Le Principal porte un costume…#SamuelPaty #école #attentat #laïcité #jesuisprof

J’ai écrit ce texte en 2008. Je le retrouve en remettant en ligne mon ouvrage « #jesuislalaïcité« , que j’avais publié il y a quelques années. Les larmes me montent aux yeux en le lisant. En pensant à Samuel Paty, notre brillant collègue, mon frère, notre frère.

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Le chef d’établissement et son adjoint, toujours tirés à quatre épingles, veillent au grain tels des capitaines de frégate. Le Principal porte un costume et semble toujours prêt à recevoir quelque délégation ministérielle.

Au fronton du collège, les mots « Liberté, égalité, fraternité », et ce drapeau qui vole au vent mauvais.

Un îlot. Notre collège est un îlot de résistance.

Mais nous ne sommes pas en terre inconnue, non, ni en terre ennemie. Non, nous sommes en France, juste en France.

La France qui, dans cette cité, comme dans des milliers d’autres, a la couleur des ailleurs. Ce sont ces serviettes de toilette qui sèchent à même le trottoir, sur l’étendoir, devant l’échoppe du petit coiffeur-barbier.

Ce sont ces femmes voilées, en majorité dans la cité, et parfois même entièrement voilées, malgré l’interdiction républicaine, qui se promènent, entre cabas et poussette, depuis le ED jusque chez le boucher hallal. La boulangerie aussi est hallal ; et puis la cantine du collège, aussi.

Ce sont les tours immenses, et les trottoirs salis. Et ces hommes, tous ces hommes désœuvrés, assis aux terrasses des cafés, ou faisant mine de conspirer avant quelque mauvais coup devant la station de métro. C’est que nous avons eu deux meurtres en deux semaines, dans le quartier…

Si l’on marche dans les rues, les seuls signes d’appartenance à la France sont les sigles des bâtiments administratifs : CAF, ASSEDIC… Pour tout le reste, on pourrait se croire à Tunis, Alger ou Marrakech. Pas de Monoprix ou de Zara, ici, seuls quelques magasins de décorations du Maghreb…

Les boutiques aussi sont tournées vers La Mecque.

Seule la pharmacie, courageuse en ces temps de l’Avent, a osé un sursaut de fierté chrétienne, disposant deux petits sapins sur le trottoir.

Au collège, pourtant, la République veille : la technique et les moyens mis en œuvre par l’Etat sont partout ; ordinateurs et rétroprojecteurs dans chaque salle, CDI flambant neuf… Les partenariats sont innombrables, les « dispositifs » bien rodés, bref, on a l’impression, plus que jamais, d’être au cœur de cette « école de la République », celle qui se bat pour ses enfants. Certains enseignants sont là depuis plusieurs années, en poste, heureux et motivés. Allant de « projet » en « parcours découverte 

Mais au collège, il y a aussi ce mégaphone utilisé pour appeler les élèves ; car la cour ressemble davantage à une jungle qu’à un couloir de Janson de Sailly… Et les traits tirés des assistants d’éducation ; et l’épuisement de quelques collègues. Car l’insularité a ses limites…

La réunion de parents, par exemple, où les dits parents ne viennent voir que le professeur principal, puisqu’ils doivent entrer en possession des bulletins en main propre. –bon, parfois, si, ils se déplacent, enfin les papas, mais là, c’est juste pour incendier une collègue, entre quatre yeux, et de façon extrêmement violente…

Les enfants, eux, dont certains sont brillants et motivés, débordent d’énergie. Une heure de cours en ZEP ne ressemble en rien à une heure de cours classique, puisqu’il s’agit aussi bien de transmettre du pédagogique que de l’éducatif…En troisième, encore et encore, leur dire qu’on ne se lève pas en cours…Et puis expliquer encore et toujours qu’on n’élève pas la voix, qu’on ne parle pas arabe en classe, qu’on ne s’insulte pas…

Certains m’ont fait une petite rédaction, sur leur vision de leur avenir. C’était édifiant, touchant, mais aussi très inquiétant.

Car si tous s’imaginaient riches, et exerçant un « bon métier », tous, aussi, comptaient épouser une femme « musulmane » (« elle portera le voile si elle le souhaite »), et, surtout, donner des prénoms arabes à leurs enfants.

Et c’est bien ce petit détail-là qui, plus que les voitures brûlées, plus que le port du voile intégral dans le métro, plus que le désœuvrement et la violence, m’interpelle : si, au bout d’une ou deux générations, les enfants des « quartiers », pourtant « français » à 90%, continuent à imaginer donner des prénoms arabes à leurs propres enfants, l’intégration ne se fera jamais. JAMAIS.

Et ce en dépit des énormes moyens que l’Etat investit dans l’éducatif ; et ce en dépit du « modèle républicain »… Et ce n’est pas tant lié à ce sentiment d’exclusion de nos élèves- la plupart d’entre eux ne se rendent jamais en centre-ville, vivant en vase clos dans le hors monde de la cité…- qu’à cette dérive protectionniste et communautariste dont ces enfants font preuve, dès leur plus jeune âge : leur pays, c’est… le « bled » ! Pourtant, certains viennent de décrocher des stages dans de prestigieuses entreprises de la région toulousaine, et rêvent de devenir PDG un jour. Mais on a l’impression toujours que leurs valeurs demeureront celles d’une autre culture, et d’un autre âge, quant à leur vision de traiter les femmes, par exemple…

Alors quand je pousse la grille de mon petit collège de ZEP, et que je vois cette devise républicaine en orner timidement le fronton, et toutes ces équipes pédagogiques et administratives motivées, mais épuisées, je me demande quelles solutions nous pourrions mettre en œuvre pour que Marine Le Pen n’ait PAS raison.

Comment, oui, comment arriver à une dynamique réelle d’intégration ? Comment arriver à transmettre ce creuset républicain à ces générations d’élèves n’ayant de la vie et du monde qu’une vision tronquée, muselée par leurs communautarismes ? Comment revitaliser ces cités où la France n’est plus représentée que par ses administrations ? Comment y faire régner non pas seulement l’ordre, mais la paix, et, surtout, la joie ?

Il me semble que ce que nous faisons et transmettons ne suffit pas, et que nous lâchons trop de lest. Certes, la loi sur la laïcité existe, mais elle n’est pas respectée, puisque de plus en plus de cantines sont hallal d’office. Certes, la loi sur l’interdiction du port de la burqa existe, mais elle est loin de faire la part des choses et de régler le problème des fillettes voilées de plus en plus jeunes.

J’ai peur que peu à peu, notre pays ne se clive et ne se détourne des processus d’intégration qui ont fait sa grandeur et sa force, j’ai peur que les métissages ne se fassent que dans un sens.

Je souhaiterais que soient mises en place de véritables heures d’éducation civique spécialement orientées vers l’idéal d’intégration et vers la place des femmes ; je souhaiterais que des commerces « non hallal » soient à nouveau implantés dans les cités, de grandes enseignes, des magasins de chaussures, de vêtements-et pas seulement des échoppes de babouches et de robes à paillettes-, des franchises « classiques », et aussi des magasins d’alimentation « lambda » ; je souhaiterais que des librairies non religieuses ouvrent dans nos cités, et des magasins de musique, et des salles de sport…Et des centres d’épilation, et des parfumeries, et des magasins de lingerie…Et des magasins de jouets, et des salons de thé sans menthe !

Je souhaiterais que la vie vienne vers la cité, puisque la cité ne vient plus vers la vie, hormis pour faire des « descentes »en ville, dont on sait qu’elles sont parfois liées à des dérives, à des vols en bande organisée, à des exactions de casseurs…

Ce qui nous manque, c’est une normalité intégrative, c’est un désir réciproque de partage. Quand j’ai dit, par exemple, que j’allais parler de Noël en cours, puisque Noël est la plus grande fête allemande et un moment fort de la culture germanique, « ils » m’ont tous rétorqué qu’ils ne fêtaient pas Noël, que c’était une fête chrétienne, etc. Mais nous avons malgré tout ouvert les fenêtres et mangé les chocolats du petit calendrier de l’Avent, et fait quelques activités. Et si j’en avais eu le temps et les moyens, j’aurais aimé les emmener voir un marché de Noël en Allemagne…

Je remarque chaque jour que mes élèves vivent dans un nomansland culturel, malgré le Centre Culturel du quartier, et malgré l’énergie remarquable dont font preuve les équipes administratives et pédagogiques du collège… Que soit au niveau des partages économiques ou intellectuels, ces enfants et ados sont dans une zone de non droit, dans un endroit où les échanges de base ne se font plus.

Et c’est à la République de se donner les moyens de changer cela, avant qu’il ne soit trop tard, avant que les camps ne se forment de façon définitive, avant que le FN ne prenne peut-être un jour le pouvoir, avant que les « Frères Musulmans » ne remplacent peu à peu sécu, ASSEDIC, école et loisirs…

Je ne veux pas que mon pays renonce à l’idéal des Lumières : éduquer, enrichir, élever les esprits.

Liberté de pensée, égalité entre les femmes et les hommes, fraternité entre nos cultures : agissons !

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Ce texte a donc été écrit il y a plusieurs années et était paru dans « Le Post », ancêtre du Huffington Post, bien avant les attentats…

Quelques années plus tard, en 2012, j’avais à nouveau été en poste dans ces quartiers, au moment de l’affaire Merah… Car Samuel Paty n’a pas été, hélas, le premier professeur assassiné par un islamiste…

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/myriam_1_b_1371928.html

Aujourd’hui je pense à ces collégiens victimes de leur naïveté et/ou de leur bêtise fomentée par le salafisme qui gangrène notre démocratie, et je pleure aussi sur cette situation inacceptable… Sur notre école qui n’a pas su prévenir l’horreur, faire corps défendant autour d’un collègue mis à mal par une fatwa. Et j’ai une pensée émue pour mes collégiens de l’époque, pour la brillance intellectuelle de certains, pour les garçons qui m’ouvraient la porte en disant « Ich bin ein Berliner », pour le petit mot de fin d’année où ils avaient écrit « Ich liebe dich ». Je les espère loin, loin de ces mouvances, et je souhaite que nous puissions, ensemble, faire front, nous relever, agir et apaiser.

Pour que « Monsieur Paty » ne soit pas mort mutilé, égorgé et décapité pour « rien ».

Et quelques liens vers les innombrables textes écrits après les attentats…

https://sabineaussenac.blog/tag/attentats/

Je suis Pays de France, et je me tiens debout

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis la passerelle

entre peuples lointains,

un creuset des sourires,

un infini destin.

Je suis le garde-fou

contre l’intolérance,

ce grand phare qui brille,

un flambeau qui jaillit.

Je suis la vie qui danse

en immense rivière

de nos espoirs dressés.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis l’enfant qui joue

à ses mille marelles,

regardant ces ballons

aux éclats d’arc-en-ciel.

Je suis l’aïeul qui tremble,

son regard ne faiblit

quand mémoire caresse

les fiertés de sa vie.

Je suis femme au beau ventre

palpitant d’espérance.

Tout enfant en son sein

sera nommé Français,

elle est la Marianne,

et elle nous tient la main.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Tu as voulu salir

tous nos siècles de lutte,

croyant que de tes fers

tu ôterais le jour.

Tu as en vrai barbare

conspué l’innocence,

éventrant d’un seul geste

une nation de paix.

Mais nulle arme ne peut

gommer nos insolences,

nul canon ne saurait effacer

ces couleurs, ces dessins magnifiques,

ces libertés qui dansent,

et nul boucher ne fera de nos cœurs

des agneaux.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Tu es ce porc ignoble qui

attend les cent vierges

en violant tant de femmes

dont tu voiles les corps.

Tu es coupeur de têtes,

tu es sabre levé, tu es balle qui tue,

mais tu ne comprends pas

que tout ce sang versé ne devient que lumière.

Tu attends paradis

mais iras en enfer,

car ton Dieu punira toute ta route impie.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Je suis le poing levé,

quand de douleur intense

d’un pays tout entier le cœur

s’est arrêté.

Je suis la place immense,

un vaisseau de courage,

un grand galion qui vole,

en espoir rassemblé.

Je suis la dignité, le partage et l’audace,

je suis mille crayons

qui dessinent soleils,

je suis cette ironie au devoir d’insolence,

je suis million de pages,

et le feutre qui offre

ces immenses fous-rires,

je suis l’impertinence,

comme une encre jetée

pour amarrer demain.

Je suis Pays de France,

et je me tiens debout.

Dédié à Cabu, Wolinski, Charb, Frédéric, Ahmed, Franck, Elsa, Michel, Bernard, Honoré, Tignous, Moustapha, Clarissa, et aux victimes dont j’entends parler à l’heure où j’écris ce texte, dans l’épicerie casher…

(Poème paru dans mon blog du Monde après les attentats de janvier 2015.)

Comme un ciel boréal…#vœux #bonneannée #2020 #nouvelan

En ces jours où la terre australienne semble se consumer, où les réseaux sociaux évoquent le hashtag #WWIII ou #troisièmeguerremondiale et où l’on dénombre déjà quatre féminicides en France en cinq jours, sans oublier les luttes contre les diverses réformes, celle des retraites, celles du bac…, mes traditionnels « vœux de bonne année » me sont quelque peu restés en travers de la plume…

Mais il en faudrait plus pour me faire taire 😊

Voilà donc, de tout ♥, mes souhaits pour 2020 en bonheurs :

Que votre année soit claire, comme un ciel boréal illuminant les froids. Oubliez les scories et les pisse-vinaigres, pour ouvrir vos persiennes en un printemps jonquille. Laissez parler les fats, éteignez les ignobles, ne gardez que le pur, celui qui nous élève et nous fait voyager vers la vie et le rêve.

Que votre année soit forte comme un acier trempé, comme un chêne aguerri par cent mille tempêtes, pour affronter les nuits d’une époque en folie. Soyez prêts au combat si il est juste et vrai, ne baissez pas la tête, relevez vos fiertés piétinées par les Grands, faites confiance au peuple et conspuez les peurs.

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Que votre année soit légère comme un vol d’hirondelles redécouvrant soleil. Oubliez les ennuis, souriez au mystère, devenez ce grand vent qui vous pousse hors rivages, soyez foc et Grand Voile : nul besoin de Marquises quand on devient une île.

Que votre année soit folle en fou-rire éternel, gloussement lycéen ou clowneries d’un jour. Rien qui vaille la joie, soyez gais, des pinsons en goguette, jetez au feu tous ces costumes de golden boys brimés, portez hauts la couleur de vos joies. Empourprez tous ces gris, carminez les fadeurs, osez le tyrien, oubliez l’outre noir, faites de votre jour un arc-en-ciel torride !

Que votre année soit douce comme un velours d’antan, peau de pêche et câline, une soie chatoyante. Soyez fous de vous-mêmes, aimez-vous, que tout miroir soit frère et toute glace amie, cessez tous ces mépris pour embrasser votre ombre et vous chérir toujours.

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Que votre année soit parfumée, comme une aube sans fin où pré de mai respire, comme un arbre en été quand mille fruits débordent, comme un bois en automne quand toute mousse est vie, comme un âtre en hiver où l’on marie les bûches. Devenez le gingembre, baptisez-vous cannelle, faites de l’ambre l’alliée de vos désirs sans fin.

Que votre année soit dansante comme un bal de juillet, ballerine infinie d’un opéra viennois ou langoureuse en tango, espiègle cha-cha-cha ! Déchaussez-vous, faites de chaque instant un pas de deux, faites des pointes au lieu de faire la tête, soyez Rock’n Roll !

Que votre année soit libre comme un oiseau sauvage, pour vous rendre à vous-même dignité et partage. Vous cesserez les esquives et les compromissions pour enfin devenir ce que vous rêviez d’être. Devenez la cascade, le mustang ou l’étoile, larguez toutes les amarres, levez l’ancre de vos vies !

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Que votre année soit tendre comme un premier amour, quand se tenir la main valait un firmament. Oubliez les records, les audaces poisseuses, osez le peau à peau bien plus fort que dentelles, ne gardez que le Beau qui murmure en respect.

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Que votre année pétille, tintinnabule en joie, qu’elle cavale caracole virevolte en farandole, qu’elle dévale et dévore, qu’elle charpente vos vies, qu’elle arpente vos rêves et déchire vos nuits, qu’elle crépite en feu de joie, qu’elle vous porte aux nues, vers les autres, frères humains, qu’elle nous rassemble en ronde pour devenir demain.

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Métro toulousain…
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Train autrichien…
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Pèlerins de Compostelle…

https://sabineaussenac.blog/2016/12/31/je-vous-souhaite-un-torrent-et-des-oiseaux-sauvages-voeux-2017/

Rwanda, 25 ans après le génocide: les mains de Baptistin #Kwibuka 25

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Elle sentait encore parfois les petites mains douces qui jouaient avec ses cheveux. La nuit, souvent, lorsqu’elle tentait de s’assoupir, il lui semblait aussi entendre son babil, lorsqu’au creux de ses seins généreux il souriait, apaisé.

Les quatre autres aussi lui manquaient. Les tresses folles d’Euphrasie lorsqu’elle gambadait en rentrant de l’école ; les grands yeux sombres d’Amédée, et cette façon qu’il avait de lui prendre la main à l’église, en murmurant qu’il serait prêtre, un jour. Prudence, son rire aussi étincelant que l’eau de la rivière, Prudence déjà presqu’une femme, minaudant avec ses amies et imitant Beyoncé. Et puis la jumelle d’Amédée, Félicité, la bien nommée, une allégresse dans chacun de ses gestes, Félicité qui dès l’âge de quatre ans racontait des histoires si extraordinaires que le vieux griot l’appelait « belle mémoire » en Kinyarwanda…

Mais les petites mains tendres de Baptistin, qui de son incroyable force de nourrisson se tendaient vers le ciel pour en décrocher les étoiles, ces mains-là, elle les sentait, presque chaque fois qu’elle sortait de la maison. Elle revoyait le nuage de poussière devant le petit jardin, elle entendait les hurlements de Prudence, qui venait de voir leur voisin décapiter d’un seul trait Félicité après avoir égorgé Amédée et démembré Euphrasie. Elle sentait les liens qui tranchaient sa peau alors qu’elle essayait de se lever et de courir vers eux, mais pour Prudence aussi il était trop tard, puisque le voisin venait de lui trancher la tête à son tour.

Il la fixait, la regardait dans les yeux. Elle n’était plus qu’un cri, elle vomissait et s’étouffait en hurlant, et lui il souriait en la traitant de chienne, puisqu’elle avait engendré ces enfants de Tutsi, elle la Hutu qui avait épousé un Tutsi. Et puis lentement, il avait contourné la femme attachée au portail et avait d’un geste brusque arraché le bébé qu’elle portait dans son dos. Elle sentit encore les petites mains de Baptistin qui griffaient son dos lacéré, et puis plus rien.

Lorsqu’elle s’était réveillée plusieurs heures plus tard, une voisine l’avait détachée et mise à l’ombre. La nuit était tombée. Espérance s’agenouilla péniblement puis réussit à se lever. La courette n’était qu’une mare de sang, les essaims de mouches tournoyaient dans l’odeur atroce, aucun bruit ne s’élevait. Elle pria, pria soudain comme une possédée, dans une transe aveugle, implorant ce Dieu impie d’avoir au moins épargné son puîné. Mais elle retrouva les restes de Baptistin éparpillés dans le jardin, une de ses petites menottes serrant encore une mèche des cheveux d’ébène de sa mère. Alors, sous l’immense lune rouge de l’Afrique défigurée, Espérance voulut mourir. Elle courut vers la rivière, enjamba les corps de ses voisins et amis, courut pour ne plus vivre, mais au moment où elle allait se jeter du petit pont de briques, une main puissante la retint.

–   Attends, Espérance. N’oublie pas qu’il te reste un fils. Attends. Ne leur fais pas ce plaisir. Reste parmi les vivants, même si ton âme est aussi morte que la poussière du désert.

Le griot parlait ainsi, lui qui était issu de l’ethnie des Twa, les « artisans », qui n’étaient ni éleveurs comme les Tutsis, ni agriculteurs comme les Hutu…Le griot qui avait choisi la voie de la parole et de la sagesse, et que les folies des hommes avaient épargné.

Oui, si Espérance était encore debout, vingt ans après cette journée, c’était grâce à Placide, son fils aîné. Elle avait, dans le peu de lucidité qui lui restait, prié pour son retour. Placide, qui avait douze ans à cette époque, avait été envoyé chez l’un de ses oncles paternels à la capitale, pour fréquenter un établissement scolaire réputé. Car le fils aîné d’Espérance et de Gratien était une graine de génie, aux yeux malicieux et à l’intelligence exacerbée. Certes, Placide avait vu son père enlevé en pleine nuit avec son oncle, mais il avait couru à travers les rues grouillantes d’atrocités, et su se faire passer, de par son physique métissé, magnifique mélange des deux ethnies ennemies, pour un jeune Hutu. Il s’était ensuite réfugié à l’ambassade de France, grâce à son professeur de français, et avait donc été miraculeusement épargné.

Espérance revoyait encore son fils, qui, tel un revenant, lui avait soudain été rendu, entier, sain et sauf, avec tous ses membres, ses deux yeux, et son sourire de prince. Il vacilla en pénétrant dans le carré de tombes fraîchement creusées, mais se tint droit auprès de sa mère dont les cheveux avaient blanchi en une nuit, en lui promettant qu’il deviendrait un homme, et qu’il garderait la mémoire des siens. Les mille collines teintées du sang fratricide palpitaient encore de la douleur des survivants. Espérance et Placide, hébétés de tristesse, se devaient de ne pas sombrer.

En se dirigeant vers l’autobus qui devait l’emporter à la capitale, Espérance, en cette semaine de commémoration, se souvint de l’année 2003, quand des milliers de prisonniers avaient été relâchés et étaient simplement revenus dans leurs villages, avant d’être jugés pour certains devant les « gacacas »…En passant devant la maison de son voisin, qui était assis devant sa porte, elle se redressa et détourna la regard. Car le meurtrier de ses cinq enfants faisait partie des Hutu revenus vivre dans leurs terres. Il n’avait pas nié. Il avait même osé soutenir son regard devant le tribunal, sur cette terre sèche de l’esplanade où d’autres enfants jouaient et riaient tandis que les adultes tentaient de mettre des mots sur l’Indicible. Oui, avait-il convenu, il avait bien égorgé, décapité et démembré les enfants de sa voisine, car elle portait des enfants Tutsi. Il avait beaucoup bu pour se donner du courage, et il n’avait fait que suivre les consignes diffusées par la radio des mille collines…

D’autres avaient pardonné, mais Espérance ne le pouvait pas. Chaque nuit, chaque nuit depuis bientôt vingt ans, elle rêvait qu’elle se détachait et qu’elle arrivait à empoigner chacun de ses enfants et à courir avec eux vers la rivière d’argent. Chaque nuit, elle les cachait dans la forêt luxuriante, chaque nuit elle les entendait rire et chanter. Et chaque matin elle se réveillait en ayant envie de hurler et de traverser la rue pour assassiner son voisin.

Pourtant la vie avait repris. Des enfants étaient nés à nouveau, des jeunes gens s’étaient unis, à l’école on les entendait psalmodier des mots nouveaux, des mots qui parlaient de réconciliation, d’oubli, de pardon. Espérance était devenue institutrice, et chaque sourire d’enfant l’aidait à rester humaine. Avec sa belle-sœur, qui était revenue de la capitale, elles avaient créé aussi une association pour aider les veuves, si nombreuses, grâce à des micro-crédits. Une maison communautaire abritait un atelier de couture, et c’est Espérance qui avait lancé la mode des pagnes imprimés avec des photos des victimes. Sa petite Prudence aurait si fière de voir sa photo sur de magnifiques pagnes multicolores, que sa maman avait offert aux membres survivants de leur famille… Les rires et les chants des femmes résonnaient comme autrefois, et parfois on peinait à croire que le sang avait coulé dans leur vallée si verte…Euphrasie non plus n’était pas oubliée, puisque la coiffeuse du village avait décidé de donner des noms à des coiffures ; une tresse particulièrement savante portait ainsi le nom de la fillette.

Peu à peu, l’idée avait germé de conserver les mémoires tout en accordant le pardon. Le griot, de plus en plus ridé, mais toujours le pilier du village, avait instauré une soirée spéciale pour les enfants et les adolescents, qu’il nommait « la nuit de Félicité », en mémoire de l’enfant rayonnante qu’il ne voulait pas oublier. Dans certaines maisons on avait inscrit les prénoms des victimes en lettres de couleurs vives sur les murs, dans d’autres on avait appelé les nouveaux enfants du nom de leurs frères ou sœurs disparus…Le curé citait souvent Amédée dans ses sermons, rappelant la foi si pure de celui qui s’était senti si jeune appelé par Jésus et qui n’avait pas eu le temps de prononcer ses vœux.

Mais Espérance savait aussi que personne, plus personne, ne pensait à son Baptistin. Il était si jeune, il tétait le sein de sa mère lorsque les démons l’en avaient arraché…Alors Espérance berçait son âme en secret, l’imaginant faisant ses premiers pas, marchant sur les traces de son grand frère, qui l’attendait, dans la tribune des officiels puisque Placide jouait un rôle important dans le nouveau gouvernement. Parfois, elle oubliait un peu les traits de son visage, mais jamais la douceur des petites mains qui caressaient le dos de la maman lorsqu’elle chantonnait en jardinant ou en rangeant la maison…

Soudain, un cri s’éleva de la maison qui avait été construite derrière celle de son voisin. Un hurlement, même, et il résonna dans le village déserté par la majorité de ses habitants, qui s’étaient rendus en masse aux cérémonies de commémoration. Espérance ne se retourna pas, elle ne voulait pas rater son bus, et puis les problèmes de ce voisin ne la concernaient plus depuis longtemps…Mais l’homme sortit en courant du jardinet et se précipita vers Espérance.

–          Ma fille…Ma fille accouche, alors qu’elle est bien loin de la lune prévue. Aide-nous. Aide-la. Tout le monde est parti, le docteur ne peut pas venir avant demain, et la sage-femme est dans un autre village.

Espérance le regarda, pour la première fois depuis des années. Elle posa sur lui le regard insondable de l’éternité. Elle le darda de ses yeux qui n’avaient plus de larmes, tant l’océan de sa douleur avait noyé sa vie. Elle le fixa d’un œil à la fois méprisant et menaçant.

–  Pourquoi devrais-je t’aider ? Donne-moi une seule bonne raison. Dis-le-moi.

De la maison s’éleva un autre hurlement, et les gémissements d’une toute jeune femme. Espérance se souvint que la fille aînée de leur bourreau avait l’âge de Placide et avait été tuée par représailles, quelques semaines après les exactions, alors qu’un autre de ses enfants venait, comme son Baptistin, de naître, et que leur mère était morte en couches.

Son voisin se tordait les mains. Il lui expliqua que sa fille était tout ce qui lui restait, puisqu’il n’avait jamais pu se remarier. Elle avait été gardée à l’orphelinat durant ses années de captivité, puis il avait tenté de l’élever et lui avait construit cette maison. Sa fille avait été violée il y a six mois, par un Tutsi aujourd’hui en prison. Ses choses-là arrivaient encore fréquemment…Il lui dit encore un mot, ce mot qu’elle avait vainement attendu en 2003, lors du tribunal villageois : il lui dit « Pardonne-moi. »

– Je n’ai que faire de tes suppliques. Mais je vais aider ta fille. Laisse-moi passer.

Dans la chambre où la femme en gésine se tordait de douleur, accroupie dans un coin, Espérance comprit que la situation était grave. Elle savait que les femmes africaines laissaient rarement libre cours à leur douleur lors d’une naissance. Il devait y avoir un souci important. Elle ordonna à son voisin de faire bouillir de l’eau, puis de chercher le griot, et de courir vers le village voisin, où une guérisseuse âgée aidait autrefois les femmes à mettre au monde leurs petits soleils. Elle s’agenouilla auprès de la jeune femme et la rassura, puis, la main désinfectée, elle comprit que le bébé ne s’était pas retourné. Il fallait agir vite. Sinon, il ne naîtrait pas, et sa mère risquait la mort. Elle demanda à la jeune femme de s’allonger, puis entreprit de lui masser le ventre, de l’extérieur et de l’intérieur. Elle chantait doucement, une de ces mélopées ancestrales qui parlent de collines et de joies, des enfants qui dansent dans la savane et des pères qui aiment leurs familles. Elle sentit que le bébé bougeait, c’était étrange, cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas eu ce sentiment de vie, de maternité. Elle leva les yeux et croisa le regard affolé de la jeune femme, belle et palpitante comme une gazelle aux abois, et lui sourit.

-Il va vivre. Et toi aussi.

L’enfant naquit une heure après, juste à l’arrivée du griot et de la guérisseuse. La vieille femme fit boire une potion de simples à la jeune accouchée, et Espérance, qui avait lavé et emmailloté le nourrisson tandis que le griot recueillait le placenta qui serait enterré dans le jardin, présenta le bébé au voisin qui pleurait.

– Je me souviens du prénom de chacun de tes enfants, Espérance. Je me souviens. Tous les jours, toutes les nuits, je me souviens. Ce bébé s’appellera Baptistin. Et si tu l’acceptes tu seras sa marraine, et ton Placide son parrain.

À ce moment l’enfant ouvrit un regard d’onyx sur le soleil d’Afrique qui perçait par la porte entrebâillée. Dans l’un de ses réflexes si attendrissants des nouveaux-nés, sa petite main se referma sur la main douce d’Espérance. Elle sourit et lui murmura :

– Bienvenue, Baptistin, dans notre pays des mille collines.

***

Cette nouvelle a fait partie des nouvelles lauréates du Concours George Sand en 2014

http://www.concours-georgesand.fr/palmares.html

Comme autant d’arcs-en-ciel #fraternité #paix #vivreensemble #femmes

Comme autant d’arcs-en-ciel

 

Quelques ombres déjà passent, furtives, derrière les persiennes. L’air est chargé du parfum des tilleuls, les oiseaux font du parc Monceau l’antichambre du paradis ; l’aube va poindre et ils la colorent de mille chants…

Devant moi, sur le lit, la boîte cabossée déborde ; depuis minuit, fébrile, je m’y promène pour m’y ancrer avant mon envol… Je parcours tendrement les pages jaunies, je croise les regards malicieux et dignes, j’entends les voix chères qui se sont tues depuis si longtemps…

Je me souviens.

Des sourires moqueurs de mes camarades quand j’arrivais en classe, vêtue de tenues démodées, parfois un peu reprisées, mais toujours propres.

Des repas à la cantine, quand tous les élèves, en ces années où l’on ne parlait pas encore de laïcité et d’autres cultures, se moquaient de moi parce que je ne mangeais pas le jambon ou les rôtis de porc.

Je me souviens.

Des sombres coursives de notre HLM avec vue sur « la plage ». C’est ainsi que maman, toujours si drôle, avait surnommé le parking dont des voitures elle faisait des navires et où les trois arbres jaunis devenaient des parasols. Au loin, le lac de la Reynerie miroitait comme la mer brillante de notre Alger natale. Maman chantait toujours, et papa souriait.

Je me souviens.

De ces années où il rentrait fourbu des chantiers à l’autre bout de la France, après des mois d’absence, le dos cassé et les mains calleuses. J’entendais les mots « foyer », et les mots « solitude », et parfois il revenait avec quelques surprises de ces villes lointaines où les contremaîtres aboyaient et où la grue dominait des rangées d’immeubles hideux que papa devait construire. Un soir, alors que son sac bleu, celui que nous rapportions depuis le bateau qui nous ramenait au pays, débordait de linge sale et de nuits tristes, il en tira, triomphant, un bon morceau de Saint-Nectaire et une petite cloche que les Auvergnats mettent au cou des belles Laitières : il venait de passer plusieurs semaines au foyer Sonacotra de Clermont-Ferrand la noire, pour construire la « Muraille de Chine », une grande barre d’immeubles qui dominerait les Volcans. Nous dégustâmes le fromage en rêvant à ces paysages devinés depuis la Micheline qui l’avait ramené vers la ville rose, et le lendemain, quand j’osais apporter la petite cloche à l’école, toute fière de mon cadeau, les autres me l’arrachèrent en me traitant de « grosse vache ».

Je me souviens.

De maman qui rentrait le soir avec le 148, bien avant que le métro ne traverse Garonne. Elle ployait sous le joug des toilettes qu’elle avait récurées au Florida, le beau café sous les arcades, et puis chaque matin elle se levait aux aurores pour aller faire d’autres ménages dans des bureaux, loin du centre-ville, avant de revenir, alors que son corps entier quémandait du repos, pour nettoyer de fond en comble notre modeste appartement et nous préparer des tajines aux parfums de soleil. Jamais elle n’a manqué une réunion de parents d’élèves. Elle arrivait, élégante dans ses tailleurs sombres, le visage poudré, rayonnante et douce comme les autres mamans, qui rarement la saluaient. Pourtant, seul son teint un peu bronzé et sa chevelure d’ébène racontaient aux autres que ses ancêtres n’étaient pas des Gaulois, mais de fiers berbères dont elle avait hérité l’azur de ses yeux tendres. En ces années, le voile n’était que rarement porté par les femmes des futurs « quartiers », elles arboraient fièrement le henné flamboyant de leurs ancêtres et de beaux visages fardés.

Je me souviens.

Du collège et de mes professeurs étonnés quand je récitais les fables et résolvais des équations, toujours en tête de classe. De mes premières amies, Anne la douce qui adorait venir manger des loukoums et des cornes de gazelle quand nous revenions de l’école, de Françoise la malicieuse qui essayait d’apprendre quelques mots d’arabe pour impressionner mon grand frère aux yeux de braise. De ce chef d’établissement qui me convoqua dans son bureau pour m’inciter, plus tard, à tenter une classe préparatoire. Et aussi de nos premières manifestations, quand nous quittions le lycée Fermat pour courir au Capitole en hurlant avec les étudiants du Mirail « Touche pas à mon pote ! »

Je me souviens.

Des larmes de mes parents quand je partis pour Paris qui m’accueillit avec ses grisailles et ses haines. De ces couloirs de métro pleins de tristesse et de honte, de ce premier hiver parisien passé à pleurer dans le clair-obscur lugubre de ma chambre de bonne, quand aucun camarade de Normale ne m’adressait la parole, bien avant qu’un directeur éclairé n’instaure des « classes préparatoires » spéciales pour intégrer des jeunes « issus de l’immigration ». Je marchais dans cette ville lumière, envahie par la nuit de ma solitude, et je lisais, j’espérais, je grandissais. Un jour je poussai la porte d’un local politique, et pris ma carte, sur un coup de tête.

Je me souviens.

Des rires de l’Assemblée quand je prononçais, des années plus tard, mon premier discours. Nous étions peu nombreuses, et j’étais la seule députée au patronyme étranger. Les journalistes aussi furent impitoyables. Je n’étais interrogée qu’au sujet de mes tenues ou de mes origines, alors que je sortais de l’ENA et que j’officiais dans un énorme cabinet d’avocats. Là-bas, à Toulouse, maman pleurait en me regardant à la télévision, et dépoussiérait amoureusement ma chambre, y rangeant par ordre alphabétique tous les romans qui avaient fait de moi une femme libre.

Je me souviens.

Des youyous lors de mon mariage avec mon fiancé tout intimidé. Non, il ne s’était pas converti à l’Islam, les barbus ne faisaient pas encore la loi dans les cités, nous nous étions simplement envolés pour le bled pour une deuxième cérémonie, après notre union dans la magnifique salle des Illustres. Dominique, un ami, m’avait longuement serrée dans ses bras après avoir prononcé son discours. Il avait cité Voltaire et le poète Jahili, et parlé de fraternité et de fierté. Nous avions ensuite fait nos photos sur la croix de mon beau Capitole, et pensé à papa qui aurait été si heureux de me voir aimée.

Je me souviens.

Des pleurs de nos enfants quand l’Histoire se répéta, quand eux aussi furent martyrisés par des camarades dès l’école primaire, à cause de leur nom et de la carrière de leur maman. De l’accueil différent dans les collèges et lycées catholiques, comble de l’ironie pour mes idées laïques qui se heurtaient aux murs de l’incompréhension, dans une république soudain envahie par des intolérances nouvelles. De mon fils qui, alors que nous l’avions élevé dans cette ouverture républicaine, prit un jour le parti de renouer follement avec ses origines en pratiquant du jour au lendemain un Islam des ténèbres. Du jour où il partit en Syrie après avoir renié tout ce qui nous était de plus cher. Des hurlements de douleur de ma mère en apprenant qu’il avait été tué après avoir égorgé des enfants et des femmes. De ma décision de ne pas sombrer, malgré tout.

Je me souviens.

De ces mois haletants où chaque jour était combat, des mains serrées en des petits matins frileux aux quatre coins de l’Hexagone. De tous ces meetings, de ces discours passionnés, de ces débats houleux, de ces haines insensées et de ces rancœurs ancestrales. De ces millions de femmes qui se mirent à y croire, de ces maires convaincus, de ces signatures comme autant d’arcs-en-ciel, de ces applaudissements sans fin, de ces sourires aux parfums de victoire.

Je me souviens.

De mes professeurs qui m’avaient fait promettre de ne jamais abandonner la littérature. De ces vieilles dames, veuves d’anciens combattants, qui m’avaient fait jurer de ne jamais abandonner la mémoire des combats. De ces enfants au teint pâle qui, dans leur chambre stérile, m’ont dessiné des anges et des étoiles en m’envoyant des bisous à travers leur bulle. De ces filles de banlieue qui, même après avoir été violées, étaient revenues dans leur immeuble en mini-jupe et sans leur voile, et qui m’avaient serrée dans leurs bras fragiles de victimes et de combattantes.

Hier soir, vers 19 h 45, mon conseiller m’a demandé de le suivre. L’écran géant a montré le « camembert » et le visage pixellisé du nouveau président de la République. La place de la Bastille était noire de monde, et je sais que la Place du Capitole vibrait, elle aussi, d’espérances et de joies.

Un cri immense a déchiré la foule tandis que l’écran s’animait et que mon visage apparaissait, comme c’était le cas dans des millions de foyers guettant devant leur téléviseur.

Le commentateur de la première chaîne hurlait, lui aussi, et gesticulait comme un fou : « Zohra M’Barki – Lambert! On y est ! Pour la première fois, une femme vient d’être élue Présidente de la République en France ! »

Le réveil sonne.

Je me souviens que je suis française, et si fière d’être une femme. Je me souviens que je dois tout à l’école de la République, et à mes parents qui aimaient tant la France qui ne les aimait pas.

Je referme la boîte et me penche à l’embrasure de la fenêtre, respirant une dernière fois le parfum de la nuit.

(Cette nouvelle a remporté le premier prix du concours de nouvelles du CROUS Occitanie en 2018…)