(en réponse à ce mot: « Je te lis avec un plaisir qui est augmenté par le fait que le vent s’est calmé dans cette période habituée aux ouragans, et il me manque. Ce vide est rempli heureusement par tes paroles. Merci. » )
-hommage à mon ami, le chanteur Zachary Richard, à l’occasion de son anniversaire…
Là-bas, au fin fond des bayous de Louisiane,
s’entrelacent moiteurs comme on aime une femme.
L’eau dormante frissonne, caressée par le temps,
et tu chantes les dormances de l’oiseau
voyageur de ta voix étonnement
douce, comme un ricochet dans les
verts éclats des mousses émeraude.
Là-bas, au fin fond des bayous de Louisiane,
les eaux folles des méandres épousent les
galions du vent et les rumeurs océanes :
les déferlantes ensauvagent l’espace, le lit
défait du fleuve est comme bataille
amoureuse, et au milieu coule ta voix rocailleuse qui
cogne et canonne contre
ouragans et marées noires, récif de beauté et d’espérance.
Ici, bien loin des bayous de Louisiane,
je n’ai qu’à glisser le cercle argenté dans le lecteur
d’émotions pour revoir tes mains parcourant
l’accordéon qui danse, tes yeux dardant
un public en transes, ton sourire comme un arc-en-ciel
en épousailles d’infini dans l’épure des temps.
Et ta voix me berce, archet promenant
la fougue ou la tristesse des violoneux en goguette,
resplendissante révolte des Marrons ou
tendre onyx de mille hirondelles.
Alors, émerveillée comme une enfant qui verrait
les étoiles, je marche à tes côtés sous vos grands arbres ployant
vers notre mère, la Terre, et te souris.
-hommage à mon ami, le chanteur Zachary Richard, à l’occasion de son anniversaire…
De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 7 janvier 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.
De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’un étalage.
De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée.
(….) la ville alors cessa
d’être. Elle avoua tout à coup
n’avoir jamais été, n’implorant
que la paix.
Rainer Maria Rilke, Promenade nocturne.
Je me souviens.
De mes vacances de février en outre-Rhin, les premières depuis dix ans. Enfin sortie d’un épuisant burn-out social et financier, j’osai enfin revenir au pays de l’enfance.
De la maison de mes grands-parents allemands revisitée comme une forêt de contes, du souvenir des usines au bord du Rhin comme autant de merveilles.
Du froid glacial dans ce grand cimetière empli de sapins et d’écureuils où, en vain, je chercherai la tombe de mon grand-père.
De ma joie d’enfant en mordant dans un Berliner tout empreint du sucre des mémoires.
Un étranger porte toujours
sa patrie dans ses bras
comme une orpheline
pour laquelle il ne cherche peut-être
rien d’autre qu’un tombeau
Nelly Sachs, Brasiers d’énigmes.
Je me souviens.
Des cris parsemant ce mois de mars qui jamais n’aura aussi bien porté le nom de guerre.
Des sourires explosés des corps d’athlètes de Florence, Camille et Alexis dans cet hélicoptère assassin. De tous ces anonymes mutilés au grand soleil de l’art, du Bardo couleur de sang.
Des 142 victimes yéménites si vite oubliées en cette Afrique au cœur devenu fou.
Des coups inutiles contre une porte blindée et de l’abominable terreur des enfants et des jeunes prisonniers d’un avion cercueil.
Un regard depuis l’égout
peut-être une vision du monde
la révolte consiste à fixer une rose
à s’en pulvériser les yeux
Alejandra Pizarnik, Arbre de Diane.
Je me souviens.
De Mare nostrum présentée à mon fils de 16 ans qui n’avait jamais vu la Méditerranée, oui, c’est possible, en 2015, même dans les meilleures familles si elles sont confrontées à une paupérisation.
De l’éblouissant soleil de Sète et des mouettes qui rient au-dessus du Mont Saint-Clair.
Des tombes grisonnantes et moussues du cimetière marin, où nous entendons la voix de Jean Vilar et le vent qui bruisse dans les pins en offrande.
De la plaque de l’Exodus devant la mer qui scintille et de mon émotion devant les couleurs de l’été des enfances, enfin retrouvées au cœur de cet avril.
Pourtant non loin de là 700 Migrants mouraient dans ces mêmes eaux turquoises, ma mer bien aimée devenue fosse commune en épouvante.
Et ailleurs aussi le vacarme déchirait l’innocence, quand 152 étudiants supplièrent en vain leurs bourreaux de Garissa, quand 7800 Népalais et touristes suffoquaient au milieu des drapeaux de prières aux couleurs de linceuls, quand une seule fillette, Chloé, succombait à la perversité d’un homme.
Un manteau de silence, d’horreur, de crainte sur les épaules. On est regardé jusqu’à la moelle.
Paul Valéry, Forêt.
Je me souviens.
De ce contrat faramineux autour d’avions de chasse, pourtant signé par ma République avec un pays aux antipodes de la démocratie, qui maltraite les ouvriers et musèle les femmes.
Des voix d’outre-tombe de Germaine Tillon, Genviève De-Gaulle-Antonioz, Jean Zay et Pierre Brossolette entrant au Panthéon, quand je tentai d’expliquer à des élèves malveillants la beauté du don de soi, au milieu de ricanements d’adolescents désabusés. De ma désespérance devant la bêtise insensible au sacrifice et aux grandeurs.
De ce mois de mai aux clochettes rougies par un énième « drame familial », dans le Nord, celui-là, deux tout petits assassinés par un père, comme chaque mois, silencieux hurlement au milieu du génocide perpétré dans le monde entier, depuis des millénaires, par les hommes violant, tuant, égorgeant, mutilant, vitriolant, brûlant vives leurs compagnes et souvent leurs enfants.
Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle(…)
Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…
Louis Aragon.
Je me souviens.
Des révisions du bac de mon puîné, des dissertations et des textes à apprendre, de Rimbaud et de Proust, de Verlaine et Stendhal, comme un collier de perles toujours renouvelé.
De ces adolescents déguisés en marquis pour une fête baroque, des duchesses et des contes, des froufrous et des rires, quand les joues de l’enfance en disputent avec les premières canettes de bière, quand on hésite entre un joint et un dessin animé…Chuuuuuuut. Prenez le temps…Profitez…On n’est pas sérieux, quand on a 17 ans le jour de la Saint-Jean…
Du soleil fou de Sousse qui voit mourir les sourires des touristes, de la plage rougie, et de la tête en pique d’un patron français, quand cet Islam qui prétend vivre la foi n’est que mort absurde et gratuite.
Des gospels montant vers ce ciel rougi de Charleston, quand un homme fauchera des vies noires dans une église, insulte à l’Amérique des droits civiques : j’ai fait un cauchemar, encore un…
Ce matin de juin s’est posé sur mon cœur
comme un vol de colombes sur la vieille petite église,
frémissant d’ailes blanches et de roucoulements d’amour
et de soupirs tremblants d’eau vive.
Louisa Paulin, Lo bel matin
Je me souviens.
Du chapeau blanc de Dylan et de sa voix éraillée, d’Albi la Rouge toute vibrionnante des accords de Pause Guitare, de cette nuit passée sur un banc avec un « Conteux » acadien, et du sourire de Zachary Richard, aussi pur que dans nos adolescences lorsqu’il clamait « travailler, c’est trop dur ».
De notre conversation téléphonique où déjà la poésie avait traversé l’Atlantique au rythme des échanges, et de son incroyable présence, quand il offre au monde tous les ouragans de Louisiane et toutes les histoires de son peuple oublié.
De la brique rouge et de Sainte-Cécile comme un vaisseau dans la nuit, du Tarn empli d’accords virevoltants et de notes insensées, de ce mois de juillet aussi gai qu’un violoneux un soir de noces.
La nuit, quand le pendule de l’amour balance
entre Toujours et Jamais,
ta parole vient rejoindre les lunes du cœur
et ton œil bleu
d’orage rend le ciel à la terre.
Paul Celan, in Poésie-Gallimard
Je me souviens.
De la Bretagne qui danse comme une jeune mariée au son de la Grande Parade, de Lorient enrubanné, des guipures et de l’océan dentelé qui tangue au son des binious.
Des flûtiaux et des cornemuses, de l’âme celte qui m’enivre, des jambes levées sous les robes de crêpe et des verts irlandais ; des Canadiens qui boivent et de la lune qui rit, des roses trémières caressées par la joie et de mon fils si heureux de danser le quadrille.
D’un autre port, au bout du monde, où 173 personnes périront dans les explosions causées par l’incurie des hommes.
Du courage de ces passagers de l’improbable, quand des boys modernes rejouent le débarquement dans un Thalys sauvé de justesse de la barbarie. Quand un 21 août ressemble à une plage de Normandie.
Le Bleu ! c’est la vie du firmament(…)
Le Bleu ! c’est la vie des eaux-l’Océan
et tous les fleuves ses vassaux(…)
John Keats, Poèmes et poésies.
Je me souviens.
Du calme d’Angela Merkel annonçant qu’elle devenait la mère de l’Europe en ouvrant les bras de l’Allemagne aux réfugiés et Migrants.
D’une Mère Courage qui soudain fait du pays de l’Indicible celui de l’accueil, quand 430 000 personnes ont traversé la Méditerranée entre le 1er janvier et le 3 septembre 2015, et qu’une seule photo semble avoir retourné les opinions publiques…
Du corps de plomb du petit Aylan et des couleurs vives de ses vêtements, dormeur du val assassiné par toutes les guerres des hommes, à jamais bercé par les flots meurtriers de notre Méditerranée souillée.
De mon étonnement toujours renouvelé en cette rentrée de septembre, quand soudain chaque journée de cours me semble thalasso, tant c’est un bonheur que d’enseigner la langue de Goethe à ces enfants musiciens, surdoués et charmants, toute ouïe et en demande d’apprentissages : ma première année scolaire agréable dans mes errances de « TZR », sans trajets insupportables et sans stress pédagogique.
Il n’est d’action plus grande, ni hautaine, qu’au vaisseau de l’amour.
Saint-John Perse, Amers.
Je me souviens.
De ces pauvres gens morts noyés en voulant sauver une voiture quand des enfants de Migrants continuent, eux, en ce mois d’octobre, à n’être sauvés par personne…
Des hurlements d’Ankara, quand 102 personnes perdent la vie au pied de la Mosquée Bleue, le Bosphore rougi de tout ce sang versé.
De cette famille lilloise décimée par le surendettement, un Pater Familias ayant utilisé son droit de mort sur les siens, mais nous sommes tous coupables, nous, membres de cette odieuse société de surconsommation.
Du silence de ma cadette en cet anniversaire de notre rupture de cinq longues années, de sa frimousse enjouée et de son bonnet rouge lors de notre dernière rencontre, il y a un siècle, avant qu’elle ne rompe les ponts. Du petit bracelet de naissance qui dort dans ma trousse et ne me quitte jamais. De ma décision de vivre, malgré tout.
Argent ! Argent ! Argent ! Le fol argent céleste de l’illusion vociférant ! L’argent fait de rien ! Famine, suicide ! Argent de la faillite ! Argent de mort !
Allen Ginsberg, in Poètes d’aujourd’hui, Seghers.
Je me souviens.
« De nos larmes et de l’effroi, de nos rires assassinés en ce 13 novembre 2015, de mon incommensurable chagrin devant la liberté souillée.
De la peur défigurant les visages, de ces hurlements, de l’innocence conspuée au gré d’une terrasse.
De nos marches au silence bouleversant, de ces bougies qui veillent, de l’union sacrée du monde devant Paris martyrisée. »
De cette structure cyclique qui a mutilé la Ville Lumière, de notre sidération, de la peur de mes enfants et des larmes de mes élèves, de la chanson « Imagine » entonnée en pleurant.
De Bamako et Tunis endeuillées elles aussi, de nos désespérances devant tant de victimes, et puis la terre, n’oublions pas la terre, qui se lamente aussi.
De la COP 21 qui passe presque inaperçue au milieu de tous ces bains de sang.
Si tu mérites ton nom
Je te demanderai une chose,
« Oiseau de la capitale » :
La personne que j’aime
Vit-elle ou ne vit-elle plus ?
Ariwara no Narihira, 825-879, in Anthologie de la poésie japonaise classique.
Place du Capitole, 14 novembre 2015
Je me souviens.
Du visage grimaçant de la haine et de la barbarie qui heureusement ne s’affichera PAS dans le « camembert ».
De nos piètres victoires, de mon pays où des jeunes votent comme des vieux aigris, de ma République en danger.
De toutes ces mitraillettes à l’entrée des églises, des santons menacés par les « laïcards » et par les djihadistes, d’un Noël au balcon, comme sous les tropiques.
De ces sabres lasers prétendument rassembleurs, quand tous ces geeks pourraient se retrousser les manches, réfléchir et agir.
D’une partie de croquet dans un jardin baigné de lumière et de douceur un 26 décembre, les maillets et les boules étant ceux de mon enfance allemande, le regard bienveillant de nos quatre grands-parents comme posé sur nous, microcosme familial dans le macrocosme de l’Europe si fragile, du monde si vacillant, de l’Univers si mystérieux.
De nos espérances.
De nos forces.
De nos amours.
Je me souviens de 2015.
À la lumière de nos aïeux nous marchons.
Elle nous éclaire comme les étoiles de la nuit guidant le marcheur.
Al-Hutay’a, in Le Dîwân de la poésie arabe classique.
Enfin cette phrase, dédiée à tous ces disparus :
Je t’aimais. J’aimais ton visage de source raviné par l’orage et le chiffre de ton domaine enserrant mon baiser. (…) Aller me suffit. J’ai rapporté du désespoir un panier si petit, mon amour, qu’on a pu le tresser en osier.
Vous le connaissez tous. Certes, les plus jeunes d’entre nous, les enfants de l’Ancien Monde, de la vieille France, n’ont peut-être pas entendu souvent cette chanson ; mais moi, je me souviens de mon coup de cœur absolu pour cette voix aux tessitures multiples, pour cet accent rocailleux, et pour la poésie fabuleusement humaniste de ce standard qui nous a longtemps bercés…
Alors vous pensez bien que quand le service de communication de Pause Guitare m’a tout simplement envoyé le numéro de téléphone de MONSIEUR Zachary Richard à Montréal, pour un « phoner », comme disent nos anglophones québécois, mon sang n’a fait qu’un tour.
Quelle simplicité ce fut que de mener cette belle « jasette » à bâtons rompus, comme si nous nous nous étions toujours connus…Il m’en a dites, des vérités, des simplicités, des évidences, et plus encore lors de notre entrevue avant son concert albigeois, m’invitant même gentiment à partager le souper de sa joyeuse drille de musiciens déjantés. Certes, quelques cheveux d’argent volent autour des paroles enchantées, mais cette belle âme a grandi au fil de ses apprentissages, et le personnage, loin de se contenter des certitudes d’un artiste, s’est enrichi de nombreux nouveaux défis.
Et puis il y a eu le doux regard de la pétillante Claude, son infatigable manageuse et compagne, et cette certitude : rencontrer Zachary Richard ne laisse personne indifférent.
C’est cette langue imagée et forte qui frappe de prime abord, la même que celle des textes de ses chansons et poèmes. Les images percutantes font écho à ces « r » qui roulent comme le roulis des océans, et j’entends dans les mots tous les siècles de notre histoire commune. Zachary me parle avec ferveur de notre Sud-Ouest, et explique que si, en France, tout est différent, les tournesols et le soleil lui tiennent particulièrement à cœur ; il évoquera l’amitié qui le lie à notre Francis, quand d’Astafort à la Nouvelle-Orléans meurtrie, un pont de solidarités musicales aidera à panser les plaies du bayou.
C’est dans ce beau pays du Sud des États-Unis qu’il vivra son premier souvenir musical ; parfois il allait, lui, l’enfant unique, avec son jeune voisin issu d’une famille de dix-huit enfants, écouter la musique chez les « créoles » ; ses yeux brillent à l’évocation de ces deux jeunes « chatons » émerveillés par l’allégresse de ces sons authentiques et joyeux. Cette musique source vive, cette musique capable de chanter le coton, le bayou et les inégalités, cette musique qui des souffrances crée de la joie, elle deviendra sa raison d’exister.
Il va m’en parler, de cette Louisiane –appuyer sur le « i » !-, et bien sûr de son Acadie, que je découvrirai avec délices tout au long de Pause Guitare…
Il évoquera l’origine du mot « cadien », prononcé « cajun » en Louisiane, me parlera des deux pistes étymologiques, entre cette « Arcadie » grecque et l’autre origine linguistique, qui viendrait de la langue des indiens Micmacs et signifie « terre fertile »…
Car pour Zachary Richard, l’Acadie représente à la fois un élément fondateur des Amériques et un symbole de la francophonie, une sorte de passerelle entre l’ancien et le nouveau monde ; en parlant des nombreux vestiges historiques qu’on est en train de mettre à jour, le chanteur poétise l’espace incroyable de ce territoire qui n’est ni pays ni peuple, métissé dans ses frontières et pérenne dans cet appétit de survivance et de reconnaissance. Notre ami est aussi un lecteur, et il a dévoré les ouvrages de l’historien Gilles Havard :
Car en cette immense terre acadienne, trop longtemps boudée par les chercheurs, qui s’étire du Saint-Laurent à l’Acadie tropicale et jusqu’en outre-Atlantique, avec les exilés de Belle-Ile ou de Saint-Malo, bat le cœur de la francophonie si chère à Zachary, cette francophonie qu’il avait si bien chantée dans Réveille…
Mon grand-grand-grand père
Est venu de la Bretagne,
Le sang de ma famille
Est mouillé l’Acadie.
Et là les maudits viennent
Nous chasser comme des bêtes,
Détruire les familles,
Nous jeter tous au vent.
Lui qui avait grandi au milieu des influences souvent contraires de deux cultures, entre le rêve américain et les airs joués par les radios et la télévision et les racines européennes familiales, puisque ses grands-parents étaient de la dernière génération unilingue francophone de la Louisiane, lui qui a compris très tôt l’humiliation subie par sa culture minoritaire, va un jour se faire le chantre de cette notion de résistance. Sa Louisiane sera aussi son combat, afin que la langue des ancêtres ne se perde pas dans l’uniformité de l’anglicisation forcée, afin que le « cajun » devienne l’un des symboles de la francophonie.
Ma Louisiane
Oublie voir pas qu’on est Cadien,
Mes chers garçons et mes chères petites filles.
On était en Louisiane avant les Américains,
On sera ici quand ils seront partis.
Ton papa et ta mama étaient chassés de l’Acadie,
Pour le grand crime d’être Cadien.
Mais ils ont trouvé un beau pays,
Merci, Bon Dieu, pour la Louisiane.
Jamais Zachary ne perd le fil de cette résistance qui va de pair avec le fait de vivre en milieu minoritaire, quand on est bousculé par la notion que l’Autre vous inculque : vous seriez de culture inférieure…Car même au Québec, cette tendance à l’infériorisation n’est jamais bien loin, alors même que les chiffres sont impressionnants : imaginez donc que ce sont bien 33 millions de francophones, la moitié de la population française, qui vivent sur le continent nord-américain, et Zachary insiste sur cette évidence identitaire qui fait de la francophonie à travers le monde une polyphonie plurielle et unique que Léopold Sedar Senghor résumait ainsi : « L’humanisme se tisse autour de la terre. »
Longtemps, Zachary Richard en a presque voulu aux Français de bouder quelque peu la francophonie, de ne pas comprendre tous les enjeux de cette belle présence à préserver. Il s’imaginait en sauveur de la langue française, et il est vrai que son interprétation de Réveille au premier Congrès mondial acadien à Shédiac, en 1994, avait marqué les esprits ! Mais en même temps, il affirme qu’aucune chanson ne doit se faire propagande…
Pourtant, il est le veilleur, le prophète, le diseur :
Et sans vouloir interférer dans les politiques des hommes, la passion dont il fait preuve dans ses récits est malgré tout aussi contagieuse que les airs entraînants de ses chansons : elle sait se faire entendre ; car Zachary n’a pas sa langue dans sa poche, et, s’il m’explique que la Louisiane a su panser les plaies laissées par Katrina, il demeure aussi persuadé que nous sommes à l’orée d’un désastre écologique majeur. Les 800 millions de litres de pétrole déversés dans le golfe du Mexique laisseront des séquelles pour plusieurs générations, puisque la marée noire n’a pas seulement souillé les faunes et flores locales, mais a exporté au fin fond des Amériques ses effluves de mort, via les migrateurs et les courants…Sa chanson Le Fou nous appelle à agir, « tous ensemble, ensemble tous »…
Zachary me la raconte, sa Louisiane meurtrie, et, moi qui depuis mon enfance me rêve à Tara, ayant même appelé ma cadette Scarlett, je le vois et je l’entends, le bayou martyrisé…
Car Zachary me parle de cette double contrainte effrayante et insoluble à laquelle sont confrontés les habitants de la Louisiane, enchaînés qu’ils sont financièrement à l’industrie pétrolière qui les nourrit tout en les dévastant, beaucoup s’estimant pris « entre l’arbre et l’écorce », nombreux étant aussi ceux qui ont « pactisé avec l’ennemi » en acceptant de belles sommes pour devenir nettoyeurs de goudron en abandonnant la pêche ; il paraîtrait même que certains rêveraient d’une nouvelle marée noire…Et pourtant la chaîne alimentaire suffoque sous les séquelles, tandis que l’érosion côtière gagne du terrain. D’une part, l’économie de la Louisiane demeure attachée au prix du baril du pétrole, de l’autre, le littoral se rétracte à un rythme effrayant, les digues n’offrant plus de protection devant les ouragans qui menacent, l’écosystème étant devenu aussi fou que le climat…Et dans le Nouveau-Brunswick, l’autre partie de l’Acadie, nombreux sont aussi les clairvoyants qui tirent la sonnette d’alarme…
Zachary le martèle, en écho aux Hubert Reeves, Pierre Rabbi et autres défenseurs de notre terre : la question n’est pas de savoir si une catastrophe majeure se produira, mais quand elle arrivera…En l’entendant, je repense à la « force des mots-tocsin » de Maïakovski, le poète russe…Et toujours et encore c’est l’émotion qui se dégage de ses paroles et de nos échanges, cette émotion qui transparaît dans chacun de ses mots, à l’image de sa sensibilité artistique, toujours à fleur de peau, et de sa carapace d’homme, fragile comme de la soie et solide comme son destin de conteur et de chantre ; il parle de son vécu, et peu à peu se tisse autour de la confidence ce lien ténu qui va au-delà des tempos du concert, ce lien de la parole.
Car en peu France le savent, pourtant Zachary Richard, qui a plus d’une corde à son arc puisqu’il a aussi écrit des albums pour enfants et réalisé de remarquables documentaires autour des migrateurs et de l’histoire acadienne, est aussi un poète reconnu, qui a publié cette année Outre le Mont, son quatrième opus de poésie.
Il me citera Arthur H qui, lui aussi, mêle dans ses œuvres musicalité et jeux des mots vivants, et me l’affirme :
« La poésie, c’est la chanson sous la guitare… »
Certes, la poésie a mauvaise réputation, réputée élitiste, ardue, dépassée…Mais les nouvelles technologies permettent d’extraordinaires partages dans l’oralité, une oralité chère au chanteur qui nous offre des lectures percutantes de ces textes, permettant ainsi à sa poésie d’être entendue, et pas simplement lue en son for intérieur. Il faut l’entendre déchirer le silence, cette voix de Bretonneux des siècles passés, quand elle nous parle en vers, en haïkus ou en liberté, musicale et émouvante…Dans les poésies de Zachary passent des moiteurs et des vertiges, des rêves et des hanches à caresser, on y sent battre le cœur des hommes et celui d’une terre…
Car musique et poésie sont une seule et même chose, et la poésie lui semble un port d’attache, dit-il en citant Yeats et la force de son écriture…Son premier maître aura été Gary Snyder, l’autre grand chantre de la beat generation avec Allen Ginsberg, qui enseignera son premier mantra à Zachary : après une enfance catholique, il pratique le bouddhisme depuis plusieurs décennies.
Mais, si vous n’êtes pas capable de montrer
ces vallées et ces montagnes
pour ce qu’elles sont,
qui pourra,
vous amener à percevoir que vous êtes ces vallées et ces montagnes ?
Gary Snyder, Montagnes et Rivières sans fin
Cependant, il a beau méditer durant des heures, c’est bien à travers la musique que lui vient l’éveil, l’illumination, et j’en aurai la confirmation en le voyant, lui, le taiseux qui, lors du souper, intériorisait ses émotions avant le concert, soudain se transformer en comète ! Il me l’avait dit, qu’une seule scène lui apportait davantage que des heures de zazen, et le swing absolu qu’il a offert au public albigeois ne l’a pas contredit…La tête, affirme-t-il, est là pour le rêve, le cœur pour sentir, et les pieds pour danser, et la musique aussi devient une forme de spiritualité, quand l’art se fait relation aux autres, altruisme, tout en étant aussi garde-fou, soulagement devant les brisures du monde.
Ce soir-là, à Albi, dans le magnifique théâtre de la Scène Nationale, nous avons d’ailleurs frôlé le drame : Zachary avait perdu son accordéon, son célèbre accordéon, indispensable à son spectacle, perdu entre Montréal, le Maroc et la Ville Rose, et le chanteur était prêt à aller en découdre avec les autorités aéroportuaires pour retrouver son bébé…L’accordéon diatonique, lui-même pont entre les cultures, introduit par un juif allemand dans cette musique de « violoneux » des bayous, sans doute à l’époque où la première ligne de chemin de fer rallia Lafayette, a fait ainsi danser les chapelets de villages qui se construisirent au rythme de la modernité, quand l’Acadie peu à peu découvrait le monde…
C’est bien cette Acadie-là que Zachary va nous conter dans son prochain spectacle, un projet polychrome très abouti, mêlant de grandes reproductions en visuel photographique ou pictural sur la scène et tableaux vivants en chansons : les valeurs du peuple cajun résonneront ainsi, au gré de l’Histoire qui racontera les Grands et les humbles, les héros et les victoires.
« …j’entends les chuchotements
de mes ancêtres, venus de loin. »
Il y a les Samuel de Champlain et les Jean Saint-Malo, les colonisateurs et les esclaves, et tout ce passé encore d’une actualité brulante dans cette Amérique où l’on tire des jeunes noirs comme des lapins, où l’on assassine des fidèles de couleur dans les églises…
Et quand résonne le chorus répété du mot « liberté », ce n’est pas, pour Zachary Richard, un vain mot : c’est un appel à une culture de la tolérance, car « ce n’est pas en fermant les portes, en ayant peur et en nourrissant les ténèbres que nous allons avancer. » Devant les intolérances effrayantes du monde, il nous faut puiser dans nos humanités les forces de résistance et de résilience. Nous n’avons d’autre choix que celui d’avancer vers la lumière.
Scintillaient avec autant de beauté
Je me demande, d’où vient l’univers.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
Et l’amour fait partie de l’univers
Bien qu’il n’ait pas de poids ni de matière.
L’amour est un aussi grand mystère.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
Et pourtant ce n’est pas très clair.
Mais je me sens beaucoup moins solitaire
Sachant que tu es dans l’univers.
L’univers, c’est les planètes et la terre
La noirceur et la lumière.
L’univers, c’est moi et toi et tout ce qui existe autour.
Il faut remplir l’univers avec ton amour.
***
Je sais, ce texte est un peu long pour un « article de blog ». Si vous avez eu le courage de lire jusqu’ici, sachez encore que la rencontre avec l’univers de Zachary a été pour moi importante, d’une insondable profondeur. Ses mots en échos aux miens, nos poésies croisées en ribambelles, et quelque part des ailes d’hirondelles, voletant au gré des cieux acadiens et toulousains…
C’est bien la chanson de Michel Fugain que j’avais en tête, en découvrant le programme de Pause Guitare autour de la scène « Expérience Acadie »…Il faut dire que pour les nous, les Français de la vieille France, l’Acadie se résume hélas à quelques clichés glanés ici et là, entre quelques leçons de géographie de l’enfance, un ou deux accords de quelque violoneux et une vision bien peu claire de ce pays-territoire disséminé depuis la côte orientale du Canada jusqu’en pays cajun, dont nous ignorons que la diaspora est passée par le Maine, Los Angeles et même nos port de Bretagne…
Je passais, moi, justement, au cœur d’Albi la Rouge, me préparant à aller écouter Status Quo et Moriarty à « Pratgrau », quand, juste avant le Pont Vieux, j’ai été happée par cette scène acadienne que je n’avais pas encore pu apprécier, tant la richesse de notre festival nous accapare en tous sens ! Imaginez quelques badauds qui soudain se font foule, les touristes se mêlant aux festivaliers et, malgré la température caniculaire, renonçant à une petite glace à l’ombre du Pontié pour se jeter au pied de l’estrade, aimantés par cette musique métissée et joyeuse et par le magnifique « bœuf » que nous ont « jammé » les musiciens des trois groupes réunis : Daniel Léger, La Virée et Prenez Garde.
Très vite, au fil des chansons, le public s’est laissé griser ; une communion totale s’est établie entre nos lointains cousins et leurs spectateurs albigeois, car nos musiciens réunis ont réellement « mis le feu » avec leur enthousiasme communicatif. Jamais je n’avais ressenti autant d’allégresse lors d’un « off », une joie pure, un bonheur à faire frissonner la brique de Sainte-Cécile et à faire déborder le Tarn !
Il faut dire qu’ils s’étaient bien trouvés, nos joyeux lurons acadiens…Il y avait là les cinq artistes de Prenez Garde réunis autour du violon en folie de Marie-Andrée Gaudet et de la gouaille festive du conteur Dominique Breau aux multiples talents, pour ne citer qu’eux…Mêlant répertoire traditionnel et humour, la connivence de leurs jeux respectifs devint une évidence…
Et puis une partie de la troupe de La Virée a occupé l’espace aussi, faisant rêver les Tarnais avec leur fougue où la gigue se mêle au rock pour faire valser les frontières…
N’oublions pas Daniel Léger, qui dans sa polyvalence artistique se partage entre le documentaire, l’écriture et la musique, ce raconteur d’histoire nous ayant communiqué son incroyable énergie du haut de sa guitare électrisant la foule.
Plus tard, j’aurai le privilège d’échanger à bâtons rompus avec quelques membres des groupes, aussi chaleureux dans le dialogue qu’ils l’avaient été sur la scène. Et ils m’ont raconté ces lointains qui pour nous sont autant de terres neuves et inconnues, leur Nouveau Brunswick, « l’autre province du Canada », seule province officiellement bilingue, dont un tiers de la population est francophone. Leur lien avec la francophonie est extrêmement fort, car ils se sentent les dépositaires de cette histoire qui les lie à la France.
Je rentrerai ensuite dans mon hébergement albigeois et, dans la moiteur estivale, passerai plusieurs heures à rêver devant ces contrées aux noms exotiques de la baie de Fundy, de la baie des Chaleurs, des îles de la Madeleine, des rivières Ristigouche et Petitcodiac, et à redécouvrir l’histoire de cette Acadie qui a profondément marqué ses habitants formant une nation au territoire sans frontières réellement définies.
Car très vite, mes joyeux musiciens vont évoquer le « Grand Dérangement », cette déportation qui, de 1755 à 1763, a éradiqué une bonne partie du peuple acadien et l’a laissé exsangue et éparpillé des deux côtés de l’Atlantique. Qui, en notre vieille Europe toujours prompte à commémorer les (hélas) si nombreux génocides, se souvient de ces Acadiens chassés, scalpés, obligés de se cacher dans les forêts comme les « Nègres marrons » de Louisiane, leurs frères de douleur ?
Ce passé assombri par de multiples violences et humiliations explique sans doute, me disent les musiciens, l’attachement de nos Acadiens aux valeurs pacifistes, encore renforcées après le traumatisme de la mort de milliers de soldats pendant la dernière guerre ; leur musique est une musique festive, dont l’allégresse se veut revanche sur la vie et ancrage dans la jouissance de leurs terres quasi insulaires de ce Nouveau Brunswick et des bayous cajuns de la belle Louisiane.
Et s’ils aiment jouer en France, c’est qu’un accueil particulièrement chaleureux leur est réservé, leur musique étant, chez nous, une denrée rare et précieuse, alors qu’en Acadie, elle « fait partie des meubles » ! Un peu plus tard, lors d’une autre nuit albigeoise, le conteur et musicien Dominique Breau me racontera encore comment cette musique lui tient à cœur, lui qui a eu mille vies et est passé d’un métier manuel au maniement extraordinaire des mots qu’il conte à travers le monde, tout en les chantant dans le groupe Prenez Garde. Il me dira que chaque écorchure d’un peuple ou d’un être peut devenir résilience, quand on sait partager la beauté et les arts.