 1918. Je vois ton nom au passage, chaque fois que je descends du bus, au coin de ma rue.
Cent ans, cent ans déjà, aujourd’hui, que ton beau sourire s’est effacé au détour d’un obus ou d’une embuscade, et que tu es tombé, comme ils disent, « au champ d’honneur », ta capeline bleu horizon rougie comme par un orage de coquelicots.
Je t’imagine petit garçon, grandissant non loin de notre place Pinel, qui ne s’appelait d’ailleurs pas encore ainsi, puisqu’elle n’a été baptisée du nom de ce syndicaliste qu’en 1929… Ton père prenait sans doute le tramway pour revenir de son travail au centre-ville, puisque depuis le 12 avril 1910, le tramway hippomobile était devenu électrique, et que le conducteur annonçait « Tïn, tïn, Còsta Pavada » en arrivant non loin des belles toulousaines de notre Côte Pavée…
Arthur, petit Arthur, je gage que tu as fréquenté, bel enfant brun aux yeux de braise, le collège du Caousou, puisque ce dernier, malgré les lois du « petit père Combes », ouvrait encore ses portes à l’aube du vingtième siècle, avant de fermer, le 23 décembre 1912, et de devenir un hôpital durant la der des der… Tu jouais au cerceau, aux quilles, et tu apprenais les poésies de Victor Hugo avant de rentrer goûter dans ton jardin, dont les lilas embaumaient à chaque printemps, dans quelque ruelle ensoleillée croisant l’avenue de Castres…
J’espère, cher Arthur Bourgail, que tu as eu le temps d’être heureux. Que tu as aimé apprendre, que tes professeurs ont loué ton intelligence, que tes études, peut-être à Paris, si tu as eu le temps d’y « monter », ou tout simplement dans quelque faculté toulousaine, ont fait de toi un jeune homme curieux et passionné. Je te rêve, dans ton costume élégant, arpentant fièrement les allées du Jardin Royal au bras d’une délicieuse jeune femme pétillante et amoureuse, que tu courtiseras ardemment juste avant de partir au Front… Je vous souhaite des baisers fougueux et des étreintes douces, et de longues lettres aux pleins et aux déliés violets parfumés de pétales de roses, que tu serreras contre ton cœur, la nuit, pour oublier la pluie de feu de fer de sang.
Je pense à ta fiancée, Arthur, à ces torrents de larmes versées, à sa vie blessée, amputée de l’espérance, brisée, tout comme la tienne, par la folie des hommes… Je pense à ta mère, Arthur, qui se vêtira de noir le restant de sa vie, comme tant de voisines, devant lesquelles on s’inclinait en silence, sans oser évoquer le nom des fils disparus. Je pense à ton père qui fièrement te laissa partir défendre une patrie qui lui vola son âme.
Et, surtout, je pense à toi, plongé, à peine sorti de l’adolescence, dans l’enfer des tranchées, si loin de ta ville rose et de l’eau verte du Canal, embourbé dans la nuit indicible des combats, volé à la vie par la barbarie des gouvernants impavides, victime innocente et oubliée d’une guerre inutile, comme toutes les guerres… Je pense à tout ce que tu n’auras pas fait, pas vu, pas vécu, à ta ville qui va grandir sans toi, à cette femme qui portera d’autres enfants que les tiens, à ton nom qui n’existe aujourd’hui que sur ce monument adossé à une école mais que les enfants, plongés dans les écrans des portables, n’ont sans doute jamais lu…
Je ne t’oublie pas, Arthur Bourgail. Tu n’as pas eu de rue de Toulouse à ton nom, google ne te connait pas, ton nom d’ailleurs n’existe pas sur les moteurs de recherche, il manque le « h » qui orne les « Bourgailh », eux, beaucoup plus présents… Mais je ne veux pas t’oublier. Tu es parti six jours, six jours seulement avant la signature de l’Armistice, six petites journées de novembre qui ont séparé ta mort de la fin de cet interminable conflit. Il s’en est fallu de si peu pour que tu rentres à Toulouse, comme tes camarades épargnés, non pas la fleur au fusil mais la rage et la peur au ventre, mais, au moins, en vie… Tu aurais sans doute gardé pour toi la bouillie innommable des Tranchées, préférant épargner tes parents et ta Douce, et puis tu aurais repris le cours de ta vie, même si tu étais revenu unijambiste ou borgne…
Mais non : le destin, ce farceur de destin, en a décidé autrement, et, en ce 5 novembre 1918, a fauché ta jeune vie de Poilu.
Arthur Bourgail, aujourd’hui tu reviens à la vie, à quelques jours des commémorations de la fin de la Grande Guerre ; je te rends, le temps d’une lecture, toutes les briques de notre ville rose, le clocher carillonnant de la basilique Saint-Sernin, les courbes de Garonne et les senteurs pastelières de Toulouse…
Tiens, prends ma main, je montre ta ville qui a un peu changé, regarde, le lycée du Caousou est toujours là, avec son magnifique parc boisé, et puis notre avenue qui dégringole vers le Canal, sans tramway, mais avec la ligne L1, et sur la place qui se nomme aujourd’hui Pinel il y a un magnifique kiosque aux poteaux murmurants… Regarde, la Place du Capitole est de plus en plus belle, et les grands marronniers du Jardin des Plantes abritent toujours des baisers au printemps…
Arthur Bourgail, aujourd’hui je t’adoube immortel.
« C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom. » Walter Benjamin
J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence…
Georges Séféris
Il n’est point de terre plus douce que sa propre patrie.
Homère ; L’Odyssée
‘Le 2 octobre la veille de l’incendie, ils couraient vers moi lançant leur cartable par-dessus leur tête……..
J’ai pris une photo ce jour-là. Elle est là, devant moi .Le lendemain,il n’y avait plus rien de ma vie : ma femme et mes enfants étaient morts ; au-dessus du Tanneron s’effilochait une fumée noire. Je n’avais pas vu de flammes si hautes depuis le temps où brûlait le ghetto de Varsovie.
Alors aussi j’étais resté seul : de ma vie, alors aussi, il n’y avait plus rien, que moi vivant.
J’étais sorti des champs de ruines, j’étais sorti des égouts, j’étais sorti de Treblinka et tous les miens avaient disparus. Mais j’avais vingt ans, une arme au poing, les forêts de Pologne étaient profondes et ma haine comme un ressort me poussait jour après jour à vivre pour tuer.
Puis pour moi, après la solitude, semblait venu le temps de la paix : ma femme, mes enfants.
Et oui cet incendie, le Tanneron en flammes, le crépitement du feu, cette odeur et la chaleur comme à Varsovie. Et on m’a tout repris, tout ce qu’on avait semblé me donner : ma femme, mes enfants, ma vie. Une deuxième fois il ne reste que moi vivant.’
Martin Gray, Au nom de tous les miens
Ce roman m’a terrifiée lorsque j’étais enfant.
Les images venues de Grèce sont atroces. L’idée de ces gens morts enlacés, comme à Pompéi, est insupportable.
Il ne peut rester que la poésie et la musique.
Pour qu’un jour la vie continue…
Nous avons beau avoir brisé leurs statues, nous avons beau les avoir chassés de leurs temples, les dieux n’en sont pas morts le moins du monde. Ô terre d’Ionie, c’est toi qu’ils aiment encore, de toi leurs âmes se souviennent encore. Lorsque sur toi se lève un matin du mois d’août, une vie venue d’eux passe en ton atmosphère ; une forme adolescente, parfois, aérienne, indécise, au pas vif, passe au-dessus de tes collines.
Quand les mots tombent sur le corps de la nuit On dirait des vaisseaux qui labourent les mers Les hommes à bord semant et les femmes parlant Parmi les baisers qui claquent Des lézards passent dans les frissons des crêtes D’une mer qui s’étend jusqu’au sable Avec ressacs et clapotis Peu avant que le soleil se lève quand résonnent Les voix des rhapsodes de la matière Et les clameurs d’un coq debout Sur une colonne de sel des contrées du midi Quand gonflent les désirs des multitudes sur le rivage Qui s’avancent dans les rafales du vent Sous les yeux des filles bienheureuses Penchées les seins touchant l’onde L’eau pure des ruisseaux Jusqu’à sentir dans leur corps et leur âme Sans conditions et sans limites La montée acquise du plaisir.
(Extrait)
Andrèas Embirìkos , “Ce jour d’hui comme hier et demain”
***
…Le printemps est insoluble. Comment apprendre la flamme à la goutte ? L’angoisse transcende la vie rendant ainsi les plaisirs inutiles. Ah, quel trou de ténèbres où naguère tenant sur ma tête un coq pour affoler la nuit j’ai hurlé soudain comme si l’on m’avait planté une balle : — Un rosier au clair de lune ! Horreur, les secondes le dévorent ! Comment conserver le daimon intact ? Mais si l’on ne peut — alors suffit, je pense pour un bout de bénédiction, de guérison peut-être ce chien rêveux, ce typhus gris… Ave César ! Mes yeux sont des trouvailles de la mort.
Ce soir est comme un rêve qui nous grise ; ce soir le val est un lieu enchanté. Dans le pré vert que la pluie a quitté, lasse, la jeune fille s’est assise. Ses lèvres s’ouvrent, on dirait deux cerises ; profond, son souffle plein de volupté fait sur son sein doucement palpiter une rose d’avril, la plus exquise. Quelques rayons échappés aux nuées hantent ses yeux ; un citronnier sur elle a fait tomber deux gouttes de rosée qui sur ses joues font deux diamants vermeils et l’on croirait qu’une larme étincelle tandis qu’elle sourit face au soleil.
Matin et toutes choses au monde posées à la distance idéale du duel. On a choisi les armes, toujours les mêmes, tes besoins, mes besoins. Celui qui devait compter un, deux, trois, feu était en retard, en attendant qu’il vienne assis sur le même bonjour nous avons regardé la nature. La campagne en pleine puberté, la verdure se dévergondait. Loin des villes Juin poussait des cris de sauvagerie triomphante. Il sautait s’accrochant de branche d’arbre et de sensations en branche d’arbre et de sensations, Tarzan de court métrage pourchassant des fauves invisibles dans la petite jungle d’une histoire. La forêt promettait des oiseaux et des serpents. Abondance venimeuse de contraires. La lumière tombait catapulte sur tout ce qui n’était pas lumière, et la splendeur érotomane dans sa fureur embrassait même ce qui n’était pas l’amour, et jusqu’à ton air morose. Dans la petite église personne à part son nom pompeux, Libératrice. Un Christ affairé comptait avec une passion d’avare ses richesses : clous et épines. Normal qu’il n’ait pas entendu les coups de feu.
Pas sur Dieu ni les saints ni les rois affairés , Pas non plus sur l’amour autrement qu’il se doit , Je n’écrirai de vers , et je m’excuserai : Poète assis , comptant les sujets sur ses doigts . Je fleurirai le monde et les cours fastueuses , Les femmes , les ronds-points , les sentiments , les villes , Et ne salirai plus les traditions tueuses : Ni la foi ni l’argent ni leurs maisons serviles . Je dormirai , bien sûr , d’un sommeil éthylique Souffrant ce cauchemar par la voie symbolique …. Puis rirai au réveil de cette mascarade . Car jamais , non jamais , je ne renoncerai , A versifier sans frein ni collier mes tirades . Non par droit mais devoir , je nous blasphémerai .
Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. À midi, il offre au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet arbre. À l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière. Si seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe…
***
Encore un peu
Et nous verrons les amandiers fleurir
Les marbres briller au soleil
La mer, les vagues qui déferlent.
Encore un peu
Élevons-nous un peu plus haut.
***
Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.
dans la nuit j’ai vu
la cime aiguë de la montagne,
regardant par-delà la plaine inondée
avec la clarté de la lune invisible,
en tournant la tête, j’ai vu
des pierres noires recroquevillées,
et ma vie comme une corde tendue
début et fin,
Moment final
mes mains.
Celui coulera qui soulève de grandes pierres
ces pierres je les ai soulevées tant que j’ai pu
ces pierres je les ai aimés tant que j’ai pu
ces pierres, mon destin.
Blessé par ma propre terre
torturé par ma propre tunique
condamné par mes propres dieux,
Ces pierres.
Je sais qu’ils ne savent pas, mais moi qui tant de fois ai suivi
le chemin qui va de l’assassin à la victime
de la victime au châtiment
du châtiment au prochain meurtre,
À tâtons
dans l’inépuisable pourpre
la nuit de ce retour
Quand les Erinnyes ont commencé à siffler
Parmi l’herbe maigre
J’ai vu des serpents mêlés avec des vipères
noués sur la génération maudite
Notre destin.
Voix jaillies de la pierre de sommeil
plus profondes ici où le monde s’assombrit.
mémoire du labeur ancré dans le rythme
frappé sur la terre par les pieds oubliés
Corps coulés dans les fondations
de l’autre fois, nus.
Yeux, yeux
fixés sur un point
que tu ne peux lire, comme tu le voudrais :
l’âme
qui se bat pour devenir ton âme
maintenant même le silence n’est plus à toi
ici où les meules ont cessé de tourner.
***
…On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.
Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé.
Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.
Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.
Nous avons trouvé la cendre.
Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien.
O malheureux Ajax, qu’as-tu été, et qu’es-tu à cette heure ? C’est au point que tu mérites les pleurs de tes ennemis mêmes.
Un texte de 2011, splendidement mis en mots par mon amie Corinne:
Chère jeune poétesse!
Vous me demandez si vos poèmes méritent d’être nommés poèmes. Vous me demandez si vous êtes une poétesse.
Que vous répondre, chère jeune poétesse, que vous répondre, si ce n’est que la nuit vous sera vie.
La nuit, lorsque soufflera l’Autan et que Garonne gémira comme femme en gésine, vous le saurez.
La nuit, lorsque seul le rossignol entendra vos soupirs, vous le vivrez.
Vous vivrez ces instants où le mot se fait Homme, où quand d’un corps malade jaillit cette étincelle que d’aucuns nomment Verbe, quand certains la dédaignent; les étoiles apparaissent, et des mondes s’éteignent.
Vous me demandez, jeune amie, si vous êtes faite pour ce métier d’écrivain.
Mais écrire, belle enfant, ce n’est point un métier, ce n’est pas un ouvrage.
Poésie et argent ne font pas bon ménage, poésie est jalouse, et le temps est outrage.
Vous verrez le soleil dédaigner vos journées, et les ors, les fracas, les soirées et les fêtes, bien des autres y riront, se payant votre tête.
Seule au monde et amère, comme un fauve en cavale, vous lirez, vous irez, sachant mers et campagnes, portant haut vos seins doux, vos enfants en Cocagne. Loin de vous les amours, parfois quelque champagne.
Mais les mots, jeune amie, les mots, ils seront vôtres.
Vous les malaxerez comme on fait du pain frais, vous les disposerez en lilas et bouquets, vous en ferez des notes, des sonates, des coffrets.
Et quand au jour dernier vous serez affaiblie, vos mains seules en errance, votre bouche enfiévrée, on vous murmurera qu’on vous a tant aimée.
Mais il sera trop tard: vos vers auront fugué.
Alors soudain des peuples chanteront vos ramages, on vous récitera, des statues souriront; un écolier ému relira quelque page. Et un soir, quelque part, au fin fond d’un village, ou dans un bidonville, enfumé et bruyant, une jeune fille timide osera les écrire, ses premiers vers d’enfant, vous prenant en modèle.
Alors ma jeune amie, ce jour-là, doucement, comme en ronde éternelle: