Inspirer ta première bouffée de vie, te blottir, téter, être câliné.
Découvrir ta main, ton reflet. Beau bébé potelé tout gorgé de tendresse.
Jouer tenir assis ramper faire tes premiers pas gazouiller sourire édenté faire tes nuits rire aux éclats dire « papa ».
Regarder le ciel. T’émerveiller de ces vastes plaines auvergnates, courir le long des berges de l’Allier, devenir un garçonnet.
Apprendre à lire à la Communale, ambiance à la Pagnol peut-être, tes parents si fiers de leur fils si éveillé et curieux.
Avoir dix ans, des copains, des cartes panini, des légos et des livres, un ballon, un vélo, des genoux écorchés et toujours le sourire.
La lumière, c’est elle qui t’as guidé : vers ces auteurs que tu as dévorés dès l’adolescence, avec cette appétence pour les savoirs ; vers cette Histoire que tu rencontrais à chaque recoin de Moulins ; vers la géographie qui te donna le goût des voyages.
Grandir, écouter la radio, des CD, découvrir le rock, danser, regarder les sourires et les yeux des filles, aimer, s’émanciper, rêver, se projeter.
Travailler comme un fou, aimer l’école, le collège, le lycée, décrocher son bachot.
La liberté, tu l’as rencontrée à Lyon, jeune étudiant brillant, entre traboules et ENS, quais du fleuve et bibliothèque. À Lyon où coule le Rhône tu as su que ton cours suivrait celui de la transmission, depuis la source de tes apprentissages familiaux jusqu’au confluent de l’école de la République où tu retournerais, vers l’océan des enfants à éduquer.
Apprendre, toujours ; écrire des dissertations, des projets, des mémoires ; sortir, aussi, faire la fête, danser, chanter, être aimé. La fraternité, tu l’as vécue durant ces années étudiantes, en prépa et à la fac.
Passer les concours, te colleter aux savoirs et aux autres, te surpasser et pourtant la chérir plus que tout : l’égalité, celle qui permet à chaque enfant de la République de grandir au gé de l’école, du lycée, de l’université.
Trembler un peu avant ton premier cours, et puis te jeter dans l’arène et aimer cette étincelle, ce frisson de la foule qui t’attend et qui pourrait de toi ne faire qu’une bouchée, jeune prof fragile. Mais ne pas avoir peur, oser transmettre, combattre ta timidité, humble devant le regard des autres mais souverain sur la matière que tu enseignes.
La lumière, c’est vers elle que tu marchais. Celle qui s’allume dans les regards pleins de défi et pourtant d’espérance, celle qui fait briller la joie lorsque l’on a compris un texte ou une idée, celle qui fait danser les esprits toujours en quête d’absolu, comme le tien l’était lorsque tu avais l’âge de tes élèves.
Enseigner corriger guider rassurer calmer départager apaiser faire rire être complice partager aimer : tes cours te ressemblaient.
Et puis la vie qui passe un bonheur des nuages ton fils ta bataille une compagne qui comme toi aime la poésie vos sorties vos partages tout ces petits moments qui tissent nos chemins.
Chaque année sur le métier remettre ton ouvrage ne pas baisser les bras, car chaque enfant doit avoir le droit à l’insolence, au libre-arbitre, à la réflexion. Tu es toujours Charlie et c’est une évidence : décrypter dédramatiser ouvrir les esprits gommer les tensions nommer les libertés dessiner la laïcité se faire le flambeau de l’esprit démocratique.
Soudain l’orage gronde : expliquer t’expliquer faire face à la fronde faire le dos rond faire les cent pas faire front face aux meutes faire bonne figure auprès de tes proches faire des cauchemars faire abstraction des haines et des violences pour faire cours, encore et toujours, même au cœur des tumultes.
Te sentir humilié rabaissé avili isolé abandonné par la hiérarchie vilipendé par des inconnus lynché sur les réseaux sociaux mal à l’aise face aux élèves désemparé devant l’iniquité.
Avoir peur. Mais faire face.
La lumière. C’est vers elle que tu marchais. Enfin, les vacances. T’évader oublier te ressourcer dépasser ces horreurs.
Rabattre ta capuche, raser les murs, prendre un chemin isolé ; ne pas remarquer qu’on te suit, ou qu’on t’attend.
Crier. Hurler. Souffrir atrocement. Te sentir être mutilé découpé égorgé te sentir partir te sentir mourir.
Expirer ta dernière bouffée de vie.
Seul.
La lumière, c’est elle que tu as vu une dernière fois.
Fermer tes yeux.
***
Tu ne sais pas encore que la République que tu as tant aimée fera de toi un martyr. Que U2 veillera sur ton cercueil. Ni que le 2 novembre, le jour de la rentrée, il y aura simplement une minute de silence dans les classes, la lecture d’une lettre, et puis le silence.
Et puis la nuit.
Refuser. Refuser de t’oublier. Refuser d’oublier ta lumière, ton nom, tes combats, ta mort atroce. Sur nos pupitres d’écoliers, sur toutes nos pages lues, sur le fronton de nos collèges crier ton nom : et par le pouvoir d’un mot recommencer ta vie être né pour te connaître pour te nommer :
Arthur Bourgail, tu es mort le 5 novembre 1918. Je vois ton nom au passage, chaque fois que je descends du bus, au coin de ma rue.
Cent ans, cent ans déjà, aujourd’hui, que ton beau sourire s’est effacé au détour d’un obus ou d’une embuscade, et que tu es tombé, comme ils disent, « au champ d’honneur », ta capeline bleu horizon rougie comme par un orage de coquelicots.
Je t’imagine petit garçon, grandissant non loin de notre place Pinel, qui ne s’appelait d’ailleurs pas encore ainsi, puisqu’elle n’a été baptisée du nom de ce syndicaliste qu’en 1929… Ton père prenait sans doute le tramway pour revenir de son travail au centre-ville, puisque depuis le 12 avril 1910, le tramway hippomobile était devenu électrique, et que le conducteur annonçait « Tïn, tïn, Còsta Pavada » en arrivant non loin des belles toulousaines de notre Côte Pavée…
Arthur, petit Arthur, je gage que tu as fréquenté, bel enfant brun aux yeux de braise, le collège du Caousou, puisque ce dernier, malgré les lois du « petit père Combes », ouvrait encore ses portes à l’aube du vingtième siècle, avant de fermer, le 23 décembre 1912, et de devenir un hôpital durant la der des der… Tu jouais au cerceau, aux quilles, et tu apprenais les poésies de Victor Hugo avant de rentrer goûter dans ton jardin, dont les lilas embaumaient à chaque printemps, dans quelque ruelle ensoleillée croisant l’avenue de Castres…
J’espère, cher Arthur Bourgail, que tu as eu le temps d’être heureux. Que tu as aimé apprendre, que tes professeurs ont loué ton intelligence, que tes études, peut-être à Paris, si tu as eu le temps d’y « monter », ou tout simplement dans quelque faculté toulousaine, ont fait de toi un jeune homme curieux et passionné. Je te rêve, dans ton costume élégant, arpentant fièrement les allées du Jardin Royal au bras d’une délicieuse jeune femme pétillante et amoureuse, que tu courtiseras ardemment juste avant de partir au Front… Je vous souhaite des baisers fougueux et des étreintes douces, et de longues lettres aux pleins et aux déliés violets parfumés de pétales de roses, que tu serreras contre ton cœur, la nuit, pour oublier la pluie de feu de fer de sang.
Je pense à ta fiancée, Arthur, à ces torrents de larmes versées, à sa vie blessée, amputée de l’espérance, brisée, tout comme la tienne, par la folie des hommes… Je pense à ta mère, Arthur, qui se vêtira de noir le restant de sa vie, comme tant de voisines, devant lesquelles on s’inclinait en silence, sans oser évoquer le nom des fils disparus. Je pense à ton père qui fièrement te laissa partir défendre une patrie qui lui vola son âme.
Et, surtout, je pense à toi, plongé, à peine sorti de l’adolescence, dans l’enfer des tranchées, si loin de ta ville rose et de l’eau verte du Canal, embourbé dans la nuit indicible des combats, volé à la vie par la barbarie des gouvernants impavides, victime innocente et oubliée d’une guerre inutile, comme toutes les guerres… Je pense à tout ce que tu n’auras pas fait, pas vu, pas vécu, à ta ville qui va grandir sans toi, à cette femme qui portera d’autres enfants que les tiens, à ton nom qui n’existe aujourd’hui que sur ce monument adossé à une école mais que les enfants, plongés dans les écrans des portables, n’ont sans doute jamais lu…
Je ne t’oublie pas, Arthur Bourgail. Tu n’as pas eu de rue de Toulouse à ton nom, google ne te connait pas, ton nom d’ailleurs n’existe pas sur les moteurs de recherche, il manque le « h » qui orne les « Bourgailh », eux, beaucoup plus présents… Mais je ne veux pas t’oublier. Tu es parti six jours, six jours seulement avant la signature de l’Armistice, six petites journées de novembre qui ont séparé ta mort de la fin de cet interminable conflit. Il s’en est fallu de si peu pour que tu rentres à Toulouse, comme tes camarades épargnés, non pas la fleur au fusil mais la rage et la peur au ventre, mais, au moins, en vie… Tu aurais sans doute gardé pour toi la bouillie innommable des Tranchées, préférant épargner tes parents et ta Douce, et puis tu aurais repris le cours de ta vie, même si tu étais revenu unijambiste ou borgne…
Mais non : le destin, ce farceur de destin, en a décidé autrement, et, en ce 5 novembre 1918, a fauché ta jeune vie de Poilu.
Arthur Bourgail, aujourd’hui tu reviens à la vie, à quelques jours des commémorations de la fin de la Grande Guerre ; je te rends, le temps d’une lecture, toutes les briques de notre ville rose, le clocher carillonnant de la basilique Saint-Sernin, les courbes de Garonne et les senteurs pastelières de Toulouse…
Tiens, prends ma main, je montre ta ville qui a un peu changé, regarde, le lycée du Caousou est toujours là, avec son magnifique parc boisé, et puis notre avenue qui dégringole vers le Canal, sans tramway, mais avec la ligne L1, et sur la place qui se nomme aujourd’hui Pinel il y a un magnifique kiosque aux poteaux murmurants… Regarde, la Place du Capitole est de plus en plus belle, et les grands marronniers du Jardin des Plantes abritent toujours des baisers au printemps…
Arthur Bourgail, aujourd’hui je t’adoube immortel.
« C’est bien plus difficile d’honorer la mémoire des anonymes que celle des personnes célèbres. La construction historique est consacrée à la mémoire de ceux qui n’ont pas de nom. » Walter Benjamin
Sur un tas de cendre humaine une poupée est assise
Ou plutôt serrée dans les bras autrefois potelés d’une enfant.
C’est l’unique reliquat de la vie qui autrefois fut normale
Dans l’ancien verger de Damas. Quand l’oasis charnue embaumait
De ses fastes les paisibles villages où seul régnait l’ordre du châwî.
Là où était la beauté se tient, éventré, le désordre.
Là où palpitait l’eau vive, l’‘addân, les peupliers aux lignes accablées ne boivent plus que
Leur mémoire.
La poupée les a vus :
Les enfants aux yeux fixes tournés vers le ciel impitoyable, leurs petites mains encore
Suppliantes accrochées à leurs gorges de tourterelles suppliciées,
Quand le gaz faisait de leurs rires un enfer.
Les mères portant à bout de bras les bébés émaciés au ventre ouvert
Dépecé empli du déluge de fer de feu d’acier de sang, les mères portant le fruit de leurs
entrailles soudain réduit en charpie, piétas portant leur croix.
La poupée les a entendus :
Les bombes déchiquetant la nuit de leurs hurlements incessants les fracas sans nom
Des Maisons des immeubles des écoles des hôpitaux des fermes éplorées
Quand là où la main de l’homme avait forgé demain, soudain tout redevenait poussière
Du passé.
Les cris des vieillards aux djellabas rougies, les gémissements des mamans aux abayas
soudain empourprées, les pleurs des bébés aux linges vermeils. Puis
Le silence.
La poupée a de la chance car elle est protégée. Protégée par cette enfant
Survivante qui a caché les yeux de son jouet, car ce jouet est l’unique autre survivant dans
Le verger cimetière contemplé par un monde devenu fou et aveugle et paralysé
Un monde sourd aux appels
Des enfants de la Ghouta de Damas d’Alep
Comme il est sourd aux appels des enfants qui suffoquent dans l’eau bleue devenue noire
De Mare nostrum.
Les yeux de la poupée ne verront pas la bombe qui tuera cette enfant.
La terre est bleue comme une orange
Les hommes sont faits pour s’entendre pour se comprendre pour s’aimer
Je dis « tu » à tous ceux qui s’aiment
Et la poésie sauvera le monde…
Ou pas, dans le printemps de la Ghouta
Quand nous célébrons le Printemps des poètes.
La poupée est aveugle.
Mais l’enfant, elle, nous regarde, nous regarde, nous regarde.
Sabine Aussenac.
Inspiré par :
Une poupée à Auschwitz
Sur un tas de cendre humaine une poupée est assise
C’est l’unique reliquat, l’unique trace de vie.
Toute seule elle est assise, orpheline de l’enfant
Qui l’aima de toute son âme. Elle est assise
Comme autrefois elle l’était parmi ses jouets
Auprès du lit de l’enfant sur une petite table.
Elle reste assise ainsi, sa crinoline défaite,
Avec ses grands yeux tout bleus et ses tresses toutes blondes,
Avec des yeux comme en ont toutes les poupées du monde
Qui du haut du tas de cendre ont un regard étonné
Et regardent comme font toutes les poupées du monde.
Pourtant tout est différent, leur étonnement diffère
De celui qu’ont dans les yeux toutes les poupées du monde
Un étrange étonnement qui n’appartient qu’à eux seuls.
Car les yeux de la poupée sont l’unique paire d’yeux
Qui de tant et tant d’yeux subsiste encore en ce lieu,
Les seuls qui aient resurgi de ce tas de cendre humaine,
Seuls sont demeurés des yeux les yeux de cette poupée
Qui nous contemple à présent, vue éteinte sous la cendre,
Et jusqu’à ce qu’il nous soit terriblement difficile
De la regarder dans les yeux.
Dans ses mains, il y a peu, l’enfant tenait la poupée,
Dans ses bras, il y a peu, la mère portait l’enfant,
La mère tenait l’enfant comme l’enfant la poupée,
Et se tenant tous les trois c’est à trois qu’ils succombèrent
Dans une chambre de mort, dans son enfer étouffant.
La mère, l’enfant, la poupée,
La poupée, l’enfant, la mère.
Parce qu’elle était poupée, la poupée eut de la chance.
Quel bonheur d’être poupée et de n’être pas enfant !
Comme elle y était entrée elle est sortie de la chambre,
Mais l’enfant n’était plus là pour la serrer contre lui,
Comme pour serrer l’enfant il n’y avait plus de mère.
Alors elle est restée là juchée sur un tas de cendre,
Et l’on dirait qu’alentour elle scrute et elle cherche
Les mains, les petites mains qui voici peu la tenaient.
De la chambre de la mort la poupée est ressortie
Entière avec sa forme et avec son ossature,
Ressortie avec sa robe et ses tresses blondes,
Et avec ses grands yeux bleus qui tout pleins d’étonnement
Nous regardent dans les yeux, nous regardent, nous regardent.
Mosche Shulstein
Ces voix toujours présentes Anthologie de la poésie contemporaine européenne concentrationnaire
Des enfants partagent un masque à oxygène dans un hôpital de la Ghouta orientale après une attaque présumée au gaz du régime syrien, le 22 janvier 2018 à Douma ( HASAN MOHAMED / AFP/Archives )
« Deux secteurs très bien irrigués, à l’ouest et à l’est, encadrent un secteur moins bien doté au sud ; bénéficiant d’un apport supplémentaire d’eau venue de l’Hermon, la Ghouta occidentale, autour des villages de Kafarsousse et de Darayya, a de riches jardins où sont associés arbres fruitiers, vignes et cultures de légumes ; moins arrosé, le secteur sud est planté en oliveraies sur les terres proches de la ville ; puis s’étendent des champs ouverts de céréales avec des vergers par taches. C’est la Ghouta orientale qui offre la plus grande étendue de vergers et la plus grande variété de cultures : jardins maraîchers près de la ville, puis vergers occupant l’ensemble du champ, associés aux cultures de légumes, au chanvre ou aux céréales, tandis que les noyers bordent les canaux ; plus loin, la densité des arbres diminue, le paysage s’ouvre, des rideaux de peupliers séparent les champs plantés en céréales ou en chanvre ; les oliveraies et les vignes s’étendent sur les terres moins humides des territoires nord et nord-est (villages de Berzé, Harasta, Douma). Consommés frais à la belle saison, ou mis en conserve pour l’hiver, les fruits et les légumes de la Ghouta suffisent au ravitaillement de Damas.
A l’est et au sud-est de l’oasis, une vaste zone de campagne ouverte, envahie par l’eau l’hiver, brûlée par le soleil l’été, s’étend jusqu’aux deux lacs, celui d’Ataïbé, déversoir du Barada, et celui de Hijané, déversoir de l’Aouajouaj, qui irrigue une vallée située quelques kilomètres au sud. C’est le Merj, ou « prairie », zone pauvre de pâturages et de cultures de céréales.
La Ghouta est, pour une bonne part, une région de petites propriétés, mais la bourgeoisie ou la classe au pouvoir à Damas a toujours essayé, à la fois pour l’agrément du séjour et pour les revenus qu’elles procuraient, de mettre la main sur les terres de l’oasis. Les grandes propriétés sont nombreuses surtout dans l’est et le sud-est de l’oasis et dans le Merj ; elles sont souvent exploitées en métayage, ou confiées à un représentant du propriétaire qui les fait travailler par des ouvriers agricoles.
Partout l’habitat est strictement groupé, en gros villages tassés sur eux- mêmes au centre de l’oasis, en fermes appelées « hoch », comprenant, groupés autour d’une ou deux cours, la maison du propriétaire, les logements des ouvriers et les dépendances ; ce dernier habitat indique la présence de grandes propriétés. La vie de la communauté est réglée par le tour d’eau ; pour chaque canal principal, un chaïkh al-nahr règle les éventuels conflits entre les villages, tandis qu’un châwî veille dans chaque village au respect des droits de chacun. »
Elle était belle, ta maman. Je l’imagine, toute fière de te serrer dans ses bras, tu avais ces yeux de braise, aussi flamboyants que le soleil sur le Riff, et puis tu ressemblais à ton père, et tes parents t’aimaient.
Elle passait tendrement la main sur tes cheveux tout brillants de la sueur de l’enfance, le soir, en te murmurant des comptines qui parlaient de palmiers et de mirages, d’espérances et de grand vent.
Ta maman, tu lui tenais souvent la main, parce que tu n’as pas toujours été ce guerrier sûr de toi, non, tu étais un petit garçon tendre et affectueux, et elle te nommait « habibi », et tu te cachais en riant derrière les coussins brodés, et elle te trouvait en éclatant de rire aussi, et à la tante Fatima elle disait toujours :
Tu vois, mon fils, comme tu le vois il ira loin, il sera docteur, ou peut-être avocat.
Ta maman, je ne sais pas très bien si elle t’a élevé dans les Quartiers Nord de Marseille ou dans un village de l’Atlas, ou peut-être sous le soleil d’Alep ou dans une rue fleurie d’Andalousie, mais je suis certaine d’une chose, c’est une maman, une de ces mamans douces et bienveillantes, qui t’a sans doute gavé de sucreries et de loukoums, qui a essuyé tes larmes, la nuit, lorsque tu faisais des cauchemars parce que le maître criait trop fort, et qui longuement t’a bercé pendant les fièvres de l’enfance.
Elle était belle, aussi, cette maman qui tenait la main de son fils sur les Ramblas. Elle sentait, elle aussi, comme sentent les mamans, tu sais bien, ce mélange de vanille et de fleur d’oranger, elle souriait à son petit garçon, et ce petit garçon te ressemblait, on aurait dit un jumeau de celui que tu étais quand tu tenais la main de ta maman, et il faisait beau sur Barcelone, et cette maman qui aurait pu, peut-être, pourquoi pas, par le hasard des rencontres, de la génétique, de la vie, être TA maman, cette maman tu l’as délibérément écrasée, comme on écrase un insecte nuisible d’un coup de pied rageur ; tu as tenu le volant entre tes mains et tu t’es imaginé être Dieu, tu as eu soudain le droit de vie et de mort sur cette femme qui avait enfanté comme ta mère t’avait enfanté et tu l’as réduite en bouillie, et son fils aussi, et tout ce sang rouge qui a coulé t’a mis en joie, puisque tu as continué, au volant de ta camionnette blanche.
Elle est magnifique, ta sœur. Tes parents l’ont appelée Nour, parce qu’elle a été la lumière de leurs vieux jours, et tu te souviens encore de la fragilité de ce petit être qui peu à peu est devenue cette gazelle souriante dont tous tes amis étaient fous amoureux.
Vous étiez si complices, t’en souviens-tu ? Je ne sais pas si c’était devant les dessins animés de TF1 ou sur la plage de l’Escala ou en courant dans les allées encombrées du souk, mais vous vous adoriez, et puis en grandissant vous avez lu les mêmes livres, c’est toi qui l’as accompagnée le jour de son entrée au lycée, tu étais fier et protecteur.
Ensuite, tu as tout fait pour qu’elle te suive dans tes cheminements, mais elle était têtue, la petite Nour, devenue Nour l’indomptable, elle se moquait même de toi quand elle te voyait partir de plus en plus souvent à la Mosquée, et elle t’a carrément ri au nez quand tu as voulu lui faire porter le voile intégral.
Mais tu es majnoun, frère ? Tu m’as bien regardée ? Je ne suis pas Beyoncé, mais je me sens bien comme ça, je me sens belle et libre, et je n’ai pas besoin de me voiler pour afficher ma foi. La lumière du Prophète brille dans mon cœur.
Est-ce à elle que tu as pensé, aujourd’hui, en fonçant sur ce groupe d’adolescentes en short, leurs belles jambes brunies battant gaiment le pavé des Ramblas, leurs cheveux au vent qui ondulaient tandis qu’elles chaloupaient en pouffant, se tenant par la taille ? Elles auraient pu être tes sœurs, belles, libres, jeunes et fières de leur beauté et de leur jeunesse. Chez elles, en Chine, en Belgique, en Allemagne, en Grèce, il y a sûrement dans chacun de leurs foyers un frère en train de hurler de douleur à l’idée que jamais plus il ne rira, un beau soir d’été, en regardant les étoiles, avec sa petite sœur. Parce que toi, au volant de ta voiture folle, tu as délibérément écrasé ces sœurs qui auraient pu être les tiennes, sectionnant leurs artères, brisant leurs os, réduisant leurs voix et leurs âmes au néant.
Et ton ami Juan, t’en souviens-tu ? Vous vous étiez rencontrés sur les bancs de la fac, ou peut-être dans un atelier de chaudronnerie, ou encore devant une agence pour l’emploi, à Perpignan, ou à Madrid, ou à Rome, est-ce si important ?
Juan, comme un frère pour toi. Tu te souviens encore de cette première soirée passée à regarder la Finale, vos cris, les bières partagées, parce qu’à cette époque tu n’étais pas le dernier à lever le coude, et puis votre virée en Andorre, et puis les vacances au camping vers Narbonne. Juan, toutes filles n’en avaient que pour lui mais tu n’étais pas jaloux, et vous pouviez parler des nuits entières, ou simplement rester là, au pied de la Cité, à fumer des pétards, à l’époque où tu en fumais encore, à moins que vous n’ayez partagé des manifs et des colloques…
Il était là, Juan, tu ne le savais pas, tu ne l’as même pas reconnu, de toutes façons cela fait des mois, des années que tu ne l’as plus vu, lui, ton presque frère, ton jumeau astral comme disait sa mère que tu aimais tant aussi, la douce Carmen, justement, elle se tenait devant ce petit magasin avec son fils que tu n’as pas reconnu car tout s’est passé si vite que quand tu l’as heurté de plein fouet et sa mère aussi, tu n’as rien vu, ni leurs visages soudain déformés par l’indicible douleur, ni leurs corps déchiquetés, tu as juste entendu le bruit épouvantablement sourd du choc et tu t’en es réjoui car tes nouveaux amis, les Barbus, t’avaient ordonné de faire le plus de dégâts possibles et tu as obtempéré, tu as donc aujourd’hui tué des mères qui auraient pu être ta mère, des enfants qui auraient pu être tes frères et sœurs et des jeunes qui auraient pu être tes amis, peut-être même Juan, ton ami, et moi je te demande comment tu en es arrivé là, ce qui s’est passé pour que le petit garçon tendre que tu étais, l’adolescent timide, le travailleur acharné, ou peut-être l’étudiant rêveur, ou encore le chômeur taciturne, mais sympa, serviable, toujours prêt à donner un coup de main, pour que ce fils, ce frère, cet ami devienne un assassin, un tueur en série, un tueur à gages à la solde des Mafieux de DAESH, et au-delà du fait qu’il est hors de question que nous cédions d’un pouce à l’asservissement de la terreur et que cette terreur devienne aussi douce qu’une habitude, j’exige de nos gouvernants qu’ils prennent la mesure des enjeux psychologiques de ces embrigadements, de ces détournements d’esprit qui font de nos jeunes des bêtes immondes.
Je ne sais pas où tu as oublié que ta mère t’avais aimé, jusqu’à trouver la force d’aller de sang-froid tuer des dizaines d’autres mères, je ne sais pas qui t’a ordonné de vouloir mettre ta sœur en cage et sous verre et sous voile et même, au-delà, d’oublier que tu avais aimé cette jeune fille jusqu’à aller en pleine conscience en écraser d’autres qui lui ressemblaient, je ne sais pas pourquoi tu as oublié que tu avais des amis qui comme toi riaient et buvaient de la bière en écoutant du rock pour t’imaginer aujourd’hui faire la justice en ce monde et assassinant tous ces jeunes qui innocemment s’amusaient sur les Ramblas, mais il me semble qu’il est urgent de renouer avec l’éducation, avec l’idée de la déradicalisation, car c’est possible, les Allemands et les Alliés nous l’ont prouvé après le nazisme, quand eux aussi ont réussi à transformer un peuple de délateurs zélés, de partisans illuminés et de racistes fous en une nation partenaire, respectueuse et engagée dans la défense des Droits de l’Homme et des valeurs de paix.
Je ne connais pas ton nom. Peut-être es-tu, ce soir, mort, comme l’assassin de ma ville rose, dont je n’écrirai même pas le nom, qui avait été tué après avoir abattu d’une balle dans la tête la petite Myriam, et les enfants du rabbin, et le rabbin, enfants qui là aussi auraient pu, qui sait, être ses petits frères, s’il avait vu le jour de l’autre côté du périf, sur l’autre berge de Garonne ou dans l’autre quartier de Jérusalem…Toutes ces vies croisées, celles des victimes et celles de leurs assassins, toutes ces explosions, tous ces hurlements, quand au départ il y a eu toujours la même histoire : celle d’une mère qui tendrement donne le jour et le sein à un enfant.
Une mère te pleure sans doute ce soir, toi, odieux meurtrier devenu enfant soldat de DAESH, toi qui as osé ôter tant de vies quand cette mère t’avait donné la lumière.
Je ne veux en aucune façon t’excuser, et je pense que si tu avais touché à un cheveu de ma famille je serais peut-être venue en personne t’arracher les yeux. Mais je souhaiterais que nos sociétés, en urgence, mettent en place des réflexions et surtout des actions efficaces de lutte contre la radicalisation.
Trois lumières. Trois lumières avaient guidé leurs pas depuis des millénaires : car les habitants de Lalesh, « le levain », au cœur de la vallée de Ninive, racontaient fièrement qu’ils vivaient au centre du monde, dans ce creuset où s’embrassaient la vieille Europe, l’Asie millénaire et les effluves du golfe arabo-persique…Et ils accueillaient les pèlerins yézidis avec une immense bienveillance, les guidant vers la grotte sacrée sise au fond du temple, vers ce lieu saint où il convient de se laver à l’eau lustrale de la source avant de jeter un tissu sur la roche et d’allumer la torche de vie.
Oui, les Yézidis aimaient à se dire les gardiens de ces frontières de sable et de roche, en leur pays sans nation, eux, le peuple sans terre, passagers de ce Kurdistan irakien, absorbeurs des lumières des grandes traditions qui certes avaient produit l’Histoire, mais au prix de tant de déboires que, somme toute, ils préféraient rester ce peuple du secret, à l’image de leur temple enfoui dans la montagne…
Salim et Adi, assis dans la grande tente de la Croix-Rouge, fixaient les trois lumières des lampes torches d’un regard vide de toute expression. Les deux frères, âgés de dix et quatorze ans, avaient sombré dans le mutisme depuis plusieurs semaines. Ils regardaient les lueurs aveuglantes des plafonniers, mais ne voyaient que la nuit. Cette nuit de terreur innommable qui durait depuis que les hommes de ce pseudo-État avaient détruit tout ce en quoi ils croyaient depuis leur enfance.
Là où régnait la douceur des mains maternelles, en ce pays de l’enfance, demeurait à présent l’aspérité des sabres qui avaient décapité leur père, leurs oncles, leur grand-père et tous les hommes du hameau proche de celui de Lalesh. Là où s’élevaient les mélopées des femmes lavant les tissus chatoyants au lavoir, hurlaient dans leurs mémoires les vociférations et les insultes de ces barbares sanguinaires qui s’étaient amusés à noyer tous les nouveaux-nés du village dans l’innocence de la fontaine. Là où brillaient les lampes du savoir transmis de génération en génération par une culture millénaire, ne balbutiait plus que le souffle opaque du vent, ce vent qui n’avait pas réussi à couvrir les plaintes et les cris des jeunes filles souillées à même la terre par les hordes incultes.
Un infirmier souleva la bâche de toile et sourit aux jeunes garçons ; il s’adressa à eux en anglais, car il savait qu’ils ne parlaient pas un mot de français, et leur expliqua qu’ils allaient être transférés de Calais au Luxembourg, dans un foyer qu’il nomma « Lily Unden ». L’homme parlait lentement, tentant de fixer l’attention des jeunes gens ; il leur dit qu’ils retrouveraient des gens de leur peuple dans ce foyer, qu’ils se sentiraient moins seuls. Il leur dit aussi que ce foyer était tout neuf et portait le nom d’une femme qui avait été arrêtée pendant la deuxième guerre mondiale et torturée à Ravensbrück. Elle avait été résistante. En entendant ce mot, Salim, l’aîné des garçons, tressaillit. Il se souvenait de cet homme, un très vieux juif, qui leur avait rendu visite au hameau ; c’était un ancien professeur qui faisait des recherches sur leur religion, et Salim se remémora les récits au sujet de ces enfants brûlés, de ces femmes torturées, de ces vieillards exterminés. Il releva la tête et parla, pour la première fois, s’adressant à l’infirmier dans un anglais hésitant :
Daesh is like Hitler. We have to resist.
Salim et Adi ne revirent jamais leur mère ni leurs sœurs. Ils apprirent, de longs mois plus tard, par une cousine ayant réussi à s’échapper, que les trois fillettes de six, huit et douze ans avaient été violées pendant plusieurs semaines avant d’être décapitées. Ils ne purent jamais savoir ce qui était advenu de leur mère adorée. Souvent, les deux adolescents plongeaient dans la souffrance sans nom de ceux qui ont perdu jusqu’à leur ombre, orphelins même du soleil. Mais lors de leur séjour au foyer Lily Unden, juste avant leur départ pour une nouvelle vie, ils eurent la chance de prendre quelques cours d’histoire européenne tout en apprenant des rudiments de français. Et un soir, dans la petite chambre lumineuse que les deux frères partageaient, en observant les hirondelles tournoyer dans le ciel d’azur qui ressemblait tant à celui qui surplombait leur ancienne vie, Adi dit à son aîné, le dardant de ses yeux de braise qui semblaient briller à nouveau de l’incandescence de l’enfance :
L’Europe, l’Asie, la Perse : trois civilisations. Le Luxembourg, la Lorraine, la Sarre : trois régions.
Salim prit son petit frère dans les bras et lui chuchota à l’oreille qu’il l’aimait et qu’il ne le quitterait jamais. Sous la nuit étoilée du printemps qui berçait le Limpertsberg de ses parfums entêtants, le jeune homme sourit.
***
La frêle embarcation tangue dangereusement. Alganesh tente de s’agripper à un cordage, mais c’est presque impossible d’une seule main. Dans son bras droit, elle serre sa petite Sofia, blottie dans le pagne multicolore, sa princesse, son étoile, dont les prunelles d’un noir de jais observent le dôme immense du ciel obscurci par la tempête. Ils sont si nombreux, sur ce rafiot de misère, parqués par les passeurs de mort dans ce qui n’a de bateau que le nom, ballottés par les vagues qui se font océanes, mourant de soif, hébétés par la faim et la peur, que la jeune femme n’espère même plus une issue heureuse à sa fuite.
Pourtant, elle le sait, c’était la seule solution. Ses deux frères et son père ont péri dans les geôles érythréennes, torturés au camp d’Eiraeiro, et elle a vu mourir le père de son enfant sur la place de leur village, ne devant son propre salut qu’au sacrifice de sa mère qui s’est mise en travers des exactions de la barbaresque du régime. « Ade », a hurlé la jeune femme en voyant les coups mortels abattre celle qu’elle chérissait…Alganesh a accouché seule, dans l’immensité du mont Soira, hurlant en silence sous les roches tutélaires, avant d’embarquer pour cette Europe salvatrice en compagnie de centaines de compagnons d’infortune, son enfant accrochée à son sein et sa vie entière piétinée par la dictature.
Elle sait encore le goût des galettes tendrement confectionnées par sa sœur aînée avant que celle-ci ne soit violée et assassinée par les milices. Elle se souvient des palabres des Anciens au pied du dragonnier, et des courses folles des antilopes, gracieuses et libres, comme elle l’était quand, petite fille, elle rêvait de rejoindre les combattantes du FPLE…Elle revoit le ciel rouge de son Afrique bien-aimée, de ce continent qui n’est que pillages et destructions, comme si l’Histoire avait enchaîné les hommes aux fers d’un éternel retour de l’horreur, alors que cette terre nourricière regorge de mille richesses et des chatoyances infinies de cultures ancestrales…
Rouge, justement, la coque de ce vaisseau de pirates. Le choc frontal fait vaciller l’embarcation déjà épuisée par le poids des migrants. Noire, l’eau trouble envahie de cris et de terreurs. Jaune, la lune, dont l’incroyable placidité contemple le naufrage de ce radeau de la méduse plein de bruit et de fureur. Alganesh coule à pic, son enfant chevillée à son pagne, mère et fille suffoquent de concert ; autour d’elles des visages grimaçants s’entrechoquent sous la cale putride, et bientôt Mare nostrum sera à nouveau un cimetière.
Mais soudain une main solide perce le bois détrempé de ce vaisseau-cercueil et attrape la jeune maman par ses tresses. Elle aspire une grande goulée d’air en remontant à la surface, bientôt la petite Sofia est enveloppée dans une étoffe noire, rouge et or. Car le navire des sauveteurs bat pavillon allemand, et c’est dans un drapeau que les marins, émus, ont emmailloté le nourrisson transi.
Alganesh va bientôt partir vivre à Bruxelles, chez une cousine retrouvée par les services sociaux. Elle rêve déjà des pralines, du Gouda aux herbes qu’elle adore et des couleurs bigarrées d’Ixelles, cette corne de l’Afrique brusseloise…Aujourd’hui, elle a laissé son bébé aux joues potelées à une amie irakienne, dont le rire communicatif résonne comme une brise printanière dans la grande salle décorée de fleurs et de lapins du foyer de Saarbrücken. Car ce soir, ce ne sont pas les fossettes de son enfant qu’elle admirera, son émerveillement toujours renouvelé d’avoir réussi à quitter l’enfer. Non, cette nuit du 11 avril 2015 est celle de sa rencontre avec la musique de l’orchestre symphonique, grâce au réseau d’entraide aux réfugiés « Ankommen », qui permet à tout un groupe d’Érythréens, d’Irakiens et de Syriens de plonger dans l’univers des cordes et des cuivres…
La cinquième symphonie de Tchaïkovski emporte Alganesh loin, très loin de la Sarre ; les violons lui chantent les voix douces des ancêtres, les hautbois lui jouent les couleurs ocres des vallées, la contrebasse lui réchauffe le cœur comme un ardent soleil d’Afrique…Certes, ce qui était n’est plus. Mais ce qui adviendra sera. Alganesh est vivante, et son enfant aussi. Elle se tient bien droite, radieuse, belle comme la Reine de Saba.
***
Hassan…Hassan ne jouera plus jamais de piano. Il le sait, puisque la bombe a détruit non seulement le salon qui abritait son instrument, mais aussi ses deux bras. Il hurlera de longues, interminables heures, coincé sous les décombres, allongé près des cadavres de ses parents et de sa grande sœur, les mains, ces mêmes mains qui, quelques heures auparavant, jouaient Chopin et Ed Sheeran, atrocement mutilées. La nuit syrienne sera zébrée d’éclairs. Au matin, quand les sauveteurs déblaieront les gravats et les morts, ils pleureront tous, en voyant le fils du professeur de musique, seul survivant, mais privé de l’usage de ses bras, orphelin du monde.
Hassan n’ira pas à l’enterrement de sa famille. Il sera sur un brancard de fortune, lacéré de souffrances, éventré de désespoir. Il entendra d’autres bombes siffler sur la ville, mais aussi les hurlements des blessés et les gémissements des mourants. Il respirera l’air vicié du dispensaire et imaginera les linceuls blancs de ses proches, déposés à la hâte dans cette terre sans cesse retournée, qui n’a plus assez d’espace pour accueillir les trop nombreuses victimes.
Le jeune garçon ne reverra aucun membre de sa famille éloignée, car dès le lendemain il sera évacué par un convoi qui le conduira au-delà des cèdres et des pierres blanches de son village. Il sera ballotté de camion en bateau, de navire en train, de camp en asile, de foyer en hôpital, quand les plaies de ses moignons se seront ouvertes mille et une fois. Il criera des nuits entières en réclamant sa mère, lui, le garçonnet de cinq ans qui jouait certes Mozart, mais qui aimait plus que tout les caresses maternelles sur son beau front intelligent et les chatouilles de son père adoré.
Il oubliera jusqu’à son prénom au fil des traumatismes, il manquera couler à Lampedusa, rencontrant, une froide nuit de décembre, une belle jeune femme portant un bébé ceint d’un drapeau allemand, mais il se souviendra longtemps du baiser très très tendre que cette maman lui fera sur ses joues mouillées de larmes, lui psalmodiant une mélopée qui le calmera le temps d’une nuit. Il arrivera à Calais, et partagera un repas avec deux garçons qui semblaient être des frères. Le plus âgé le soulèvera jusque dans un fauteuil, au centre de la tente, et le plus jeune cherchera une cuillère qu’il portera patiemment à la bouche d’Hassan, le nourrissant gentiment en lui racontant des histoires drôles en anglais pour le faire sourire.
Un jour, Hassan sortira de l’hôpital avec des prothèses, car il aura pu profiter des soins d’une association qui, depuis des décennies, soigne les blessés de guerre. Il aura repris du poids, il aura appris de nombreuses phrases en français, il sera hébergé dans un centre de rétention messin, grâce à l’Ordre de Malte. Sa première rentrée se fera dans un cours préparatoire de primo arrivants, et il deviendra vite la coqueluche de l’école en jouant du piano avec ses prothèses. On le surnommera « Hassan aux mains d’argent » …
Les nuits seront difficiles, de longues années durant, même lorsqu’Hassan vivra en famille d’accueil. En rêve, il reviendra vers la lumière aveuglante d’Alep, et toujours respirera le parfum des oliviers et des cèdres du Liban. Souvent, il se réveillera en larmes, juste avant d’avoir pu jouer Chopin avec ses véritables mains, ou juste avant le baiser de sa maman.
Mais peu à peu il deviendra un grand garçon, un bel adolescent aux yeux de braise, un étudiant brillant, un pianiste de renom, un homme politique engagé, un père de famille épanoui, un citoyen français fier de ses origines, un européen convaincu, et un habitant heureux du Sarr-Lor-Lux. Il épousera une jeune fille nommée Sofia, d’origine érythréenne. Et se liera d’une amitié indéfectible avec deux frères venus du Kurdistan irakien, retrouvés lors d’un concours de piano à Bruxelles, qui, eux, se souviendront de leur première rencontre, alors qu’Hassan aura occulté ce souvenir. Bien après le repas partagé à la friterie de l’avenue Louise, ils seront ses témoins de mariage.
***
Ce jour-là, dans l’éblouissante lumière estivale, comme si le ciel de Bruges fredonnait d’allégresse, on a entendu des chants africains chantés par la chorale de la mère de la mariée. Puis sont récitées des prières yézidies venues du fond des temps et du cœur intime des hommes. Enfin, avant de se lever pour rejoindre la mariée sous les youyous des invités, Hassan jouera, au piano, l’Hymne à la joie.
» Le 22 juillet sera toujours le jour de mon anniversaire et celui où des vies ont été prises à Utoya. On n’honore pas les morts avec de la tristesse, on les honore en aimant et en donnant du sens à sa propre vie. »
Kjetil Lindstrom
Texte écrit il y a quatre ans, après la fusillade de Norvège
Bon, je sais pas vous. Moi, j’ai dormi deux heures, d’un sommeil agité et confus.
Bien sûr, la Somalie, tout ça. Et puis chaque catastrophe est atroce, les souffrances ne sont pas quantifiables, entre un crash aérien, un accident, un enlèvements avec démembrement – une nouvelle spécialité hexagonale…
Mais quand même, l’idée de tous ces gamins confrontés à un mixt de Scream et d’Elefant, alors qu’ils étaient juste venus se colleter à des idées en faisant griller des chamallows en bord de fjord, ça me terrifie.
Les chaînes d’info françaises, au réveil, étaient déjà sur le Tour et les bouchons. Par contre, que ce soit Sky, CNN ou les chaînes allemandes, le reste du monde, lui, racontait.
Racontait le calme méthodique d’un seul homme sur cette île d’Utoya, sa façon d’avoir amadoué les adolescents – car il s’agit d’enfants, d’ados, entre 16 et 22 ans…- puis de les avoir alignés en cercles, et abattus froidement, avant de commencer à les chasser, oui, chasser comme du gibier ; ils ont couru, vers les bosquets, les rochers, certains ont tenté de grimper sur des arbres, d’autres sont partis à la nage.
Mais il en a « eu » plus de 80…Vous imaginez ? Les images sont terribles, on distingue ce matin quelques canots, des tentes abandonnées, des couvertures de survie.
Et tout ça pour assassiner le cœur même de la démocratie.
On parlera peut-être de folie, mais il semblerait que cet homme soit proche des « milieux d’extrême-droite » et qu’il ait voulu, en massacrant ces innocents, faire un exemple. S’attaquer à la liberté d’esprit de son pays. A son pacifisme. A cette Norvège emblématique du Nobel de la Paix.
Je crains fort qu’il ne fasse des émules, et qu’ailleurs dans le monde d’autres illuminés ne se rendent compte combien il est facile de faire sauter un quartier ou de déboulonner toute une colonie.
Car je pense aussi à cette secrétaire d’Oslo, que j’imagine autour de la trentaine, elle venait de poser ses congés, et elle bouclait ses dossiers au ministère, avant de partir avec ses petits-enfants vers l’Atlantique…Ou à ce jeune parlementaire, qui ne votera plus jamais…L’attentat contre le ministère est épouvantable aussi, par son impact énorme, par sa puissance d’action.
Mais l’abjection, je la ressens surtout dans cette attaque physique et déterminée envers ces jeunes gens plein de fraîcheur et d’idéal, de projets et de joies, qui s’étaient rassemblés dans l’allégresse et la réflexion, dans l’envie de faire bouger les choses, de participer à la marche démocratique de leur temps. (Et je me demande si, en France, nous arriverions à ce chiffre de 700 participants pour un seul parti, quand je repense à mes propres élèves, si peu concernés par le Printemps arabe ou par Fukushima…)
De Beslan aux écoles de Rio, les Booling for Columbine du réel sont légion, mais cette fusillade-là dépasse, par son ampleur et sa préparation, toutes les autres, et confine à ce que nous pensions avoir dépassé depuis la fin du national-socialisme… On peut prononcer le terme d’extermination.
Car cet homme a voulu exterminer, éradiquer, débarrasser un pays de sa jeunesse, de son avenir démocratique. Et il convient de se demander comment de telles idées parviennent, au cœur même de l’Europe, dans un pays où la tolérance est de mise, à faire leur chemin.
Avant qu’il ne soit trop tard, il me paraît urgent de nous retrousser les manches ensemble et sérieusement, d’éclairer, de rassembler, d’éduquer, avant que la violence n’envahisse nos quotidiens de petits Européens tranquilles…Car tout est lié dans notre monde qui paraît devenir fou, des attentats aveugles sur les marchés aux déséquilibrés qui enlèvent et assassinent à qui mieux mieux, de ces images de violence qui tournent en boucle sur le net aux séries TV faisant une sourde apologie du crime et de l’immonde…De tels événements, mélangeant en quelques heures des images cinématographiques de films d’horreur et celles que l’Europe ne pensait connaître que par les médias, placent soudain nos démocraties au cœur même d’un marché de Bagdad et d’un film à sensation: l’enfer est à nos portes.
Il semblerait que l’Homme, à l’ère où il est enfin devenu capable du meilleur, puisque nous savons soigner, prévenir, guérir, communiquer…, retombe inéluctablement dans le pire, dans l’absurde, dans l’abject.
Je forme pourtant naïvement le vœu que ces jeunes Norvégiens ne soient pas morts pour rien.
Je forme le vœu que dans toute l’Europe, dans le monde entier, des gens se mettent ensemble pour parler, réfléchir, éduquer, éclairer.
Je forme le vœu que ces jeunes ne soient jamais oubliés, que des partis politiques, des rues et des places portent leurs noms, leurs prénoms, que dans un siècle on sache que c’est à partir du 22 juillet 2011 que le monde aura changé, que les hommes se seront mis ensemble pour avancer et pour s’aimer.
« Je porte mes blessures avec dignité, parce que je les ai reçues debout, pour quelque chose en quoi je crois, pour la Norvège. «
Ylva Schwenke
« Amis bien-aimés,
Ma Loulou est partie pour le pays de l’envers du décor, un homme lui a donné neuf coups de poignard dans sa peau douée. C’est la société qui est malade, il nous faut la remettre d’aplomb et d’équerre par l’amour et l’amitié et la persuasion.
Sans vous commander, je vous demande d’aimer plus que jamais ceux qui vous sont proches ; le monde est une triste boutique, les cœurs purs doivent se mettre ensemble pour l’embellir, il faut reboiser l’âme humaine.
Je suis maintenant très loin au fond du panier des tristesses. On doit manger chacun, dit-on, un sac de charbon pour aller en paradis. Ah ! Comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, comme ce serait doux les retrouvailles.
En attendant, à vous autres, mes amis de l’ici-bas, face à ce qui m’arrive, je prends la liberté, moi qui ne suis qu’un histrion, qu’un batteur de planches, qu’un comédien qui fait du rêve avec du vent, je prends la liberté de vous écrire pour vous dire ce à quoi je pense aujourd’hui : je pense de toutes mes forces qu’il faut s’aimer à tort et à travers. »
Sculpture en haut de l’Escalier Monumental à Auch -32. Jaume Plensa, photo Aussenac.
À l’heure où je reviens sur ce texte, en ce 21 avril 2015, ce ne sont plus 400 mais 900 morts que l’on dénombre dans le dernier naufrage…Avec seulement 27 survivants…
« Aujourd’hui, C’est l’anniversaire du naufrage du #Titanic.
En 2014, 3400 migrants sont morts en Méditerranée.
Ce tweet d’Amnesty France est presque l’un des seuls à relayer l’information…Oui, c’est vrai, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le Titanic heurtait un iceberg…Et le naufrage du paquebot provoqua la mort d’environ 1.500 personnes.
Mais surtout, cette semaine, 400 migrants seraient morts dans le naufrage de leur embarcation de fortune, 400, oui, en une seule fois…Plus que lors du naufrage de Lampedusa. Ces morts-là n’ont pas eu droit aux gros titres, ni dans la presse, ni dans les JT. Ce soir, sur France 2, au 20 heures, le flash info à leur sujet a duré moins de 5 minutes…La Twittosphère leur accorde, deux jours après le drame, moins d’une cinquantaine de commentaires, le #migrants faisant bien moins recette que les #JesuisCharlie et autres revendications empathiques…
Si les Kenyans, à juste titre, se sont offusqués du silence du monde autour de la barbarie anti-chrétienne de Garissa, les migrants, eux, n’ont apparemment personne pour pleurer leur disparition, malgré le chiffre abyssal des morts de ce dernier naufrage…La presse et les médias, d’ailleurs, s’intéressaient ce soir davantage aux remous politiques provoqués en Italie par l’afflux massif des réfugiés qu’à ce drame quasi banalisé.
Et pourtant: #400notjustanumber!!!!!
400 personnes, ajoutées aux 3400 disparus de 2014, 400 vies humaines, n’est-ce pas suffisant pour s’indigner, pour créer un « mot-dièse », et surtout pour réfléchir aux causes et aux solutions de ce qui n’est pas un « problème », mais une honte, une barbarie, un scandale, une abomination?!!
Bien sûr, nous sommes loin des 200 000 à 250 000 victimes des années soixante-dix, lorsque les boat people quittaient le Vietnam pour s’entasser dans des camps de fortune, périssant eux-aussi de façon dramatique et systématique…
Pourtant, s’il faut s’indigner en termes mathématiques, 400 personnes, c’est plus que les victimes du pilote kamikaze…C’est autant que les jeunes filles nigérianes enlevées par Boko Haram…C’est plus que les victimes de la barbarie de Garissa…
Mais ces morts-là ont sombré dans le silence de la mer. Je pourrais écrire une belle métaphore, car en notant cette phrase m’est venue l’image sublime du film « The piano », quand la jeune femme sombre, elle aussi, attachée à son piano, avant de réussir à remonter vers la lumière et vers la vie…
Mais ce n’est pas ainsi que ça s’est passé, là-bas, dans les eaux bleues de Mare nostrum…Non, je crois qu’il y a eu des hurlements atroces, des luttes terribles, des coups, des scènes d’une violence inimaginable. Je crois que seuls les plus forts et les plus chanceux ont pu s’en sortir, s’accrocher à leur rafiot, tandis que les autres coulaient, s’étouffaient, se noyaient.
Je crois que des mères ont vu s’éloigner leurs nouveaux-nés aux yeux révulsés, je crois que des enfants ont agité en vain leurs gambettes pour tenter de rester à la surface de l’eau qui tue, je crois que cette eau a peu à peu envahi leurs yeux exorbités, leurs bouches hurlantes, et qu’elle gonfle à cette heure leurs corps déformés, leurs petits corps dont nul, déjà, ne veut se souvenir.
Je crois qu’il y avait là des jeunes femmes à la beauté sublime, qui quelques jours auparavant peut-être riaient en faisant des tresses à leurs cousines, malgré les famines, les peurs, les guerres. Je crois qu’il y avait aussi des vieillards, fatigués, mais encore en voie d’espérance. Je crois qu’il y avait beaucoup d’enfants seuls, j’en suis certaine, même, puisque les organisations humanitaires ont confirmé ce fait, qui seront morts donc sans même avoir croisé une dernière fois le regard d’amour d’une mère ou d’un père.
Que sommes-nous devenus de ne pas nous indigner davantage, quand nous sommes si empreints encore de ce satané « esprit du 11 janvier » qui ne sert plus qu’à Hollande les soirs de catastrophe, quand nous descendons dans la rue pour défendre nos salaires, le latin, ou le tiers-payant ?
J’espère que cet été, quand vous verrez l’un de vos enfants boire la tasse sous une de nos belles vagues atlantiques, et que vous le récupèrerez, tremblant, crachant, mais vivant, vous aurez une pensée pour tous ces petits africains qui dorment pour l’éternité dans la mer alliée au soleil.
PS: Voir des dizaines, centaines de #Chloé en ce 16 avril, et rien pour #400notjustanumber, pour les 400 #migrants…Ouvrir les yeux…La bête qui a tué l’ange fait en même temps payer des centaines d’innocents…Double peine pour ces oubliés…
Décidément, ces temps-ci, je vous parle beaucoup de la Place Pinel. Peut-être parce qu’elle est importante, cette place-cœur d’un monde, cette place qui m’accueillit dans mon nouveau quartier avant même que je ne m’y installasse, charmée par son kiosque unique au monde, à la coupole retentissante et aux piliers aux murmures…- un écho extraordinaire résonne lorsque vous vous trouvez au centre du kiosque, non perçu par l’extérieur, et donc antithèse de l’idée-même du « kiosque à musique », tandis que lorsque vous chuchotez devant un pilier, votre voix sera perçue devant le pilier d’en face, claire et aussi radieuse que les petits matins sur l’herbe aux platanes…
Hier, donc, essayant mes bâtons de Nordic Walking à l’heure où blanchit à nouveau la campagne (en fait, des faux bâtons, juste des bâtons de randonnée, mon escarcelle étant frileuse et Décathlon peu achalandé…), je marchais le long de nos allées, écoutant le vacarme gracieux des merles et des enfants perchés qui dans le faite des tilleuls, qui en haut du toboggan, lorsqu’il vint vers moi, sautillant et blessé, vilainement amoché par quelque Raminagrobis ou Médor affamé…Il tremblait, mais pas de peur, juste de mal, de détresse, et j’ai eu envie de lui dire ce que le Maître dit à Jane Eyre :
– Venez, Jane, petit oiseau blessé, dans ma main… »
( « – Jane, be still; don’t struggle so, like a wild frantic bird that is rending its own plumage in its desperation.
_I am no bird; and no net ensnares me; I am a free human being with an independent will, which I now exert to leave you. »)
Je m’arrêtai, le regardai, incapable de l’aider. Lorsque je suis repassée par la place, plus tard, je vis un homme en vélo, distrait, lui rouler sur le bec, avant de stopper, et de courir, lui aussi, vers l’oiseau qui ne s’était pas écarté…Le crépuscule enveloppait les platanes de sa pénombre apaisante, mais nous pouvions encore lire cette étrange demande dans les yeux noirs de l’oiseau, qui venait vers nous, les hommes, vers ces grands prédateurs, en quémandant notre aide.
J’ai alors tenté en vain de joindre la LPO, tandis qu’une dame, accompagnée de trois chiens qui auraient pris un petit apéro, m’a dit que c’était inutile, que ce petit allait mourir.
Et ce matin, alors que j’allais vider mon verre, puisque je suis nantie d’un ado altermondialiste qui pratique la police du tri avec une main de fer, je le vis, dans le fourré, les pattes en l’air et l’âme disparue par-dessus nos millions de toits roses…
J’ai alors décidé de l’enterrer. En pensant aux leçons de choses de notre ami Yves le Pestipon, éminent professeur de khâgne et féru de littérature –je vous recommande chaudement la lecture de son passionnant « Oublier la littérature ? »
Récemment, une conférence a même réuni les afficionados au Vieux Temple, et on y a appris les fondements du rite de la « pinélisation », quand il s’agit de disséminer poétiquement la terre de notre Place Pinel…
Je suis dit que j’allais, rebelle que je suis, faire une anti pinélisation, emmenant du terreau à cette terre poétique, offrant à la terre pinélienne le corps de ce bel oiseau en lui accordant aussi une digne sépulture, et en lui évitant de finir dévoré…
Ce faisant, je pensais aussi à l’enfance, d’autant que j’avais fait pèlerinage à Albi dimanche, et revu ma voisine Monique, avec laquelle nous enterrions grillons, tortues et canaris sous les laurines du jardinet, leur confectionnant de jolies tombes avec des morceaux de mosaïques, apprivoisant ainsi et le temps et la vie…
Et me voilà rentrer, ramener sur la place un petit linceul aux couleurs de l’Afrique, creuser une petite tombe avec une cuillère en bois et déposer délicatement l’oiseau en sa dernière demeure.
Il est donc retourné à la terre, celui qui ne savait plus voler. Humble parmi les humbles, solitaire, enterré comme un soldat inconnu, dans la belle fosse commune de notre Place Pinel. Pas d’honneurs militaires, ni d’articles dans les journaux, pas de deuil national, juste une mise en bière, puis en terre, comme pour tous ces hommes qui passent, naissent, vivent et meurent sans bruit, dans l’assourdissant silence des sans voix.
Je pensais à ce grand patron dont le pays pleure les milliards, je pensais aux victimes de toutes ces calamités qui tuent les Africains quand l’Occident en tremble, je pensais à toutes ces femmes et à ces enfants innocents que la folie des hommes détruit, et je me disais que ce petit animal avait, lui aussi, mérité sépulture.
Que sa mémoire vole vers cent mille soleils. Et notre Place Pinel, elle demeure.