Pas seulement pour traverser en venant garrigues et citadelles du vertige, pour découvrir ce grand bleu insolent, pour me perdre dans la douceur des sables… Pas seulement pour voir miroiter les plages infinies, pour écouter le cliquetis des mats dans le port, pour rêver aux mers lointaines en marchant Quai d’Alger…
Pas seulement pour grimper à l’assaut du Mont Saint-Clar entre blancheurs et effluves de pins, pour cueillir folle avoine autour de la tombe de Jean Vilar au Cimetière Marin, pour sentir la moustache de Georges me chatouiller la mémoire…
Pas seulement pour arpenter la jetée que foulèrent des cohortes de survivants en espérance, pour passer ma main sur la plaque du souvenir de l’Exodus, pour imaginer le grand vaisseau porteur d’horreurs et de renaissances… Pas seulement pour frémir en voyant les jouteurs au canal, pour déguster tielles et sardinades, pour m’étourdir de fauves et pastels au gré des galeries… Pas seulement pour sourire devant la plaque de la rue « Du Maire Aussenac », pour m’inonder de beauté au musée Paul Valéry, pour m’extasier devant les richesses du MIAM…
Non, quand j’irai à Sète, peut-être, si Dieu me prête vie comme disait ma grand-mère, et, surtout, si mes poèmes ne dorment pas seulement en tiroirs, ne demeurent pas cantonnés dans quelque revue française ou occitane, ne se partagent pas simplement au gré de Jeux Floraux toulousains où je fus double lauréate et de pages internet, mais trouvent un port en quelque recueil ayant pignon sur plage, alors ce sera pour être non seulement spectatrice, mais invitée aux Voix Vives…
Bien sûr, je rêve un peu… Car ma poésie est plurielle, aussi variée que les lumières qui tamisent les couchants sur les étangs, passant de l’alexandrin aux aphorismes, du vers libre au sonnet… Sans doute devrais-je apprendre à me plier aux contraintes de la modernité et de l’épure, comme me le hurla un jour Serge Pey en m’admonestant lors d’une conférence auscitaine… Mais, que voulez-vous, je ne m’y résous pas, trop attachée à ma liberté et à mon éclectisme, les mêmes qui me font me pâmer devant Bach ET le jazz, me délecter de maîtres flamands ET d’impressionnistes…
Un jour, oui, j’irai à Sète, pour me trouver de l’autre côté des bancs et des parasols… Peut-être aurai-je la joie de lire quelques extraits de « Garonne est une femmes amoureuse », mon opus qui scintille au fil des eaux vécues et rêvées de mon existence -oui, ces textes cherchent édition !! … Ou le bonheur de faire une conférence autour de mon essai « Rose Ausländer, une grande voix juive de la Bucovine », paru le premier juillet aux éditions Le Bord de l’Eau, en lisant aussi mes traductions de Rose, ma Rose lumière qui aimait tant la Méditerranée et qui l’a chantée dans de nombreux poèmes… Ou la chance de présenter mon projet en cours de montage, « Mare nostrum », qui tricote voix vives de l’ensemble du pourtour méditerranéen, puisque j’y ai rassemblé des traductions dans presque toutes les langues du bassin, du Catalan à l’Hébreu, de l’Italien au Romani…, fédérant autour de l’un de mes poèmes les accents modestes d’amis et de camarades de mon fils et les éclats miroitants de poètes et d’universitaires reconnus, en un puzzle d’allégresse en ode à notre mer, à la paix et aux rencontres…
Un jour, j’irai à Sète, Nausicaa rêveuse, et je n’aurai plus peur. La lumière éblouira mes pages et, le cœur empli de sables et de rencontres, je saurai que le temps est venu du partage.
Ce texte avait, il y a quelques années, remporté le concours de nouvelles de la ville de Brive sous le titre « La robe orange ».
La lettre de Jacques
« Quelques mots, encore suffisamment à chaud, pour te dire combien cette soirée-nuit me fut agréable, flatteuse, inquiétante… »
La lettre de Jacques est toujours dans le tiroir de ma table de nuit. Les soirs de pleine lune ou de grande solitude, je la touche du bout de l’âme, comme on caresse un chat qui ronronne…Je la connais par cœur, elle me dit à la fois que je ne peux être aimée, mais que je le serai un jour, elle m’est souffrance et espérance.
Jacques était, est toujours d’ailleurs, le guitariste et accompagnateur d’un poète de mes amis. C’était une de ces nuits d’hiver où l’on a envie de faire fondre la neige, où le printemps frappe furieusement aux vitres embuées. J’avais mis ma robe orange, celle qui sent déjà l’été, elle respire comme une nuit de la musique, elle flamboie comme un feu au parfum de sanguine. J’ai couru dans Toulouse pour rallier ce petit estaminet où se donnait une soirée « poésie et érotisme », et j’ai découvert Jacques, timide et tendre, un peu le faire valoir de mon ami, son double et son miroir…Il y avait surtout des personnes âgées, un peu choquées, mais faisant mine de ne pas l’être, et mon farceur et très coquin de Yannis jouait avec le feu du verbe et des chairs, en corps à corps poétique, son regard aiguisé fouillant les corps devenus temples de l’âme et des mots.
Lors de notre première rencontre, je m’étais immédiatement interdit tout sentiment et toute attirance pour ce baladin incroyablement charismatique, séducteur impénitent, depuis peu en couple avec une non moins sulfureuse artiste. Ce soir là, il rayonnait de son aura habituelle, mais je n’avais d’yeux que pour ce Jacques, dont l’allure simple et dégingandée et le visage de Bee Gees me bouleversaient, tout comme sa voix, son jeu et ses regards. Puis nous nous assîmes pour partager une pizza, et je me souviens surtout du moment où Jacques me regarda dans les yeux et m’assura, si sérieusement, comme j’avais demandé du miel sur ma pizza quatro, que puisque l’on me surnommait« Bienchen », petite abeille, en allemand, je devais piquer les cœurs…
« Je garderai le souvenir de ton élégance colorée, de la finesse de ton esprit, de l’acuité de ton humour, de la tension palpable de ton émotion vibrante et d’une forme de détresse désespérée et polie… »
La nuit était bien entamée, déjà arrosée au Tariquet et toute bruissante de mots, et nous n’avions, tous les trois, aucune envie de nous quitter. Ils me raccompagnèrent, puis montèrent boire un dernier verre dans mon petit appartement du quartier des Demoiselles. C’était une de ces nuits valise où s’entassent tous les vêtements d’une vie, on les plie soigneusement, on les déplie, on se demande si on les amène en vacances ou si on les laisse au placard…Une de ces nuits compartiment de train, lorsque se retrouvent en huis clos délicieusement obscur, rythmé par quelques arrêts et crissements de frein,-« Mesdames et messieurs, notre train est arrivé en gare des Aubrais »- des passagers qui parleront jusqu’au petit matin, lorsqu’une gare parisienne avalera dans son anonymat les confidences nocturnes…
J’étais meurtrie, je venais de vivre une terrible expérience d’abandon, cumulée à celle d’un deuxième divorce difficile. Je faisais ma forte, ma Wonder Woman, ma cheftaine toujours prête à remonter le camp, ma working girl d’avant le onze septembre, celle qui croyait encore à l’Amérique. Je riais, mais en même temps j’expliquais que je ne voulais plus jamais aimer. Yannis, lui, le don juan du Lauragais, souriait de son air de Chat Murr et nous observait, Jacques et moi, comme un chercheur analyse ses souris blanches. Nous devenions un laboratoire expérimental. Jacques et moi étions visiblement en train de vivre un coup de foudre, et Yannis, libertin impénitent, nous titillait afin de nous voir passer à l’acte.
Mais Jacques vivait en couple. Et n’avait en aucune façon l’intention de déroger à ses règles d’engagement. Quant à moi, partagée entre mes meurtrissures et l’émerveillement de la découverte, j’osais lui avouer au fil de la nuit qu’il me plaisait, beaucoup, mais que je ne croyais plus du tout possible qu’un homme me rendre heureuse. Je me sentais comme une midinette en vêtements gothiques. Mon cœur guimauve battait soudain très fort, alors que j’étais certaine de l’avoir enfermé dans un cercueil plombé.
« Sache aussi que ta ‘déclaration’ a arrosé un narcissisme incertain qui s’en est trouvé quelque peu renfloué.
Éloigne de toi que ton comportement ait pu me choquer. J’ai trouvé extrêmement touchante cette parole sans détour et indifférente aux convenances. »
L’aube approchait. Il y eut des vers et des rires, des fou rires et des frôlements, des airs de jazz très tendres et comme une dernière danse, peu à peu l’espace se rétrécissait et nos barrières tombaient, Yannis s’éclipsa pour téléphoner et nous laisser en proie à l’ultime tentation, je pouvais sentir battre le cœur de Jacques comme battent les cœurs des statues des « Visiteurs du soir », mais seuls nos regards s’embrassèrent, s’embrasèrent.
« Un rien peut-être te sépare-t-il d’autre chose et du commencement d’une histoire différente, dans laquelle le sourire, les matins légers et les nuits incandescentes auraient leur place…Tu vois, ce qui est arrivé hier prouve que tout est possible. Le fait que, pour diverses raisons, je ne sois pas disponible, ne me contredit pas et n’y change rien.
Ne vis surtout pas cette soirée comme un nouvel échec ou le sombre d’une triste continuité. Garde le souvenir d’une rencontre riche et belle qui ne présage que du meilleur pour toi… »
J’ai écouté Jacques. Le petit soldat s’est remis en route, malgré le plomb tout fondu. Il y a eu les guimauves et les meurtrissures, et ces petits matins légers et ces nuits incandescentes jetées en pâture aux acheteurs, il y a eu les appels d’offre sur le net et les rencontres d’infortune, et les perles aux cochons avec des mots cristal au milieu du souffre, et les blessures, les mensonges, les trahisons. Savoir séparer le sublime du sordide, oser vivre, tout simplement…
Et je garde la lettre de Jacques. Là, tout près de mon baldaquin et du ciel de lit étoilé, et dans mon cœur, qui dégouline toujours comme du chocolat chaud sur des profiteroles, prêt à être dégusté, dévoré, aimé.
« Je sais la facilité de cette parole mais aies confiance. Tu as des trésors à offrir. Tu es une femme éminemment précieuse, charmante, lucide, drôle…Va ton chemin et fais mentir les pensées qui te font souffrir et ceux qui te les ont mises en tête. »
Comme j’aimerais qu’il ait raison. Comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, chantait Julos Beaucarne après la mort de sa femme tuée par un homme devenu fou. Où sont les Jacques ? Plus le temps passe, plus ils se font rares, tantôt aigris par des vies sombres, tantôt veules, tantôt nostalgiques… Et tous ces Jacques gays, ces Jacques mariés, ces Jacques ventripotents, tristes, inaccessibles, ces fantômes ou fantoches…
Le matin nous surprit dans sa lumière de réalité retrouvée, comme un projecteur plaque un voleur contre un mur. Nous avions volé cette nuit, elle nous avait appartenu, précieuse, unique, hors du temps. Très fiers d’avoir résisté aux appels à la lubricité de notre cher poète, nous nous regardions, émus, en pleine conscience, comme les survivants d’un crash aérien, liés à jamais par un fatum implacable. Dans ma petite cuisine illuminée d’un beau soleil d’hiver, nous nous prîmes en photo, un « pola » d’antan pour égayer les routes. Le jour s’était levé et avec lui la certitude que la nuit nous avait été champ de blé, comme dans la chanson de Fugain. C’était une belle histoire.
Je n’ai jamais reçu les photos. Je n’ai jamais revu Jacques. Les mots, eux, m’ont rattrapée et aimée, je le dois aussi à Yannis et à ses vers contagieux. Il semblerait que le virus de la poésie se transmette plus facilement que la maladie d’amour.
« J’ai demandé à Yannis d’effacer les photos, car je n’ai pas envie d’entretenir un leurre affectif quelconque que je sais ne pas être capable d’assumer.
Un jour, très proche je te le souhaite, la photo se fera avec un autre et nul ne sera alors besoin d’utiliser un flash pour trouver la lumière. Il te suffira d’ouvrir les yeux. »
….
Je t’aime
Je le dis dans l’air fragile des aubes
Je le dis à l’arc-en-ciel décoloré
Je le dis devant le bonheur calcifié
Je le dis dans la nuit aux étoiles muettes
Je le dis aux silences
Je le dis à l’inconnu qui tremble au portail rouillé de sa vie
Je le dis à mes enfants chaque matin en faisant ma salutation au soleil
Je le dis à mes amis, les intimes, les nouveaux, les éternels
Je le dis au tournesol et au sapin, à la tourterelle et aux ennuis
Je n’attends pas que le vent m’en rapporte l’écho
Je le dis comme un chiffre
Je le dis comme un cadeau
Je le dis comme une grâce
Je le dis même si l’on me trouve ridicule
Je le dis comme un printemps contre l’éternel hiver des mondes
Je le dis comme un soleil
Je le dis comme une merveille
Je le dis comme l’alpha et l’Omega de ma survie:
Je t’aime.
**********
دوستت دارم.
میگویم: در نازک هوای شفاف صبح گاهی
میگویم: به رنگین کمان شسته شده از رنگ
میگویم: به شادکامی از دست رفته
میگویم: در سکوت ستاره ای شبانگاهی
میگویم: حتا اگر کسی نخواهد گوش کند
میگویم: به غریبی که پشت میله های زندان زندگی میلرزد
میگویم: به فرزندانم، هر بامداد، با سلام روشن خورشید
میگویم: به دوستانم، دوستان دیروزیم، امروزیم، ابدیم
میگویم: به گلهای آفتاب گردان، به درختان صنوبر
میگویم: به قمری های غمگین، به تپشهای مضطرب قلبم
میگویم: بی آنکه از باد انتظار پژواکی داشته باشم
میگویم: همچون کلامی رمزآلود
میگویم: همچون سوغاتی از راه دور
میگویم: همچون رحمتی نابهنگام
میگویم: حتا اگر به من بخندند، مسخره ام کنند
میگویم: همچون بهاری که به مصاف زمستان جاوید زمین میرود
میگویم: همچون خورشیدی که میدرخشد
میگویم: همچون لذتی جان بخش
میگویم: چون این کلام الفبای زندگی من است، دلیل زنده ماندنم:
دوستت دارم.
Traduit par Hossein Mansouri
***
Ich liebe Dich
Ich sage es in der dünnen Luft des Morgens.
Ich sage es vor dem verwaschenen Regenbogen.
Ich sage es vor dem verkalkten Glück.
Ich sage es in der sternenstillen Nacht.
Ich sage es auch, wenn niemand mir zuhört.
Ich sage es dem Fremden, der so einsam am Lebensgitter zittert.
Ich sage es meinen Kindern, jeden Morgen beim Sonnengruss.
Ich sage es meinen Freunden, den urigen, den neuen, den ewigen.
Ich sage es der Sonnenblume und der Tanne,
der Turteltaube und den Sorgen.
Ich erwarte nicht,
dass der Wind es mir als Echo zurückbringt.
Ich sage es wie eine Chiffre.
Ich sage es wie ein Geschenk.
Ich sage es wie eine Gnade.
Ich sage es auch, wenn man mich lächerlich und skurril findet.
Ich sage es wie ein Frühling gegen den ewigen Winter der Welt.
Ich sage es wie eine Sonne,
ich sage es wie eine Wonne.
Ich sage es, weil es für mich
ein Alpha und Omega des Überlebens bedeutet:
„Ich liebe Dich. »
***
La première nuit avec toi
La première nuit avec toi- a été belle.
Catamaran sur vagues inconnues,
île et tabou, se
cogner à tous les angles, en sourire pourtant: le chemin
est long.
La première nuit avec toi- a fait du bien.
Soudain sentir le monde entier, une respiration
après le temps-poussière. Manger rouille et pierres,
Cette nouvelle, qui avait été écrite lors de ma première participation au Prix Hemingway, avait aussi été publiée dans le Huffington Post en 2012. Je la reposte en hommage à cette Féria de « Pentecôte à Vic » qui n’a pas eu lieu cette année… Et aux communautés gitanes du monde entier!
Des coquelicots. Rouges, bien sûr. Elle en avait rêvé toute la nuit, et elle savait pourquoi. Rouge, la couleur de la muleta. Rouge, la couleur du sang. Rouge, la couleur de la corrida. De cette corrida qui revenait, elle aussi, chaque nuit dans ses rêves. Maria marchait le long de la route poussiéreuse et souriait. Le bus l’avait déposée non loin de la place principale, et elle allait passer sa soirée à servir des mojitos et des pastis à ces hommes un peu frustes, mais qui respectaient cette jeune fille qui venait tous les week-ends d’Auch pour gagner trois francs six sous et aider sa famille. Maria logeait au camping des bords du Gers, avec deux autres familles roms, originaires, elles aussi, d’Andalousie. Car les parents de Maria et sa grand-mère tentaient de se fixer dans le Gers pour soigner la lourde maladie de Pablo, son petit frère de onze ans. La route leur manquait, mais la santé de Pablo primait sur tout le reste. Les enfants étaient scolarisés, et Pablo, suivi à l’hôpital des enfants malades de Toulouse, surmontait lentement sa leucémie.
Maria vit l’affiche sur la porte du bar, et faillit tomber à la renverse. « Pentecôte à Vic : la Corrida du siècle ! » La photo datait de quelques années, montrant Antonio Ibáñez, alors jeune prodige des arènes, posant fièrement avec les représentants de l’empresa vicoise, avec le maire et l’équipe des organisateurs, dont elle connaissait à présent les visages. Beaucoup étaient des habitués du bistrot de Paulo. C’était lui ! C’était lui, Antonio, qu’elle voyait chaque nuit, lui avec qui elle passait des heures éblouissantes, dont elle rougissait au matin. Cette bouche avait effleuré son sexe longuement, ses mains l’avaient transportée de la poussière d’une arène aux soieries d’un lit, et elle connaissait chaque cicatrice de la peau ambrée du jeune homme, même celle sise à hauteur de la cuisse, celle où Maria posait sa bouche qu’elle faisait ensuite, très doucement, remonter vers…
La porte s’ouvrit, et le vieux Marcel sortit en rigolant de toute sa bouche édentée : – Hé bé la pitchounette, c’est le cagnard du mois de juin qui te rend toute chose ? Les rires fusèrent, mais Paulo, le patron, le béret vissé sur la tête, rabroua sa clientèle. Il l’adorait, sa petite serveuse, et elle était aujourd’hui comme sa fille, puisque lui et sa femme l’avaient prise sous leur aile, depuis leur rencontre dans un couloir d’hôpital, avant la guérison de leur Julie. Maria fila derrière le bar, ses rêves de la nuit refoulés en catastrophe, et commença à servir les habitués et les touristes, de plus en plus nombreux en cette veille de week-end de Pentecôte. On arrivait de loin pour parcourir la petite cité gasconne, réputée pour cette féria printanière, et, même si certains la décriaient come une monstrueuse beuverie, elle n’en conservait pas moins un caractère festif et particulier. On attendait plus de 120 000 personnes pour ce beau week-end de juin, des passionnés de tauromachie, mais aussi des badauds, des parisiens « descendus » pour la fête, des salseros, qui s’entraînaient pour le festival Tempo Latino de l’été… Tout l’esprit de la Gascogne se retrouvait dans les ruelles joyeuses de Vic, dans les bars où le foie gras et le Tariquet côtoyaient les banderilles et le flamenco. Les effluves ibériques envahissaient les collines du Gers. Oui, l’Espagne poussait bien un peu sa corne aux portes de Toulouse, comme le chantait le grand Claude…
Les Copains d’abord joués à Vic…
La caravane était petite, mais propre et confortable. Maria, assise au coin de la table, tentait de réviser sa philo. Elle était en terminale, et espérait qu’un miracle se produirait avant la fin de l’année. Elle le savait: dans la communauté rom, personne ne faisait d’études. Son destin était tout tracé ; elle se marierait dans un an ou deux, aurait quatre ou cinq enfants, et irait parcourir les routes d’Europe, sa vie durant. Et ce n’est sûrement pas celui qui lui rendait visite en rêves qu’elle épouserait, non, car il restait un gadjo, même s’il était le plus grand des matadors du vingt-et-unième siècle. Elle serait mariée à quelqu’un de son clan. Qu’elle le veuille ou non. Mais la jeune fille avait découvert autre chose, grâce à l’école, grâce à des rencontres avec des enseignants qui ne l’avaient jamais méprisée ou humiliée. Voilà presque cinq ans que sa famille était semi sédentarisée, et l’adolescente avait forcé l’admiration de tous ses professeurs, rattrapant son retard, s’intégrant à merveille, et faisant preuve d’une intelligence rare. Elle savait ce qu’elle voulait faire : étudier l’histoire de son peuple, puis s’engager dans la défense des siens. Elle voulait se faire passerelle entre sa communauté et cette France qu’elle aimait tant. Et surtout, elle voulait que le petit Pablo guérisse, et qu’il puisse accéder à son rêve : Pablo voulait devenir torero, comme leur grand-père. Depuis leur enfance, abuela leur racontait les histoires de cet époux adoré, de ce matador des années trente dont la légende auréolait toujours les siens : le grand Juan Sanchez, celui que l’Espagne d’avant Franco adulait comme le Dieu des arènes, et que la communauté rom continuait de vénérer. Celui qui se faisait appeler El Gitano, oui, était encore solidement ancré dans la mémoire collective, et abuela passait des heures à raconter à ses petits-enfants comment son époux était passé de l’état de peone à celui de picador, puis comment sa dextérité et sa force avaient fait de cet anonyme un grand matador. El Gitano était tombé aux côtés des forces républicaines, dans un dernier combat, loin de l’arène, au cœur de la vie. – Maria, montre-moi le traje de luces, s’il-te-plaît, supplia le petit Pablo, livide, allongé dans le lit au fond de la caravane. La jeune fille soupira, le cœur serré devant les souffrances de son frère. Elle savait que sa grand-mère ne rentrerait pas tout de suite, et elle osa donc ouvrir la grande malle, et en sortir délicatement le costume de torero d’El Gitano, son « habit de lumières ». Pablo effleura les paillettes et les couleurs, fermant les yeux, et il sembla à cet instant à Maria que la vie revenait doucement rosir les joues pâles du petit, comme si la force du grand torero avait soudain redonné du courage à l’enfant.
On toqua à la porte. Maria prit le temps de ranger le costume avant d’aller ouvrir. Personne n’avait le droit de voir le seul trésor que possédait la famille Sanchez. Deux gendarmes et un huissier se tenaient sur le seuil et la saluèrent d’un air maussade. Ils lui apprirent d’un ton sec et définitif que sa famille disposait d’une semaine pour partir, sinon, ce serait la reconduite à la frontière. Et ce n’était pas la peine de discuter. Le recours présenté par l’association avait échoué, le préfet avait signé l’ordre d’expulsion. Le camping était un terrain municipal, réservé aux touristes, qui allaient commencer à affluer avant la manifestation de Vic, et puis cette situation précaire avait assez duré. Maria expliqua, cria, tempêta, parla de son bac, du traitement de Pablo, de son travail à Vic, de ses parents en passe de trouver un emploi ; rien n’y fit. Et puis ce n’était pas le moment de discuter, dit l’huissier, elle n’avait qu’à écouter les infos. La France virait au bleu marine, alors elle pouvait bien voir rouge, elle n’aurait certainement pas raison devant la loi.
Non loin de là, un jeune homme plantait sa tente. La belle nuit de juin serait longue, et il prenait tout son temps pour s’installer. Maria l’avait observé de loin, sans lui prêter vraiment attention, toute à sa dispute avec les représentants de l’ordre, et ne l’avait pas reconnu. Cependant, lorsqu’il se redressa et lui adressa un sourire radieux, la voyant assise sur la vieille chaise de toile, perdue dans ses pensées, le cœur de la jeune fille se mit à battre la chamade. C’était lui, à n’en pas douter. Sa fossette et son épi rebelle, ses grands yeux noirs, et ce sourire, un sourire à réveiller les morts, même lorsqu’il se contentait de l’esquisser : Antonio Ibáñez venait de planter sa tente dans la parcelle voisine. Le jeune homme s’avança vers elle, et la regarda intensément. Il avait vu cette frêle jeune fille, vêtue pauvrement, mais aussi lumineuse que le soleil gersois, se dresser fièrement face aux gendarmes, les affronter, sans crainte. Il avait vu briller son regard de colère. Elle avait eu la dignité d’un taureau avant la mise à mort. Antonio venait de tomber éperdument amoureux de cette inconnue. Il s’arrêta devant la caravane et dit, dans un français presque parfait : – Nous ne nous laisserons pas faire. Je vais vous aider. Je m’appelle Antonio Ibáñez de la Plata. Mon nom ne vous dit peut-être rien, mais je connais pas mal de gens, j’ai des relations dans les médias. Je vais appeler mon agent. – Je sais qui vous êtes, répondit Maria, tentant de calmer les battements de son cœur. J’ai vu une affiche dans le bar où je travaille, à Vic. Mais… que faites-vous ici, dans ce petit camping, et à une demi-heure de Vic ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans un hôtel ? – J’ai besoin de calme, j’ai besoin d’être seul, et proche de la nature. Dès que je le peux, je campe, cela me rappelle mon enfance, dans les plaines mexicaines, quand mon père nous amenait, avec mes deux frères, camper dans les gorges du Sumidero. Je m’isole toujours un jour ou deux, avant la première corrida, pour réfléchir, me concentrer, prier… Venez, vous allez me raconter votre histoire, j’ai une heure avant de repartir à Vic pour la soirée.
Et les jeunes gens, profitant du retour d’abuela, qui surveillerait Pablo, partirent marcher le long des berges. Ils longèrent la rivière au soleil couchant, observèrent la Tour d’Armagnac qui se dressait fièrement aux côtés de la cathédrale Sainte-Marie, et parlèrent, dans un joyeux mélange d’espagnol et de français. Antonio raconta son enfance dans la ganaderia familiale, ses premières corridas, les cris et le silence, la puissance et la passion. Maria raconta les chemins de poussière, le soleil andalou, les feux de camp, et puis l’ancrage forcé dans la sédentarité gersoise. Ils s’arrêtèrent sur le pont de la Treille, et, au moment même où elle leva la main pour lui montrer les Pyrénées qui se profilaient à l’horizon, Antonio la saisit et la porta à ses lèvres. – Querida, tu es si forte. Je veux que tu viennes me voir après-demain. Tu me porteras chance.
Vic était en fête. Les bandas jouaient depuis le matin, les ruelles bondées de rires et de cris, les mojitos coulaient à flots. Des nuées d’enfants se poursuivaient en criant « toro, toro », tandis que quelques vieilles mamies dodelinaient de la tête en souriant sur leur bancs, devant les maisons en pierre jaune du Gers. Maria se sentait à la fois épuisée et heureuse. Elle devait retrouver Antonio à la fermeture du bar, il lui avait proposé de la ramener à Auch, et elle termina donc son service dans une sorte d’état second. La lune était pleine. Les ruelles commencèrent à se vider. Au loin, un chien aboyait, et de délicieux parfums printaniers faisaient chavirer la nuit.
Elle attendit presqu’une heure, et puis elle pensa qu’il l’avait oubliée. Il fallait absolument qu’elle rentre, sa mère devait commencer à s’inquiéter. Normalement, Anne, l’une des serveuses du restaurant de la place, la raccompagnait en voiture, et elle était toujours de retour au camping avant une heure du matin. Elle partit donc, seule, sur la petite route de campagne. Tant pis, elle ferait du stop. Quelques voitures passèrent sans s’arrêter, pleines de jeunes gens déjà bien éméchés, trop, sans doute, pour la remarquer. Elle avait déjà parcouru plusieurs kilomètres au milieu des collines et des champs de tournesols lorsque la BM noire freina brutalement. Ils étaient trois. Elle avait eu le temps de voir que ce n’était pas des gars de la région, avant de respirer leurs haleines plus qu’avinées. Celui qui semblait être le chef, casquette vissée sur un crâne rasé, ordonna aux deux autres de la plaquer contre le capot. Il ricanait. La lune éclairait la scène, et Maria, qui n’avait jamais peur, se mit à hurler lorsque le cran d’arrêt déchira son tee shirt. Sa poitrine nue jaillit comme une biche sous des phares, et les chasseurs avides poussèrent des exclamations de joie. – On va te planter nos banderilles, pétasse ! – Toro, toro ! Allez, tu veux courir ? On va t’attraper, salope! C’est pour ça qu’on est venus de Paris ! Juste pour picoler et baiser des meufs de ploucs ! Le gros skin s’approcha et commença à lui lécher les seins en reniflant comme une bête fauve. Maria était terrorisée. Mais soudain, elle se dégagea en criant « hijo de puta ! », donna un énorme coup de genou dans les corones du gros porc et partit en courant sur la route déserte, sous les yeux médusés de ses agresseurs. La voiture d’Antonio arriva précisément à cet instant, et le jeune homme comprit instantanément la gravité de la situation. Il sauta à terre, prit Maria par la main et lui cria de monter. D’un coup d’œil, il s’assura qu’elle n’était pas blessée, que ces salauds ne l’avaient pas touchée. Mais le skin s’était très vite remis du choc infligé par la belle en furie. Antonio n’eut pas le temps de remonter en voiture. Les trois voyous commencèrent à le tabasser, malgré les suppliques de la jeune fille. Elle eut le réflexe d’appeler des secours depuis le portable d’Antonio, qu’elle trouva sur le siège, et assista, impuissante, à la bagarre inégale. L’agilité et la force du torero ne pourrait avoir raison du nombre et des armes. Antonio faisait face aux trois fauves, le visage déjà couvert d’hématomes, mais debout, malgré les lames qui brillaient dans la nuit. Et il ne cessait de penser qu’il se trouvait à présent tel un taureau dans une arène, face aux banderilles qu’on voulait lui planter dans le corps, et qu’il lutterait, vaillamment, jusqu’à son dernier souffle. Le matador était devenu le taureau. Mais cette arène là était sordide. La police arriva à ce moment là. Le skin bouscula Antonio démarra en trombe la dans la voiture du jeune homme : les clefs étaient restées sur le contact. Ses deux comparses avaient filé dans la BM, en apercevant les gyrophares dans le tournant, sans demander leur reste. Maria pleurait, cachant son torse avec ses bras. Soudain, Antonio se jeta à genoux et se mit à implorer la vierge. Le policier courut vers lui, pensant qu’il avait peut-être été grièvement blessé. Mais le jeune homme tourna vers Maria un visage défait en murmurant dans un souffle : – Le costume. J’ai perdu mon costume…Mon habit de lumières…
Ils étaient assis dans la caravane, et la mère de Maria leur servait un verre de Moscatel, pendant que son père discutait avec les policiers. Maria tremblait encore, et Antonio avait le regard vide. Il avait fallu expliquer, encore et encore, passer au commissariat d’Auch pour déposer une double plainte, Maria avait même été conduite à l’hôpital pour un examen. Un interne avait badigeonné le visage tuméfié du jeune homme. Antonio n’avait plus décroché un mot. Et Maria pleurait. Elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer. – C’est ma faute. Tout est de ma faute. Si je n’étais pas rentrée seule, ils ne m’auraient pas attaquée, et tu n’aurais pas été blessé…et ton costume… – Arrête, Mariacita, lui souffla sa mère. Les victimes ne sont jamais les coupables, jamais. Tu l’as appris en philo, rappelle-toi. – Mais comment il va faire, demain ? Comment ? Sans le costume ! La jeune fille avait crié, réveillant même Pablo, qui sortit de son lit en maugréant. En apercevant le matador, il écarquilla ses mirettes et se précipita vers lui. Ce sourire enfantin sembla soudain réveiller Antonio, qui sortit enfin de son mutisme. Il se tourna vers Maria et lui prit doucement les mains. – Maria, j’aurais donné ma vie pour toi. Je suis si heureux d’être arrivé à temps, je ne me le serais jamais pardonné, s’il t’était arrivé quelque chose. En plus, tu sais bien que tout est de ma faute ; je ne pouvais pas deviner que les aficionados avaient tant de choses à me dire : Vic est une ville merveilleuse, nous avons mangé dehors, on a préparé la novillada… La soirée s’est prolongée, et… tu n’y es pour rien, Maria, pour rien. – Mais, ton costume, alors ? balbutia Maria. – Je vais repartir. Un torero ne peut pas combattre sans son costume. C’est impossible. Et puis il m’a été donné par ma mère, c’était celui de son oncle, le grand Balderas. Perdre cet habit, c’est perdre l’âme de ma famille, l’âme du Mexique. Je ne combattrai pas. Je suis nu, tu comprends. Sans mon costume, je suis une ombre. – Non, pequeño, tu ne partiras pas. Abuela se tenait devant eux, toute courbée, dans sa robe de chambre effilochée. Elle serrait contre son cœur le traje de luces de son mari, et elle le tendit au jeune homme, souriant de toute sa bouche édentée. – Tiens, mon fils, c’est pour toi. Et tu seras le premier gadjo à toucher ce costume, et aussi le premier gadjo à épouser une fille de notre famille. Mais El Gitano aurait été fier de te connaître. Un silence religieux se fit dans la caravane. Maria fut la première à le rompre, osant prendre la main d’Antonio, et en défiant son père du regard. – Papa, ne t’énerve pas. Il ne m’a même pas embrassée. Abuela exagère, comme toujours. Par contre, Antonio a déjà parlé de nous au maire de Vic et à la presse ; ils vont voir ce qu’ils peuvent faire pour nous aider. Antonio s’était levé. Il s’approcha de la vieille dame et l’enlaça longuement. Il lui chuchota quelque chose à l’oreille en espagnol, avant de se relever, le costume dans les mains, comme une offrande. Le petit Pablo se mit alors à applaudir de toutes ses forces. La caravane venait d’être transformée en arène, et Antonio venait d’y gagner une première fois, contre le sort.
Le soleil, de plomb. Le ciel, d’azur. Et le taureau, de jais. Sur les gradins bondés, le public s’était déchaîné. A midi, le paseo avait commencé pour la foule des Vicois et des aficionados venus de tous les horizons, et Antonio avait défilé, vêtu du costume sacré d’El Gitano. Il avait réussi à faire assoir Maria et sa famille dans la tribune d’honneur ; en passant, il jeta un regard de feu à la jeune fille, tel un chevalier saluant sa dame avant le tournoi. Le spectacle fut grandiose, et le jeune homme séduisit tout le public avec une superbe Manoletina, avant de porter l’estocade, sous le soleil gascon qui aurait pu être celui de Mexico, de Madrid ou de Nîmes. Car la corrida rassemble les peuples en rapprochant les hommes de leur destin. Antonio avait combattu un adversaire aussi noble que la vie elle-même. Il créa la surprise en restant debout, au milieu de l’arène, après avoir couru vers les gradins pour s’emparer du micro du journaliste de La Dépêche. Face à un public médusé devant cette entorse au rituel, alors que le sable était encore brûlant du combat mené, il se mit à parler de la famille Sanchez, de l’abuela qui venait de lui sauver la mise en le revêtant du costume du célèbre El Gitano. En entendant ce nom, la foule se mit à murmurer comme un champ de tournesols sous l’Autan. Puis il évoqua le courage de Maria, ses projets, et surtout la maladie du petit Pablo, qu’il désigna du doigt. L’enfant, fièrement, se mit debout en souriant. Et puis l’expulsion. La reconduite à la frontière. L’errance, alors que les Sanchez souhaitaient justement ancrer leur histoire en terre gersoise, en terre taurine. Soudain, le maire se leva, descendit vers l’arène, et saisit à son tour du micro : – Au nom de l’hospitalité gersoise et au nom de la solidarité taurine, je m’engage solennellement à accueillir cette famille à Vic.
La Dépêche, Sud-Ouest, mais aussi Libération et Le Figaro furent unanimes : l’esprit de la Corrida avait conquis même ses détracteurs. Antonio fit la une de nombreux quotidiens, tandis que la presse s’emparait de l’incroyable histoire du costume volé et de l’intervention d’un torero en faveur d’une famille rom. En quelques jours, c’est un pont d’or que la municipalité de Vic fit aux parents de Maria, leur attribuant une petite maison en cœur de ville et une carte de transports gratuite, pour qu’ils puissent se rendre aussi souvent que nécessaire à Toulouse pour y soigner Pablo. Le père de Maria fut embauché par l’association vicoise de tauromachie, tandis que le conseil général offrait une bourse à la jeune fille, afin qu’elle puisse en toute quiétude commencer ses études. Antonio Ibáñez, que la presse avait surnommé « El d’Artagnan », avait remporté, en mousquetaire des temps modernes, cette double victoire : il avait combattu brillamment le taureau, mais aussi porté l’estocade à la frilosité administrative et politique.
Vic-Fezensac, juin 2021.
Maria reposa le combiné en souriant. Elle venait de recevoir un appel du responsable du Prix Hemingway. On réclamait son torero de mari pour qu’il accepte d’être le parrain de la manifestation de l’année suivante. El Gitano avait croisé l’écrivain dans les rues de l’Espagne en lutte… Bouleversée, mais ravie, elle sortit dans le jardin de la belle « gasconne » et s’installa à l’ombre de la terrasse, admirant les volets qu’elle venait de repeindre en bleu de Lectoure. Elle était heureuse de pouvoir à présent profiter de son congé de maternité, après ces années virevoltantes, passées à étudier le droit à Paris et à Barcelone, puis à exercer comme avocate dans un grand cabinet parisien. Elle avait bien mérité cette pause. Son I Phone la tira de sa rêverie : un MMS de son petit frère, à présent bel et bien guéri, et installé au Mexique chez les parents d’Antonio, où il se formait à la corrida.
Antonio n’allait pas tarder. Même si sa ganaderia gersoise l’occupait beaucoup, il faisait toujours en sorte de rentrer tôt. Et puis le festival allait commencer, la soirée serait belle. Mojitos, rires, courses dans les ruelles, et, pour elle, juste un petit verre de jus de raisin, dans le bistrot de Paulo. Madame l’avocate n’avait rien changé à ses habitudes, et Antonio Ibáñez de la Plata non plus. Le Gers les avait réunis, et ils en appréciaient avant tout la douce simplicité. Les paillettes, ils ne les aimaient que sur le costume de torero d’El Gitano, qui était accroché dans leur chambre, près du baldaquin. A cette seule évocation, le rouge monta aussitôt aux joues de la jeune femme. Les nuits du jeune couple étaient autant de ferias. Ils s’adoraient, comme au premier jour. – Maman, regarde, je t’ai ramassé des coquelicots. Maria observa la fillette qui venait vers elle, un énorme bouquet de coquelicots pressé dans la main, et un sourire à renverser le monde. Oui, Marie-Sara était bien la fille de son père !
En ces jours où la terre australienne semble se consumer, où les réseaux sociaux évoquent le hashtag #WWIII ou #troisièmeguerremondiale et où l’on dénombre déjà quatre féminicides en France en cinq jours, sans oublier les luttes contre les diverses réformes, celle des retraites, celles du bac…, mes traditionnels « vœux de bonne année » me sont quelque peu restés en travers de la plume…
Mais il en faudrait plus pour me faire taire 😊
Voilà donc, de tout ♥, mes souhaits pour 2020 en bonheurs :
Que votre année soit claire, comme un ciel boréal illuminant les froids. Oubliez les scories et les pisse-vinaigres, pour ouvrir vos persiennes en un printemps jonquille. Laissez parler les fats, éteignez les ignobles, ne gardez que le pur, celui qui nous élève et nous fait voyager vers la vie et le rêve.
Que votre année soit forte comme un acier trempé, comme un chêne aguerri par cent mille tempêtes, pour affronter les nuits d’une époque en folie. Soyez prêts au combat si il est juste et vrai, ne baissez pas la tête, relevez vos fiertés piétinées par les Grands, faites confiance au peuple et conspuez les peurs.
Que votre année soit légère comme un vol d’hirondelles redécouvrant soleil. Oubliez les ennuis, souriez au mystère, devenez ce grand vent qui vous pousse hors rivages, soyez foc et Grand Voile : nul besoin de Marquises quand on devient une île.
Que votre année soit folle en fou-rire éternel, gloussement lycéen ou clowneries d’un jour. Rien qui vaille la joie, soyez gais, des pinsons en goguette, jetez au feu tous ces costumes de golden boys brimés, portez hauts la couleur de vos joies. Empourprez tous ces gris, carminez les fadeurs, osez le tyrien, oubliez l’outre noir, faites de votre jour un arc-en-ciel torride !
Que votre année soit douce comme un velours d’antan, peau de pêche et câline, une soie chatoyante. Soyez fous de vous-mêmes, aimez-vous, que tout miroir soit frère et toute glace amie, cessez tous ces mépris pour embrasser votre ombre et vous chérir toujours.
Que votre année soit parfumée, comme une aube sans fin où pré de mai respire, comme un arbre en été quand mille fruits débordent, comme un bois en automne quand toute mousse est vie, comme un âtre en hiver où l’on marie les bûches. Devenez le gingembre, baptisez-vous cannelle, faites de l’ambre l’alliée de vos désirs sans fin.
Que votre année soit dansante comme un bal de juillet, ballerine infinie d’un opéra viennois ou langoureuse en tango, espiègle cha-cha-cha ! Déchaussez-vous, faites de chaque instant un pas de deux, faites des pointes au lieu de faire la tête, soyez Rock’n Roll !
Que votre année soit libre comme un oiseau sauvage, pour vous rendre à vous-même dignité et partage. Vous cesserez les esquives et les compromissions pour enfin devenir ce que vous rêviez d’être. Devenez la cascade, le mustang ou l’étoile, larguez toutes les amarres, levez l’ancre de vos vies !
Que votre année soit tendre comme un premier amour, quand se tenir la main valait un firmament. Oubliez les records, les audaces poisseuses, osez le peau à peau bien plus fort que dentelles, ne gardez que le Beau qui murmure en respect.
Que votre année pétille, tintinnabule en joie, qu’elle cavale caracole virevolte en farandole, qu’elle dévale et dévore, qu’elle charpente vos vies, qu’elle arpente vos rêves et déchire vos nuits, qu’elle crépite en feu de joie, qu’elle vous porte aux nues, vers les autres, frères humains, qu’elle nous rassemble en ronde pour devenir demain.
Écrire. Parce que ça brûle et que les mots mangent les miasmes mortels. Parce que je me consume. Écrire. Pour hurler les insupportables injustices d’une vie entre chien et loup, pour appeler tous les soleils. Écrire. Pour respirer les lilas et les roses, parce que consommer ne suffit plus. Écouter la petite fille de sept ans qui déjà dans une rédaction voulait « son nom écrit en lettres d’or » Écouter l’adolescente rondelette qui savait qu’elle ne serait jamais starlette, mais que son esprit avait la grâce des vents. Écouter la jeune fille qui noircissait cahiers et carnets de poèmes et d’intimes. Faire taire les médisants et les jaloux, ceux qui ricanent en disant « tu fais encore tes poèmes ? » et ceux qui ne lisent jamais.
Écrire. Sentir les mots qui fusent dans mes veines comme autant de petits shoots, les modeler comme je respire, les coucher tous neufs sur le papier de soie de l’imaginaire. Les voir s’embouteiller pare choc contre pare choc sur le bitume de mes nuits, les regarder décoller ou décolérer, me prendre soi-même par la main. M’amener au parc Monceau des mémoires et manger des mots tagadas. Écrire. Exister. Survivre. Se sentir relié au vivant. Microcosme dans le macrocosme des auteurs. Relire Rilke, Desnos, Sophocle, jouer dans la cour des grands. La solitude n’existe plus, dès lors que les lettres ont pris forme dans un cerveau d’enfant. Je me souviens de cet immense chagrin : et comment ferai-je pour « tout » lire ? Le fait de ne jamais visiter la Patagonie ou les Maldives me tourmentait bien moins que l’idée de ces milliards de pages que je n’aurais jamais le temps de parcourir…
Écrire. Pour te parler. Pour vous parler. Pour les méridiens célaniens autour d’une terre murmurante et dialogique. Pour bousculer les idées reçues et pas pour recevoir des prix. Pour maculer les neiges et éblouir les nuits. Pour faire basculer dans le vide les parachutes dorés. Par devoir d’insolence. Par malice ou par fierté, par respect ou culpabilité. Écrire. Pour le poids des mots, le choc des idées, pour les mots tocsins et les caresses d’âmes. écrire. Te toucher dans le mille. Te bouleverser. Te traverser. Te tournebouler. Te secouer jusqu’à l’extrême. Pour t’inventer, te rencontrer, te trouver. Pour te parler.
Écrire. T’écrire. Oublier ceux qui m’accusaient de verbiage. De me répéter. D’oser communiquer par le bais des mots couchés en lieu et place d’une discussion franche. Relever la tête des mots. Leur apprendre à défiler comme sur un podium, entre insolence et grâce. Couper les franges, outrer les regards, charbonner les yeux, raccourcir les jupes. Mots de filles, mots de femme libre, créatrice, mannequin et cliente : j’écris et m’habille comme bon me chante. Mots de blonde, mots de bombe. Mes mots bombent le torse et s’affichent en talons aiguilles. T’écrire, te dire. Écrire les envies aussi, les désirs, les folies. Ecrire le feu, écrire par le feu. Et les frissons tentants.
Écrire. Partout. Sur des bouts de papier volés, sur la nappe des restaurants, griffonner, noircir, exploser. Sentir la brûlure de l’urgence quant l’idée naissante se présente dans la maïeutique du quotidien. Oser réclamer du papier au magasin de fleurs, et griffonner sur tout support possible. Les chéquiers se font Nobels en puissance, le plan de Paris devient Goncourt. Écrire encore à la main, pour le plaisir des volutes de l’encre et de la sensualité des lettres papiers. Envoler des majuscules gracieuses sur des enveloppes ensuite personnalisées. Et parfumer la lettre, bien sûr, en synesthésie malicieuse de femme amoureuse.
Écrire. Frapper aux portes du ciel. Détourner les avions du quotidien. Se faire chasseurs d’orages. Devenir le hacker de sa propre vie, pirater ses données pour ne jamais les formater. Souffler sur ses rêves jusqu’à tisonner l’impossible. Mots silex. Guerre du feu de l’imaginaire. Devenir tribu. La horde, c’est vous. Garder le feu, se faire caverne et découvreur de mythes. Écrire. Rassembler les possibles, croiser le fer contre la banalité. Devenir peuplade inconnue, terre vierge. Mots berceau de l’humanité. Écrire. Se faire parchemin, tablette, vélin. Devenir Table de la Loi, Torah, Coran. Mots buisson Ardent. Révélations.
Écrire. Etre l’historien des mondes et un monde en soi. Bâtisseur de cathédrales et patron de start up. Écrire le vent et les villes, les sables et le froid, écrire les pertes et les dons, le pardon et la grâce. Écrire pour trouver grâce à tes yeux. Écrire pour que tu me manges des yeux. Écrire qu’il n’est jamais trop tard. Pour faire fleurir le désert des Tartares. Écrire. Pour que tu me déshabilles du regard. Pour que tu me lises très tard. Écrire. Pour que tu devines mes lettres dans le noir. Pour que tu devines mes formes le long des soirs. Écrire. Pour que tu aies envie de me prendre la main. Pour que tu sentes soudain la roue du destin. Écrire. Pour que mes mots te soient caresses, pour que tu sentes mes tendresses. Pour que ma lune te soit soleil. Pour que mes étoiles deviennent arc-en-ciel.
http://www.poesie-sabine-aussenac.com/cv/portfolios/ich-liebe-dich Écrire. Pour apaiser mes creux au ventre. Pour te dédier l’inextinguible. Pour te faire sentir que je tremble. Écrire. Pour allumer tous nos possibles. Pour que la nuit nous soit complice. Pour te murmurer des serments, pour que tu m’embrasses dans le cou. Pour que tu deviennes fou. Écrire pour que tu me trouves belle. Pour devenir ciel et enfer de ta marelle. Pour te susurrer des images. Écrire pour trouver le passage. Écrire pour ne pas être sage. Écrire pour t’aimer, nous aimer, aimer. Écrire.
Prix d’encouragement : 6 textes ont été distingués par le jury pour leur intérêt et leur qualité d’écriture. Ils seront publiés par l’Harmattan dans le recueil 2019 « Il aurait suffi de presque rien» :
Texte 1 : Sabine AUSSENAC : Puella sum »
Paris,
an de grâce 1255
Bertille
leva les yeux, enchantée par le soleil du midi. Adossée au lourd portail, elle
prit une profonde inspiration. Après une matinée passée à manier le taillant
dans la pénombre du transept, elle eut soudain l’impression de se retrouver au
bord de l’océan, chez elle, toute grisée d’enthousiasme. Des mouettes
tournoyaient d’ailleurs non loin de l’immense chantier, poussant leurs cris
familiers qui se perdaient dans le vacarme de la foule assemblée sur le parvis.
Tout le petit peuple de Paris se croisait, se parlait, se regardait bruyamment
dans ce savant désordre de la Cour des Miracles, tandis que la cathédrale,
paisible vaisseau en partance pour l’éternité, s’élevait, année après année,
siècle après siècle…
Bertille
resserra les pans de sa chemise autour de sa poitrine, vérifiant que le bandage
était bien en place, et repensa avec émotion au calme qui régnait dans son
petit village breton… C’est là qu’elle avait appris à tailler le granit auprès
de Jehan, son père : elle le suivait en cachette, délégant la garde des
moutons à sa sœur, et observait, cachée dans les genêts, le moindre de ses
gestes. Un soir, alors qu’elle n’avait pas huit ans, elle revint dans leur
modeste maison battue par la grève nantie d’une roche polie, taillée et sculptée
d’un ange aux ailes joliment déployées ; Jehan comprit que si le ciel ne
leur avait donné ce fils qu’il espérait tant, c’était sans doute que Bertille suffirait
à le remplacer ; il lui avait tout appris, lui transmettant son fabuleux
savoir.
Lorsque
l’architecte Jean de Chelles avait appelé les plus grands artisans du royaume
afin de poursuivre la construction de Notre-Dame de Paris, Bertille n’avait pas
eu à insister beaucoup : en dépit des craintes de sa mère, elle coupa ses
longues tresses blondes à la diable et banda sa jeune poitrine en en étau si
serré que bien malin eût été celui qui aurait pu deviner qu’elle n’était point
un garçon… Au village, on raconta qu’elle était partie au couvent, et seul
Martin, le fils du forgeron, son promis de toujours, était au courant de ce
secret. C’est ainsi que la jeune fille secondait son père vaillamment, maniant
le burin et la gouge et marquant parfois la pierre de quelque signe lapidaire,
fière de lui apposer sa marque de tâcheron et de poser son empreinte féminine
dans l’Histoire, elle qui aurait eu normalement sa place auprès du foyer ou aux
champs… Chaque coup de maillet lui semblait faire sonner sa liberté à toute
volée.
Dans
la pénombre de la nef, lorsque résonnaient matines à travers les mille églises
de Paris, Bertille avait, le matin même, gravé l’inscription en latin que lui
avait apprise le jeune abbé qui parfois prenait les apprentis sous son aile,
leur montrant durant sa pause enluminures et phrases en latin dans son immense
bible … « Puella sum !» (« Je suis une fille ! »),
avait-elle patiemment gravé dans le cœur tendre de la pierre située juste à l’embrasure
de la montée vers la « forêt », la charpente si majestueusement entrelacée
par les habiles fustiers… Elle y avait ensuite enchâssé un deuxième éclat de
roche, scellant ainsi son secret. Seule Notre-Dame connaissait la vérité.
Son
père l’attendait dans la loge réservée aux tailleurs de pierre, c’est là qu’il œuvrait
depuis l’aube à la taille d’un énorme bloc destiné à consolider le pourtour de
la rosace qui serait bientôt achevée. Soudain, une main de fer saisit Bertille au
collet, tandis qu’un méchant murmure lui glissait à l’oreille de se taire. En
reconnaissant le regard cruel du chanoine, elle se sentit prise au piège, tenta
en vain de se débattre mais se retrouva très vite entravée dans l’une des allées
du transept. On l’avait percée à jour, lui dit le prêtre de sa voix doucereuse
et pleine de fiel, et le sort réservé aux pècheresses de son acabit serait terrible :
on la jugerait comme une sorcière, puisqu’elle avait bravé la loi des hommes et
celle de Dieu en se prétendant un homme. Au moment où la main avide du prélat
allait se saisir du sein blanc qu’il avait commencé à frôler, tel un fauve jouant
avec sa proie, en défaisant le bandage de Bertille, le lourd vantail s’abattit
avec fracas et Jehan entra dans la cathédrale déserte en hurlant qu’il fallait
lâcher sa fille. Lorsqu’il abattit son maillet sur la tête du démon déguisé en
prêtre, le soleil dardant les vitraux de la rosace enveloppa la pierre d’un
faisceau purpurin.
La
chevauchée à travers Brocéliande, les bras ouverts de Martin qui l’attendait au
village, les récits émerveillés de son père quand il rentra, des années plus
tard, pour raconter la beauté des tours et du jubé, et puis une vie de femme
simple, de la paille aux pourceaux, des langes de ses quinze enfançons aux
toilettes des morts : rien ne put jamais effacer de la mémoire de Bertille
le goût salé de la liberté et de la création… Il aurait suffi de presque rien
pour que son rêve s’accomplisse, et, si ce dernier s’était brisé en chemin, le « Puella
sum » en témoignerait néanmoins au fil des siècles : ainsi, dans la
famille Letailleur, la légende dirait qu’une jeune fille déguisée en homme avait
construit Notre-Dame, et que la preuve de cette incroyable imposture dormait
sous le vaisseau de pierre…
Paris,
15 avril 2019
Sarah
soulève délicatement le cadre et regarde la photo, comme elle le fait tous les
soirs lorsque sonnent les vêpres… Le petit appartement coquet de la rue du Cloître-Notre-Dame
est baigné de la belle lumière annonçant le crépuscule, et Sarah se souvient de
cette dernière messe, après laquelle elle avait renoncé à ses vœux. Jamais elle
n’avait regretté ce choix et elle sourit en regardant son Simon, si beau
sur leur photo de mariage, à peine moins décharné que lorsqu’elle l’avait aimé
au premier regard au Lutétia, mais resplendissant de joie : il avait fait
partie des rares rescapés d’Auschwitz et, ayant survécu par miracle, s’était
juré d’être heureux. La petite moniale bretonne avait définitivement quitté son
passé et embrassé la foi juive avant de seconder Simon dans leur atelier du
Sentier, à quelques encablures de Notre-Dame… C’est sur le parvis qu’ils
avaient échangé leur premier et chaste baiser ; plus tard, Simon avait insisté
pour que leurs futurs enfants se nomment « Letailleur » et pas « Zylberstein » :
« On ne sait jamais », disait-il, pensif…
Soudain, une odeur âcre de brûlé saisit Sarah à la gorge. Au même moment, une immense clameur s’élève depuis la rue. Inquiète, la vieille dame écarte les voilages avant d’ouvrir précipitamment sa fenêtre : elle porte une main à son visage et blêmit, se cramponnant à la croisée. Ce qu’elle découvre à quelques mètres de son bel immeuble haussmannien est inimaginable, insupportable : Notre-Dame est en feu. D’immenses flammes lèchent l’horizon obscurci par un panache de fumée orangée, et Sarah manque défaillir en constatant que l’incendie semble d’une violence extrême. Son portable vibre, elle découvre le texto de son petit-fils, Roméo, laconique : « Je pars au feu. Je t’aime, mammig ! », puis elle reçoit un appel de son fils Jean qui devait venir manger et qui lui annonce, totalement paniqué, qu’il arrivera plus tôt que prévu : il s’inquiète, lui conseillant de fermer ses fenêtres. Sarah s’exécute, épouvantée par le spectacle dantesque qui se joue sous les yeux de centaines de badauds, et se dirige vers la chambre de Roméo pour fermer ses persiennes.
Voilà
un mois que le jeune homme, désespéré, s’est réfugié chez sa grand-mère, ne
supportant plus les disputes quotidiennes avec son père. Ce dernier l’avait
élevé seul, son épouse étant morte en couches, et avait essayé de lui
transmettre à la fois le goût de l’aventure de leurs ancêtres bretons et la solidité
et l’histoire de leur lignée juive ; mais au fil des années, un fossé
infranchissable s’était élevé entre un père de plus en plus rigoriste, ancré
dans des certitudes et des bien-pensances et un fils de plus en plus enclin à
la fronde et aux extrémismes… Jean, médiéviste passionné, professeur à la
Sorbonne, ne vit que pour la quête exaltée de cette pierre gravée par une
mystérieuse ancêtre dont il se raconte qu’elle aurait construit Notre-Dame. Il
a embrassé la foi catholique et sa propre mère le traite parfois de « grenouille
de bénitier », se moquant de ses engagements radicaux et de ses « manifs
pour tous »… C’est bien là que le bât blesse entre les deux Letailleur, le
père réprouvant les fréquentations du fils qui passe beaucoup de temps à écumer
les bars du Marais…
Car
Roméo, d’après Jean, a d’étranges relations : infatigable chantre des
droits LGBT, athée, il milite à l’extrême-gauche et ne supporte plus les
regards obliques de son père envers ses amis. Pompier de Paris, il commence aussi
à souffrir au sein de sa caserne, subissant quolibets et railleries… Il n’a
parlé à personne de son projet, se contentant de noircir les pages d’un journal
qu’il a caché dans le bureau de la chambre où il s’est réfugié, chez sa grand-mère.
Qu’il est difficile de faire partager à ses proches ce que l’on ressent lorsque
l’on ne se comprend pas soi-même, lorsque depuis l’enfance on est tiraillé non
seulement entre deux religions, deux appartenances, mais aussi entre deux sexes…
Certes, le jeune homme trouve du réconfort auprès d’associations, mais il ne
sait pas s’il aura réellement le courage d’aller au bout de son envie de transformation.
Et pourtant il en est comme consumé de l’intérieur, brûlant de devenir « une »
autre . Il a même choisi un prénom : Roméo deviendra Juliette.
Jean,
sa sacoche sous le bras, était justement en train de remonter le boulevard
Montebello, flânant au gré des stands de bouquinistes, lorsqu’il a aperçu l’impensable.
Son église, son pilier, sa clé de voûte, l’alpha et l’oméga de sa vie est en
feu ! Éperdu, il pousse un cri d’horreur, à l’instar des passants qui,
ébahis, ne peuvent détacher leurs regards du brasier. Jean, courant presque
vers l’appartement de sa mère, se souvient de cette autre course effrénée,
lorsqu’il avait joué à cache-cache avec les CRS des heures durant, à l’époque où
il était encore de gauche et écumait le Boul’Mich au gré des manifs… Il n’avait
dû son salut qu’à la gouaille fraternelle du Cardinal Marty, admonestant les
policiers de son accent rocailleux après avoir abrité les jeunes manifestants
dans la sacristie… « Eh bé ma caniche, c’était moins une, vous avez failli
finir dans le panier à salade ! », leur répétait-il, jovial, après le
départ des CRS. Passant devant un groupe de jeunes gens agenouillés au pied de
la Fontaine Saint-Michel, qui, en larmes, chantent des cantiques à Marie, Jean
implore intérieurement l’intercession de son cher Cardinal, lui demandant de
sauver leur cathédrale…
Partout,
on s’agite, les hommes semblent des fourmis désorientées grouillant en tous
sens après un coup de pied dans leur fourmilière. Paris brûle-t-il à
nouveau ? Car quand Notre-Dame se consume, c’est Paris tout entier, c’est
la France même qui sont touchés : Jean croise des regards épouvantés, des
visages défaits, des sanglots inconsolables ; il assiste au ballet des
hommes du feu, songeant soudain à son fils, l’espérant assis dans l’appartement
douillet de Sarah, n’osant imaginer son Roméo aux prises avec cet enfer ; on
se bouscule, on hurle, on s’enlace, on détourne le regard avant de revenir,
comme aimanté par la terreur, le déposer comme une colombe impuissante sur le
toit embrasé de Notre-Dame qui semble n’être plus que flammes, tandis que de
fragiles marionnettes que l’on devine désemparées tentent d’arroser le brasier…
Jean
arrive enfin, à bout de souffle, sur le palier de sa mère qui lui ouvre en lui
jetant un regard éploré et lui murmure d’une voix tremblante que Roméo est au
feu. Il s’effondre sur le vieux fauteuil de son père avant de remarquer deux silhouettes
familières qui se détachent dans l’embrasure de la fenêtre : Fatima, l’amie
de toujours, l’ancienne couturière de l’atelier, et Roger, son époux, viennent
d’arriver de La Courneuve pour soutenir Sarah. Jean se relève pour les embrasser
et les remercier de leur présence, puis ils se tiennent là, silencieux, face à
ce ciel de Paris qui embrase le crépuscule. Et c’est un seul et unique cri que
poussent, à 19 h 45, Sarah, l’ancienne moniale convertie au judaïsme, Fatima, la
musulmane voilée, Roger, le communiste pratiquant et athée et Jean, le fervent catholique,
en voyant tomber la flèche terrassée. Et c’est une seule et même prière que
murmurent les lèvres de ceux qui croient au ciel et de celui qui n’y croit pas,
afin que survive la mémoire des pierres : en un seul élan consolatum, kaddish,
salâtu-l-janâza et foi en l’Homme s’élèvent en miroir des opaques fumées et des
télévisions, pleureuses de cette chorégie internationale, puisque le monde entier
est venu
au chevet de « Sa » Dame. Jean, terrassé par l’inquiétude, se détourne
alors pour se réfugier dans la chambre de Roméo.
C’est
là qu’il s’empare d’un cahier posé sur le bureau. D’une belle écriture ronde,
son fils a calligraphié sur la couverture deux mots précédés d’une enluminure :
« Puella sum »… Et Jean, la gorge
serrée, commence à découvrir son fils…
Roméo
a la gorge tellement nouée qu’il peine à respirer. L’incendie ne semble plus du
tout maîtrisable, et les pompiers, débordés, se battent contre des moulins,
affrontant des colonnes de flammes, évitant la lave du plomb fondu, regardant,
horrifiés, la légende des siècles s’évanouir en fumée. « Il faut sauver
les tours ! », a hurlé le capitaine en encourageant ses hommes qui
ressemblent à des Lilliputiens aux prises avec un dragon, et personne, en cette
nuit apocalyptique, ne pense à se moquer des longs cheveux de Roméo et de son
allure féline. Vers minuit, il est même le héros de la soirée, puisque c’est
lui qui vient de prêter main forte à l’abbé Fournier, l’aumônier des pompiers
de Paris, l’aidant à arroser le foyer et sauvant ainsi in extrémis de
précieuses reliques et certains trésors de la cathédrale. Toute une rangée de
camarades a applaudi Roméo lorsqu’il est sorti, chancelant, portant la Sainte
Couronne, et lui, l’anarchiste, le bouffeur de curé toujours prêt à en découdre
avec son père, s’est surpris à pleurer à chaudes larmes sous son casque… Mais à
peine les reliques mises à l’abri, il est retourné au feu, qui, loin d’être
circonscrit, menace à présent la nef et le transept…
C’est
étrange. Plus le feu gagne du terrain, dévorant la charpente malgré le poids
des siècles, insatiable contempteur du Beau, plus Roméo reprend confiance en
lui et en la vie, lui qui, hier encore, ne savait s’il trouverait le courage de
sa transition ou s’il devait se jeter dans la Seine depuis le Pont Mirabeau… Ce
combat qu’il mène depuis des années envers lui-même et contre la société a en effet
pâle allure face à ce duel titanesque entre les Hommes et les éléments :
oui, Roméo veut devenir une fille, mais cette nuit n’est plus celle des
destinées particulières, elle est celle du fatum qui broie et élève les êtres,
celle de l’ultime lutte contre le démon du Mal, et les hommes sont bien peu de
choses face à la puissance maléfique de ce feu carnassier, outrageant la
Chanson du Royaume de France devenu République… Le jeune homme se sent plus que
jamais dépositaire d’une puissance du Bien, et prêt à tous les sacrifices, bien
décidé à « sauver ou périr »… Et, tenant sa lance comme Saint-Michel
tenait son glaive face au dragon, actionnant l’eau lustrale et salvatrice comme
Saint-Pierre faisant résonner ses clés, se promettant que son nouveau corps deviendrait
le temple de son âme comme le demandait Saint-Augustin, Roméo ne sauve pas
seulement Notre-Dame, mais toutes les Lumières du pays de France et toutes les prières
venues s’y réfugier au fil des millénaires.
Vers
quatre heures du matin, le feu ayant grandement diminué d’intensité, Roméo s’approche
de la Rosace auréolée de l’or des dernières flammes, découvrant à l’abri d’une voussure
une pierre descellée sous l’effet de la chaleur ; intrigué, il se penche
vers la roche roussie et déchiffre, incrédule, la légende de la famille
Letailleur : « Puella sum » C’est bien ce qui a été gravé d’une
main ferme et habile sur la surface lapidaire par cette ancêtre dont le
souvenir a perduré, de génération en génération, narrant la mémoire des
simples, des humbles, des petites gens qui ont fait toute la trame de la Grande
Histoire, et rappelant surtout le courage et l’audace de cette femme ayant bravé
les conventions. Bouleversé, Roméo enlève
son casque malgré le danger et attrape le téléphone au fond de sa combinaison.
Il photographie la pierre avant de retourner vers son combat, espérant que cet
endroit serait préservé et loué à sa juste valeur.
C’est seulement vers dix heures que le jeune homme rentrera chez sa grand-mère, épuisé, mais heureux. Il aurait suffi de presque rien, titreront les médias, pour que Notre-Dame périsse entièrement, et, sans la vaillance et le combat des soldats du feu, la cathédrale aurait pu connaître une fin terrible. Roméo sourira à la capitale hébétée, il sourira à la Seine, langoureuse et apaisée après tous ces fracas nocturnes, il sourira aux passants étonnés de voir un jeune homme au visage maculé de suie semblant pourtant auréolé par la grâce, il sourira en entendant les sons familiers du petit matin parisien, toute cette vie revenue malgré le drame, car Paris et la France toujours se relèvent, outragés, brisés, martyrisés, mais libérés ! Il sonnera chez Sarah, les bras chargés de croissants, pour faire un pied de nez à la nuit blanche et à la mort noire, et en montrant, des larmes d’émotion dans les yeux, la photo de l’inscription à son père qui lui ouvrira la porte, il entendra la voix douce de Jean l’accueillir avec une infinie tendresse :
Bonjour, ma Juliette ! Puella es !
*
Le
cri de joie poussé par Jean en voyant la pierre gravée résonnera dans toute l’Île
de la Cité et même jusqu’au sourire de Bertille, sa chère ancêtre…
Et
Sarah, époussetant sa photo de mariage quelque peu noircie par les scories, reposant
le journal de son petit-fils sur son bureau, regardera le soleil se lever sur
Notre-Dame presque déjà ressuscitée.
Tu as été mon premier
livre « d’adulte »… Je devais avoir moins de 10 ans, mais déjà un
accès illimité à l’immense bibliothèque parentale, dans le bureau de mon père,
celle des livres de poche…
Est-ce la photo qui m’attira, avec ce quadrillage de cahier d’écolière ? Dès les premières minutes de lecture, je ne t’ai plus quittée… Aujourd’hui, petite Anne, tu aurais eu 90 ans, en ce 12 juin 2019. Tu serais sans aucun doute devenue une vieille dame malicieuse et délicieuse, résiliente et engagée. Je ne pouvais que te rendre hommage, et t’associer à mon projet de roman autour de Rose Ausländer, elle aussi victime de la Shoah.
« Les gens libres ne
pourraient jamais concevoir ce que les livres représentent pour les gens
cachés. Des livres, encore des livres, et la radio – c’est toute notre
distraction. »
Car tu as bien été, Anne,
ma marraine en écriture. Certes, depuis ma toute première lecture seule de « Suzy
sur la glace » et cette rédaction où, vers 7 ans, je déclarai déjà vouloir
écrire comme Andersen dont j’adorais les contes, je savais que les mots
guideraient mes chemins. Mais en découvrant ta plume alerte et profonde, sombre
et lumineuse, ta plume d’enfant et d’adolescente rêveuse et rebelle, je compris
que je pourrais, moi non plus, jamais me taire face aux bouleversements du
monde et aux injustices de la vie.
Ton journal, Anne, m’a donc ouverte à la fois à l’écriture et à la césure de la Shoah. Et lorsque, quelques années plus tard, mon grand-père allemand, qui avait fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, m’a tendu « Exodus », le livre de Leon Uris, en allemand, que j’ai là aussi dévoré d’un trait, à 13 ans, j’ai su que ma vie durant je porterais cet héritage, semelles de plomb lestant la légèreté de mon bilinguisme et de ma double culture franco-allemande dont je suis si fière…
L’autre côté de moi
L’autre côté de moi sur la rive rhénane. Mes étés ont aussi des couleurs de houblon.
Immensité d’un ciel changeant, exotique rhubarbe. Mon Allemagne, le Brunnen du grand parc, pain noir du bonheur.
Plus tard, les charniers.
Il me tend « Exodus » et mille étoiles jaunes. L’homme de ma vie fait de moi la diseuse.
Lettres du front de l’est de mon grand-père, et l’odeur de gazon coupé.
Mon Allemagne, entre chevreuils et cendres.
La rencontre, toute vie
est rencontre, et te rencontrer, Anne, a donné sens et impulsion à ma vie.
Longtemps, d’ailleurs, tu as été « ma seule amie »… Un peu
différente, très solitaire, plus âgée que mes frères et sœur et engoncée dans
un corps trop lourd, j’étais aussi souvent la risée de mes camarades, car vêtue
parfois de tenues traditionnelles allemandes ou encombrée d’un goûter au pain
noir, bien étrange collation face aux viennoiseries françaises… Combien de fois
m’a-t-on, dans la cour de joyeuse de ma chère école publique Colonel Teyssier,
à Albi, donné du « Hitler » et du « Bouboule », les deux
insultes se confondant en un harcèlement quotidien et lassant…
Mais qu’étaient ces
moqueries face à ce que tu avais, toi, Anne, vécu, cachée dans cette Annexe de
longues années durant, livrée à tes peurs, à la faim, à la solitude ?
« A partir de mai
1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation,
l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les
lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement
fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les
juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le
tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une
voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois
heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ;
les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six
heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les
cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit
d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ;
les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent
pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se
tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les
juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent
fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions
et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. »
Et encore, là, Anne, tu
parlais du passé, lorsque tu n’étais pas encore recluse dans l’Annexe…
J’avais presque honte de mes propres souffrances, et j’ai très tôt commencé, moi aussi, un journal, qui t’était adressé… Et, surtout, je t’ai lue, relue, en tous sens, laissant ton cahier ouvert sur ma table de chevet, sur mon bureau… Tu m’as accompagnée, ma vie durant.
« J’ai envie
d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne
fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que
les gens. »
Tu m’a appris le courage. Celui de faire face à l’innommable, à la barbarie, de ne jamais céder aux pressions, de toujours savoir dire non. Tu t’es, très jeune, battue contre une mère que tu pensais non aimante, puis contre les règles terrifiantes qui régnaient dans le microcosme de votre cachette. J’ai tenté, moi aussi, de m’élever contre les tyrannies, familiales parfois, professionnelles souvent, sociétales toujours, et d’apprendre à mes enfants et à mes élèves ce devoir d’insolence.
« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! Et c’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire, et donc d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! En écrivant je peux tout consigner, mes pensées, mes idéaux et les fruits de mon imagination. »
Tu m’a offert l’obstination.
Celle qui t’a permis de résister à ces années de plomb, qui t’a donné cette
force incroyable de ne pas plier devant l’adversité, lorsque tu savais lever
les yeux pour apercevoir un pan de ciel bleu au milieu de ces noirceurs. C’est
à toi que j’ai pensé lors des interminables années de mon divorce et de mon
enfer social, ou en repassant un grand nombre de fois l’agrégation. Tu n’aurais
pas, toi non plus, baissé les bras.
« Une fois, je
descendis toute seule pour regarder par la fenêtre du Bureau privé et celle de
la cuisine. Beaucoup de gens trouvent la nature belle, beaucoup passent parfois
la nuit à la belle étoile, ceux des prisons et des hôpitaux attendent le jour
où ils pourront à nouveau jouir du grand air mais il y en a peu qui soient
comme nous cloîtrés et isolés avec leur nostalgie de ce qui est accessible aux
pauvres comme aux riches.
Regarder le ciel, les
nuages, la lune et les étoiles m’apaise et me rend l’espoir, ce n’est vraiment
pas de l’imagination. C’est un remède bien meilleur que la valériane et le
bromure. La nature me rend humble, et me prépare à supporter tous les coups avec
courage. »
Tu m’as légué l’espérance.
Cette faculté si précieuse de ne pas se laisser démonter par les coups du sort,
cette capacité que tu avais de penser que la guerre se terminerait et que tu
redeviendrais un jour la jeune fille insouciante qui pensait aux garçons et au
cinéma. C’est de toi que je tiens cette force et cet amour de la vie qui, au
plus profond de mes tourments, m’a permis de toujours me lever avec la joie de
vivre chevillée au corps et avec cette absolue persuasion que les hommes
peuvent être bons et vivre ensemble malgré mille différences.
« Je crois malgré
tout que dans le fond de leur cœur, les hommes ne sont pas méchants.»
Tu m’a guidée ainsi en
allégresse. Toi, petite Anne, prisonnière d’un destin implacable, morte dans
les atroces tourments des Camps d’extermination à quelques semaines de l’arrivée
des Alliés, tu as été, pourtant, ma lumière. Car ta voix, si puissante, si
enjouée, si guillerette malgré les certitudes de la barbarie, m’a insufflé ce
goût des mots et de la vie.
« Faire du vélo, aller danser, pouvoir siffler, regarder le monde, me sentir jeune et libre : j’ai soif et faim de tout ça et il me faut tout faire pour m’en cacher ».
Je t’en remercie.
« C’est un vrai
miracle que je n’ai pas abandonné tous mes espoirs, car ils semblent absurdes
et irréalisables. Néanmoins, je les garde car je crois encore à la bonté innée
des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de
mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme
lentement en un désert, j’entends plus fort le grondement du tonnerre qui
approche et qui nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de
personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par
s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix
reviendront régner sur le monde. »
Et c’est naturellement toi
qui as porté tous mes engagements autour du « devoir de mémoire »,
avec l’assurance que je me devais d’être une « passeuse », une « veilleuse »,
malgré les moqueries parfois (« toi, encore avec tes juifs…t’en as pas
marre, à force, de la Shoah ? » ), malgré la lassitude souvent, comme
après les attentats de Toulouse et la mort d’enfants juifs, encore et toujours,
au cœur de la ville rose, en 2012, car toujours nous devrons rester debout,
nous, les « survivants » de la génération d’après, ayant encore
entendu la voix de ceux qui sont revenus des Camps, afin de transmettre le flambeau
de l’Indicible.
Tu as été une petite
fille heureuse, une adolescente cloîtrée mais combative, puis tu es devenue une
étoile, une icône, un modèle. Tu incarnes encore aujourd’hui le destin des
millions d’enfants broyés par le génocide, et ta joie de vivre a été celle de
toutes les petites filles emportées dans des trains, depuis le Vel d’Hiv jusqu’en
Pologne, depuis toutes les rafles sévissant dans notre Europe dévastée et
soudain privées de leur destinée, de leur allégresse, de leur vie. Tu incarnes
aussi, à mes yeux, le destin de toutes les victimes de toutes les guerres, tu
pourrais écrire ton journal dans les ruines d’Alep ou depuis un sombre équipage
empli de Migrants…
C’est pourquoi je te confie, petite Anne, le destin de «notre Rose », puisque j’ai toujours ce philosémitisme et l’amour des mots chevillés au corps et que je souhaite raconter l’histoire d’une autre passeuse de mots, la poétesse Rose Ausländer… Tout est lié, dans la ronde des destins brisés et des mots perdus, puis retrouvés, car je souhaite faire connaître l’extraordinaire talent de Rose à un vaste public, pensant plus que jamais que la poésie peut sauver le monde.
« Il est absolument impossible de construire sur une base de mort, de misère et de confusion. »
C’est pourquoi, Anne, tu m’accompagnes aujourd’hui plus que jamais dans mon propre voyage… Et vous, chers lecteurs, je vous invite donc à nous rejoindre, en allégresse et mémoire, auprès de Anne et de Rose…
Perdue au fond des terres arides du Cantal, enlisée dans la lave stratifiée des volcans, je te cherchais, palais de briques roses, sur le fil ténu de ma mémoire. Je fixais tes vertiges, placardant de grandes affiches de la basilique St Sernin sur les murs gris de mon appartement clermontois, m’enivrant de tes lumières, orpheline de tes mondes colorés, de tes petits marchés, de tes pincées de tuiles… La ligne bleutée des Pyrénées, se dessinant les soirs d’été tout au loin, m’était appel et mirage. J’avais soif de toi.
Crédits Sabine Aussenac
Me manquaient la douceur de tes ocres toscans, le parfum des tilleuls et des lilas des soirs de mai; me manquaient ta croix occitane et tes ruelles chargées d’histoire, tes bleus pasteliers et tes joutes hérétiques, tes éblouissements multicolores, de tes violettes timides au sang de tes briques. Toi la fière, la rebelle, capitale debout d’une Occitanie qui se rêvait libre…
Sans toi, je n’étais rien. J’avais faim de tes petits matins gourmands et tendres, lorsque tu t’éveillais, mi Reine des Pyrénées, mi village gascon, faim des claquements des persiennes et du café brûlant dans les tasses vert et or du Florida. J’avais faim de ta faconde, des effluves de cassoulet aux marchés aux gras. Mes lieux de vie me semblaient orthorexiques et glacés. J’avais froid sans tes ardeurs méditerrannes, lorsque ton soleil d’enfer dardait la brique et que seules tes églises offraient des oasis de fraîcheur. https://www.instagram.com/p/Bp99pOJApsW/ Longtemps, je descendais en songe tes fleuves impassibles. Je revoyais tes eaux mêlées. Ville confluente, carrefour entre l’orient des plages languedociennes et l’occident des déferlantes, à mi voie des garrigues et des pins landais. A la croisée des chemins, cité Gasconne aux lumières provençales, antichambre de la méditerranée et promesse océane, arc-en-ciel identitaire, tu te fais passerelle, route de la soie des Suds et escale, auberge espagnole et métissage portuaire. L’eau verte du Canal me conduisait à Sète, et Garonne me guidait presque outre atlantique. Tu étais mon Ellis Island, mon espérance, ma terre promise.
Crédits Sabine Aussenac
Mon hérétique…Tu m’as appris le devoir d’insolence. Toi la protestante, la cathare, sœur des Esclarmonde et autres « Parfaites », écho des citadelles du vertiges se profilant aux confins de l’Aude, porte de Montségur. Jamais tu n’as fait profil bas, résistant à cette langue d’oïl qui voulait faire taire tes terres, hostile à tous les Parisianismes, défiant les lois de ces lointains quais des Brumes, éclatante de fierté. Même martyre, embrasée dans le moderne et sinistre bûcher de l’AZF, victime des incohérences et des lâchetés humaines, tu as su te relever.
Reconstitution historique au Capitole. Crédits Sabine AussenacCrédits Sabine Aussenac
Longtemps, je t’ai aimée. Nous écoutions les notes bleues de Claude et buvions du thé au Jasmin au Bol Bu, hypokhâgneuses en révolte, chassant les nuages et les garçons, découvrant la vraie vie au sortir de nos campagnes tarnaises ou gersoises… Nous hantions les longues travées de ce Mirail bétonné, récitant Verlaine et critiquant nos pères. Les martinets hurlaient dans un ciel bleu comme en enfer et je plaquais les trois accords de Blowing in the wind , moniale naïve et vestale encore, sous la travée du cloître des Jacobins. Nous voulions changer la vie: Ma première matraque m’a frappée rue du Taur.
Crédits Sabine Aussenac
J’avais 20 ans quand la France a rosi, et je me souviens du Capitole en liesse, de la première fête de la musique, de nos grandes espérances. Beaucoup plus tard, petite Poucette rêveuse, j’ai égrené mes rêves et grandi. Mais je n’oublierai jamais ma foi adolescente, motivée avant l’heure, rouge comme Rosa Luxembourg et persuadée que nous transformerions le monde …
Et puis j’ai goûté Paris et ses ors magnifiques, Bruxelles et sa Grand place, Londres, Prague, Berlin…Pourtant, c’est vers toi que mon cœur me porte. Tu es mon ancre et ma grand voile, mon passé et mes futurs.
Crédits Sabine Aussenac
J’ai rêvé ma vie sur les coussins de mon petit appartement du quartier des Chalets, je la rêve encore, plantant le lilas de mes espérances sur la terrasse d’une grande maison qui hésiterait entre Jardin des Plantes et canal… Aujourd’hui, mes enfants te découvrent et vivent sous tes toits de tuiles. Premiers baisers sous les tilleuls de la promenade, le long de Garonne… On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans…
Crédits Sabine Aussenac
Tu as grandi aussi.Tu vogues sur tes ailes du désir, sœur des étoiles, carrefour de l’Europe. Parfois mutilée par les chantiers immenses, tu seras bientôt libérée des trafics. Tes affaires Calas et autres scandales ne peuvent te noircir. Tu respectes ceux qui t’aiment, et ils te le rendent bien.
Tu es toujours mon autre. Mon double je, ma ville mémoire, ma ville espoir. De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, j’écrirai, face au clocher de St Sernin, au-dessus d’un million de toits roses.
Au fronton du Capitole, sous le palmier des Jacobins, le long des berges de Garonne, sur l’eau verte du Canal du Midi, j’écrirai ton nom :
En allant à la rencontre de ce singulier triptyque formé par Hans Hartung, un peintre allemand ayant fréquenté l’école des Beaux-Arts de Leipzig et de Dresde dans les années 1920, par Julio Gonzalez, sculpteur et peintre espagnol intimement lié au cubisme et au surréalisme, et par la fille de ce dernier, Roberta Gonzalez, elle-même artiste, au gré des œuvres exposées dans la salle rassemblant leurs productions respectives, même le néophyte, qui sera passé auparavant devant la relecture de Guernica par Robert Lungo (After Guernica), peut reconnaître aisément l’influence de l’ami Pablo, que ce soit par exemple dans les dites « têtes » de Hartung ou dans celles de sa future épouse, Roberta.
C’est d’ailleurs Julio, le père de Roberta, qui avait appris à Picasso à sculpter le métal, et l’on se prend à imaginer les œuvres des deux artistes mises en miroir, de par ce motif de la tête sans cesse renouvelé, symbole d’une humanité bien malmenée par le siècle et par les brûlures de l’Histoire.
Car ces quatre artistes auront eu en commun l’exil, superbement représenté par la photo prise par Hartung de son beau-père espagnol Julio, souriant face à l’objectif, béret basque vissé sur la tête, moustache et bretelles complétant ce portait si typique de l’allégresse méridionale à l’élan soudain coupé net, si douloureusement peint à la gouache sur la toile faisant face à la photo, l’une des « têtes » de Hartung : au noir et blanc ensoleillé de la photographie s’opposent les tons froids de la peinture et les traits durcis d’un homme usé par les épreuves, par les camps de détention et par toutes ces confrontations à la barbarie du monde.
Cette violence de l’exil et des guerres se retrouve aussi dans le morcellement et l’éparpillement des corps et des chairs, en écho aux abracadabrantes représentations de Picasso, comme dans cette Jeune fille à la tête penchée de Roberta Gonzalez de 1939, puisque si la féminité du modèle est bel et bien encore présente au vu de ses deux seins dressés, la position complètement tordue de la tête de ce qui est visiblement un cadavre – rigidité des traits, yeux fixant l’horreur et bouche ouverte glaçant le spectateur – met cependant en exergue Éros et Thanatos au cœur même de l’art.
Le fusain Nu effrayé, daté lui aussi de 1939, fait lui aussi écho à la destinée de Picasso, de celui que l’on nomma tour à tour le « Gitan » ou le « demi-juif polonais », puisque dans cette œuvre de Roberta Gonzalez c’est toute une humanité méprisée, torturée et assassinée qui se contorsionne, figée dans cette gestuelle saccadée et souffrante.
La vie de Hartung sera à
l’image de ces millions de destinées brisées, puisqu’il va errer dans une
Europe en proie aux convulsions des fascismes, allant jusqu’à être incarcéré au
camp de concentration de Miranda del Ebro en Espagne, avant d’être amputé à
deux reprises à l’hôpital Purpan de Toulouse et d’être finalement naturalisé
français et de recevoir, plus tard, la Légion d’Honneur.
Comme son ami Pablo, il
aura connu la « crise de l’abstraction », passera du figuratif à l’abstrait,
migrant d’une forme ver l’autre ; et en déambulant d’une œuvre à l’autre
dans cette salle croisant divers destins des exilés européens, le visiteur de
2019 ne peut s’empêcher de penser aux migrations actuelles, aux innombrables
exils des réfugiés issus de pays en guerre ou soumis à des dictatures, ou en
proie aux errances climatiques…
Car les convulsions de l’Histoire restent les mêmes : les visages des errants se tordent dans des brisures similaires, et la main tendue en haut à droite du tableau de Guernica est bien cette même main qui surgit des flots quand les migrants se perdent dans les eaux de Mare Nostrum, non loin de Vallauris…
C’est ainsi que tous les « frères
humains » déjà chantés par Villon, devenus « Frères migrants »
sous la plume de Patrick Chamoiseau, nous regardent, vous regardent au travers
des yeux éternels de ces artistes de l’exil, nous invitant au vivre-ensemble.
Ce texte a été rédigé lors d’un stage au Musée des Abattoirs, le premier avril 2019, organisé par la DDAC : « Du regard sensible au regard critique : devenir critique d’art».
Vous pouvez retrouver le padlet et d’autres textes ici :
J’avais envie de reposter ce texte, paru dans « Le Post » quelques jours après sa mort…
Sa voix, gouailleuse, enjouée, vive.
Son regard, franc, direct, chaleureux. Sa force, son courage, son humour, sa simplicité: une femme française
Annie va nous manquer, même si nous la savions déjà un peu partie. Elle nous manquera comme nous manquent ces amis très chers qui ne sont plus: on pouvait compter sur eux, ils nous écoutaient, ils nous distrayaient…
Elle était loin, si loin du star system. On l’a vu hier encore, devant l’église Saint-Roch…. La rue était là, oui, à ses obsèques, mais pas les starlettes. Nos jeunes actrices repulpées, nos bimbos cannoises, nos exports vers les States, celles qui, pourtant, doivent tout à des femmes de la trempe d’Annie Girardot, ont tout simplement boudé la cérémonie, comme on boycotterait les Césars.
Mais la rue, la France d’en bas, celle qui autrefois se pressait sur les sièges en bois des petits cinémas de quartier, celle qui a grandi avec Annie, était venue en masse. Annie est partie emportée par la foule, qui l’a tant aimée.
Je dois l’avouer : je n’ai pas toujours aimé Annie. « On » m’avait dit, lorsque j’étais enfant, que ce n’était pas quelqu’un de « comme il faut ». C’est que c’était important, autrefois, d’être quelqu’un de « bien », de savoir se tenir, de rester « une dame ». « On » m’avait dit que cette voix éraillée agaçait, que ces cheveux coupés à la diable manquaient de classe, et puis elle n’était même pas maquillée.
Ma liberté est ensuite passée par Annie.
Avoir le droit de trouver normal qu’une femme superbe soit nue dans un lit, comme dans Dillinger est mort, avoir le droit de manifester, comme dans Mourir d’Aimer, avoir le droit de travailler, comme dans Docteur Françoise Gailland…Un jour, oui, j’ai décidé que je deviendrai comme elle : spontanée et non plus compassée, drôle et non plus coincée, directe, et, surtout, libre.
Libre, toujours. Libre de parler, de rire, de s’engager, de se tromper, libre de choisir, libre de partir. Je l’ai aimée dans tous ses rôles, du plus modeste au plus clinquant, mais elle restera toujours, pour moi, Gabrielle Russier, l’héroïne de Mourir d’aimer. Ce film là, c’est notre petit secret. Et elle y incarne, magistralement, une femme au cœur pur: ce qu’elle est restée, toujours.
Bien sûr, elle était déjà un peu partie. Somme toute, sa maladie nous permettra de passer rapidement par certaines étapes du deuil. Le déni, nous l’avions déjà ressenti, en nous demandant comment cette injustice était possible…De quel droit la maladie pouvait-elle priver cette merveilleuse actrice de sa mémoire ? La colère, là aussi, nous l’avons déjà passée, avec Annie, d’ailleurs, en la voyant rire, et surtout pleurer aux Césars, bouleversante de générosité. Oui, elle nous avait manqué, oui, nous étions en colère contre ce système qui se permet d’oublier ses propres enfants du paradis.
Il va nous rester le souvenir, un souvenir tendre, apaisé, émerveillé, d’une femme formidable, qui disparaît le lendemain d’une cérémonie des Césars, comme dans un dernier pied de nez à ceux qui l’avait humiliée par l’oubli, mais aussi à quelques jours du huit mars, de la Journée internationale de la Femme.
Merci, Annie. Tu nous manqueras, mais grâce à toi, nous sommes devenues ce que nous sommes.