Comme elle aurait été heureuse, ma Rose, de revoir Paris! En 1939, déjà, si peu de temps avant la canonnade, elle avait rendu visite à la ville lumière. Et lors de son grand tour d’Europe de 1957, son séjour parisien, avec sa rencontre avec Paul Celan, avait fait partie de ses dates clefs…
Quelle fierté pour moi que d’être reçue dans l’antre de Colette, dans cette librairie phare, adresse incontournable de tout lecteur parisien qui se respecte…
Merci à cette grande dame des lettres parisiennes de son accueil, et des sourires de Nicolas et Thomas – Thomas qui vient du Sud-Ouest, lui aussi ! – . La rencontre, présentée par Antoine Spire, le directeur de la collection Judaïsmes, qui héberge mon essai, a permis de mettre en perspective quelques-uns des thèmes développés par l’ouvrage et de mettre en avant la personnalité de cette poétesse encore trop peu lue en France, malgré les remarquables travaux universitaires qui lui ont été consacrés.
Ce fut un régal que de répondre à ses questions autour du livre, puisque Antoine Spire, l’une des voix de France Culture, est bien entendu plus qu’à l’aise dans l’exercice ! J’ai pu compter aussi sur le précieux soutien du préfacier, Laurent Cassagnau, de l’ENS Lyon, qui a eu la gentillesse de nous apporter ses pertinentes réflexions.
Merci encore aux amis qui sont venus nous écouter parler de Rose…
Et comme il n’y a pas de hasard, c’est bien le sourire d’Anne Frank qui a veillé sur cette rencontre, puisque juste avant le début de la conférence j’ai enfin découvert le Jardin d’Anne, non loin de la librairie et du mahJ… Anne grâce à laquelle « tout a commencé », lorsque j’avais découvert, enfant, à la lecture de son Journal, que mon deuxième pays, l’Allemagne, avait abrité l’Indicible…
Voici quelques photos qui ont immortalisé l’événement aux Cahiers de Colette, et les liens vers les vidéos mises en ligne. Merci à Sarah et Julie, les photographes ! (Les photos sont en libre accès FB)
Pour aller plus loin, deux articles de Laurent Cassagnau au sujet de Rose Ausländer:
« Rose Ausländer et la poésie américaine » in Etudes germaniques 58 (2003) 2, p.211-232
« Mémoire et souvenir: à propos de Schnee im Dezember de Rose Ausländer » in Rose Ausländer. Lectures d’une oeuvre (sous la dir. de J. Lajarrige et M.-H. Quéval), Nantes: Editions du Temps, 2005, pp. 101-115
Tu as été mon premier
livre « d’adulte »… Je devais avoir moins de 10 ans, mais déjà un
accès illimité à l’immense bibliothèque parentale, dans le bureau de mon père,
celle des livres de poche…
Est-ce la photo qui m’attira, avec ce quadrillage de cahier d’écolière ? Dès les premières minutes de lecture, je ne t’ai plus quittée… Aujourd’hui, petite Anne, tu aurais eu 90 ans, en ce 12 juin 2019. Tu serais sans aucun doute devenue une vieille dame malicieuse et délicieuse, résiliente et engagée. Je ne pouvais que te rendre hommage, et t’associer à mon projet de roman autour de Rose Ausländer, elle aussi victime de la Shoah.
« Les gens libres ne
pourraient jamais concevoir ce que les livres représentent pour les gens
cachés. Des livres, encore des livres, et la radio – c’est toute notre
distraction. »
Car tu as bien été, Anne,
ma marraine en écriture. Certes, depuis ma toute première lecture seule de « Suzy
sur la glace » et cette rédaction où, vers 7 ans, je déclarai déjà vouloir
écrire comme Andersen dont j’adorais les contes, je savais que les mots
guideraient mes chemins. Mais en découvrant ta plume alerte et profonde, sombre
et lumineuse, ta plume d’enfant et d’adolescente rêveuse et rebelle, je compris
que je pourrais, moi non plus, jamais me taire face aux bouleversements du
monde et aux injustices de la vie.
Ton journal, Anne, m’a donc ouverte à la fois à l’écriture et à la césure de la Shoah. Et lorsque, quelques années plus tard, mon grand-père allemand, qui avait fait, dans la Wehrmacht, la campagne de Russie, m’a tendu « Exodus », le livre de Leon Uris, en allemand, que j’ai là aussi dévoré d’un trait, à 13 ans, j’ai su que ma vie durant je porterais cet héritage, semelles de plomb lestant la légèreté de mon bilinguisme et de ma double culture franco-allemande dont je suis si fière…
L’autre côté de moi
L’autre côté de moi sur la rive rhénane. Mes étés ont aussi des couleurs de houblon.
Immensité d’un ciel changeant, exotique rhubarbe. Mon Allemagne, le Brunnen du grand parc, pain noir du bonheur.
Plus tard, les charniers.
Il me tend « Exodus » et mille étoiles jaunes. L’homme de ma vie fait de moi la diseuse.
Lettres du front de l’est de mon grand-père, et l’odeur de gazon coupé.
Mon Allemagne, entre chevreuils et cendres.
La rencontre, toute vie
est rencontre, et te rencontrer, Anne, a donné sens et impulsion à ma vie.
Longtemps, d’ailleurs, tu as été « ma seule amie »… Un peu
différente, très solitaire, plus âgée que mes frères et sœur et engoncée dans
un corps trop lourd, j’étais aussi souvent la risée de mes camarades, car vêtue
parfois de tenues traditionnelles allemandes ou encombrée d’un goûter au pain
noir, bien étrange collation face aux viennoiseries françaises… Combien de fois
m’a-t-on, dans la cour de joyeuse de ma chère école publique Colonel Teyssier,
à Albi, donné du « Hitler » et du « Bouboule », les deux
insultes se confondant en un harcèlement quotidien et lassant…
Mais qu’étaient ces
moqueries face à ce que tu avais, toi, Anne, vécu, cachée dans cette Annexe de
longues années durant, livrée à tes peurs, à la faim, à la solitude ?
« A partir de mai
1940, c’en était fini du bon temps, d’abord la guerre, la capitulation,
l’entrée des Allemands, et nos misères, à nous les juifs, ont commencé. Les
lois antijuives se sont succédé sans interruption et notre liberté de mouvement
fut de plus en plus restreinte. Les juifs doivent porter l’étoile jaune ; les
juifs doivent rendre leurs vélos, les juifs n’ont pas le droit de prendre le
tram ; les juifs n’ont pas le droit de circuler en autobus, ni même dans une
voiture particulière ; les juifs ne peuvent faire leurs courses que de trois
heures à cinq heures, les juifs ne peuvent aller que chez un coiffeur juif ;
les juifs n’ont pas le droit de sortir dans la rue de huit heures du soir à six
heures du matin ; les juifs n’ont pas le droit de fréquenter les théâtres, les
cinémas et autres lieux de divertissement ; les juifs n’ont pas le droit
d’aller à la piscine, ou de jouer au tennis, au hockey ou à d’autres sports ;
les juifs n’ont pas le droit de faire de l’aviron ; les juifs ne peuvent
pratiquer aucune sorte de sport en public. Les juifs n’ont plus le droit de se
tenir dans un jardin chez eux ou chez des amis après huit heures du soir ; les
juifs n’ont pas le droit d’entrer chez des chrétiens ; les juifs doivent
fréquenter des écoles juives, et ainsi de suite, voilà comment nous vivotions
et il nous était interdit de faire ceci ou de faire cela. »
Et encore, là, Anne, tu
parlais du passé, lorsque tu n’étais pas encore recluse dans l’Annexe…
J’avais presque honte de mes propres souffrances, et j’ai très tôt commencé, moi aussi, un journal, qui t’était adressé… Et, surtout, je t’ai lue, relue, en tous sens, laissant ton cahier ouvert sur ma table de chevet, sur mon bureau… Tu m’as accompagnée, ma vie durant.
« J’ai envie
d’écrire et bien plus encore de dire vraiment ce que j’ai sur le cœur une bonne
fois pour toutes à propos d’un tas de choses. Le papier a plus de patience que
les gens. »
Tu m’a appris le courage. Celui de faire face à l’innommable, à la barbarie, de ne jamais céder aux pressions, de toujours savoir dire non. Tu t’es, très jeune, battue contre une mère que tu pensais non aimante, puis contre les règles terrifiantes qui régnaient dans le microcosme de votre cachette. J’ai tenté, moi aussi, de m’élever contre les tyrannies, familiales parfois, professionnelles souvent, sociétales toujours, et d’apprendre à mes enfants et à mes élèves ce devoir d’insolence.
« Je ne veux pas, comme la plupart des gens, avoir vécu pour rien. Je veux être utile ou agréable aux gens qui vivent autour de moi et qui ne me connaissent pourtant pas, je veux continuer à vivre, même après ma mort ! Et c’est pourquoi je suis si reconnaissante à Dieu de m’avoir donné à la naissance une possibilité de me développer et d’écrire, et donc d’exprimer tout ce qu’il y a en moi ! En écrivant je peux tout consigner, mes pensées, mes idéaux et les fruits de mon imagination. »
Tu m’a offert l’obstination.
Celle qui t’a permis de résister à ces années de plomb, qui t’a donné cette
force incroyable de ne pas plier devant l’adversité, lorsque tu savais lever
les yeux pour apercevoir un pan de ciel bleu au milieu de ces noirceurs. C’est
à toi que j’ai pensé lors des interminables années de mon divorce et de mon
enfer social, ou en repassant un grand nombre de fois l’agrégation. Tu n’aurais
pas, toi non plus, baissé les bras.
« Une fois, je
descendis toute seule pour regarder par la fenêtre du Bureau privé et celle de
la cuisine. Beaucoup de gens trouvent la nature belle, beaucoup passent parfois
la nuit à la belle étoile, ceux des prisons et des hôpitaux attendent le jour
où ils pourront à nouveau jouir du grand air mais il y en a peu qui soient
comme nous cloîtrés et isolés avec leur nostalgie de ce qui est accessible aux
pauvres comme aux riches.
Regarder le ciel, les
nuages, la lune et les étoiles m’apaise et me rend l’espoir, ce n’est vraiment
pas de l’imagination. C’est un remède bien meilleur que la valériane et le
bromure. La nature me rend humble, et me prépare à supporter tous les coups avec
courage. »
Tu m’as légué l’espérance.
Cette faculté si précieuse de ne pas se laisser démonter par les coups du sort,
cette capacité que tu avais de penser que la guerre se terminerait et que tu
redeviendrais un jour la jeune fille insouciante qui pensait aux garçons et au
cinéma. C’est de toi que je tiens cette force et cet amour de la vie qui, au
plus profond de mes tourments, m’a permis de toujours me lever avec la joie de
vivre chevillée au corps et avec cette absolue persuasion que les hommes
peuvent être bons et vivre ensemble malgré mille différences.
« Je crois malgré
tout que dans le fond de leur cœur, les hommes ne sont pas méchants.»
Tu m’a guidée ainsi en
allégresse. Toi, petite Anne, prisonnière d’un destin implacable, morte dans
les atroces tourments des Camps d’extermination à quelques semaines de l’arrivée
des Alliés, tu as été, pourtant, ma lumière. Car ta voix, si puissante, si
enjouée, si guillerette malgré les certitudes de la barbarie, m’a insufflé ce
goût des mots et de la vie.
« Faire du vélo, aller danser, pouvoir siffler, regarder le monde, me sentir jeune et libre : j’ai soif et faim de tout ça et il me faut tout faire pour m’en cacher ».
Je t’en remercie.
« C’est un vrai
miracle que je n’ai pas abandonné tous mes espoirs, car ils semblent absurdes
et irréalisables. Néanmoins, je les garde car je crois encore à la bonté innée
des hommes. Il m’est absolument impossible de tout construire sur une base de
mort, de misère et de confusion, je vois comment le monde se transforme
lentement en un désert, j’entends plus fort le grondement du tonnerre qui
approche et qui nous tuera, nous aussi, je ressens la souffrance de millions de
personnes et pourtant, quand je regarde le ciel, je pense que tout finira par
s’arranger, que cette brutalité aura une fin, que le calme et la paix
reviendront régner sur le monde. »
Et c’est naturellement toi
qui as porté tous mes engagements autour du « devoir de mémoire »,
avec l’assurance que je me devais d’être une « passeuse », une « veilleuse »,
malgré les moqueries parfois (« toi, encore avec tes juifs…t’en as pas
marre, à force, de la Shoah ? » ), malgré la lassitude souvent, comme
après les attentats de Toulouse et la mort d’enfants juifs, encore et toujours,
au cœur de la ville rose, en 2012, car toujours nous devrons rester debout,
nous, les « survivants » de la génération d’après, ayant encore
entendu la voix de ceux qui sont revenus des Camps, afin de transmettre le flambeau
de l’Indicible.
Tu as été une petite
fille heureuse, une adolescente cloîtrée mais combative, puis tu es devenue une
étoile, une icône, un modèle. Tu incarnes encore aujourd’hui le destin des
millions d’enfants broyés par le génocide, et ta joie de vivre a été celle de
toutes les petites filles emportées dans des trains, depuis le Vel d’Hiv jusqu’en
Pologne, depuis toutes les rafles sévissant dans notre Europe dévastée et
soudain privées de leur destinée, de leur allégresse, de leur vie. Tu incarnes
aussi, à mes yeux, le destin de toutes les victimes de toutes les guerres, tu
pourrais écrire ton journal dans les ruines d’Alep ou depuis un sombre équipage
empli de Migrants…
C’est pourquoi je te confie, petite Anne, le destin de «notre Rose », puisque j’ai toujours ce philosémitisme et l’amour des mots chevillés au corps et que je souhaite raconter l’histoire d’une autre passeuse de mots, la poétesse Rose Ausländer… Tout est lié, dans la ronde des destins brisés et des mots perdus, puis retrouvés, car je souhaite faire connaître l’extraordinaire talent de Rose à un vaste public, pensant plus que jamais que la poésie peut sauver le monde.
« Il est absolument impossible de construire sur une base de mort, de misère et de confusion. »
C’est pourquoi, Anne, tu m’accompagnes aujourd’hui plus que jamais dans mon propre voyage… Et vous, chers lecteurs, je vous invite donc à nous rejoindre, en allégresse et mémoire, auprès de Anne et de Rose…