Un été passé sur les
traces de la poétesse allemande Rose Ausländer m’a quelque peu éloignée de mes
briques roses…
Voici le projet de départ : En parallèle de l’écriture d’un roman autour de Rose Ausländer, j’avais imaginé la création d’un événement participatif en rédigeant une sorte de « journal de voyage », de Düsseldorf à Czernowitz (où je me rendrai dans un an), en passant par des lieux de mémoire juifs -Berlin, Vienne, où Rose a vécu, Prague, pour respirer l’air de la « Mitteleuropa », et en partageant sur « les réseaux sociaux » (Facebook, Twitter, Instagram) le récit et des photos et vidéos de ma quête, afin de sensibiliser aussi les jeunes publics à cette démarche, un peu à la manière de « Eva-stories » sur Instagram..
Tous les quinze jours, un cimetière juif est profané outre-Rhin… Ma démarche s’inscrit dans une actualté brûlante, car rien n’est acquis… Et les dérives des populismes, dans le monde entier, de Bolsonaro au Brésil à Salvini en Italie, m’amènenet à penser que j’ai raison de vouloir écrire au sujet de Rose…
Le ministre des affaires étrangères Heiko Maas lui-même a récemment appelé à une extrême vigilance… Le rabbin Yehuda Teichtal, prsident du centre d’éducation juive Chabad de Berlin, a été en effet violemment agressé…
Car quand un rabbin reçoit des insultes et des crachats, c’est toute la communauté juive allemande qui est visée, et toute l’Allemagne qui ressent honte et dégoût… Heiko Maas affirme que le pire serait l’indifférence face à ces actes ignobles, car c’est bien l’indifférence qui a amené à la Shoah…
Rose Ausländer is a Jewish poet from Chernivtsi. Despite her encounter with the horrors of the Shoah, she believed that the power of the word would relay a message of hope to humanity, perfect example of resilience; as a survivor from the Holocaust she has translated her hope through her poetic words. In our time of terrorism and antisemitism, it’s important to share ways of resilience, and poetry can be an amazing way to trust in life again. I would like to write a novel about her, not a biography, but a kind of polysemic work, mixing translations of her texts and romanced story of her life, and parallel to this writing I will share this process on digital ways, reading some of her texts on videos, sharing pics and a diary of my European travel on social medias. I will meet Rose’s editor, a performer, a musician and members from the Jewish community in Berlin, Vienna and Prague…
Voilà les liens vers les
trois derniers articles :
** Dans « Un rossignol à Düsseldorf », j’ai relaté ma formidable rencontre avec le musicien Jan Rohlfing et son épouse, qui ont monté un projet de lecture musicale des textes de Rose.
C’est autour d’un gâteau
aux framboises et au müsli que Eva-Susanne Ruoff et Jan Rohlfing m’ont reçue le
lendemain de mon arrivée à Düsseldorf, dans leur merveilleuse maison non loin
de Ratingen, dont l’immense séjour accueille aussi des concerts privés.
(…)
La création de ce
“Hörbuch” va d’ailleurs bien au-delà de la simple mise en musique des textes de
Rose Ausländer, et c’est aussi ce qui transparaît à la fois lors des multiples
concerts donné par l’orchestre de chambre portant le projet – composé de neuf
musiciens – et dans le succès du CD; car on retrouve dans ce travail non
seulement la modeste magnificence des textes de la poétesse, considérée en
Allemagne comme l’une des voix majeures de la poésie du vingtième siècle, mais
aussi tous ces thèmes d’une brûlante actualité que sont l’idée de la patrie, de
l’identité et de la langue maternelle perdues, de l’exil, des réfugiés…
(…)
Chaque plage s’ouvre sur
une lecture de texte, et le silence des pauses, si important pour que
l’auditeur s’imprègne de l’anastomose entre lyrisme et musique, s’ouvre ensuite
sur les compositions qui varient entre la profusion instrumentale de certains
titres et le minimalisme d’autres plages plus épurées. Et l’on se sent
transporté aux confins de la Mitteleuropa au rythme des accents yiddish rappelant
des violons de Chagall, puis, dans le staccato new yorkais des cuivres et de la
batterie, on plonge, au son des notes jazzy rappelant l’exil, dans l’humeur
chaloupée de l’outre-atlantique avant de se recueillir dans l’atmosphère
feutrée et mono instrumentale des textes tardifs de la poétesse, passant ainsi,
au gré des arrangements de Jan Rohlfing, par les mille émotions procurées par
cette vie d’artiste.
(…)
Si vous aimez la musique et la poésie, je vous invite à lire l’intégralité du texte en cliquant sur le lien plus haut et à découvrir cette aventure passionnante !
** Dans « Une journée particulière », j’ai raconté l’incroyable journée passée en compagnie de l’éditeur et ami de Rose, Helmut Braun, aujourd’hui en charge du fonds Ausländer et responsable de la Rose Ausländer Gesellschaft.
Helmut m’a accueillie à Düsseldorf et a pris le temps de me montrer tous les lieux de mémoire autour de la vie de Rose, depuis la pension de famille où elle arriva en 1965 au cimetière où elle repose, en passant par la maison de retraite juive dans laquelle elle passa de longues années, grabataire mais toujours incroyablement active en écriture. J’ai pu aussi visiter une superbe exposition consacrée aux poèmes anglais de Rose et, le soir, assister à un concert autour de ces mêmes textes.
Le 12 juillet, en
attendant Helmut Braun, j’ai pu tranquillement me plonger dans la superbe
exposition consacrée par Helmut Braun aux regards croisés sur Rose Ausländer et
sur la poétesse américaine Marianne Moore, entre lettres, images d’archives et
textes traduits. Marianne Moore a joué un rôle essentiel lors du changement de
style opéré par Rose Ausländer, de nombreux écrits en témoignent et évoquent
les textes anglais de notre poétesse, préludes à son retour vers l’écriture en
langue allemande après la césure du silence, conséquence de la Shoah. Le livre
« Liebstes Fräulein Moore /Beautiful Rose », bien plus que le catalogue de
cette exposition, riche et dense, dirigé par Helmut Braun, est disponible aux
bien nommées éditions Rimbaud :
J’ai pu aussi découvrir les locaux de cette intéressante fondation consacrée au rayonnement et à la mémoire de la culture des anciens territoires de l’Est de l’Allemagne, ainsi que des territoires occupés par des Allemands dans l’Europe du Sud, et à toutes les personnes déplacées lors des grandes migrations autour des deux guerres mondiales.
(…)
Des mots bien différents
de ses poèmes de jeunesse, orphelins des rimes et de l’enfance, ayant traversé
l’Holocauste et les années d’exil et sans doute aussi influencés par « la »
rencontre avec Paul Celan… En témoigne ce poème dont le titre est aussi celui
du recueil rassemblant les œuvres de 1957 à 1963 :
Die Musik ist zerbrochen
In kalten Nächten wohnen wir
mit Maulwürfen und Igeln
im Bauch der Erde
In heißen Nächten
graben wir uns tiefer
in den Blutstrom des Wassers
Hier sind wir eingeklemmt zwischen Wurzeln
dort zwischen den Zähnen der Haifische
Im Himmel ist es nicht besser
Unstimmigkeiten verstimmen
die Orgel der Luft
die Musik ist zerbrochen
La musique est brisée
Dans de froides nuits nous vivons
avec des taupes et des hérissons
dans le ventre de la terre
Dans de froides nuits
nous nous enterrons plus profondément
dans le flux sanglant de l’eau
Ici nous sommes coincés entre des racines
là entre les dents des requins
Au ciel ce n’est pas mieux
des dissonances désaccordent
les orgues de l’air
la musique est brisée
Nous remontons en
voiture. Je suis très émue de concrétiser le lien qui me lie à Rose depuis tant
d’années en posant mon regard sur ce qui a été sa vie…
(…)
De 1972 à sa mort, en
1988, Rose demeurera donc en ce lieu assez spécifique, puisque d’une part
magnifiquement situé, et d’autre part empreint d’une réelle philosophie de vie,
comme en témoigne ce bel article que je vous invite à lire.
Certes, suite à des transformations, la chambre dans laquelle Rose séjourna, grabataire mais toujours active en écriture, n’existe plus, mais un petit salon porte encore son nom, et j’ai eu plaisir à marcher sous les frondaisons des arbres du Nordpark qu’elle affectionnait tant…
Le foyer Nelly Sachs, maison de retraite juive de Düsseldorf
(…)
J’aime infiniment les cimetières allemands, et celui-là ne déroge pas à la règle : paisible, ombragé par d’immenses arbres, on peut y flâner comme dans une forêt… Rose est morte le 3 janvier, le jour de mon anniversaire, en 1988… Elle repose parmi d’autres tombes juives, et je vais déposer un petit caillou sur la pierre tombale, la matzevah, selon la tradition hébraïque. Le caillou provient du Waldfriedhof de Duisbourg, dans lequel est enterré mon grand-père allemand… En accomplissant ce geste hautement symbolique au regard de mon histoire personnelle et de mon lien avec le judaïsme, j’ai l’impression qu’une boucle est bouclée…
La tombe de Rose, au Nordfriedhof
(…)
Pour découvrir plus précisément la vie de Rose, je vous renvoie donc vers cet article détaillé et illustré…(cliquer sur le lien plus haut!)
** Enfin, dans « Nausicaa, Rose Ausländer et Ai Weiwei: „Wo ist die Revolution“? (« Où est la révolution ? ») », j’ai thématisé ma rencontre avec l’artiste Ai Weiwei, au gré d’une monumentale exposition consacrée en partie à l’exil et aux Migrants, vue au K20 et au K21… J’ai été bouleversée par les passerelles entre le travail de ce dissident chinois et les écrits de Rose…
Rose Ausländer, de „Blinder Sommer“ (traduction Sabine Aussenac)
Ces quelques jours passés
à Düsseldorf en compagnie de Rose sont aussi l’occasion d’accompagner mon fils
dans la découverte de la région de son futur Master (il a obtenu une bourse
Erasmus) et de voir quelques musées…
(…)
Ces saynettes rappellent l’arrestation, le 3 avril 2011, de l’artiste, et miment donc le regard d’un surveillant de prison sur les moments du terrible quotidien d’un prisonnier politique. Comment, pour moi, ne pas penser à la jeune Rose, rentrée des États-Unis où elle aurait pu librement demeurer, perdant d’ailleurs la nationalité américaine du fait de son séjour à nouveau hors des USA, pour revenir en Bucovine, aux côtés de sa mère, et croupissant ensuite durant de longues années dans le ghetto de Czernowitz, en partie cachée dans une cave…
Photo de l’exposition S.A.C.R.E.D
(…)
En parcourant les
différentes salles, une émotion submerge le visiteur, avec cette évidence de
l’Universel qui si souvent vient percuter l’individu, le briser, lui, fétu de
paille malmené par les dictatures ou les colères de la terre, et c’est bien la
voie et la voix de l’art que de dénoncer malversations, injustices et brisures…
Certes, le poing levé d’Ai Weiwei et ses doigts d’honneur devant différents monuments du monde peuvent sembler bien loin des murmures poétiques de Rose Ausländer, qui jamais ne « s’engagea » réellement politiquement, tout en thématisant tant de fois la césure de la Shoah… Mais jamais le lecteur ne se trouve non plus dans la mouvance parnassienne de l’art pour l’art, tant les passerelles vers le monde et les hommes, leurs souffrances et leurs malheurs, sont nombreuses…
Performance frondeuse de l’artiste…
(…)
Je fais lentement le tour de ce navire, lisant attentivement des citations inscrites sous la poupe et la proue, dont les mots évoquent les dangers et les aléas de ces exils, pensant bien sûr aux naufragés de mon cher Exodus… C’est bien le livre de Leon Uris, relatant l’épopée tragique de ses passagers, que mon grand-père allemand, qui avait fait le Front de l’Est, m’avait offert l’année de mes treize ans, avant que je ne plonge à mon tour dans l’histoire tourmentée de mes ancêtres… Cet Exodus dont j’ai bien des fois admiré la plaque commémorative à Sète… Et je songe aussi aux transatlantiques empruntés par notre Rose lors de ses allers-retours entre l’Europe et son exil…
Un enfant du camp d’Idomeni, en Grèce…
(…)
Il faut lire le texte entier pour se plonger dans l’univers démesuré d’Ai Weiwei et découvrir les incroyables similitudes entre les destinées des exilés…(Il suffit de cliquer sur le lien en haut du pragraphe…)
Cet
éclat de lune qui me baigne de joie. Ne jamais l’échanger contre un néon
sordide.
Se
souvenir de l’âpreté des vents, des houppelandes grises où grelottaient nos
rêves. Blottis en laine feutrée, ils attendent leurs printemps.
Bien
sûr il faudra se soumettre. Et puis s’alimenter, raison garder, louvoyer en
eaux troubles. Mais nous ne baisserons pas la garde de nos avenirs.
Aquarelliste,
dentellière, allumeuse de réverbères, souffleur de verre : il n’y a pas de sot
métier !
Ne
jamais renoncer au Beau. Décréter la laideur hors-la-loi : nous deviendrons
chasseurs de rimes.
Cercles
chamaniques des promesses tenues. Ne pas abjurer notre foi aux mots ; prendre
la clé des chants.
Rester
l’étudiant russe et la danseuse, ne pas devenir la ménagère et le banquier.
Oser ne jamais pénétrer dans un lotissement.
Les
soirs bleus d’été respirer les foins lointains et aimer l’hirondelle. Se faire
Compostelle : nous sommes notre but à défaut de chemin.
Rêver
nos vies toujours ; et veiller aux chandelles : seul celui qui connaît la nuit
deviendra rossignol.
L’indécence
n’est pas d’être riche ; il n’est pas interdit de préférer le luxe à la misère.
Ne pas oublier de partager les soleils.
Aimer la pluie avant qu’elle ne tombe, et la chaleur de l’arc-en-ciel ; s’enhardir en bord de nuit, jusqu’aux mystères d’Eleusis.
Trouver
belle celle qui a enfanté et qui est devenue terre et mère ; aimer celui qui a
parcouru ses mondes : le printemps est de soie mais l’automne est velours.
Bannir
les sordides et ensemencer nos âmes de sublimes ; vivre comme si la mer était à
nos portes, en terre océane. Cézanne, ouvre-toi !
En allant à la rencontre de ce singulier triptyque formé par Hans Hartung, un peintre allemand ayant fréquenté l’école des Beaux-Arts de Leipzig et de Dresde dans les années 1920, par Julio Gonzalez, sculpteur et peintre espagnol intimement lié au cubisme et au surréalisme, et par la fille de ce dernier, Roberta Gonzalez, elle-même artiste, au gré des œuvres exposées dans la salle rassemblant leurs productions respectives, même le néophyte, qui sera passé auparavant devant la relecture de Guernica par Robert Lungo (After Guernica), peut reconnaître aisément l’influence de l’ami Pablo, que ce soit par exemple dans les dites « têtes » de Hartung ou dans celles de sa future épouse, Roberta.
C’est d’ailleurs Julio, le père de Roberta, qui avait appris à Picasso à sculpter le métal, et l’on se prend à imaginer les œuvres des deux artistes mises en miroir, de par ce motif de la tête sans cesse renouvelé, symbole d’une humanité bien malmenée par le siècle et par les brûlures de l’Histoire.
Car ces quatre artistes auront eu en commun l’exil, superbement représenté par la photo prise par Hartung de son beau-père espagnol Julio, souriant face à l’objectif, béret basque vissé sur la tête, moustache et bretelles complétant ce portait si typique de l’allégresse méridionale à l’élan soudain coupé net, si douloureusement peint à la gouache sur la toile faisant face à la photo, l’une des « têtes » de Hartung : au noir et blanc ensoleillé de la photographie s’opposent les tons froids de la peinture et les traits durcis d’un homme usé par les épreuves, par les camps de détention et par toutes ces confrontations à la barbarie du monde.
Cette violence de l’exil et des guerres se retrouve aussi dans le morcellement et l’éparpillement des corps et des chairs, en écho aux abracadabrantes représentations de Picasso, comme dans cette Jeune fille à la tête penchée de Roberta Gonzalez de 1939, puisque si la féminité du modèle est bel et bien encore présente au vu de ses deux seins dressés, la position complètement tordue de la tête de ce qui est visiblement un cadavre – rigidité des traits, yeux fixant l’horreur et bouche ouverte glaçant le spectateur – met cependant en exergue Éros et Thanatos au cœur même de l’art.
Le fusain Nu effrayé, daté lui aussi de 1939, fait lui aussi écho à la destinée de Picasso, de celui que l’on nomma tour à tour le « Gitan » ou le « demi-juif polonais », puisque dans cette œuvre de Roberta Gonzalez c’est toute une humanité méprisée, torturée et assassinée qui se contorsionne, figée dans cette gestuelle saccadée et souffrante.
La vie de Hartung sera à
l’image de ces millions de destinées brisées, puisqu’il va errer dans une
Europe en proie aux convulsions des fascismes, allant jusqu’à être incarcéré au
camp de concentration de Miranda del Ebro en Espagne, avant d’être amputé à
deux reprises à l’hôpital Purpan de Toulouse et d’être finalement naturalisé
français et de recevoir, plus tard, la Légion d’Honneur.
Comme son ami Pablo, il
aura connu la « crise de l’abstraction », passera du figuratif à l’abstrait,
migrant d’une forme ver l’autre ; et en déambulant d’une œuvre à l’autre
dans cette salle croisant divers destins des exilés européens, le visiteur de
2019 ne peut s’empêcher de penser aux migrations actuelles, aux innombrables
exils des réfugiés issus de pays en guerre ou soumis à des dictatures, ou en
proie aux errances climatiques…
Car les convulsions de l’Histoire restent les mêmes : les visages des errants se tordent dans des brisures similaires, et la main tendue en haut à droite du tableau de Guernica est bien cette même main qui surgit des flots quand les migrants se perdent dans les eaux de Mare Nostrum, non loin de Vallauris…
C’est ainsi que tous les « frères
humains » déjà chantés par Villon, devenus « Frères migrants »
sous la plume de Patrick Chamoiseau, nous regardent, vous regardent au travers
des yeux éternels de ces artistes de l’exil, nous invitant au vivre-ensemble.
Ce texte a été rédigé lors d’un stage au Musée des Abattoirs, le premier avril 2019, organisé par la DDAC : « Du regard sensible au regard critique : devenir critique d’art».
Vous pouvez retrouver le padlet et d’autres textes ici :