En ces jours où la terre australienne semble se consumer, où les réseaux sociaux évoquent le hashtag #WWIII ou #troisièmeguerremondiale et où l’on dénombre déjà quatre féminicides en France en cinq jours, sans oublier les luttes contre les diverses réformes, celle des retraites, celles du bac…, mes traditionnels « vœux de bonne année » me sont quelque peu restés en travers de la plume…
Mais il en faudrait plus pour me faire taire 😊
Voilà donc, de tout ♥, mes souhaits pour 2020 en bonheurs :
Que votre année soit claire, comme un ciel boréal illuminant les froids. Oubliez les scories et les pisse-vinaigres, pour ouvrir vos persiennes en un printemps jonquille. Laissez parler les fats, éteignez les ignobles, ne gardez que le pur, celui qui nous élève et nous fait voyager vers la vie et le rêve.
Que votre année soit forte comme un acier trempé, comme un chêne aguerri par cent mille tempêtes, pour affronter les nuits d’une époque en folie. Soyez prêts au combat si il est juste et vrai, ne baissez pas la tête, relevez vos fiertés piétinées par les Grands, faites confiance au peuple et conspuez les peurs.
Que votre année soit légère comme un vol d’hirondelles redécouvrant soleil. Oubliez les ennuis, souriez au mystère, devenez ce grand vent qui vous pousse hors rivages, soyez foc et Grand Voile : nul besoin de Marquises quand on devient une île.
Que votre année soit folle en fou-rire éternel, gloussement lycéen ou clowneries d’un jour. Rien qui vaille la joie, soyez gais, des pinsons en goguette, jetez au feu tous ces costumes de golden boys brimés, portez hauts la couleur de vos joies. Empourprez tous ces gris, carminez les fadeurs, osez le tyrien, oubliez l’outre noir, faites de votre jour un arc-en-ciel torride !
Que votre année soit douce comme un velours d’antan, peau de pêche et câline, une soie chatoyante. Soyez fous de vous-mêmes, aimez-vous, que tout miroir soit frère et toute glace amie, cessez tous ces mépris pour embrasser votre ombre et vous chérir toujours.
Que votre année soit parfumée, comme une aube sans fin où pré de mai respire, comme un arbre en été quand mille fruits débordent, comme un bois en automne quand toute mousse est vie, comme un âtre en hiver où l’on marie les bûches. Devenez le gingembre, baptisez-vous cannelle, faites de l’ambre l’alliée de vos désirs sans fin.
Que votre année soit dansante comme un bal de juillet, ballerine infinie d’un opéra viennois ou langoureuse en tango, espiègle cha-cha-cha ! Déchaussez-vous, faites de chaque instant un pas de deux, faites des pointes au lieu de faire la tête, soyez Rock’n Roll !
Que votre année soit libre comme un oiseau sauvage, pour vous rendre à vous-même dignité et partage. Vous cesserez les esquives et les compromissions pour enfin devenir ce que vous rêviez d’être. Devenez la cascade, le mustang ou l’étoile, larguez toutes les amarres, levez l’ancre de vos vies !
Que votre année soit tendre comme un premier amour, quand se tenir la main valait un firmament. Oubliez les records, les audaces poisseuses, osez le peau à peau bien plus fort que dentelles, ne gardez que le Beau qui murmure en respect.
Que votre année pétille, tintinnabule en joie, qu’elle cavale caracole virevolte en farandole, qu’elle dévale et dévore, qu’elle charpente vos vies, qu’elle arpente vos rêves et déchire vos nuits, qu’elle crépite en feu de joie, qu’elle vous porte aux nues, vers les autres, frères humains, qu’elle nous rassemble en ronde pour devenir demain.
Prix d’encouragement : 6 textes ont été distingués par le jury pour leur intérêt et leur qualité d’écriture. Ils seront publiés par l’Harmattan dans le recueil 2019 « Il aurait suffi de presque rien» :
Texte 1 : Sabine AUSSENAC : Puella sum »
Paris,
an de grâce 1255
Bertille
leva les yeux, enchantée par le soleil du midi. Adossée au lourd portail, elle
prit une profonde inspiration. Après une matinée passée à manier le taillant
dans la pénombre du transept, elle eut soudain l’impression de se retrouver au
bord de l’océan, chez elle, toute grisée d’enthousiasme. Des mouettes
tournoyaient d’ailleurs non loin de l’immense chantier, poussant leurs cris
familiers qui se perdaient dans le vacarme de la foule assemblée sur le parvis.
Tout le petit peuple de Paris se croisait, se parlait, se regardait bruyamment
dans ce savant désordre de la Cour des Miracles, tandis que la cathédrale,
paisible vaisseau en partance pour l’éternité, s’élevait, année après année,
siècle après siècle…
Bertille
resserra les pans de sa chemise autour de sa poitrine, vérifiant que le bandage
était bien en place, et repensa avec émotion au calme qui régnait dans son
petit village breton… C’est là qu’elle avait appris à tailler le granit auprès
de Jehan, son père : elle le suivait en cachette, délégant la garde des
moutons à sa sœur, et observait, cachée dans les genêts, le moindre de ses
gestes. Un soir, alors qu’elle n’avait pas huit ans, elle revint dans leur
modeste maison battue par la grève nantie d’une roche polie, taillée et sculptée
d’un ange aux ailes joliment déployées ; Jehan comprit que si le ciel ne
leur avait donné ce fils qu’il espérait tant, c’était sans doute que Bertille suffirait
à le remplacer ; il lui avait tout appris, lui transmettant son fabuleux
savoir.
Lorsque
l’architecte Jean de Chelles avait appelé les plus grands artisans du royaume
afin de poursuivre la construction de Notre-Dame de Paris, Bertille n’avait pas
eu à insister beaucoup : en dépit des craintes de sa mère, elle coupa ses
longues tresses blondes à la diable et banda sa jeune poitrine en en étau si
serré que bien malin eût été celui qui aurait pu deviner qu’elle n’était point
un garçon… Au village, on raconta qu’elle était partie au couvent, et seul
Martin, le fils du forgeron, son promis de toujours, était au courant de ce
secret. C’est ainsi que la jeune fille secondait son père vaillamment, maniant
le burin et la gouge et marquant parfois la pierre de quelque signe lapidaire,
fière de lui apposer sa marque de tâcheron et de poser son empreinte féminine
dans l’Histoire, elle qui aurait eu normalement sa place auprès du foyer ou aux
champs… Chaque coup de maillet lui semblait faire sonner sa liberté à toute
volée.
Dans
la pénombre de la nef, lorsque résonnaient matines à travers les mille églises
de Paris, Bertille avait, le matin même, gravé l’inscription en latin que lui
avait apprise le jeune abbé qui parfois prenait les apprentis sous son aile,
leur montrant durant sa pause enluminures et phrases en latin dans son immense
bible … « Puella sum !» (« Je suis une fille ! »),
avait-elle patiemment gravé dans le cœur tendre de la pierre située juste à l’embrasure
de la montée vers la « forêt », la charpente si majestueusement entrelacée
par les habiles fustiers… Elle y avait ensuite enchâssé un deuxième éclat de
roche, scellant ainsi son secret. Seule Notre-Dame connaissait la vérité.
Son
père l’attendait dans la loge réservée aux tailleurs de pierre, c’est là qu’il œuvrait
depuis l’aube à la taille d’un énorme bloc destiné à consolider le pourtour de
la rosace qui serait bientôt achevée. Soudain, une main de fer saisit Bertille au
collet, tandis qu’un méchant murmure lui glissait à l’oreille de se taire. En
reconnaissant le regard cruel du chanoine, elle se sentit prise au piège, tenta
en vain de se débattre mais se retrouva très vite entravée dans l’une des allées
du transept. On l’avait percée à jour, lui dit le prêtre de sa voix doucereuse
et pleine de fiel, et le sort réservé aux pècheresses de son acabit serait terrible :
on la jugerait comme une sorcière, puisqu’elle avait bravé la loi des hommes et
celle de Dieu en se prétendant un homme. Au moment où la main avide du prélat
allait se saisir du sein blanc qu’il avait commencé à frôler, tel un fauve jouant
avec sa proie, en défaisant le bandage de Bertille, le lourd vantail s’abattit
avec fracas et Jehan entra dans la cathédrale déserte en hurlant qu’il fallait
lâcher sa fille. Lorsqu’il abattit son maillet sur la tête du démon déguisé en
prêtre, le soleil dardant les vitraux de la rosace enveloppa la pierre d’un
faisceau purpurin.
La
chevauchée à travers Brocéliande, les bras ouverts de Martin qui l’attendait au
village, les récits émerveillés de son père quand il rentra, des années plus
tard, pour raconter la beauté des tours et du jubé, et puis une vie de femme
simple, de la paille aux pourceaux, des langes de ses quinze enfançons aux
toilettes des morts : rien ne put jamais effacer de la mémoire de Bertille
le goût salé de la liberté et de la création… Il aurait suffi de presque rien
pour que son rêve s’accomplisse, et, si ce dernier s’était brisé en chemin, le « Puella
sum » en témoignerait néanmoins au fil des siècles : ainsi, dans la
famille Letailleur, la légende dirait qu’une jeune fille déguisée en homme avait
construit Notre-Dame, et que la preuve de cette incroyable imposture dormait
sous le vaisseau de pierre…
Paris,
15 avril 2019
Sarah
soulève délicatement le cadre et regarde la photo, comme elle le fait tous les
soirs lorsque sonnent les vêpres… Le petit appartement coquet de la rue du Cloître-Notre-Dame
est baigné de la belle lumière annonçant le crépuscule, et Sarah se souvient de
cette dernière messe, après laquelle elle avait renoncé à ses vœux. Jamais elle
n’avait regretté ce choix et elle sourit en regardant son Simon, si beau
sur leur photo de mariage, à peine moins décharné que lorsqu’elle l’avait aimé
au premier regard au Lutétia, mais resplendissant de joie : il avait fait
partie des rares rescapés d’Auschwitz et, ayant survécu par miracle, s’était
juré d’être heureux. La petite moniale bretonne avait définitivement quitté son
passé et embrassé la foi juive avant de seconder Simon dans leur atelier du
Sentier, à quelques encablures de Notre-Dame… C’est sur le parvis qu’ils
avaient échangé leur premier et chaste baiser ; plus tard, Simon avait insisté
pour que leurs futurs enfants se nomment « Letailleur » et pas « Zylberstein » :
« On ne sait jamais », disait-il, pensif…
Soudain, une odeur âcre de brûlé saisit Sarah à la gorge. Au même moment, une immense clameur s’élève depuis la rue. Inquiète, la vieille dame écarte les voilages avant d’ouvrir précipitamment sa fenêtre : elle porte une main à son visage et blêmit, se cramponnant à la croisée. Ce qu’elle découvre à quelques mètres de son bel immeuble haussmannien est inimaginable, insupportable : Notre-Dame est en feu. D’immenses flammes lèchent l’horizon obscurci par un panache de fumée orangée, et Sarah manque défaillir en constatant que l’incendie semble d’une violence extrême. Son portable vibre, elle découvre le texto de son petit-fils, Roméo, laconique : « Je pars au feu. Je t’aime, mammig ! », puis elle reçoit un appel de son fils Jean qui devait venir manger et qui lui annonce, totalement paniqué, qu’il arrivera plus tôt que prévu : il s’inquiète, lui conseillant de fermer ses fenêtres. Sarah s’exécute, épouvantée par le spectacle dantesque qui se joue sous les yeux de centaines de badauds, et se dirige vers la chambre de Roméo pour fermer ses persiennes.
Voilà
un mois que le jeune homme, désespéré, s’est réfugié chez sa grand-mère, ne
supportant plus les disputes quotidiennes avec son père. Ce dernier l’avait
élevé seul, son épouse étant morte en couches, et avait essayé de lui
transmettre à la fois le goût de l’aventure de leurs ancêtres bretons et la solidité
et l’histoire de leur lignée juive ; mais au fil des années, un fossé
infranchissable s’était élevé entre un père de plus en plus rigoriste, ancré
dans des certitudes et des bien-pensances et un fils de plus en plus enclin à
la fronde et aux extrémismes… Jean, médiéviste passionné, professeur à la
Sorbonne, ne vit que pour la quête exaltée de cette pierre gravée par une
mystérieuse ancêtre dont il se raconte qu’elle aurait construit Notre-Dame. Il
a embrassé la foi catholique et sa propre mère le traite parfois de « grenouille
de bénitier », se moquant de ses engagements radicaux et de ses « manifs
pour tous »… C’est bien là que le bât blesse entre les deux Letailleur, le
père réprouvant les fréquentations du fils qui passe beaucoup de temps à écumer
les bars du Marais…
Car
Roméo, d’après Jean, a d’étranges relations : infatigable chantre des
droits LGBT, athée, il milite à l’extrême-gauche et ne supporte plus les
regards obliques de son père envers ses amis. Pompier de Paris, il commence aussi
à souffrir au sein de sa caserne, subissant quolibets et railleries… Il n’a
parlé à personne de son projet, se contentant de noircir les pages d’un journal
qu’il a caché dans le bureau de la chambre où il s’est réfugié, chez sa grand-mère.
Qu’il est difficile de faire partager à ses proches ce que l’on ressent lorsque
l’on ne se comprend pas soi-même, lorsque depuis l’enfance on est tiraillé non
seulement entre deux religions, deux appartenances, mais aussi entre deux sexes…
Certes, le jeune homme trouve du réconfort auprès d’associations, mais il ne
sait pas s’il aura réellement le courage d’aller au bout de son envie de transformation.
Et pourtant il en est comme consumé de l’intérieur, brûlant de devenir « une »
autre . Il a même choisi un prénom : Roméo deviendra Juliette.
Jean,
sa sacoche sous le bras, était justement en train de remonter le boulevard
Montebello, flânant au gré des stands de bouquinistes, lorsqu’il a aperçu l’impensable.
Son église, son pilier, sa clé de voûte, l’alpha et l’oméga de sa vie est en
feu ! Éperdu, il pousse un cri d’horreur, à l’instar des passants qui,
ébahis, ne peuvent détacher leurs regards du brasier. Jean, courant presque
vers l’appartement de sa mère, se souvient de cette autre course effrénée,
lorsqu’il avait joué à cache-cache avec les CRS des heures durant, à l’époque où
il était encore de gauche et écumait le Boul’Mich au gré des manifs… Il n’avait
dû son salut qu’à la gouaille fraternelle du Cardinal Marty, admonestant les
policiers de son accent rocailleux après avoir abrité les jeunes manifestants
dans la sacristie… « Eh bé ma caniche, c’était moins une, vous avez failli
finir dans le panier à salade ! », leur répétait-il, jovial, après le
départ des CRS. Passant devant un groupe de jeunes gens agenouillés au pied de
la Fontaine Saint-Michel, qui, en larmes, chantent des cantiques à Marie, Jean
implore intérieurement l’intercession de son cher Cardinal, lui demandant de
sauver leur cathédrale…
Partout,
on s’agite, les hommes semblent des fourmis désorientées grouillant en tous
sens après un coup de pied dans leur fourmilière. Paris brûle-t-il à
nouveau ? Car quand Notre-Dame se consume, c’est Paris tout entier, c’est
la France même qui sont touchés : Jean croise des regards épouvantés, des
visages défaits, des sanglots inconsolables ; il assiste au ballet des
hommes du feu, songeant soudain à son fils, l’espérant assis dans l’appartement
douillet de Sarah, n’osant imaginer son Roméo aux prises avec cet enfer ; on
se bouscule, on hurle, on s’enlace, on détourne le regard avant de revenir,
comme aimanté par la terreur, le déposer comme une colombe impuissante sur le
toit embrasé de Notre-Dame qui semble n’être plus que flammes, tandis que de
fragiles marionnettes que l’on devine désemparées tentent d’arroser le brasier…
Jean
arrive enfin, à bout de souffle, sur le palier de sa mère qui lui ouvre en lui
jetant un regard éploré et lui murmure d’une voix tremblante que Roméo est au
feu. Il s’effondre sur le vieux fauteuil de son père avant de remarquer deux silhouettes
familières qui se détachent dans l’embrasure de la fenêtre : Fatima, l’amie
de toujours, l’ancienne couturière de l’atelier, et Roger, son époux, viennent
d’arriver de La Courneuve pour soutenir Sarah. Jean se relève pour les embrasser
et les remercier de leur présence, puis ils se tiennent là, silencieux, face à
ce ciel de Paris qui embrase le crépuscule. Et c’est un seul et unique cri que
poussent, à 19 h 45, Sarah, l’ancienne moniale convertie au judaïsme, Fatima, la
musulmane voilée, Roger, le communiste pratiquant et athée et Jean, le fervent catholique,
en voyant tomber la flèche terrassée. Et c’est une seule et même prière que
murmurent les lèvres de ceux qui croient au ciel et de celui qui n’y croit pas,
afin que survive la mémoire des pierres : en un seul élan consolatum, kaddish,
salâtu-l-janâza et foi en l’Homme s’élèvent en miroir des opaques fumées et des
télévisions, pleureuses de cette chorégie internationale, puisque le monde entier
est venu
au chevet de « Sa » Dame. Jean, terrassé par l’inquiétude, se détourne
alors pour se réfugier dans la chambre de Roméo.
C’est
là qu’il s’empare d’un cahier posé sur le bureau. D’une belle écriture ronde,
son fils a calligraphié sur la couverture deux mots précédés d’une enluminure :
« Puella sum »… Et Jean, la gorge
serrée, commence à découvrir son fils…
Roméo
a la gorge tellement nouée qu’il peine à respirer. L’incendie ne semble plus du
tout maîtrisable, et les pompiers, débordés, se battent contre des moulins,
affrontant des colonnes de flammes, évitant la lave du plomb fondu, regardant,
horrifiés, la légende des siècles s’évanouir en fumée. « Il faut sauver
les tours ! », a hurlé le capitaine en encourageant ses hommes qui
ressemblent à des Lilliputiens aux prises avec un dragon, et personne, en cette
nuit apocalyptique, ne pense à se moquer des longs cheveux de Roméo et de son
allure féline. Vers minuit, il est même le héros de la soirée, puisque c’est
lui qui vient de prêter main forte à l’abbé Fournier, l’aumônier des pompiers
de Paris, l’aidant à arroser le foyer et sauvant ainsi in extrémis de
précieuses reliques et certains trésors de la cathédrale. Toute une rangée de
camarades a applaudi Roméo lorsqu’il est sorti, chancelant, portant la Sainte
Couronne, et lui, l’anarchiste, le bouffeur de curé toujours prêt à en découdre
avec son père, s’est surpris à pleurer à chaudes larmes sous son casque… Mais à
peine les reliques mises à l’abri, il est retourné au feu, qui, loin d’être
circonscrit, menace à présent la nef et le transept…
C’est
étrange. Plus le feu gagne du terrain, dévorant la charpente malgré le poids
des siècles, insatiable contempteur du Beau, plus Roméo reprend confiance en
lui et en la vie, lui qui, hier encore, ne savait s’il trouverait le courage de
sa transition ou s’il devait se jeter dans la Seine depuis le Pont Mirabeau… Ce
combat qu’il mène depuis des années envers lui-même et contre la société a en effet
pâle allure face à ce duel titanesque entre les Hommes et les éléments :
oui, Roméo veut devenir une fille, mais cette nuit n’est plus celle des
destinées particulières, elle est celle du fatum qui broie et élève les êtres,
celle de l’ultime lutte contre le démon du Mal, et les hommes sont bien peu de
choses face à la puissance maléfique de ce feu carnassier, outrageant la
Chanson du Royaume de France devenu République… Le jeune homme se sent plus que
jamais dépositaire d’une puissance du Bien, et prêt à tous les sacrifices, bien
décidé à « sauver ou périr »… Et, tenant sa lance comme Saint-Michel
tenait son glaive face au dragon, actionnant l’eau lustrale et salvatrice comme
Saint-Pierre faisant résonner ses clés, se promettant que son nouveau corps deviendrait
le temple de son âme comme le demandait Saint-Augustin, Roméo ne sauve pas
seulement Notre-Dame, mais toutes les Lumières du pays de France et toutes les prières
venues s’y réfugier au fil des millénaires.
Vers
quatre heures du matin, le feu ayant grandement diminué d’intensité, Roméo s’approche
de la Rosace auréolée de l’or des dernières flammes, découvrant à l’abri d’une voussure
une pierre descellée sous l’effet de la chaleur ; intrigué, il se penche
vers la roche roussie et déchiffre, incrédule, la légende de la famille
Letailleur : « Puella sum » C’est bien ce qui a été gravé d’une
main ferme et habile sur la surface lapidaire par cette ancêtre dont le
souvenir a perduré, de génération en génération, narrant la mémoire des
simples, des humbles, des petites gens qui ont fait toute la trame de la Grande
Histoire, et rappelant surtout le courage et l’audace de cette femme ayant bravé
les conventions. Bouleversé, Roméo enlève
son casque malgré le danger et attrape le téléphone au fond de sa combinaison.
Il photographie la pierre avant de retourner vers son combat, espérant que cet
endroit serait préservé et loué à sa juste valeur.
C’est seulement vers dix heures que le jeune homme rentrera chez sa grand-mère, épuisé, mais heureux. Il aurait suffi de presque rien, titreront les médias, pour que Notre-Dame périsse entièrement, et, sans la vaillance et le combat des soldats du feu, la cathédrale aurait pu connaître une fin terrible. Roméo sourira à la capitale hébétée, il sourira à la Seine, langoureuse et apaisée après tous ces fracas nocturnes, il sourira aux passants étonnés de voir un jeune homme au visage maculé de suie semblant pourtant auréolé par la grâce, il sourira en entendant les sons familiers du petit matin parisien, toute cette vie revenue malgré le drame, car Paris et la France toujours se relèvent, outragés, brisés, martyrisés, mais libérés ! Il sonnera chez Sarah, les bras chargés de croissants, pour faire un pied de nez à la nuit blanche et à la mort noire, et en montrant, des larmes d’émotion dans les yeux, la photo de l’inscription à son père qui lui ouvrira la porte, il entendra la voix douce de Jean l’accueillir avec une infinie tendresse :
Bonjour, ma Juliette ! Puella es !
*
Le
cri de joie poussé par Jean en voyant la pierre gravée résonnera dans toute l’Île
de la Cité et même jusqu’au sourire de Bertille, sa chère ancêtre…
Et
Sarah, époussetant sa photo de mariage quelque peu noircie par les scories, reposant
le journal de son petit-fils sur son bureau, regardera le soleil se lever sur
Notre-Dame presque déjà ressuscitée.
Concert hommage à Notre-Dame, 20 avril 2019: Petits-Chanteurs à la Croix de Bois
« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
Comme nous les avons lues
et relues, ces lignes prophétiques, depuis quelques jours…
C’est la première chose que chercha mon fils en arrivant à bout de souffle, après mon coup de fil, à la maison : le roman de Victor Hugo, qu’il avait lu et relu en Classes préparatoires, il y a deux ans. Quant à moi, ébahie, criant et pleurant seule devant les images effroyables diffusées par les chaînes de télévision aussi sidérées que le monde, je me crus revenue en d’autres jours dévastés, me remémorant les panaches de fumée et mon bouleversement du 11 septembre, mais aussi mes cris de tristesse lors des massacres de Charlie-Hebdo et mes pleurs inconsolés du Bataclan…Pour Charlie, j’avais appelé mon premier ex-mari, et nous avions évoqué ensemble, effondrés, nos bulles et nos révoltes de jeunesse. Ce qui est pratique, quand on a eu plusieurs vies, c’est de pouvoir aussi appeler un deuxième ex-époux : ce dernier, je l’avais vu pour la première fois devant le Parvis de Notre-Dame…
J’ai lu depuis des centaines
de lignes autour des polémiques ravageant internet et les médias depuis ce funeste
ravage ; j’ai entendu hurler les bien-pensants qui refusent de comparer
une seule vie humaine et des « vieilles pierres », et puis les idéologues
des réseaux sociaux, scandalisés par les dons des « riches » alors
que tant de « misérables » battent le pavé ou y dorment, nourrissons
dans les bras, sous quelque tente de fortune, sans oublier les cris d’orfraie qui
s’ensuivirent après les paroles catholicisantes et complotistes d’un Zemmour au
mieux de sa forme…
Ce n’est pas du tout, pourtant, ce que je retiens de cette semaine à la fois Sainte et emplie des démons du feu et de la désolation.
Henri Garat/ Ville de Paris
Non, en ce samedi de
Veillée Pascale, j’ai plutôt l’impression que la France et le monde m’ont,
chaleureusement, serrée entre leurs bras, tant nous fûmes nombreux, depuis les
Quais de Seine ou via nos écrans, à nous rassembler, pleurant, priant, nous
lamentant, nous consolant de concert …
« Bien
des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront,
pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs,
et relisant le livre de Victor :
Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute
ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se
lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! »
Gérard de Nerval, « Notre-Dame
de Paris »
Car lundi soir, déjà,
celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, ou différemment, m’avaient
déjà bouleversée à parts égales : Il y avait eu les larmes de notre cher histrion
du patrimoine, Stéphane Bern, et son émotion en miroir du chagrin de tout un
peuple, sincère et irrépressible.
Et, peu ou prou en même temps, on entendit s’élever les mots-tocsins, comme disait Maïakovski, de notre tribun national, lui aussi si profondément touché qu’on l’eût soudain cru converti au catholicisme, tout mécréant qu’il semble…
Mélenchon a su évoquer,
avec la force d’un historien, cette grâce qui auréole notre cathédrale, des
avancées des sciences qui rendirent possible son élévation à la foi patrimoniale
qui nous rassembla si incongrument en ce beau soir d’avril. Oui, en cet instant
qui dura une nuit, veillée pascale avant l’heure, « tout va au grand corps
qui est là et qui brûle », et il reprendra ces réflexions sur son blog pour
évoquer notre « cathédrale commune » :
Ainsi, de l’hériter des « bouffeurs
de curés » au chantre des lieux sacrés, nous perçûmes un même élan qui
vint rejoindre celui de ces jeunes inconnus rassemblés Place St Michel, pleurant
des Pater, des Ave et des chants en regardant se consumer leur foi comme un
grand vaisseau de feu :
Mais bien au-delà des
quais de Seine endeuillés, c’est bien le monde entier qui, comme devant un
jardin où brûleraient les lilas et les roses, a accouru au chevet d’une église
assiégée par le feu :
« Je
n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé »
Louis Aragon, « Les lilas
et les roses »
En effet, en zappant, hébétée et effondrée, à près de 600 km du Point zéro du Parvis de Notre-Dame depuis ma ville rose, entre les chaînes d’information de différents pays, c’est bien un cortège de soutien à notre église en flammes que j’ai vu s’avancer, en une immense marche blanche virtuelle, comme une chorégie de pleureuses venue épauler un pays en passe de devenir orphelin d’un monde perdu.
Jean-Claude Coutausse
Et cette solidarité a
continué au fil de la semaine Sainte, du don des petites gens offrant un euro
en déposant leur caddy, telle une modeste obole dans le panier de la quête des
dimanches, aux sommes incalculables des financiers de ce monde, offertes
spontanément ou presque, avec ou sans promesse de profiter d’une déduction de
l’impôt, comme si les Fugger, ces grands banquiers de l’Europe médiévale,
avaient décidé de contribuer gratuitement à la construction d’une basilique…
Comment ne pas évoquer
les vers de Péguy dans sa « Présentation de Paris à Notre-Dame », et son
vaisseau voguant vers la mer des Sargasses ?
« Nuls
ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans. »
Car ce n’est plus
Notre-Dame qui vogue vers l’immense mais une planète entière qui s’est
empressée pour voler au secours d’une dame outragée, toutes religions et
pensées confondues. Et ce ne sont pas les quelques centaines de tweets décérébrés,
à la gloire de je ne sais quelle puissance vengeresse qui serait venue
allègrement détruire le Sacré de Paris, que je retiens encore, mais toujours
cette union sacrée des libres-penseurs et des croyants, et surtout ces appels
des consistoires et des grands conseils juifs et musulmans à relayer la chaîne
des dons, comme des villageois d’antan se passant les seaux d’eau pour éteindre
les flammes d’un beffroi, une eau soudain aussi lustrale que celle des sacres baptismaux,
d’un mikvé, ce bain rituel de purification hébraïque ou des ablutions de l’Islam…
Jamais le terme « religion »
n’a été aussi proche, pour notre France à genoux, de celui de « religere »,
qui signifie « relier ». Il est là, notre miracle pascal, précieux comme
ce coq sauvé des flammes et protégeant encore la fameuse relique de la Couronne
d’épines, bourdonnant en nos cœurs comme les abeilles miraculés des toits de la
cathédrale, incandescent, mais debout, comme la croix et le tabernacle de l’autel,
vigies vaillantes, demeurées à bord du vaisseau en perdition comme le capitaine
et son second refusant de quitter un navire, un miracle que même les fiels des
mauvaises langues pharisiennes n’écorneront pas car il nous appartient, comme
nous appartiennent nos émotions singulières et nos relations intimes à ce
monument national.
Nul n’a le droit de me
dicter mes ressentis, et je maintiens que j’ai brûlé de la même colère et
pleuré de la même dévastation que lors de l’effondrement des Tours Jumelles ou
des attentats, car ce sont les milliards d’âmes que je voyais, dans ces « jumelles
tours » devant l’immonde rougeoiement, se consumer tels les damnés d’un
tableau de Jérôme Bosch, ces âmes-mémoires qui ont fondé, depuis mille ans,
notre histoire et notre rapport au monde…
« Comme,
pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu. »
Théophile Gautier, « Notre-Dame »
Dessin et lavis de Victor Hugo
Je pensais à ces Laboratores, à ces paysans devenus
Compagnons, qui par milliers, au fil des siècles, façonnèrent notre joyau, des
maîtres-verriers aux petites mains, en passant par les hectares de chênaies
ayant permis l’élaboration extraordinaire de notre charpente-forêt partie en
fumée, à ces troncs devenus piliers de la terre ; je pensais aux
circonvolutions dentellières de la pierre caressée par mille burins experts,
aux rosaces parfaites et au plomb fondu à nouveau, un millénaire plus tard,
sous nos yeux incrédules.
Je pensais à ces Oratores et à leurs ouailles, à ces
bergers et à leurs troupeaux qui, de l’aube du christianisme à nos Pâques de l’an
2019, ont su faire ériger de fragiles chapelles, des rondeurs romanes, puis des
arcs gothiques pour dresser des ponts entre l’Homme et le Divin, et à la
tristesse insondable des chrétiens, qui ressemble tant à celle des juifs après
la Nuit de Cristal où l’on brûla les synagogues ou à celle des musulmans
lorsque des barbus devenus fous détruisirent des lieux sacrés à Mossoul, ou
lorsque l’état chinois rasa des mosquées en région ouïgoure…
Et je pensais à ces Bellatores, le cœur vaillant et l’âme fière, qui rallièrent les cloches battant à la volée lors de la Libération, quand on entonna un Magnificat malgré une fusillade, comme en un « arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus »…
N’oublions pas enfin que
nous avons tous en nous quelque chose de Notre-Dame, cœur de Paris et de l’Île
Saint-Louis, mais aussi patrimoine architectural et cultuel universel… Et pour
nous, petit peuple de France, c’est comme un chapelet mémoriel que nous pouvons,
chacun dans notre demeure, dévider, en hommage à cette maison de Dieu devenue à
la fois agora communautaire et oïkos personnel : on se souviendra d’un
voyage de classe et des ors de Lutèce surgis après une nuit passée dans le « Capitole »
qui ralliait Paris depuis la ville rose, où, devant nos yeux éblouis les deux
tours nous semblaient centre du monde… Ou peut-être d’un cadenas fermé d’un
baiser sur un pont de Paris juste avant ce cierge scellant quelque promesse…
Aujourd’hui, en ce samedi
où la fièvre jaune une foi(s) de plus arpente le pavé, je ne veux retenir que la
grâce et l’espérance pascales, et me souvenir que Notre-Dame, outragée, brisée,
martyrisée mais libérée des flammes, sera reconstruite par notre peuple de bâtisseurs,
par une France toujours, même si souvent bien frileusement, fille aînée de l’Église,
n’en déplaise aux pisse-vinaigre.
Et je me veux résolument
optimiste, comme toujours, allant jusqu’à l’espérance folle que cette chaîne de
solidarité déployée de l’Oural à l’Atlas, des cities de cols blancs aux ors du
Vatican, pourra bientôt aussi alimenter d’autres besoins, tout aussi criants,
des armées de misérables qui hantent nos rues. Car la Cour des miracles, c’est
vrai, se rencontre aujourd’hui non plus sur le Parvis de Notre-Dame, mais au
détour de nos villes de province où, partout, les gueux grelottent dans des
tentes dressées à la va-vite par quelque association, abritant les yeux de
braise de mendiantes berçant des enfançons, devant l’indifférence des passants
honnêtes… Il faudra que les élans de bienfaisance se multiplient, comme le pain
et le vin aux Noces de Cana, et je l’espère de tous mes vœux.
« La Charité aime ce qui est. Dans le Temps et dans l’Éternité. Dieu et le prochain. Comme la Foi voit. Dieu et la création. Mais l’Espérance aime ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.
L’Espérance
voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité. »
Charles Péguy, « La
petite espérance »
Demain, dès l’aube, les
chrétiens du monde se salueront en allégresse, s’écriant « Il est
ressuscité ! » , confortés dans leur foi, tandis que leurs frères
juifs seront dans la semaine de Pessah, leurs frères musulmans à l’orée du
Ramadan, et que de nombreux enfants, croyants ou pas, en une immense ronde
sucrée, chercheront des œufs et des cloches en chocolat…
Et dans quelques années,
si Dieu me prête vie, comme disait ma chère grand-mère qui m’éleva à la foi chrétienne,
peut-être me sera-t-il donné de visiter Notre-Dame reconstruite, et, surtout, de
m’y recueillir.
« En
passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. »
Théophile Gautier, « Soleil
couchant »
Puisse cette cathédrale
qui plonge ses racines dans notre unité nationale, creuset de nos passés, de
nos Lumières françaises, à nouveau déployer les ailes de sa magnificence et de
sa bienveillance, et que du feu renaisse un phénix de pierre, de beauté et de
foi !
« Puisque les paroles, ô mon Dieu, ne sont pas faites pour rester inertes dans nos livres, mais pour nous posséder et pour courir le monde en nous, permettez que de ce feu de joie, allumé par vous, jadis sur une montagne, et de cette leçon de bonheur, des étincelles nous atteignent et nous mordent, nous investissent, nous envahissent. »
Madeleine Delbrêl.
Et que les cloches demain
vrillent cette espérance pascale dans le cœur de tous, étourdissant les lilas
et les roses, tourbillonnant dans l’air de Paris et de la France comme mille
hirondelles annonçant les printemps, carillonnant comme une symphonie se
faisant tempête, rebaptisant pour un temps notre cathédrale en « Notre-Dame
de l’Espérance », en hommage à Notre-Dame de Paris chantée par Hugo :
« Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. — Certes, c’est là un opéra qui vaut la peine d’être écouté. D’ordinaire, la rumeur qui s’échappe de Paris le jour, c’est la ville qui parle ; la nuit, c’est la ville qui respire ; ici, c’est la ville qui chante. Prêtez donc l’oreille à ce tutti des clochers ; répandez sur l’ensemble le murmure d’un demi-million d’hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l’horizon comme d’immenses buffets d’orgue, éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d’airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n’est plus qu’un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d’une tempête. »