Je plante des tulipes dans mon petit coin de jardin, à Rangueil.
Il fait très beau. Pour la première fois, mon petit garçon est parti à l’école le matin. Ce sera sa première journée complète…
Le ciel est bleu comme en enfer, un ciel de printemps en ce bel automne toulousain.
Soudain, l’apocalypse. Un bruit énorme, immense, dépassant tout entendement. Je tombe à la renverse, je crie, je ne me rends même pas compte que la fenêtre de ma salle de bains vient de tomber à quelques centimètres de ma nuque, manquant me décapiter…
La fin du monde. C’est la guerre, sans doute… Le 11 septembre est encore si proche, les Tours Jumelles n’en finissent pas de s’écrouler, voilà dix jours que le film repasse dans ma tête… Et voilà, la guerre est là… C’est une frappe d’Al Quaïda, je n’ai aucun doute.
Un deuxième bruit, tout aussi énorme, me plaque à nouveau au sol, cette fois je hurle, je réagis, je me relève et commence à courir, en pantoufles, je sors dans la rue, n’attends même pas mon époux, je crie seulement qu’il faut aller chercher les enfants.
Dehors, notre rue ressemble à ces villages frappés d’un tremblement de terre, lorsque certaines maisons sont intactes, épargnées, et qu’un silence de mort s’élève des bâtisses effondrées. Le destin, toujours ce satané destin… Chez mon voisin d’en face, tout semble normal, il est déjà tranquillement en train de frapper sur les bords de ses fenêtres pour en enlever le verre brisé; Stéphane est militaire, imperturbable.
J’apprendrai plus tard que le bébé Quentin dormait dans son berceau, juste sous la fenêtre. La chance, cette satanée chance…
Mon autre voisine en a beaucoup moins: son toit s’est écroulé.
Je m’élance, éperdue, en larmes. Mon mari me rattrape en voiture, je lui demande s’il a vu quelque chose. Oui, du balcon, un immense nuage jaune, de la fumée.
Nous nous demandons s’ils vont bombarder l’usine AZF, ou la gare… J’allume l’autoradio, rien.
Au coin de la rue, les premières victimes, allongées sur le trottoir, ensanglantées. Des gens courent, pleurent, crient. Je prie, dans ma tête.
Seigneur, faites que les enfants n’aient rien. Je t’en supplie, Seigneur...
Nous cherchons d’abord le petit, à la maternelle. Le toit, nous dira-t-on, est tombé; mais les enfants étaient en récréation. Je l’aperçois tout de suite, souriant, avec les autres enfants, ils n’ont pas l’air blessés. Mais de l’autre côté du grillage, ma cadette.
Jamais je n’oublierai. Son visage déformé, grimaçant de terreur. Ses traits de sont plus qu’un masque d’angoisse. Le Cri, de Munch…
Maaamaaaaaan!! Viens me chercher!! Qu’est-ce-que c’était?!!
Je me dispute violemment avec le directeur, qui refuse de laisser partir les enfants. J’insiste, je prends mes deux petits, ma fille de huit ans me raconte que le plafond de sa classe est tombé en partie, qu’elle s’est jetée sous sa table, mais que des copines ont été blessées par des éclats de verre.
Je tremble. Je pense à mon aînée. Aux immenses baies vitrées de son collège. Je panique. Je crie à ma fille de prier aussi!
Mais prie! Allez, dis un Notre-Père!
(Avec le recul, je me dis que j’ai eu ce réflexe atavique des gens vivant un stress intense; on ne réfléchit pas, on est à la fois en pilote automatique de survie et en crainte absolue de mourir…)
Nous fonçons dans l’allée des Demoiselles pour aller au collège Anatole-France… Les embouteillages commencent, la radio ne dit rien, ou plutôt, des informations contradictoires; il paraît qu’il faut se confiner à la maison…
Mais… Personne n’a plus de vitres!
Notre quartier a été relativement épargné. Plus nous approchons du canal, moins les maisons semblent avoir souffert. J’apprendrai plus tard que nous avons eu de la chance, protégés par les coteaux de Pech David. Notre maison et l’école des petits étaient situées dans la deuxième couronne de l’explosion…
Le collège est ouvert. Le principal est à l’entrée, très digne. Une cohorte d’élèves, hébétés, en pleurs, certains se tenant le visage dans les mains, ensanglantés, se dirigent lentement vers la sortie. On murmure. Certains disent que c’est le gaz, qu’un prof aurait fait une expérience… Ma fille me voit, et court vers nous. Elle ne pleurait pas, mais ses nerfs lâchent en nous voyant, et nous sanglotons, enfin réunis. Mes bébés. Mes bébés sont sains et saufs.
Nous rentrons à la maison, et je décide immédiatement de partir. Mon efficacité allemande reprend le dessus, je suis calmée, même si je commence à comprendre qu’il s’agit sans doute d’un accident chimique. En quelques minutes, tout est prêt, un gros sac où j’entasse passeports, doudous, médicaments d’urgence et la chemise souvenirs importants. J’appelle ma mère pour lui dire que nous partons chez elle, dans le Tarn, je résume, elle sait déjà, elle a même entendu l’explosion.
À Castres, à 80 kilomètres de chez nous…
Ce sera le dernier appel possible, ensuite, tous les réseaux seront saturés. Impossible pour mes filles de joindre leur papa, mon premier mari, qui, le soir, de chez mes parents, leur rira au nez, leur disant qu’elles exagèrent, que ce n’était qu’une petite catastrophe, que je leur ai monté la tête… Il n’a pas la télévision, n’a pas eu conscience de l’ampleur des dégâts. En revenant quelque temps plus tard dans sa ville natale, il pleurera.
Et puis ce sera le mouchoir sur la bouche comme dans les meilleurs films de SF -sauf que, visiblement assez maladroits pour mériter d’être secourus par Bruce Willis, nous avons oublié de le mouiller-, le check up à l’hôpital de Castres -conseillé par les radios, enfin au courant de la genèse de l’événement-, le trajet au milieu des splendeurs lauragaises, avec la radio où le reporter se prend pour un envoyé spécial de CNN:
Je suis sur mon scooter,-quinte de toux-, je tente de m’approcher-quinte de toux-,c’est un carnage…
Enfin, l’arrivée chez mes parents, en larmes, à nouveau, épuisés, et, dans un sursaut de lucidité, mon appel à un vitrier de Castres; car toutes les vitres, sans exception, de notre maison, ont volé en éclats… (C’est ainsi que toute ma rue aura des vitres dès le lendemain matin, alors que certaines personnes attendirent parfois des semaines…).
Tout est bien qui finit bien, me direz-vous!
Nous n’étions pas blessés, les vitres furent réparées…
Laissez-moi rire.
Laissez-moi hurler.
Laissez-moi, en cette date anniversaire, onze ans après la plus grande catastrophe chimique française, crier ma révolte à l’annonce du verdict qui vient de blanchir intégralement les responsables de l’usine et la firme Total.
Ma famille, s’est vrai, s’en est bien tirée.
Mon petit garçon a juste joué à faire exploser des tours et des maisons -il a un peu amalgamé le 11 et le 21 septembre- durant des mois; ma cadette a simplement sursauté au moindre bruit durant des années; et moi, j’ai gardé sous mon bureau ma valise de la guerre, constituée dès notre retour, où mêlant moi aussi le traumatisme du World Trade et de l’AZF, et puis toute ma mémoire cellulaire de la guerre, puisque je porte en moi à la fois les cris de terreur de ma maman, petite Gretchen se jetant dans les fossés pour échapper aux bombes alliées, et les atrocités de la Shoah, puisque j’ai longuement travaillé sur la question juive, je rassemblai passeports et vêtements chauds, granules homéopathiques et vaccins, jouets et grands classiques… J’avais même commandé des pastilles d’iode à la pharmacie des Armées…
Mais les autres.
Les milliers d’autres.
Les 30 personnes décédées sur le coup ou dans les jours ayant suivi l’explosion.
Et ces milliers d’autres.
Les dizaines de personnes mortes des suites collatérales, celles qui décédèrent dans les mois suivant ce 21 septembre, de fatigue, de colère, de désarroi…
Ma propre grand-mère, allemande, qui vivait aussi près de chez mes parents, qui mourut d’une rupture d’anévrisme quelques jours plus tard; je suis intimement persuadée que le fait de voir arriver ma petite famille épouvantée lui a rappelé d’horribles souvenirs, et l’a conduite vers sa fin prématurée…
Et puis tout ce que les médias ont préféré taire, mais que des amis médecins me racontèrent, les yeux baissés… Les enfants énucléés, les adultes blastés, les jeunes filles défigurées à vie…
Et les mémoires brisées, les horloges arrêtées, les cauchemars récurrents, les stress post-traumatiques… De ceux qui roulaient sur la rocade et virent soudain leur véhicule projeté dans les airs, de ceux qui traversaient la cour de leur lycée, jouxtant l’usine, de cette maman qui vit son enfant transpercé par la baie vitrée, de ces ouvriers perdant non seulement leur meilleur ami, mais le travail d’une vie…
Et tous ces délogés, ces démunis, ces soldats de la honte, ceux que l’on vit, ce jour-là, hagards, marcher en file silencieuse et ensanglantée vers les hôpitaux, ceux qui ont tout perdu, et qui, déjà, vivaient dans les quartiers les plus pauvres de notre belle ville rose… Ceux qui restèrent des mois dans des mobil hommes…
J’ai honte.
Honte d’être française.
Honte de notre justice.
Certes, Toulouse s’est relevée. Ma ville rose tant aimée est plus belle que jamais, sa brique rose et l’eau verte du canal du Midi demeurent les joyaux de la couronne méridionale, et Garonne ondule d’aise au pied de ce qui est devenu le futur Cancéropole. Tiens, dans le métro, nous avons même des annonces en occitan, c’est vous dire si certains sont fiers d’être toulousains…
Mais moi, j’ai honte, aujourd’hui.
Et je sais que Claude pleure avec moi.
Il est loin mon pays, il est loin…
***
Ce texte a été écrit il y a quelques années… Il était paru dans le Huffington Post:
Aujourd’hui, vingt ans après, la France a connu d’autres catastrophes importantes, comme celle de Lubrizol. Avons-nous tiré des leçons de l’AZF? Je ne le pense pas… Et que dire du cratère de Beyrouth, où nos amis libanais ont perdu tant de vies..? Il est urgent de protéger la terre, les hommes, les villes…
N’oublions jamais.
***
Longtemps, je t’ai rêvée
Perdue au fond des terres arides du Cantal, enlisée dans la lave stratifiée des volcans, je te cherchais, palais de briques roses, sur le fil ténu de ma mémoire.
Je fixais tes vertiges, placardant de grandes affiches de la basilique St Sernin sur les murs gris de mon appartement clermontois, m’enivrant de tes lumières, orpheline de tes mondes colorés, de tes petits marchés, de tes pincées de tuiles… La ligne bleutée des Pyrénées, se dessinant les soirs d’été tout au loin, m’était appel et mirage. J’avais soif de toi.
Me manquaient la douceur de tes ocres toscans, le parfum des tilleuls et des lilas des soirs de mai; me manquaient ta croix occitane et tes ruelles chargées d’histoire, tes bleus pasteliers et tes joutes hérétiques, tes éblouissements multicolores, de tes violettes timides au sang de tes briques. Toi la fière, la rebelle, capitale debout d’une Occitanie qui se rêvait libre…
Sans toi, je n’étais rien. J’avais faim de tes petits matins gourmands et tendres, lorsque tu t’éveillais, mi Reine des Pyrénées, mi village gascon, faim des claquements des persiennes et du café brûlant dans les tasses vert et or du Florida. J’avais faim de ta faconde, des effluves de cassoulet aux marchés aux gras. Mes lieux de vie me semblaient orthorexiques et glacés. J’avais froid sans tes ardeurs méditerrannes, lorsque ton soleil d’enfer dardait la brique et que seules tes églises offraient des oasis de fraîcheur.
Longtemps, je descendais en songe tes fleuves impassibles. Je revoyais tes eaux mêlées. Ville confluente, carrefour entre l’orient des plages languedociennes et l’occident des déferlantes, à mi voie des garrigues et des pins landais. A la croisée des chemins, cité Gasconne aux lumières provençales, antichambre de la méditerranée et promesse océane, arc-en-ciel identitaire, tu te fais passerelle, route de la soie des Suds et escale, auberge espagnole et métissage portuaire. L’eau verte du Canal me conduisait à Sète, et Garonne me guidait presque outre atlantique. Tu étais mon Ellis Island, mon espérance, ma terre promise.
Mon hérétique…Tu m’as appris le devoir d’insolence. Toi la protestante, la cathare, sœur des Esclarmonde et autres « Parfaites », écho des citadelles du vertiges se profilant aux confins de l’Aude, porte de Montségur. Jamais tu n’as fait profil bas, résistant à cette langue d’oïl qui voulait faire taire tes terres, hostile à tous les Parisianismes, défiant les lois de ces lointains quais des Brumes, éclatante de fierté. Même martyre, embrasée dans le moderne et sinistre bûcher de l’AZF, victime des incohérences et des lâchetés humaines, tu as su te relever.
Longtemps, je t’ai aimée.
Nous écoutions les notes bleues de Claude et buvions du thé au Jasmin au Bol Bu, hypokhâgneuses en révolte, chassant les nuages et les garçons, découvrant la vraie vie au sortir de nos campagnes tarnaises ou gersoises…Nous hantions les longues travées de ce Mirail bétonné, récitant Verlaine et critiquant nos pères. Les martinets hurlaient dans un ciel bleu comme en enfer et je plaquais les trois accords de Blowing in the wind , moniale naïve et vestale encore, sous la travée du cloître des Jacobins. Nous voulions changer la vie: Ma première matraque m’a frappée rue du Taur.
J’avais 20 ans quand la France a rosi, et je me souviens du Capitole en liesse, de la première fête de la musique, de nos grandes espérances. Beaucoup plus tard, petite Poucette rêveuse, j’ai égrené mes rêves et grandi. Mais je n’oublierai jamais ma foi adolescente, motivée avant l’heure, rouge comme Rosa Luxembourg et persuadée que nous transformerions le monde …
Et puis j’ai goûté Paris et ses ors magnifiques, Bruxelles et sa Grand place, Londres, Prague, Berlin…Pourtant, c’est vers toi que mon cœur me porte. Tu es mon ancre et ma grand voile, mon passé et mes futurs. J’ai rêvé ma vie sur les coussins de mon petit appartement du quartier des Chalets, je la rêve encore, plantant le lilas de mes espérances sur la terrasse d’une grande maison qui hésiterait entre Jardin des Plantes et canal…
Aujourd’hui, mes enfants te découvrent et vivent sous tes toits de tuiles. Premiers baisers sous les tilleuls de la promenade, le long de Garonne…On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans…
Tu as grandi aussi. Tu vogues sur tes ailes du désir, sœur des étoiles, carrefour de l’Europe. Parfois mutilée par les chantiers immenses, tu seras bientôt libérée des trafics. Tes affaires Calas et autres scandales ne peuvent te noircir. Tu respectes ceux qui t’aiment, et ils te le rendent bien.
Tu es toujours mon autre. Mon double je, ma ville mémoire, ma ville espoir. De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, j’écrirai, face au clocher de St Sernin, au-dessus d’un million de toits roses.
Au fronton du Capitole, sous le palmier des Jacobins, le long des berges de Garonne, sur l’eau verte du Canal du Midi, j’écrirai ton nom :
Elle sentait encore parfois les petites mains douces qui jouaient avec ses cheveux. La nuit, souvent, lorsqu’elle tentait de s’assoupir, il lui semblait aussi entendre son babil, lorsqu’au creux de ses seins généreux il souriait, apaisé.
Les quatre autres aussi lui manquaient. Les tresses folles d’Euphrasie lorsqu’elle gambadait en rentrant de l’école ; les grands yeux sombres d’Amédée, et cette façon qu’il avait de lui prendre la main à l’église, en murmurant qu’il serait prêtre, un jour. Prudence, son rire aussi étincelant que l’eau de la rivière, Prudence déjà presqu’une femme, minaudant avec ses amies et imitant Beyoncé. Et puis la jumelle d’Amédée, Félicité, la bien nommée, une allégresse dans chacun de ses gestes, Félicité qui dès l’âge de quatre ans racontait des histoires si extraordinaires que le vieux griot l’appelait « belle mémoire » en Kinyarwanda…
Mais les petites mains tendres de Baptistin, qui de son incroyable force de nourrisson se tendaient vers le ciel pour en décrocher les étoiles, ces mains-là, elle les sentait, presque chaque fois qu’elle sortait de la maison. Elle revoyait le nuage de poussière devant le petit jardin, elle entendait les hurlements de Prudence, qui venait de voir leur voisin décapiter d’un seul trait Félicité après avoir égorgé Amédée et démembré Euphrasie. Elle sentait les liens qui tranchaient sa peau alors qu’elle essayait de se lever et de courir vers eux, mais pour Prudence aussi il était trop tard, puisque le voisin venait de lui trancher la tête à son tour.
Il la fixait, la regardait dans les yeux. Elle n’était plus qu’un cri, elle vomissait et s’étouffait en hurlant, et lui il souriait en la traitant de chienne, puisqu’elle avait engendré ces enfants de Tutsi, elle la Hutu qui avait épousé un Tutsi. Et puis lentement, il avait contourné la femme attachée au portail et avait d’un geste brusque arraché le bébé qu’elle portait dans son dos. Elle sentit encore les petites mains de Baptistin qui griffaient son dos lacéré, et puis plus rien.
Lorsqu’elle s’était réveillée plusieurs heures plus tard, une voisine l’avait détachée et mise à l’ombre. La nuit était tombée. Espérance s’agenouilla péniblement puis réussit à se lever. La courette n’était qu’une mare de sang, les essaims de mouches tournoyaient dans l’odeur atroce, aucun bruit ne s’élevait. Elle pria, pria soudain comme une possédée, dans une transe aveugle, implorant ce Dieu impie d’avoir au moins épargné son puîné. Mais elle retrouva les restes de Baptistin éparpillés dans le jardin, une de ses petites menottes serrant encore une mèche des cheveux d’ébène de sa mère. Alors, sous l’immense lune rouge de l’Afrique défigurée, Espérance voulut mourir. Elle courut vers la rivière, enjamba les corps de ses voisins et amis, courut pour ne plus vivre, mais au moment où elle allait se jeter du petit pont de briques, une main puissante la retint.
– Attends, Espérance. N’oublie pas qu’il te reste un fils. Attends. Ne leur fais pas ce plaisir. Reste parmi les vivants, même si ton âme est aussi morte que la poussière du désert.
Le griot parlait ainsi, lui qui était issu de l’ethnie des Twa, les « artisans », qui n’étaient ni éleveurs comme les Tutsis, ni agriculteurs comme les Hutu…Le griot qui avait choisi la voie de la parole et de la sagesse, et que les folies des hommes avaient épargné.
Oui, si Espérance était encore debout, vingt ans après cette journée, c’était grâce à Placide, son fils aîné. Elle avait, dans le peu de lucidité qui lui restait, prié pour son retour. Placide, qui avait douze ans à cette époque, avait été envoyé chez l’un de ses oncles paternels à la capitale, pour fréquenter un établissement scolaire réputé. Car le fils aîné d’Espérance et de Gratien était une graine de génie, aux yeux malicieux et à l’intelligence exacerbée. Certes, Placide avait vu son père enlevé en pleine nuit avec son oncle, mais il avait couru à travers les rues grouillantes d’atrocités, et su se faire passer, de par son physique métissé, magnifique mélange des deux ethnies ennemies, pour un jeune Hutu. Il s’était ensuite réfugié à l’ambassade de France, grâce à son professeur de français, et avait donc été miraculeusement épargné.
Espérance revoyait encore son fils, qui, tel un revenant, lui avait soudain été rendu, entier, sain et sauf, avec tous ses membres, ses deux yeux, et son sourire de prince. Il vacilla en pénétrant dans le carré de tombes fraîchement creusées, mais se tint droit auprès de sa mère dont les cheveux avaient blanchi en une nuit, en lui promettant qu’il deviendrait un homme, et qu’il garderait la mémoire des siens. Les mille collines teintées du sang fratricide palpitaient encore de la douleur des survivants. Espérance et Placide, hébétés de tristesse, se devaient de ne pas sombrer.
En se dirigeant vers l’autobus qui devait l’emporter à la capitale, Espérance, en cette semaine de commémoration, se souvint de l’année 2003, quand des milliers de prisonniers avaient été relâchés et étaient simplement revenus dans leurs villages, avant d’être jugés pour certains devant les « gacacas »…En passant devant la maison de son voisin, qui était assis devant sa porte, elle se redressa et détourna la regard. Car le meurtrier de ses cinq enfants faisait partie des Hutu revenus vivre dans leurs terres. Il n’avait pas nié. Il avait même osé soutenir son regard devant le tribunal, sur cette terre sèche de l’esplanade où d’autres enfants jouaient et riaient tandis que les adultes tentaient de mettre des mots sur l’Indicible. Oui, avait-il convenu, il avait bien égorgé, décapité et démembré les enfants de sa voisine, car elle portait des enfants Tutsi. Il avait beaucoup bu pour se donner du courage, et il n’avait fait que suivre les consignes diffusées par la radio des mille collines…
D’autres avaient pardonné, mais Espérance ne le pouvait pas. Chaque nuit, chaque nuit depuis bientôt vingt ans, elle rêvait qu’elle se détachait et qu’elle arrivait à empoigner chacun de ses enfants et à courir avec eux vers la rivière d’argent. Chaque nuit, elle les cachait dans la forêt luxuriante, chaque nuit elle les entendait rire et chanter. Et chaque matin elle se réveillait en ayant envie de hurler et de traverser la rue pour assassiner son voisin.
Pourtant la vie avait repris. Des enfants étaient nés à nouveau, des jeunes gens s’étaient unis, à l’école on les entendait psalmodier des mots nouveaux, des mots qui parlaient de réconciliation, d’oubli, de pardon. Espérance était devenue institutrice, et chaque sourire d’enfant l’aidait à rester humaine. Avec sa belle-sœur, qui était revenue de la capitale, elles avaient créé aussi une association pour aider les veuves, si nombreuses, grâce à des micro-crédits. Une maison communautaire abritait un atelier de couture, et c’est Espérance qui avait lancé la mode des pagnes imprimés avec des photos des victimes. Sa petite Prudence aurait si fière de voir sa photo sur de magnifiques pagnes multicolores, que sa maman avait offert aux membres survivants de leur famille… Les rires et les chants des femmes résonnaient comme autrefois, et parfois on peinait à croire que le sang avait coulé dans leur vallée si verte…Euphrasie non plus n’était pas oubliée, puisque la coiffeuse du village avait décidé de donner des noms à des coiffures ; une tresse particulièrement savante portait ainsi le nom de la fillette.
Peu à peu, l’idée avait germé de conserver les mémoires tout en accordant le pardon. Le griot, de plus en plus ridé, mais toujours le pilier du village, avait instauré une soirée spéciale pour les enfants et les adolescents, qu’il nommait « la nuit de Félicité », en mémoire de l’enfant rayonnante qu’il ne voulait pas oublier. Dans certaines maisons on avait inscrit les prénoms des victimes en lettres de couleurs vives sur les murs, dans d’autres on avait appelé les nouveaux enfants du nom de leurs frères ou sœurs disparus…Le curé citait souvent Amédée dans ses sermons, rappelant la foi si pure de celui qui s’était senti si jeune appelé par Jésus et qui n’avait pas eu le temps de prononcer ses vœux.
Mais Espérance savait aussi que personne, plus personne, ne pensait à son Baptistin. Il était si jeune, il tétait le sein de sa mère lorsque les démons l’en avaient arraché…Alors Espérance berçait son âme en secret, l’imaginant faisant ses premiers pas, marchant sur les traces de son grand frère, qui l’attendait, dans la tribune des officiels puisque Placide jouait un rôle important dans le nouveau gouvernement. Parfois, elle oubliait un peu les traits de son visage, mais jamais la douceur des petites mains qui caressaient le dos de la maman lorsqu’elle chantonnait en jardinant ou en rangeant la maison…
Soudain, un cri s’éleva de la maison qui avait été construite derrière celle de son voisin. Un hurlement, même, et il résonna dans le village déserté par la majorité de ses habitants, qui s’étaient rendus en masse aux cérémonies de commémoration. Espérance ne se retourna pas, elle ne voulait pas rater son bus, et puis les problèmes de ce voisin ne la concernaient plus depuis longtemps…Mais l’homme sortit en courant du jardinet et se précipita vers Espérance.
– Ma fille…Ma fille accouche, alors qu’elle est bien loin de la lune prévue. Aide-nous. Aide-la. Tout le monde est parti, le docteur ne peut pas venir avant demain, et la sage-femme est dans un autre village.
Espérance le regarda, pour la première fois depuis des années. Elle posa sur lui le regard insondable de l’éternité. Elle le darda de ses yeux qui n’avaient plus de larmes, tant l’océan de sa douleur avait noyé sa vie. Elle le fixa d’un œil à la fois méprisant et menaçant.
– Pourquoi devrais-je t’aider ? Donne-moi une seule bonne raison. Dis-le-moi.
De la maison s’éleva un autre hurlement, et les gémissements d’une toute jeune femme. Espérance se souvint que la fille aînée de leur bourreau avait l’âge de Placide et avait été tuée par représailles, quelques semaines après les exactions, alors qu’un autre de ses enfants venait, comme son Baptistin, de naître, et que leur mère était morte en couches.
Son voisin se tordait les mains. Il lui expliqua que sa fille était tout ce qui lui restait, puisqu’il n’avait jamais pu se remarier. Elle avait été gardée à l’orphelinat durant ses années de captivité, puis il avait tenté de l’élever et lui avait construit cette maison. Sa fille avait été violée il y a six mois, par un Tutsi aujourd’hui en prison. Ses choses-là arrivaient encore fréquemment…Il lui dit encore un mot, ce mot qu’elle avait vainement attendu en 2003, lors du tribunal villageois : il lui dit « Pardonne-moi. »
– Je n’ai que faire de tes suppliques. Mais je vais aider ta fille. Laisse-moi passer.
Dans la chambre où la femme en gésine se tordait de douleur, accroupie dans un coin, Espérance comprit que la situation était grave. Elle savait que les femmes africaines laissaient rarement libre cours à leur douleur lors d’une naissance. Il devait y avoir un souci important. Elle ordonna à son voisin de faire bouillir de l’eau, puis de chercher le griot, et de courir vers le village voisin, où une guérisseuse âgée aidait autrefois les femmes à mettre au monde leurs petits soleils. Elle s’agenouilla auprès de la jeune femme et la rassura, puis, la main désinfectée, elle comprit que le bébé ne s’était pas retourné. Il fallait agir vite. Sinon, il ne naîtrait pas, et sa mère risquait la mort. Elle demanda à la jeune femme de s’allonger, puis entreprit de lui masser le ventre, de l’extérieur et de l’intérieur. Elle chantait doucement, une de ces mélopées ancestrales qui parlent de collines et de joies, des enfants qui dansent dans la savane et des pères qui aiment leurs familles. Elle sentit que le bébé bougeait, c’était étrange, cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas eu ce sentiment de vie, de maternité. Elle leva les yeux et croisa le regard affolé de la jeune femme, belle et palpitante comme une gazelle aux abois, et lui sourit.
-Il va vivre. Et toi aussi.
L’enfant naquit une heure après, juste à l’arrivée du griot et de la guérisseuse. La vieille femme fit boire une potion de simples à la jeune accouchée, et Espérance, qui avait lavé et emmailloté le nourrisson tandis que le griot recueillait le placenta qui serait enterré dans le jardin, présenta le bébé au voisin qui pleurait.
– Je me souviens du prénom de chacun de tes enfants, Espérance. Je me souviens. Tous les jours, toutes les nuits, je me souviens. Ce bébé s’appellera Baptistin. Et si tu l’acceptes tu seras sa marraine, et ton Placide son parrain.
À ce moment l’enfant ouvrit un regard d’onyx sur le soleil d’Afrique qui perçait par la porte entrebâillée. Dans l’un de ses réflexes si attendrissants des nouveaux-nés, sa petite main se referma sur la main douce d’Espérance. Elle sourit et lui murmura :
– Bienvenue, Baptistin, dans notre pays des mille collines.
***
Cette nouvelle a fait partie des nouvelles lauréates du Concours George Sand en 2014
La Place du marché était noire de monde. La petite ville de Kamen, au Nord-Ouest de l’Allemagne, vivait au rythme de la guerre, gros bourg mi-paysan, mi-ouvrier frileusement rassemblé autour de son cœur aux jolies façades à colombages.
La foule se pressait autour des étals pourtant peu achalandés, malgré ce vent glacial venu des grandes plaines de l’est, presque de l’Oural. Pourtant, la Marche de Brandebourg et les grandes propriétés de Junkers étaient bien loin de la paisible Rhénanie, mais en ce mois d’octobre 1917, on eut dit que les nuages étaient poussés par un esprit prussien…Les femmes, surtout, occupaient l’espace, avec quelques enfants et de vieilles personnes courbées et tremblantes. Des groupes de jeunes filles se montraient des lettres couvertes de boue et de tâches en souriant, toutes à la légèreté de leurs espérances.
C’est ainsi que je l’imagine, cette bourgade endeuillée déjà par tant de disparitions, puisque là comme aux quatre coins du Reich, c’est un lourd tribut que les familles payaient au Kaiser… Oh, il n’était pas moins grand que « chez nous », le chagrin des mères et des femmes, et de tous les orphelins, lorsqu’arrivait le sinistre messager annonçant la perte ou la disparition d’un enfant du pays…Certes, l’Allemagne et ses gouvernants avaient déclaré la guerre à notre France, mais les cartes battues par les dirigeants dépassaient largement les volontés des peuples, et, au cœur de la boucherie sans nom, Poilus et soldats « ennemis » étaient voués à la même horreur…
Vêtue de noir, une femme âgée avançait d’un petit pas incertain vers la place. Elle passa devant l’école où ses quatre fils avaient étudié, sous la férule de Mademoiselle Bäumer, avant que cette dernière ne rejoigne Berlin…Elle ne le savait pas encore, mais l’ancienne institutrice de ses enfants deviendrait ensuite journaliste, féministe et s’engagerait en politique, pactisant même un peu avec le diable… Elle les voyait encore, ses quatre garçonnets, toujours bien propres sur eux, s’égayer dans les brumes matinales en écoutant carillonner les cloches de l’église Saint-Paul, tandis que son mari partait travailler dans leur petite entreprise de fabrication de calèches… Une vie avait passé. Lente, pleine, lourde du sens du quotidien. Une vie de femme au service des siens, du lavoir de l’enfance aux automobiles de la modernité. Les saisons et les ans filaient entre les fenaisons et les neiges, et dans la jolie bourgade rhénane il semblait parfois que le temps se soit arrêté. Mais depuis quelques années les hommes partaient, et ne revenaient plus…
C’est drôle, comme le passé d’une famille peut partir en fumée en l’espace d’une ou deux décennies… Cela me sidère toujours de constater l’évanescence de nos vies, même si je le remarque déjà au sein même de ma propre existence, les enfants s’éparpillant si vite aux quatre coins du globe, les cousins s’ignorant au bout d’une seule génération… De la famille paternelle de mon grand-père allemand ne demeure qu’un acte de naissance et la légende familiale, que seule connaît d’ailleurs ma mère, celle des quatre fils de cette même famille disparus au cours de la Der des Der… Oui, le père de mon cher grand-père était tombé en France et reposerait au cimetière militaire allemand de Laon…Tandis que ses trois frères, mes arrière-grands-oncles, auraient aussi trouvé la mort…
J’ai tenté de faire quelques recherches, trouvant sur une liste de soldats allemands trois personnes portant le nom de « Neuhoff » et venant de la ville de Kamen… Un certain Wilhelm a été déclaré mort le 10 décembre 1914 ; un August le 11 novembre 1915 ; et un Friedrich-Wilhlem le 12 mars 1917… Un membre de la fratrie décimée manquerait donc à l’appel…
La vieille dame ne savait d’ailleurs plus très bien comment elle s’appelait, elle avait aussi oublié comment on faisait la cuisine et la lessive. Elle était bien incapable de se souvenir comment on faisait rôtir une oie pour Noël, ou comment on confectionnait les délicieux « Plätzchen » dont elle avait pourtant toujours régalé sa famille… Et ce n’était pas seulement à cause des victuailles manquantes… On avait bien tenté de l’entourer, de la calmer, de lui dire que ses fils avaient donné leur sang pour l’Empereur, elle n’en avait cure. Sa belle-fille, Sophie, lui avait mis récemment l’un de ses petits-fils sur les genoux, mais même les yeux pétillants du petit Erich ne suffisaient plus à la sortir de sa léthargie. Son mari avait d’ailleurs parlé à ses brus en évoquant un internement à l’hospice « Am Geist », du moins pour quelques temps…
Elle vit arriver Sophie, qui était allée se promener au « Stadtpark » malgré le froid, pour faire respirer un peu d’air automnal au bel Erich et compenser l’absence de nourriture variée en cette pénurie de victuailles… La jeune femme titubait, comme si elle avait bu plusieurs verres de Schnaps, des voisines l’entouraient, son fils pleurait à chaudes larmes du haut de ses cinq ans, et elle se précipita en hoquetant dans les bras de se sa belle-mère.
Cette dernière s’effondra en hurlant. Elle ne devait jamais reprendre ses esprits. Son dernier fils, Friedrich-Wilhlem, le père du petit Erich, venait de mourir au combat.
Je ne suis pas certaine que l’annonce de décès de ce « Fritz » soit celle de mon arrière-grand-père, même si « Fritz » pourrait être un diminutif de « Friedrich-Wilhelm », et si le nom de sa femme (Sophie) et l’évocation d’un unique enfant pourraient correspondre à l’existence de mon arrière-grand-mère, que j’ai si bien connue et que j’adorais, et de mon cher « Opa » allemand, que j’appelais d’ailleurs « Papu »… La date du décès trouvée sur le net du soldat « Friedrich-Wilhelm Neuhoff », annoncée en mars 1917, ne correspond pas à ce faire-part de novembre 1917… Mais qu’importe… Même si la petite histoire ne colle pas tout à fait à la « grande », c’est bien l’Histoire qui a broyé inexorablement une famille entière de la petite ville de Kamen, tout comme elle a décimé des milliers d’autres familles du Rhin à l’Elbe, et dans l’Europe entière, sans compter tous les morts venus des « colonies » défendre ce que les dirigeants appelaient les champs d’honneur…
En cette semaine d’itinérance mémorielle, je ne pouvais pas, étant née de l’amour d’une jeune Allemande pour un jeune Français en 1961, alors même que mon grand-père français avait été résistant et mon grand-père allemand engagé dans la Wehrmacht (puis de longues années prisonnier de guerre à l’est…), ne pas évoquer la mémoire des soldats allemands « morts pour leur patrie », après avoir fait renaître dans d’autres textes la mémoire de nos Poilus…
Ces hommes étaient les mêmes hommes. Leurs cœurs n’avaient pas de frontières, leurs âmes se ressemblaient, ils étaient tous frères de sang, emportés par les folies des hommes et par la vague des haines et des volontés de puissance des « Grands »… De jeunes hommes merveilleux, des époux aimants, des pères formidables, des génies en herbe, des amis à la loyauté sans faille, qui aimaient la bière ou le vin, Hugo ou Heine, Berlin ou Paris, la bourrée ou la musique bavaroise selon leur pays d’origine…
Les quatre frères Neuhoff n’entreront pas au Panthéon comme Maurice Genevoix ni ne seront honorés comme le …maréchal Pétain, mais peut-être les lecteurs de ce texte auront-ils une pensée émue et respectueuse pour tous les jeunes soldats allemands fauchés par la Grande Guerre et décimés dans les Tranchées…
Merci à Monsieur Badermann, conservateur du musée de Kamen, pour son aide précieuse, renforcée par ce site très instructif rapportant l’histoire de la ville:
Arthur Bourgail, tu es mort le 5 novembre 1918. Je vois ton nom au passage, chaque fois que je descends du bus, au coin de ma rue.
Cent ans, cent ans déjà, aujourd’hui, que ton beau sourire s’est effacé au détour d’un obus ou d’une embuscade, et que tu es tombé, comme ils disent, « au champ d’honneur », ta capeline bleu horizon rougie comme par un orage de coquelicots.
Je t’imagine petit garçon, grandissant non loin de notre place Pinel, qui ne s’appelait d’ailleurs pas encore ainsi, puisqu’elle n’a été baptisée du nom de ce syndicaliste qu’en 1929… Ton père prenait sans doute le tramway pour revenir de son travail au centre-ville, puisque depuis le 12 avril 1910, le tramway hippomobile était devenu électrique, et que le conducteur annonçait « Tïn, tïn, Còsta Pavada » en arrivant non loin des belles toulousaines de notre Côte Pavée…
Arthur, petit Arthur, je gage que tu as fréquenté, bel enfant brun aux yeux de braise, le collège du Caousou, puisque ce dernier, malgré les lois du « petit père Combes », ouvrait encore ses portes à l’aube du vingtième siècle, avant de fermer, le 23 décembre 1912, et de devenir un hôpital durant la der des der… Tu jouais au cerceau, aux quilles, et tu apprenais les poésies de Victor Hugo avant de rentrer goûter dans ton jardin, dont les lilas embaumaient à chaque printemps, dans quelque ruelle ensoleillée croisant l’avenue de Castres…
J’espère, cher Arthur Bourgail, que tu as eu le temps d’être heureux. Que tu as aimé apprendre, que tes professeurs ont loué ton intelligence, que tes études, peut-être à Paris, si tu as eu le temps d’y « monter », ou tout simplement dans quelque faculté toulousaine, ont fait de toi un jeune homme curieux et passionné. Je te rêve, dans ton costume élégant, arpentant fièrement les allées du Jardin Royal au bras d’une délicieuse jeune femme pétillante et amoureuse, que tu courtiseras ardemment juste avant de partir au Front… Je vous souhaite des baisers fougueux et des étreintes douces, et de longues lettres aux pleins et aux déliés violets parfumés de pétales de roses, que tu serreras contre ton cœur, la nuit, pour oublier la pluie de feu de fer de sang.
Je pense à ta fiancée, Arthur, à ces torrents de larmes versées, à sa vie blessée, amputée de l’espérance, brisée, tout comme la tienne, par la folie des hommes… Je pense à ta mère, Arthur, qui se vêtira de noir le restant de sa vie, comme tant de voisines, devant lesquelles on s’inclinait en silence, sans oser évoquer le nom des fils disparus. Je pense à ton père qui fièrement te laissa partir défendre une patrie qui lui vola son âme.
Et, surtout, je pense à toi, plongé, à peine sorti de l’adolescence, dans l’enfer des tranchées, si loin de ta ville rose et de l’eau verte du Canal, embourbé dans la nuit indicible des combats, volé à la vie par la barbarie des gouvernants impavides, victime innocente et oubliée d’une guerre inutile, comme toutes les guerres… Je pense à tout ce que tu n’auras pas fait, pas vu, pas vécu, à ta ville qui va grandir sans toi, à cette femme qui portera d’autres enfants que les tiens, à ton nom qui n’existe aujourd’hui que sur ce monument adossé à une école mais que les enfants, plongés dans les écrans des portables, n’ont sans doute jamais lu…
Je ne t’oublie pas, Arthur Bourgail. Tu n’as pas eu de rue de Toulouse à ton nom, google ne te connait pas, ton nom d’ailleurs n’existe pas sur les moteurs de recherche, il manque le « h » qui orne les « Bourgailh », eux, beaucoup plus présents… Mais je ne veux pas t’oublier. Tu es parti six jours, six jours seulement avant la signature de l’Armistice, six petites journées de novembre qui ont séparé ta mort de la fin de cet interminable conflit. Il s’en est fallu de si peu pour que tu rentres à Toulouse, comme tes camarades épargnés, non pas la fleur au fusil mais la rage et la peur au ventre, mais, au moins, en vie… Tu aurais sans doute gardé pour toi la bouillie innommable des Tranchées, préférant épargner tes parents et ta Douce, et puis tu aurais repris le cours de ta vie, même si tu étais revenu unijambiste ou borgne…
Mais non : le destin, ce farceur de destin, en a décidé autrement, et, en ce 5 novembre 1918, a fauché ta jeune vie de Poilu.
Arthur Bourgail, aujourd’hui tu reviens à la vie, à quelques jours des commémorations de la fin de la Grande Guerre ; je te rends, le temps d’une lecture, toutes les briques de notre ville rose, le clocher carillonnant de la basilique Saint-Sernin, les courbes de Garonne et les senteurs pastelières de Toulouse…
Tiens, prends ma main, je montre ta ville qui a un peu changé, regarde, le lycée du Caousou est toujours là, avec son magnifique parc boisé, et puis notre avenue qui dégringole vers le Canal, sans tramway, mais avec la ligne L1, et sur la place qui se nomme aujourd’hui Pinel il y a un magnifique kiosque aux poteaux murmurants… Regarde, la Place du Capitole est de plus en plus belle, et les grands marronniers du Jardin des Plantes abritent toujours des baisers au printemps…
Arthur Bourgail, aujourd’hui je t’adoube immortel.
« C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom. » Walter Benjamin
Chaque fois que je descends du 16, je jette un coup d’œil au Monument aux Morts de l’avenue Camille Pujol, dont les discrètes mosaïques ornent la façade de l’école primaire…
Souvent, je ne vois rien, un peu courbée par une journée ordinaire, ou pressée de rentrer vers le calme de notre écrin de verdure de la Place Pinel. Mais parfois je prends le temps de conscientiser ce lieu de mémoire et de lire quelques noms, qui, soudain, quittent le marbre éternel et l’anonymat de l’Histoire…Une lecture silencieuse qui, entre un caddy chargé de cours ou de courses, un repas à préparer, des copies à corriger, un texte à écrire, des parents à appeler, se fait mémorielle, comme si cette seconde de lettres assemblées permettait la corporéité fugace d’un nom oublié depuis des lustres…
Hier, j’ai prêté une attention particulière à Pierre Montels, disparu le 20 août 1918, à Arthur Bourgail, tombé le 5 novembre, et aux huit autres noms dont les propriétaires ont été fauchés par la Grande Guerre dans les toutes dernières semaines de barbarie…Ces dix pauvres garçons, qui, par un clair matin d’été ou par une soirée embrumée d’octobre, si près de cette journée où un wagon devint symbole de paix retrouvée après l’armistice, ont succombé à quelques encablures de la délivrance, comme, bien des années plus tard, ma petite Anne disparut peu avant la libération du camp de Bergen-Belsen.
En Allemagne, justement, en cette année 1918, de tout jeunes gens tombèrent, eux aussi ; au hasard du net je trouve ce Philipp Süglein ou ce August Schmäling, âgés de 19 ans à peine…
Et je ne doute pas que des centaines de tirailleurs sénégalais et de combattants nord-africains soient tombés, de la même façon, dans les dernières heures des combats, puisque 63000 hommes avaient encore été recrutés en Afrique Occidentale pour la seule année 1918, malgré l’hécatombe du Chemin des Dames où certains « bataillons noirs » avaient pourtant perdu plus de trois-quarts de leurs effectifs…
Hier, me figeant un moment devant le Monument aux Morts de mon quartier, avant les commémorations officielles, je me la suis imaginée, la jeune fiancée de Pierre Montels, qui habitait peut-être une petite « Toulousaine » dans quelque village aux briques roses, effondrée de douleur en ce 11 novembre 1918, quand les cloches de l’église sonneront d’allégresse alors qu’elle hurlera sa douleur non tarie depuis l’été, quand le glas avait résonné pour Pierre…S’appelait-elle Augustine ? Ou Victorine, ou Marie-Louise ? Elle se souviendra longtemps de l’unique baiser échangé sous le pommier du verger de son père, quand le beau Pierre lui avait juré qu’il resterait en vie, avant que la boue ne recouvre son cadavre mutilé en quelque baie de Somme…
Aujourd’hui pense aussi à la mère de August Schmäling, à cette Allemande qui, si loin de notre Garonne, vivait dans cette jolie petite ville de cure de Bavière, à Brückenau, sans doute dans une maisonnette nichée dans un vallon, ou non loin du parc thermal…
Y avait-il joué, le petit August, dans ce magnifique parc, poussant un cerceau ou chevauchant un cheval de bois sous les tilleuls, quelques années à peine avant de mourir déchiqueté, le visage encore poupon et imberbe, par une baïonnette, dans les dernières semaines de la der des ders ?
Et le père de ce dernier tirailleur sénégalais mort avant l’armistice, je le vois, lui aussi, assis devant une case sous l’implacable soleil africain, fumant et palabrant et attendant en vain le retour de son grand gaillard aux yeux d’ébène, qui courait plus vite que les gazelles et qui avait la force du lion, ce grand et beau jeune homme dont il ne pourra jamais enterrer le corps selon les coutumes de son village et que sa mère pleurera en silence quand elle voudrait hurler sa colère contre « la France, mère patrie » qui a volé son fils…
Oui, chaque fois que je descends du bus, je lève les yeux vers tous ces noms gravés dans un hommage de pierre et je tente, par ma modeste imagination de conteuse, de leur redonner une existence, au-delà des livres d’histoire et des hommages officiels, à ces jeunes gens fauchés par les folies des hommes. Et quand j’entends parler de tombes de Poilus menacées de disparition, ou que discutent sur les ondes des pseudos spécialistes qui, pour d’obscures raisons économiques ou politiques, voudraient que ce 11 novembre ne soit plus un jour férié, je frémis.
Je frémis pour tous ces inconnus tombés avec deux trous rouges au côté droit, je frémis pour Barbara qui marche dans Brest souriante épanouie ravie ruisselante quand un jour tonnera cette pluie de fer de feu d’acier de sang, je frémis et maladroitement comme le Déserteur j’écris ce texte à défaut d’une lettre à un président, parce que comme tous les poètes j’ai envie de crier « quelle connerie la guerre », toutes les guerres, les guerres bleu horizon, les guerres de clan, les guerres qui ont transformé des enfants juifs en savon, les guerres puniques, les guerres de Cent ans, les guerres d’Indépendance, les guerres de Sécession, les guerres où tout récemment dans notre belle Europe de jeunes Ukrainiens ont été massacrés, les guerres où l’on éventre les femmes enceintes à la machette, les guerres où l’on décapite les moines et les enfants, les guerres où l’on fait exploser des Tours Jumelles et les guerres où l’on tue des dessinateurs et des touristes…
Je mélange tout ? Oui, sans doute, mais c’est bien d’enfants, de femmes et d’hommes dont il s’agit, et non pas de livres d’histoire. Toi, le jeune homme qui peut-être liras ce texte et qui, du fin fond de ton village d’Ardèche ou de ta cité grise et glauque, toi qui meurs d’envie d’aller en découdre avec de prétendus Infidèles et peut-être même d’aller égorger quelque soldat français dans une caserne, voire même de faire exploser un train où de belles jeunes filles partiraient en gloussant vers leurs vacances, demande-toi si tu n’as pas mieux à faire de ta vie que d’obéir à des ordres prétendument divins et d’aller servir de chair à canon, demande-toi si ta vie ne vaut pas mieux que d’être offerte en pâture à la barbarie…Pense à ces Pierre, à ces August dont je viens de te narrer la courte vie, pense à ces pommes qu’ils aimaient croquer, aux hirondelles qu’ils aimaient voir tournoyer sur leurs villages, aux bouches vermeilles des filles qu’ils aimaient embrasser, et pense à ta mère qui, lorsqu’elle t’a tenue dans ses bras au bout de longs mois d’impatience, quand ton premier souffle de vie a été comme un premier matin du monde, a caressé ta peau douce de nouveau-né en t’offrant tendrement à l’univers. Pense que les hommes, comme dit le poète, sont faits pour s’entendre, pour se comprendre et pour s’aimer…
» Le 22 juillet sera toujours le jour de mon anniversaire et celui où des vies ont été prises à Utoya. On n’honore pas les morts avec de la tristesse, on les honore en aimant et en donnant du sens à sa propre vie. »
Kjetil Lindstrom
Texte écrit il y a quatre ans, après la fusillade de Norvège
Bon, je sais pas vous. Moi, j’ai dormi deux heures, d’un sommeil agité et confus.
Bien sûr, la Somalie, tout ça. Et puis chaque catastrophe est atroce, les souffrances ne sont pas quantifiables, entre un crash aérien, un accident, un enlèvements avec démembrement – une nouvelle spécialité hexagonale…
Mais quand même, l’idée de tous ces gamins confrontés à un mixt de Scream et d’Elefant, alors qu’ils étaient juste venus se colleter à des idées en faisant griller des chamallows en bord de fjord, ça me terrifie.
Les chaînes d’info françaises, au réveil, étaient déjà sur le Tour et les bouchons. Par contre, que ce soit Sky, CNN ou les chaînes allemandes, le reste du monde, lui, racontait.
Racontait le calme méthodique d’un seul homme sur cette île d’Utoya, sa façon d’avoir amadoué les adolescents – car il s’agit d’enfants, d’ados, entre 16 et 22 ans…- puis de les avoir alignés en cercles, et abattus froidement, avant de commencer à les chasser, oui, chasser comme du gibier ; ils ont couru, vers les bosquets, les rochers, certains ont tenté de grimper sur des arbres, d’autres sont partis à la nage.
Mais il en a « eu » plus de 80…Vous imaginez ? Les images sont terribles, on distingue ce matin quelques canots, des tentes abandonnées, des couvertures de survie.
Et tout ça pour assassiner le cœur même de la démocratie.
On parlera peut-être de folie, mais il semblerait que cet homme soit proche des « milieux d’extrême-droite » et qu’il ait voulu, en massacrant ces innocents, faire un exemple. S’attaquer à la liberté d’esprit de son pays. A son pacifisme. A cette Norvège emblématique du Nobel de la Paix.
Je crains fort qu’il ne fasse des émules, et qu’ailleurs dans le monde d’autres illuminés ne se rendent compte combien il est facile de faire sauter un quartier ou de déboulonner toute une colonie.
Car je pense aussi à cette secrétaire d’Oslo, que j’imagine autour de la trentaine, elle venait de poser ses congés, et elle bouclait ses dossiers au ministère, avant de partir avec ses petits-enfants vers l’Atlantique…Ou à ce jeune parlementaire, qui ne votera plus jamais…L’attentat contre le ministère est épouvantable aussi, par son impact énorme, par sa puissance d’action.
Mais l’abjection, je la ressens surtout dans cette attaque physique et déterminée envers ces jeunes gens plein de fraîcheur et d’idéal, de projets et de joies, qui s’étaient rassemblés dans l’allégresse et la réflexion, dans l’envie de faire bouger les choses, de participer à la marche démocratique de leur temps. (Et je me demande si, en France, nous arriverions à ce chiffre de 700 participants pour un seul parti, quand je repense à mes propres élèves, si peu concernés par le Printemps arabe ou par Fukushima…)
De Beslan aux écoles de Rio, les Booling for Columbine du réel sont légion, mais cette fusillade-là dépasse, par son ampleur et sa préparation, toutes les autres, et confine à ce que nous pensions avoir dépassé depuis la fin du national-socialisme… On peut prononcer le terme d’extermination.
Car cet homme a voulu exterminer, éradiquer, débarrasser un pays de sa jeunesse, de son avenir démocratique. Et il convient de se demander comment de telles idées parviennent, au cœur même de l’Europe, dans un pays où la tolérance est de mise, à faire leur chemin.
Avant qu’il ne soit trop tard, il me paraît urgent de nous retrousser les manches ensemble et sérieusement, d’éclairer, de rassembler, d’éduquer, avant que la violence n’envahisse nos quotidiens de petits Européens tranquilles…Car tout est lié dans notre monde qui paraît devenir fou, des attentats aveugles sur les marchés aux déséquilibrés qui enlèvent et assassinent à qui mieux mieux, de ces images de violence qui tournent en boucle sur le net aux séries TV faisant une sourde apologie du crime et de l’immonde…De tels événements, mélangeant en quelques heures des images cinématographiques de films d’horreur et celles que l’Europe ne pensait connaître que par les médias, placent soudain nos démocraties au cœur même d’un marché de Bagdad et d’un film à sensation: l’enfer est à nos portes.
Il semblerait que l’Homme, à l’ère où il est enfin devenu capable du meilleur, puisque nous savons soigner, prévenir, guérir, communiquer…, retombe inéluctablement dans le pire, dans l’absurde, dans l’abject.
Je forme pourtant naïvement le vœu que ces jeunes Norvégiens ne soient pas morts pour rien.
Je forme le vœu que dans toute l’Europe, dans le monde entier, des gens se mettent ensemble pour parler, réfléchir, éduquer, éclairer.
Je forme le vœu que ces jeunes ne soient jamais oubliés, que des partis politiques, des rues et des places portent leurs noms, leurs prénoms, que dans un siècle on sache que c’est à partir du 22 juillet 2011 que le monde aura changé, que les hommes se seront mis ensemble pour avancer et pour s’aimer.
« Je porte mes blessures avec dignité, parce que je les ai reçues debout, pour quelque chose en quoi je crois, pour la Norvège. «
Ylva Schwenke
« Amis bien-aimés,
Ma Loulou est partie pour le pays de l’envers du décor, un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douée. C’est la société qui est malade, il nous faut la remettre d’aplomb et d’équerre par l’amour et l’amitié et la persuasion.
Sans vous commander, je vous demande d’aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches ; le monde est une triste boutique, les cœurs purs doivent se mettre ensemble pour l’embellir, il faut reboiser l’âme humaine.
Je suis maintenant très loin au fond du panier des tristesses. On doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller en paradis. Ah ! Comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, comme ce serait doux les retrouvailles.
En attendant, à vous autres, mes amis de l’ici-bas, face à ce qui m’arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu’un histrion, qu’un batteur de planches, qu’un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd’hui : je pense de toutes mes forces qu’il faut s’aimer à tort et à travers. »
Déjà à l’époque, je me sentais comme derrière un rideau de fer.
Car Berlin était bien the place to be…
Mais moi, toute jeune professeur d’allemand, j’étais bloquée, enceinte jusqu’aux dents, en Auvergne, dans Clermont la Noire, avec ma princesse de quatre ans et mon cher et tendre number one, lequel était cheminot, et avant tout syndicaliste. D’ultra-gauche, il aurait fait passer Mélanchon pour un membre de l’UMP ; je vivais sous une dictature des idées qui aurait fait pâlir Pol Pot : je n’avais même pas le droit de posséder un téléviseur, car de tels objets sataniques faisaient bien sûr partie de la société de consommation et du Grand Capital abhorré…
Parfois, je fuguais en douce, ma fille sous le bras, pour regarder Miami Vice chez les voisins, en rêvant d’un repas au Mac Do, avant de rentrer éplucher les légumes de notre potager…
Le jour où l’Histoire bascula, j’étais couchée, malade, mon petit transistor collé à l’oreille. Je me souviens avec précision de ma joie et de mes larmes.
Ma joie en pensant très fort à Iris, ma correspondante allemande; des années durant, nous nous étions écrit et avions échangé pensées, coups de cœur et cadeaux…Je revoyais son visage radieux et les petites figurines en bois tourné fabriquées dans le Erzgebirge, ce massif montagneux où elle passait ses vacances ou partait en camp de « pionniers », qu’elle m’envoyait depuis la RDA, depuis Dresde…En échange, je lui avais offert son premier jean, et puis tous ces vinyles des Stones, de Abba…Nous avions, jeunes adolescentes, rêvé en vain notre improbable rencontre…
Mes larmes, car en tant qu’enfant de l’Europe, j’aurais tellement en être, de cette fête autour de la Chute du Mur…Entre une mère de Rhénanie et un père né dans le Tarn, j’avais toujours navigué entre les forêts de sapins enneigés et d’immenses champs de tournesols, entre Heine et Hugo, Renoir et Klimt…J’avais quelques années auparavant rédigé mon mémoire de maîtrise sur « La révolte de la jeunesse en RFA », y évoquant les premiers mouvements alternatifs, les squats, la naissance du mouvement écolo, et j’eusse tant aimé, en cette semaine de 1989, moi aussi, devenir « le peuple »…
Mais non. Même les images de ce bouleversement du monde m’étaient refusées, et ce n’est que de loin que je les pressentis, en ce jour où le mur tomba : l’allégresse et la joie, qui se mêlaient en ce ciel enfin réunifié et qui m’atteignaient jusqu’au au fin de ma solitude.
Lorsque retentirent les premières notes du violoncelle de « Rostro », je pleurai si fort que ma deuxième fille faillit venir au monde…
Oui, déjà à l’époque, ce sentiment de non appartenance à la marche du monde m’étreignit. J’aurais tant aimé festoyer de concert avec ce peuple réunifié, escalader le Mur, offrir des bananes, j’aurais tant aimé jouer un infime rôle d’actrice, ou au moins de figurante, dans cette superproduction de l’Histoire…
Aujourd’hui, alors qu’un même peuple commémore les vingt-cinq ans de la Chute du Mur, un même sentiment d’impuissance m’envahit.
On m’a volé le Mur de Berlin.
Alors même qu’une ville entière s’est parée de lumières pour retracer le parcours du Mur de la Honte, alors même que la Chancelière a magnifiquement parlé de ce que peut faire un peuple, dès lors qu’il en a la volonté, je ne peux m’empêcher de penser à la gigantesque supercherie qu’est devenu l’enseignement de l’allemand en France…
Certes, dans certaines académies, comme en Alsace ou à Versailles, le dynamisme est intact. Mais partout ailleurs, dans tout l’hexagone, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Alors que les partenariats entre nos deux pays sont plus vivaces que jamais, que ce soit sur le plan économique, culturel ou sociologique, nos effectifs ont fondu comme neige au soleil, et les « postes fixes » se comptent sur les doigts d’une main. D’innombrables enseignants se retrouvent dans des situations de remplacements pérennes, souvent des années durant, faisant même d’épuisants trajets entre plusieurs établissements. Tenez, dans l’académie de Toulouse, nous accueillons cette année 27 stagiaires, alors qu’il est plus qu’évident que notre discipline est excédentaire…Ils ont pris les rares postes disponibles, avant d’être envoyés vers d’autres cieux où, gageons-le, on n’aura pas vraiment besoin d’eux, non plus…
Je ne reviendrai pas sur le pourquoi du comment, je me suis suffisamment exprimée à ce sujet dans d’autres tribunes, et ne sais toujours pas qui, de l’œuf ou de la poule, est responsable de cet état de fait.
Cette année encore, lors d’un magnifique repas collégial autour d’un échange (croyez-le ou non, le premier échange rencontré dans un établissement depuis une dizaines d’années, mais porté à bout de bras par des équipes administratives, en raison du turn over permanent des enseignants…), « on » m’a lancé au visage que « les professeurs d’allemand se sont coupés l’herbe sous le pied », entendez que nous, les professeurs, serions responsables de la « mort de notre discipline », de par une politique élitiste, des manuels poussiéreux…
Balivernes que tout cela. Voilà belle lurette que l’apprentissage de l’allemand n’est plus réservé aux « bonnes classes », en raison du collège unique et des cartes scolaires éclatées (j’ai par exemple souvent fait des remplacements en banlieue) ; nos méthodes sont innovantes, calquées sur les nouveaux programmes, tout aussi ludiques et performantes que celles des anglicistes ou hispanisants, même si, je vous l’accorde, la montée d’Hitler au pouvoir ou les déclinaisons font moins rêver que Mandela ou une chanson de Lady Gaga…
Non, il y a bien quelque chose de pourri au royaume du franco-allemand, et c’est dans le cadre de l’enseignement que ce malaise transparaît le plus ouvertement, malgré l’engouement de nos publicitaires pour « DAS Auto » et les coupes du monde remportées, malgré l’apitoiement autour de ce pauvre Schumi et les festivités autour de ce jubilée berlinois.
Parce qu’il faudra un jour qu’on m’explique le silence radio des inspecteurs du primaire devant des départements entiers sans une seule classe offrant la possibilité de débuter l’allemand (je pense au Gers où j’ai vécu sept ans, mais c’est le cas dans d’innombrables coins de France…), ou celui de nos décideurs dans les arcanes de l’EN, là où « on » a décidé depuis longtemps le primat de l’anglais et l’abandon de l’allemand comme première langue, se réfugiant un temps derrière de rares « bilangues » faisant débuter deux langues aux enfants, leur ôtant par là-même la possibilité de décider que l’allemand, et pas une autre langue, serait LEUR véritable PREMIÈRE langue…
Pourtant, les chiffres sont là, parlants, et je vous renvoie au superbe portail du Deutschmobil :
Je pourrais aussi vous parler des recruteurs qui favorisent les candidats germanistes, des fabuleuses possibilités d’embauche non seulement outre-Rhin, mais en …Suisse, où les employeurs recherchent des personnes maîtrisant la langue de Goethe, ou en Autriche, voire même en …Belgique, dont l’allemand est la troisième langue officielle…
Mais le problème dépasse largement le cadre de l’éducation nationale. Ce soir, à l’heure où j’écris ce texte, les deux JT viennent de lancer leurs titres. Aucune des grandes chaînes ne diffuse d’émission spéciale, et la commémoration allemande n’apparaît qu’en troisième ou quatrième position…Il y aura bien un petit direct, mais rien de plus, et TF1 poussera le vice jusqu’à mettre aussi un titre sur le 11 novembre. Une fois de plus, à l’heure où nous devrions penser et agir en Européens, en France, nous nous réfugions derrière le chant du coq et nos frilosités ancestrales…
Tout le monde le sait, il y a encore, et bien souvent, des rivalités, des rancœurs qui ont la peau dure…Dans son superbe blog, Grégory Dufour évoque ici la germanophobie :
Bref, je ne vais pas crier haro sur le baudet envers de pauvres parents d’élèves qui, de toutes façons, baignent depuis leur propre enfance dans un environnement où l’Allemand est celui qui tient le lance-flammes et brûle la belle Romy dans le Vieux Fusil –version hard- ou, dans le meilleur des cas,-version soft- donne des ordres en gesticulant et hurlant dans La Grande Vadrouille, qui passe au moins une fois par an à la télévision, et où l’allemand est donc une langue éructée et tonitruante, qu’ils estiment difficile, et qu’ils vont épargner à leur enfants…
Ce soir, Berlin est en liesse, et la France s’en fout.
On m’a volé, une fois de plus, le Mur de Berlin.
(Cette tribune s’inspire en partie d’un texte écrit en 2009 et retravaillé ici :