Il fait un
beau soleil d’automne, les asters fleurissent tendrement.
Nous sommes
le deux, et mon compte est déjà à découvert, comme toujours depuis trois ans. Avez-vous
déjà goûté à un colis de la Banque Alimentaire ?
Mes enfants
m’ont demandé pourquoi il était écrit « Interdit à la vente », sur
ces drôles de boîtes qui ressemblent à des raviolis pour chiens….
Déjà, il faut
démarcher l’assistante sociale du Rectorat…Elle n’est pas débordée, a plutôt
l’air de bailler aux corneilles dans son joli bureau placardé d’affiches
vantant les méfaits du tabac. Poliment, elle daigne me taper un courrier à
destination de l’épicerie sociale, et j’ai l’impression d’être Gérard Jugnot
dans « Une époque formidable », c’est assez grisant. Un peu comme si
j’allais passer à la télé pour la soirée des Enfoirés, sauf que je ne fais pas partie des bénévoles, mais des
nécessiteux, ce qui est tout de même assez paradoxal avec un salaire
d’enseignante…
Mon
appartement se vide peu à peu des biens nécessaires, mais pas obligatoires…Le
lave vaisselle est parti discrètement, tout comme le piano, ou encore les vieux
vinyles de Dylan ou de Bécaud. Je garde sous le manteau, pour les jours de
vraie disette, un trente trois tours des Chœurs de l’Armée Rouge et un
quarante-cinq tours de Bill Haley et ses « Comètes »! Ils nous feront
au moins un panier du Lidl…Surtout, ne pas dire à mes parents que ces reliques
vont être vendues…
Pour mon
bureau en chêne blond, récupéré dans les locaux de la CGT de la SNCF où
travaillait mon premier mari, lorsque j’avais vingt ans, et qui, après des
générations de fonctionnaires puis de révolutionnaires zélés, a vu passer
toutes mes dissertations sur les Affinités
Electives ou sur Bismarck, j’hésite…Le vendre serait un véritable crève
cœur, car il est comme l’extension de mon âme, comme un fidèle compagnon
d’infortune…
Ce matin, une
jeune fille a découvert mon annonce placardée à la fac, et va venir fouiller
dans ce que j’ai décrit comme « Les Puces au chaud » et « Une Bibliothèque
de rêve ».
Je n’ai
jamais classé mes livres, hormis quelques rayons spécifiques, comme les
« beaux livres » ou les médecines douces. Depuis toujours, Hugo
voisine avec Charlotte Link, Agatha Christie avec Platon, et, miracle de la
mémoire visuelle, je suis capable de retrouver mes « petits » en cinq
minutes, connaissant le recoin où se cachent Werther et Raskolnikov, ou encore
les endroits où j’ai glissé photos, notes d’agreg, mots doux…
On sonne.
Elle s’appelle Anna, est étudiante en Lettres Modernes, et elle est d’emblée
émerveillée par l’abondance, le fouillis, le rangement à la diable, les vieux
policiers qui épaulent les classiques et cette ambiance « quais de
Seine »….
Soudain, elle
le prend.
« Mon »
Rimbaud. Mon recueil nrf de « Poésie/Gallimard », celui qui me suit
depuis la Première quand, avec Marie-Claude, nous déclamions Ophélie sur les pelouses du lycée…
« -et
l’infini terrible effara ton œil bleu ! »
Petite fille,
j’ai vécu cinq ans à Charleville-Mézières, et l’un de mes premiers souvenirs,
c’est ce petit pont qui mène au Musée Rimbaud, ce sont les arcades de la Place
Ducale : atavisme, gémellité artistique ? Je me suis toujours senti
une étrange sororité avec l’éphèbe rebelle.
Anna sourit,
me demande si « je l’ai lu » …Les gens qui viennent à la maison
demandent d’ailleurs souvent si « je les ai tous lus »…! Question étrange, si déplacée, incongrue,
illicite, ridicule, que je ne peux qu’y répondre gentiment, en éludant la
vérité…On ne va pas monter un Café Philo juste pour cette question, mais elle
est pourtant extrêmement symptomatique du respect et de la crainte que la
plupart des gens ont devant les livres et devant ceux qui les fréquentent…Non,
justement, je n’ai pas « tout » lu, et c’est une de mes premières
questions existentielles que je me posais, enfant…Comment trouver ce
temps ?
Oui, Anna,
j’ai lu Rimbaud. Non pas une fois, mais des centaines, des milliers de fois.
J’en connais chaque vers, chaque parcelle d’émotion. C’est grâce à lui, à ses
mots, que j’ai aimé la poésie, que j’ai compris que jamais je ne tenterais de
transformer le monde, mais plutôt que je changerais la vie, ma vie…Portée par
les couleurs et les illuminations d’Arthur, j’ai descendu des fleuves
impassibles et embrassé des centaines d’aubes d’été. Ses voyelles m’ont aidé à
comprendre les méridiens célaniens et les méandres proustiens, son portrait
d’adolescent rageur et rêveur est toujours posé sur mon bureau, fragile icône
qui m’aidé à traverser tant de saisons en enfer.
Voici venir
le temps des assassins. Oh, ce n’est pas « Le choix de Sophie », il
n’y a pas mort d’homme, mais juste cette reculade, cette petite prostitution.
Vendre « mon » Rimbaud, ce serait véritablement vendre mon âme au
diable, renoncer à ma dignité.
Je redresse
la tête et, doucement, je lui reprends le livre, tout tâché, tout corné, plein
de sable, de rêves, d’amour. Il ne partira pas, il restera auprès de nous quand
les huissiers viendront saisir l’ordinateur et la télé, il me suivra encore
dans le HLM où je vais sans doute devoir aller m’installer, moi qui rêvais
d’une grande maison au milieu des tournesols, d’une véranda gorgée de soleil et
ivre de passions, où j’aurais écrit mes romans fleuves…Il sera parmi mes
derniers fidèles, avec mon exemplaire de l’Idiot
présentant Gérard Philipe en couverture, avec mon Journal d’Anne Franck quadrillé de bleu et la méthode Boscher de
mon père…
Celui
là n’est pas à vendre.
Elle est retrouvée !
-Quoi ?- l’Eternité
***
Ce petit texte a été écrit dans ces années où, entre divorce international et surendettement, j’ai goûté aux joies des « classes moyennes surendettées »…