Pas seulement pour traverser en venant garrigues et citadelles du vertige, pour découvrir ce grand bleu insolent, pour me perdre dans la douceur des sables… Pas seulement pour voir miroiter les plages infinies, pour écouter le cliquetis des mats dans le port, pour rêver aux mers lointaines en marchant Quai d’Alger…
Pas seulement pour grimper à l’assaut du Mont Saint-Clar entre blancheurs et effluves de pins, pour cueillir folle avoine autour de la tombe de Jean Vilar au Cimetière Marin, pour sentir la moustache de Georges me chatouiller la mémoire…
Pas seulement pour arpenter la jetée que foulèrent des cohortes de survivants en espérance, pour passer ma main sur la plaque du souvenir de l’Exodus, pour imaginer le grand vaisseau porteur d’horreurs et de renaissances… Pas seulement pour frémir en voyant les jouteurs au canal, pour déguster tielles et sardinades, pour m’étourdir de fauves et pastels au gré des galeries… Pas seulement pour sourire devant la plaque de la rue « Du Maire Aussenac », pour m’inonder de beauté au musée Paul Valéry, pour m’extasier devant les richesses du MIAM…
Non, quand j’irai à Sète, peut-être, si Dieu me prête vie comme disait ma grand-mère, et, surtout, si mes poèmes ne dorment pas seulement en tiroirs, ne demeurent pas cantonnés dans quelque revue française ou occitane, ne se partagent pas simplement au gré de Jeux Floraux toulousains où je fus double lauréate et de pages internet, mais trouvent un port en quelque recueil ayant pignon sur plage, alors ce sera pour être non seulement spectatrice, mais invitée aux Voix Vives…
Bien sûr, je rêve un peu… Car ma poésie est plurielle, aussi variée que les lumières qui tamisent les couchants sur les étangs, passant de l’alexandrin aux aphorismes, du vers libre au sonnet… Sans doute devrais-je apprendre à me plier aux contraintes de la modernité et de l’épure, comme me le hurla un jour Serge Pey en m’admonestant lors d’une conférence auscitaine… Mais, que voulez-vous, je ne m’y résous pas, trop attachée à ma liberté et à mon éclectisme, les mêmes qui me font me pâmer devant Bach ET le jazz, me délecter de maîtres flamands ET d’impressionnistes…
Un jour, oui, j’irai à Sète, pour me trouver de l’autre côté des bancs et des parasols… Peut-être aurai-je la joie de lire quelques extraits de « Garonne est une femmes amoureuse », mon opus qui scintille au fil des eaux vécues et rêvées de mon existence -oui, ces textes cherchent édition !! … Ou le bonheur de faire une conférence autour de mon essai « Rose Ausländer, une grande voix juive de la Bucovine », paru le premier juillet aux éditions Le Bord de l’Eau, en lisant aussi mes traductions de Rose, ma Rose lumière qui aimait tant la Méditerranée et qui l’a chantée dans de nombreux poèmes… Ou la chance de présenter mon projet en cours de montage, « Mare nostrum », qui tricote voix vives de l’ensemble du pourtour méditerranéen, puisque j’y ai rassemblé des traductions dans presque toutes les langues du bassin, du Catalan à l’Hébreu, de l’Italien au Romani…, fédérant autour de l’un de mes poèmes les accents modestes d’amis et de camarades de mon fils et les éclats miroitants de poètes et d’universitaires reconnus, en un puzzle d’allégresse en ode à notre mer, à la paix et aux rencontres…
Un jour, j’irai à Sète, Nausicaa rêveuse, et je n’aurai plus peur. La lumière éblouira mes pages et, le cœur empli de sables et de rencontres, je saurai que le temps est venu du partage.
Concert hommage à Notre-Dame, 20 avril 2019: Petits-Chanteurs à la Croix de Bois
« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
Comme nous les avons lues
et relues, ces lignes prophétiques, depuis quelques jours…
C’est la première chose que chercha mon fils en arrivant à bout de souffle, après mon coup de fil, à la maison : le roman de Victor Hugo, qu’il avait lu et relu en Classes préparatoires, il y a deux ans. Quant à moi, ébahie, criant et pleurant seule devant les images effroyables diffusées par les chaînes de télévision aussi sidérées que le monde, je me crus revenue en d’autres jours dévastés, me remémorant les panaches de fumée et mon bouleversement du 11 septembre, mais aussi mes cris de tristesse lors des massacres de Charlie-Hebdo et mes pleurs inconsolés du Bataclan…Pour Charlie, j’avais appelé mon premier ex-mari, et nous avions évoqué ensemble, effondrés, nos bulles et nos révoltes de jeunesse. Ce qui est pratique, quand on a eu plusieurs vies, c’est de pouvoir aussi appeler un deuxième ex-époux : ce dernier, je l’avais vu pour la première fois devant le Parvis de Notre-Dame…
J’ai lu depuis des centaines
de lignes autour des polémiques ravageant internet et les médias depuis ce funeste
ravage ; j’ai entendu hurler les bien-pensants qui refusent de comparer
une seule vie humaine et des « vieilles pierres », et puis les idéologues
des réseaux sociaux, scandalisés par les dons des « riches » alors
que tant de « misérables » battent le pavé ou y dorment, nourrissons
dans les bras, sous quelque tente de fortune, sans oublier les cris d’orfraie qui
s’ensuivirent après les paroles catholicisantes et complotistes d’un Zemmour au
mieux de sa forme…
Ce n’est pas du tout, pourtant, ce que je retiens de cette semaine à la fois Sainte et emplie des démons du feu et de la désolation.
Henri Garat/ Ville de Paris
Non, en ce samedi de
Veillée Pascale, j’ai plutôt l’impression que la France et le monde m’ont,
chaleureusement, serrée entre leurs bras, tant nous fûmes nombreux, depuis les
Quais de Seine ou via nos écrans, à nous rassembler, pleurant, priant, nous
lamentant, nous consolant de concert …
« Bien
des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront,
pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs,
et relisant le livre de Victor :
Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute
ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se
lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! »
Gérard de Nerval, « Notre-Dame
de Paris »
Car lundi soir, déjà,
celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, ou différemment, m’avaient
déjà bouleversée à parts égales : Il y avait eu les larmes de notre cher histrion
du patrimoine, Stéphane Bern, et son émotion en miroir du chagrin de tout un
peuple, sincère et irrépressible.
Et, peu ou prou en même temps, on entendit s’élever les mots-tocsins, comme disait Maïakovski, de notre tribun national, lui aussi si profondément touché qu’on l’eût soudain cru converti au catholicisme, tout mécréant qu’il semble…
Mélenchon a su évoquer,
avec la force d’un historien, cette grâce qui auréole notre cathédrale, des
avancées des sciences qui rendirent possible son élévation à la foi patrimoniale
qui nous rassembla si incongrument en ce beau soir d’avril. Oui, en cet instant
qui dura une nuit, veillée pascale avant l’heure, « tout va au grand corps
qui est là et qui brûle », et il reprendra ces réflexions sur son blog pour
évoquer notre « cathédrale commune » :
Ainsi, de l’hériter des « bouffeurs
de curés » au chantre des lieux sacrés, nous perçûmes un même élan qui
vint rejoindre celui de ces jeunes inconnus rassemblés Place St Michel, pleurant
des Pater, des Ave et des chants en regardant se consumer leur foi comme un
grand vaisseau de feu :
Mais bien au-delà des
quais de Seine endeuillés, c’est bien le monde entier qui, comme devant un
jardin où brûleraient les lilas et les roses, a accouru au chevet d’une église
assiégée par le feu :
« Je
n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé »
Louis Aragon, « Les lilas
et les roses »
En effet, en zappant, hébétée et effondrée, à près de 600 km du Point zéro du Parvis de Notre-Dame depuis ma ville rose, entre les chaînes d’information de différents pays, c’est bien un cortège de soutien à notre église en flammes que j’ai vu s’avancer, en une immense marche blanche virtuelle, comme une chorégie de pleureuses venue épauler un pays en passe de devenir orphelin d’un monde perdu.
Jean-Claude Coutausse
Et cette solidarité a
continué au fil de la semaine Sainte, du don des petites gens offrant un euro
en déposant leur caddy, telle une modeste obole dans le panier de la quête des
dimanches, aux sommes incalculables des financiers de ce monde, offertes
spontanément ou presque, avec ou sans promesse de profiter d’une déduction de
l’impôt, comme si les Fugger, ces grands banquiers de l’Europe médiévale,
avaient décidé de contribuer gratuitement à la construction d’une basilique…
Comment ne pas évoquer
les vers de Péguy dans sa « Présentation de Paris à Notre-Dame », et son
vaisseau voguant vers la mer des Sargasses ?
« Nuls
ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans. »
Car ce n’est plus
Notre-Dame qui vogue vers l’immense mais une planète entière qui s’est
empressée pour voler au secours d’une dame outragée, toutes religions et
pensées confondues. Et ce ne sont pas les quelques centaines de tweets décérébrés,
à la gloire de je ne sais quelle puissance vengeresse qui serait venue
allègrement détruire le Sacré de Paris, que je retiens encore, mais toujours
cette union sacrée des libres-penseurs et des croyants, et surtout ces appels
des consistoires et des grands conseils juifs et musulmans à relayer la chaîne
des dons, comme des villageois d’antan se passant les seaux d’eau pour éteindre
les flammes d’un beffroi, une eau soudain aussi lustrale que celle des sacres baptismaux,
d’un mikvé, ce bain rituel de purification hébraïque ou des ablutions de l’Islam…
Jamais le terme « religion »
n’a été aussi proche, pour notre France à genoux, de celui de « religere »,
qui signifie « relier ». Il est là, notre miracle pascal, précieux comme
ce coq sauvé des flammes et protégeant encore la fameuse relique de la Couronne
d’épines, bourdonnant en nos cœurs comme les abeilles miraculés des toits de la
cathédrale, incandescent, mais debout, comme la croix et le tabernacle de l’autel,
vigies vaillantes, demeurées à bord du vaisseau en perdition comme le capitaine
et son second refusant de quitter un navire, un miracle que même les fiels des
mauvaises langues pharisiennes n’écorneront pas car il nous appartient, comme
nous appartiennent nos émotions singulières et nos relations intimes à ce
monument national.
Nul n’a le droit de me
dicter mes ressentis, et je maintiens que j’ai brûlé de la même colère et
pleuré de la même dévastation que lors de l’effondrement des Tours Jumelles ou
des attentats, car ce sont les milliards d’âmes que je voyais, dans ces « jumelles
tours » devant l’immonde rougeoiement, se consumer tels les damnés d’un
tableau de Jérôme Bosch, ces âmes-mémoires qui ont fondé, depuis mille ans,
notre histoire et notre rapport au monde…
« Comme,
pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu. »
Théophile Gautier, « Notre-Dame »
Dessin et lavis de Victor Hugo
Je pensais à ces Laboratores, à ces paysans devenus
Compagnons, qui par milliers, au fil des siècles, façonnèrent notre joyau, des
maîtres-verriers aux petites mains, en passant par les hectares de chênaies
ayant permis l’élaboration extraordinaire de notre charpente-forêt partie en
fumée, à ces troncs devenus piliers de la terre ; je pensais aux
circonvolutions dentellières de la pierre caressée par mille burins experts,
aux rosaces parfaites et au plomb fondu à nouveau, un millénaire plus tard,
sous nos yeux incrédules.
Je pensais à ces Oratores et à leurs ouailles, à ces
bergers et à leurs troupeaux qui, de l’aube du christianisme à nos Pâques de l’an
2019, ont su faire ériger de fragiles chapelles, des rondeurs romanes, puis des
arcs gothiques pour dresser des ponts entre l’Homme et le Divin, et à la
tristesse insondable des chrétiens, qui ressemble tant à celle des juifs après
la Nuit de Cristal où l’on brûla les synagogues ou à celle des musulmans
lorsque des barbus devenus fous détruisirent des lieux sacrés à Mossoul, ou
lorsque l’état chinois rasa des mosquées en région ouïgoure…
Et je pensais à ces Bellatores, le cœur vaillant et l’âme fière, qui rallièrent les cloches battant à la volée lors de la Libération, quand on entonna un Magnificat malgré une fusillade, comme en un « arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus »…
N’oublions pas enfin que
nous avons tous en nous quelque chose de Notre-Dame, cœur de Paris et de l’Île
Saint-Louis, mais aussi patrimoine architectural et cultuel universel… Et pour
nous, petit peuple de France, c’est comme un chapelet mémoriel que nous pouvons,
chacun dans notre demeure, dévider, en hommage à cette maison de Dieu devenue à
la fois agora communautaire et oïkos personnel : on se souviendra d’un
voyage de classe et des ors de Lutèce surgis après une nuit passée dans le « Capitole »
qui ralliait Paris depuis la ville rose, où, devant nos yeux éblouis les deux
tours nous semblaient centre du monde… Ou peut-être d’un cadenas fermé d’un
baiser sur un pont de Paris juste avant ce cierge scellant quelque promesse…
Aujourd’hui, en ce samedi
où la fièvre jaune une foi(s) de plus arpente le pavé, je ne veux retenir que la
grâce et l’espérance pascales, et me souvenir que Notre-Dame, outragée, brisée,
martyrisée mais libérée des flammes, sera reconstruite par notre peuple de bâtisseurs,
par une France toujours, même si souvent bien frileusement, fille aînée de l’Église,
n’en déplaise aux pisse-vinaigre.
Et je me veux résolument
optimiste, comme toujours, allant jusqu’à l’espérance folle que cette chaîne de
solidarité déployée de l’Oural à l’Atlas, des cities de cols blancs aux ors du
Vatican, pourra bientôt aussi alimenter d’autres besoins, tout aussi criants,
des armées de misérables qui hantent nos rues. Car la Cour des miracles, c’est
vrai, se rencontre aujourd’hui non plus sur le Parvis de Notre-Dame, mais au
détour de nos villes de province où, partout, les gueux grelottent dans des
tentes dressées à la va-vite par quelque association, abritant les yeux de
braise de mendiantes berçant des enfançons, devant l’indifférence des passants
honnêtes… Il faudra que les élans de bienfaisance se multiplient, comme le pain
et le vin aux Noces de Cana, et je l’espère de tous mes vœux.
« La Charité aime ce qui est. Dans le Temps et dans l’Éternité. Dieu et le prochain. Comme la Foi voit. Dieu et la création. Mais l’Espérance aime ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.
L’Espérance
voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité. »
Charles Péguy, « La
petite espérance »
Demain, dès l’aube, les
chrétiens du monde se salueront en allégresse, s’écriant « Il est
ressuscité ! » , confortés dans leur foi, tandis que leurs frères
juifs seront dans la semaine de Pessah, leurs frères musulmans à l’orée du
Ramadan, et que de nombreux enfants, croyants ou pas, en une immense ronde
sucrée, chercheront des œufs et des cloches en chocolat…
Et dans quelques années,
si Dieu me prête vie, comme disait ma chère grand-mère qui m’éleva à la foi chrétienne,
peut-être me sera-t-il donné de visiter Notre-Dame reconstruite, et, surtout, de
m’y recueillir.
« En
passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. »
Théophile Gautier, « Soleil
couchant »
Puisse cette cathédrale
qui plonge ses racines dans notre unité nationale, creuset de nos passés, de
nos Lumières françaises, à nouveau déployer les ailes de sa magnificence et de
sa bienveillance, et que du feu renaisse un phénix de pierre, de beauté et de
foi !
« Puisque les paroles, ô mon Dieu, ne sont pas faites pour rester inertes dans nos livres, mais pour nous posséder et pour courir le monde en nous, permettez que de ce feu de joie, allumé par vous, jadis sur une montagne, et de cette leçon de bonheur, des étincelles nous atteignent et nous mordent, nous investissent, nous envahissent. »
Madeleine Delbrêl.
Et que les cloches demain
vrillent cette espérance pascale dans le cœur de tous, étourdissant les lilas
et les roses, tourbillonnant dans l’air de Paris et de la France comme mille
hirondelles annonçant les printemps, carillonnant comme une symphonie se
faisant tempête, rebaptisant pour un temps notre cathédrale en « Notre-Dame
de l’Espérance », en hommage à Notre-Dame de Paris chantée par Hugo :
« Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. — Certes, c’est là un opéra qui vaut la peine d’être écouté. D’ordinaire, la rumeur qui s’échappe de Paris le jour, c’est la ville qui parle ; la nuit, c’est la ville qui respire ; ici, c’est la ville qui chante. Prêtez donc l’oreille à ce tutti des clochers ; répandez sur l’ensemble le murmure d’un demi-million d’hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l’horizon comme d’immenses buffets d’orgue, éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d’airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n’est plus qu’un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d’une tempête. »
En allant à la rencontre de ce singulier triptyque formé par Hans Hartung, un peintre allemand ayant fréquenté l’école des Beaux-Arts de Leipzig et de Dresde dans les années 1920, par Julio Gonzalez, sculpteur et peintre espagnol intimement lié au cubisme et au surréalisme, et par la fille de ce dernier, Roberta Gonzalez, elle-même artiste, au gré des œuvres exposées dans la salle rassemblant leurs productions respectives, même le néophyte, qui sera passé auparavant devant la relecture de Guernica par Robert Lungo (After Guernica), peut reconnaître aisément l’influence de l’ami Pablo, que ce soit par exemple dans les dites « têtes » de Hartung ou dans celles de sa future épouse, Roberta.
C’est d’ailleurs Julio, le père de Roberta, qui avait appris à Picasso à sculpter le métal, et l’on se prend à imaginer les œuvres des deux artistes mises en miroir, de par ce motif de la tête sans cesse renouvelé, symbole d’une humanité bien malmenée par le siècle et par les brûlures de l’Histoire.
Car ces quatre artistes auront eu en commun l’exil, superbement représenté par la photo prise par Hartung de son beau-père espagnol Julio, souriant face à l’objectif, béret basque vissé sur la tête, moustache et bretelles complétant ce portait si typique de l’allégresse méridionale à l’élan soudain coupé net, si douloureusement peint à la gouache sur la toile faisant face à la photo, l’une des « têtes » de Hartung : au noir et blanc ensoleillé de la photographie s’opposent les tons froids de la peinture et les traits durcis d’un homme usé par les épreuves, par les camps de détention et par toutes ces confrontations à la barbarie du monde.
Cette violence de l’exil et des guerres se retrouve aussi dans le morcellement et l’éparpillement des corps et des chairs, en écho aux abracadabrantes représentations de Picasso, comme dans cette Jeune fille à la tête penchée de Roberta Gonzalez de 1939, puisque si la féminité du modèle est bel et bien encore présente au vu de ses deux seins dressés, la position complètement tordue de la tête de ce qui est visiblement un cadavre – rigidité des traits, yeux fixant l’horreur et bouche ouverte glaçant le spectateur – met cependant en exergue Éros et Thanatos au cœur même de l’art.
Le fusain Nu effrayé, daté lui aussi de 1939, fait lui aussi écho à la destinée de Picasso, de celui que l’on nomma tour à tour le « Gitan » ou le « demi-juif polonais », puisque dans cette œuvre de Roberta Gonzalez c’est toute une humanité méprisée, torturée et assassinée qui se contorsionne, figée dans cette gestuelle saccadée et souffrante.
La vie de Hartung sera à
l’image de ces millions de destinées brisées, puisqu’il va errer dans une
Europe en proie aux convulsions des fascismes, allant jusqu’à être incarcéré au
camp de concentration de Miranda del Ebro en Espagne, avant d’être amputé à
deux reprises à l’hôpital Purpan de Toulouse et d’être finalement naturalisé
français et de recevoir, plus tard, la Légion d’Honneur.
Comme son ami Pablo, il
aura connu la « crise de l’abstraction », passera du figuratif à l’abstrait,
migrant d’une forme ver l’autre ; et en déambulant d’une œuvre à l’autre
dans cette salle croisant divers destins des exilés européens, le visiteur de
2019 ne peut s’empêcher de penser aux migrations actuelles, aux innombrables
exils des réfugiés issus de pays en guerre ou soumis à des dictatures, ou en
proie aux errances climatiques…
Car les convulsions de l’Histoire restent les mêmes : les visages des errants se tordent dans des brisures similaires, et la main tendue en haut à droite du tableau de Guernica est bien cette même main qui surgit des flots quand les migrants se perdent dans les eaux de Mare Nostrum, non loin de Vallauris…
C’est ainsi que tous les « frères
humains » déjà chantés par Villon, devenus « Frères migrants »
sous la plume de Patrick Chamoiseau, nous regardent, vous regardent au travers
des yeux éternels de ces artistes de l’exil, nous invitant au vivre-ensemble.
Ce texte a été rédigé lors d’un stage au Musée des Abattoirs, le premier avril 2019, organisé par la DDAC : « Du regard sensible au regard critique : devenir critique d’art».
Vous pouvez retrouver le padlet et d’autres textes ici :