La lettre de Jacques… Bonne #SaintValentin!

Ce texte avait, il y a quelques années, remporté le concours de nouvelles de la ville de Brive sous le titre « La robe orange ».

La lettre de Jacques

« Quelques mots, encore suffisamment à chaud, pour te dire combien cette soirée-nuit me fut agréable, flatteuse, inquiétante… »

La lettre de Jacques est toujours dans le tiroir de ma table de nuit. Les soirs de pleine lune ou de grande solitude, je la touche du bout de l’âme, comme on caresse un chat qui ronronne…Je la connais par cœur, elle me dit à la fois que je ne peux être aimée, mais que je le serai un jour, elle m’est souffrance et espérance.

Jacques était, est toujours d’ailleurs, le guitariste et accompagnateur d’un poète de mes amis. C’était une de ces nuits d’hiver où l’on a envie de faire fondre la neige, où le printemps frappe furieusement aux vitres embuées. J’avais mis ma robe orange, celle qui sent déjà l’été, elle respire comme une nuit de la musique, elle flamboie comme un feu au parfum de sanguine. J’ai couru dans Toulouse pour rallier ce petit estaminet où se donnait une soirée « poésie et érotisme », et j’ai découvert Jacques, timide et tendre, un peu le faire valoir de mon ami, son double et son miroir…Il y avait surtout des personnes âgées, un peu choquées, mais faisant mine de ne pas l’être, et mon farceur et très coquin de Yannis jouait avec le feu du verbe et des chairs, en corps à corps poétique, son regard aiguisé fouillant les corps devenus temples de l’âme et des mots.

Lors de notre première rencontre, je m’étais immédiatement interdit tout sentiment et toute attirance pour ce baladin incroyablement charismatique, séducteur impénitent, depuis peu en couple avec une non moins sulfureuse artiste. Ce soir là, il rayonnait de son aura habituelle, mais je n’avais d’yeux que pour ce Jacques, dont l’allure simple et dégingandée et le visage de Bee Gees me bouleversaient, tout comme sa voix, son jeu et ses regards. Puis nous nous assîmes pour partager une pizza, et je me souviens surtout du moment où Jacques me regarda dans les yeux et m’assura, si sérieusement, comme j’avais demandé du miel sur ma pizza quatro, que puisque l’on me surnommait« Bienchen », petite abeille, en allemand, je devais piquer les cœurs…

« Je garderai le souvenir de ton élégance colorée, de la finesse de ton esprit, de l’acuité de ton humour, de la tension palpable de ton émotion vibrante et d’une forme de détresse désespérée et polie… »

La nuit était bien entamée, déjà arrosée au Tariquet et toute bruissante de mots, et nous n’avions, tous les trois, aucune envie de nous quitter. Ils me raccompagnèrent, puis montèrent boire un dernier verre dans mon petit appartement du quartier des Demoiselles. C’était une de ces nuits valise où s’entassent tous les vêtements d’une vie, on les plie soigneusement, on les déplie, on se demande si on les amène en vacances ou si on les laisse au placard…Une de ces nuits compartiment de train, lorsque se retrouvent en huis clos délicieusement obscur, rythmé par quelques arrêts et crissements de frein,-« Mesdames et messieurs, notre train est arrivé en gare des Aubrais »- des passagers qui parleront jusqu’au petit matin, lorsqu’une gare parisienne avalera dans son anonymat les confidences nocturnes…

J’étais meurtrie, je venais de vivre une terrible expérience d’abandon, cumulée à celle d’un deuxième divorce difficile. Je faisais ma forte, ma Wonder Woman, ma cheftaine toujours prête à remonter le camp, ma working girl d’avant le onze septembre, celle qui croyait encore à l’Amérique. Je riais, mais en même temps j’expliquais que je ne voulais plus jamais aimer. Yannis, lui, le don juan du Lauragais, souriait de son air de Chat Murr et nous observait, Jacques et moi, comme un chercheur analyse ses souris blanches. Nous devenions un laboratoire expérimental. Jacques et moi étions visiblement en train de vivre un coup de foudre, et Yannis, libertin impénitent, nous titillait afin de nous voir passer à l’acte.

Mais Jacques vivait en couple. Et n’avait en aucune façon l’intention de déroger à ses règles d’engagement. Quant à moi, partagée entre mes meurtrissures et l’émerveillement de la découverte, j’osais lui avouer au fil de la nuit qu’il me plaisait, beaucoup, mais que je ne croyais plus du tout possible qu’un homme me rendre heureuse. Je me sentais comme une midinette en vêtements gothiques. Mon cœur guimauve battait soudain très fort, alors que j’étais certaine de l’avoir enfermé dans un cercueil plombé.

                « Sache aussi que ta ‘déclaration’ a arrosé un narcissisme incertain qui s’en est trouvé quelque peu renfloué.

Éloigne de toi que ton comportement ait pu me choquer. J’ai trouvé extrêmement touchante cette parole sans détour et indifférente aux convenances. »

L’aube approchait. Il y eut des vers et des rires, des fou rires et des frôlements, des airs de jazz très tendres et comme une dernière danse, peu à peu l’espace se rétrécissait et nos barrières tombaient, Yannis s’éclipsa pour téléphoner et nous laisser en proie à l’ultime tentation, je pouvais sentir battre le cœur de Jacques comme battent les cœurs des statues des « Visiteurs du soir », mais seuls nos regards s’embrassèrent, s’embrasèrent.

                « Un rien peut-être te sépare-t-il d’autre chose et du commencement d’une histoire différente, dans laquelle le sourire, les matins légers et les nuits incandescentes auraient leur place…Tu vois, ce qui est arrivé hier prouve que tout est possible. Le fait que, pour diverses raisons, je ne sois pas disponible, ne me contredit pas et n’y change rien.

Ne vis surtout pas cette soirée comme un nouvel échec ou le sombre d’une triste continuité. Garde le souvenir d’une rencontre riche et belle qui ne présage que du meilleur pour toi… »

J’ai écouté Jacques. Le petit soldat s’est remis en route, malgré le plomb tout fondu. Il  y a eu les guimauves et les meurtrissures, et ces petits matins légers et ces nuits incandescentes jetées en pâture aux acheteurs, il y a eu les appels d’offre sur le net et les rencontres d’infortune, et les perles aux cochons avec des mots cristal au milieu du souffre, et les blessures, les mensonges, les trahisons. Savoir séparer le sublime du sordide, oser vivre, tout simplement…

Et je garde la lettre de Jacques. Là, tout près de mon baldaquin et du ciel de lit étoilé, et dans mon cœur, qui dégouline toujours comme du chocolat chaud sur des profiteroles, prêt à être dégusté, dévoré, aimé.

« Je sais la facilité de cette parole mais aies confiance. Tu as des trésors à offrir. Tu es une femme éminemment précieuse, charmante, lucide, drôle…Va ton chemin et fais mentir les pensées qui te font souffrir et ceux qui te les ont mises en tête. »

Comme j’aimerais qu’il ait raison. Comme j’aimerais qu’il y ait un paradis, chantait Julos Beaucarne après la mort de sa femme tuée par un homme devenu fou. Où sont les Jacques ? Plus le temps passe, plus ils se font rares, tantôt aigris par des vies sombres, tantôt veules, tantôt nostalgiques… Et tous ces Jacques gays, ces Jacques mariés, ces Jacques ventripotents, tristes, inaccessibles, ces fantômes ou fantoches…

Le matin nous surprit dans sa lumière de réalité retrouvée, comme un projecteur plaque un voleur contre un mur. Nous avions volé cette nuit, elle nous avait appartenu, précieuse, unique, hors du temps. Très fiers d’avoir résisté aux appels à la lubricité de notre cher poète, nous nous regardions, émus, en pleine conscience, comme les survivants d’un crash aérien, liés à jamais par un fatum implacable. Dans ma petite cuisine illuminée d’un beau soleil d’hiver, nous nous prîmes en photo, un « pola » d’antan pour égayer les routes. Le jour s’était levé et avec lui la certitude que la nuit nous avait été champ de blé, comme dans la chanson de Fugain. C’était une belle histoire.

Je n’ai jamais reçu les photos. Je n’ai jamais revu Jacques. Les mots, eux, m’ont rattrapée et aimée, je le dois aussi à Yannis et à ses vers contagieux. Il semblerait que le virus de la poésie se transmette plus facilement que la maladie d’amour.

« J’ai demandé à Yannis d’effacer les photos, car je n’ai pas envie d’entretenir un leurre affectif quelconque que je sais ne pas être capable d’assumer.

Un jour, très proche je te le souhaite, la photo se fera avec un autre et nul ne sera alors besoin d’utiliser un flash pour trouver la lumière. Il te suffira d’ouvrir les yeux. »

….

Je t’aime

Je le dis dans l’air fragile des aubes

Je le dis à l’arc-en-ciel décoloré

Je le dis devant le bonheur calcifié

Je le dis dans la nuit aux étoiles muettes

Je le dis aux silences

Je le dis à l’inconnu qui tremble au portail rouillé de sa vie

Je le dis à mes enfants chaque matin en faisant ma salutation au soleil

Je le dis à mes amis, les intimes, les nouveaux, les éternels

Je le dis au tournesol et au sapin, à la tourterelle et aux ennuis

Je n’attends pas que le vent m’en rapporte l’écho

Je le dis comme un chiffre

Je le dis comme un cadeau

Je le dis comme une grâce

Je le dis même si l’on me trouve ridicule

Je le dis comme un printemps contre l’éternel hiver des mondes

Je le dis comme un soleil

Je le dis comme une merveille

Je le dis comme l’alpha et l’Omega de ma survie:

Je t’aime.

**********

دوستت دارم.

میگویم: در نازک هوای شفاف صبح گاهی

میگویم: به رنگین کمان شسته شده از رنگ

میگویم: به شادکامی از دست رفته

میگویم: در سکوت ستاره ای شبانگاهی

میگویم: حتا اگر کسی نخواهد گوش کند

میگویم: به غریبی که پشت میله های زندان زندگی میلرزد

میگویم: به فرزندانم، هر بامداد، با سلام روشن خورشید

میگویم: به دوستانم، دوستان دیروزیم، امروزیم، ابدیم

میگویم: به گلهای آفتاب گردان، به درختان صنوبر

میگویم: به قمری های غمگین، به تپشهای مضطرب قلبم

میگویم: بی آنکه از باد انتظار پژواکی داشته باشم

میگویم: همچون کلامی رمزآلود

میگویم: همچون سوغاتی از راه دور

میگویم: همچون رحمتی نابهنگام

میگویم: حتا اگر به من بخندند، مسخره ام کنند

میگویم: همچون بهاری که به مصاف زمستان جاوید زمین میرود

میگویم: همچون خورشیدی که میدرخشد

میگویم: همچون لذتی جان بخش

میگویم: چون این کلام الفبای زندگی من است، دلیل زنده ماندنم:

دوستت دارم.

Traduit par Hossein Mansouri

***

Ich liebe Dich

Ich sage es in der dünnen Luft des Morgens.

Ich sage es vor dem verwaschenen Regenbogen.

Ich sage es vor dem verkalkten Glück.

Ich sage es in der sternenstillen Nacht.

Ich sage es auch, wenn niemand mir zuhört.

Ich sage es dem Fremden, der so einsam am Lebensgitter zittert.

Ich sage es meinen Kindern, jeden Morgen beim Sonnengruss.

Ich sage es meinen Freunden, den urigen, den neuen, den ewigen.

Ich sage es der Sonnenblume und der Tanne,

der Turteltaube und den Sorgen.

Ich erwarte nicht,

dass der Wind es mir als Echo zurückbringt.

Ich sage es wie eine Chiffre.

Ich sage es wie ein Geschenk.

Ich sage es wie eine Gnade.

Ich sage es auch, wenn man mich lächerlich und skurril findet.

Ich sage es wie ein Frühling gegen den ewigen Winter der Welt.

Ich sage es wie eine Sonne,

ich sage es wie eine Wonne.

Ich sage es, weil es für mich

ein Alpha und Omega des Überlebens bedeutet:

„Ich liebe Dich. »

***

La première nuit avec toi

La première nuit avec toi- a été belle.

Catamaran sur vagues inconnues,

île et tabou, se

cogner à tous les angles, en sourire pourtant: le chemin

est long.

La première nuit avec toi- a fait du bien.

Soudain sentir le monde entier, une respiration

après le temps-poussière. Manger rouille et pierres,

repas du deuil. Et maintenant se dire:

glace à la lavande et jus de tournesols.

La première nuit avec toi- a été douce.

Se regarder et se toucher, papillons

aux chants légers, livre d’heures sans soucis.

Elle avait disparu: la peur.

**

Die erste Nacht mit Dir…

Die erste Nacht mit Dir- war schön.

Ein Segeln durch unbekannte Wellen,

Insel und Tabu, sich

an allen Ecken wehtun, dabei lächeln: der Weg

ist lang.

Die erste Nacht mit Dir- tat gut.

Plötzlich die ganze Welt spüren, ein Aufatmen

nach staubiger Zeit. Rost und Steine essen,

Mahlzeit der Trauer. Und nun hieß es:

Lavendeleis und Sonnenblumensaft.

Die erste Nacht mit Dir- war sanft.

Sich ansehen und antasten, Schmetterlinge

durch luftige Lieder, kummerlose Stunden.

Sie war verschwunden: die Angst.

Je ne suis pas folle mon amour… #JeanJacquesBeineix #cinéma #37,2 #Diva les #films de nos #20ans

Les films de nos 20 ans, de nos 30 ans…

Subway, le sourire dément de Christophe Lambert, les patins de Jean-Hugues Anglade, l’air tendrement triste d’Isabelle Adjani. Éros et thanatos dans le métro, bouleversant. Je ne traverse jamais Paris sans voir ce trio bousculer ma jeunesse.

Tchao Pantin, la bonhomie meurtrière de Coluche, les jambes interminables et le regard intense d’Agnès Soral, la désespérance de Richard Anconina. Une éternelle histoire de vengeance, aussi vieille que l’humanité. Je n’ai pas le permis, mais chaque station service me rappelle le deuil du petit loubard attendrissant.

L’été meurtrier, les cigales déchirant le sourire d’Isabelle, encore elle, l’air de Pierrot ahuri d’Alain Souchon, et toujours éros et thanatos,  en Provence. Un jour, lors d’une dispute, j’ai jeté le roman éponyme dans l’eau de la Méditerranée. Gondolé, usé, je crois qu’il renferme encore le sable de nos jeunesses.

La femme d’à côté, la voix terriblement douce de Depardieu terriblement fort, et Fanny Ardant, sa voix rauque tellement sensuelle. On se damnerait pour ces voix. Nous sommes tous adultérins, le contraire est impensable.

J’ai épousé une ombre, Nathalie Baye, fragile femme puissante… Depuis, je ne peux me retrouver dans les toilettes d’un train sans penser à une bague, à une robe et à un accident; j’ai toujours imaginé croiser Francis Huster en buvant un Sauternes.

Le vieux fusil, le rire de Romy, la tendresse pataude de Philippe Noiret, les fulgurances du lance-flammes aspergeant la pierre tutélaire de Bruniquel. Le pardon n’existe pas. Et pourtant, la beauté demeure.

37,2 le matin, le piano lancinant comme la mélopée des vagues, l’amour fou de Betty, son visage énucléé, la folie plus forte que l’amour. Et pourtant je souris en arpentant la plage de Gruissan, la plage de nos 20 ans, la plage de nos 30 ans.

Dédié à Jean-Jacques Beineix.

***

Nos étés de contrebande -texte de 2009

Allumer la lumière te regarder dormir rapporter les premières tulipes fermer les yeux crier en découvrant la toile comment savais-tu que c’était ce tableau revoir Bruges te faire découvrir le Béguinage regarder le ciel dentelé faire claquer les contrevents sur l’océan courir vers les rochers lire ensemble sur l’un de ces fauteuils anglais remettre une bûche crépiter d’aise aimer ta main frôlant mes cheveux tes lèvres sur mon cou m’alanguir croquer dans la première cerise sentir ce jus acidulé faire un vœu te regarder rire en zigzaguant sous le jet d’eau comme j’aurais aimé être la mère de tes enfants ne pas penser aux impossibles plutôt décoller pour New York serrer ta main j’ai toujours eu peur en avion mais tu ne risques rien ma chérie j’adorerais mourir avec toi on jouerait aux Tours Jumelles arrête tes blagues idiotes mais je plaisante allez souris à ton petit Paul Auster manger des baggles saluer La Liberté jouer à Love Story te faire découvrir les châteaux cathares Sète te raconter l’Exodus nous barbouiller de jus de groseilles te lécher le coin des lèvres hum c’est bon c’est sucré s’étourdir tu es fou encore oui n’arrête pas recommence tu me tues non n’arrête pas je m’en fiche personne ne regarde oh bonjour Madame Ouztairi oui vous avez raison il va repleuvoir les draps qui claquent dans le jardin les odeurs de lavande les cigales toujours les cigales même à Paris ne jamais oublier cet été-là les vols fous des hirondelles toujours tu me trouveras toujours belle ces foins coupés où tu m’entoures de tes bras de vingt ans la clairière où dansent les fées cette chambre tendre où tout intimidé tu joues les grands seigneurs en tremblant d’envie ta passion joyeuse tes mains d’organdi qui jalonnent ma peau de dentelles câline tes yeux qui me mangent ta bouche enhardie qui explore et dévore et parsème ma vie jamais je ne serai rassasiée de tes tendresses je fais provision de soleil d’éternel d’infini je mets nos folies en conserve je me fais gardienne de nos songes il suffira de relire le millésime pour avoir en bouche l’âpreté de ton désir violent la profondeur de nos jouissances les découvertes immenses les rives océanes de nos étés de contrebande volés murmurés fracturés nos étés où je jouerai Betty de 37,2 mais ne t’inquiète pas je ne suis pas folle mon amour, juste de toi, juste de toi.

https://short-edition.com/index.php/fr/auteur/sabine-aussenac

Torero et Juliette #nouvelle #confinement #corrida #Shakespeare #RoméoetJuliette #tragédie #passion #Gascogne #Avignon #théâtre

Sculptures taurines à Auch, crédits Sabine Aussenac

Le cercle de silence se rompt et, peu à peu, les participants se saluent et commencent à discuter de plus en plus bruyamment de la suite de la manifestation. Les immenses pancartes ornées du slogan « Feria si, Corrida no ! » ou représentant des taureaux à l’agonie peints à grand renfort de tons rouge sang, portées à bout de bras par toute la faune habituelle des défilés de cet acabit, semblent défier la douceur des collines gersoises ; des sarouels colorés dansent sur l’asphalte, disputent les prix de l’originalité aux dreadlocks savamment noués en chignon, tandis que des enfants en sandales courent presque nus dans l’air pourtant encore frisquet de ce lundi de Pâques.

Juliette s’ennuie à mourir, regarde son portable toutes les cinq minutes, guette le moment où elle s’échappera en prétextant le train de Toulouse et son bac à réviser. Elle jette des regards désespérés vers sa mère pour implorer un départ vers la gare, mais Capucine, dont les longs cheveux teints au henné virevoltent au gré du vent léger d’avril, est en train de s’épancher avec virulence devant les micros de France-Bleu et de Sud-Ouest :

  • Nous ne lâcherons rien et organiserons nos cercles de silence et nos défilés jusqu’à ce que les pouvoirs publics fassent cesser ces pratiques d’un autre âge qui défigurent la dignité de notre patrimoine culturel ! La corrida de Pâques à Aignan est une insulte à l’âme de la Gascogne !

Juliette lève les yeux au ciel, exaspérée par ce discours anti-corrida qu’elle entend depuis des années, tout comme les vitupérations maternelles à l’encontre du nucléaire, du WiFi, du foie gras, bref, de tout ce qui touche à la nature, à la pollution, à la défense des animaux… Marcher, contester, batailler, contrer, défendre, accuser, sa mère est la Jane Fonda du Gers, et Juliette est fatiguée ; elle se remémore tous ces dimanches passés à défiler depuis son plus jeune âge, se demandant si son penchant pour la littérature n’aurait pas pris sa source dans tous ces moments d’ennui intense durant lesquels elle repensait avec désir et nostalgie au livre qu’elle brûlait d’envie de continuer à son retour à la ferme. C’est là que Nurcia, la compagne de sa mère, l’attendait avec un bol de chocolat fumant pour la réconforter. Et plus Capucine insistait pour que Juliette reprenne un jour la petite exploitation d’agriculture raisonnée, plus la jeune fille cultivait son goût pour les lettres, la philosophie et le théâtre, aspirant à la vie citadine, rêvant de Paris ou de New York. Et puis Juliette a envie de plats en sauce et de maquillage, de se sentir femme et de croquer la vie. Sus aux graines, au quinoa et aux manifs, elle n’en peut plus, elle rêve de normalité et ne supporte plus les idées si tranchées de Capucine. D’ailleurs Juliette adore le foie gras et se demande si elle ne pourrait pas désobéir aux injonctions maternelles et voir une corrida en Provence, en juillet, pour se forger sa propre opinion.

Auch, crédits Sabine Aussenac

Soudain, une giboulée déchire le ciel vallonné de nuages. Capucine daigne faire un signe à sa fille en lui montrant le parvis de la cathédrale Sainte-Marie. Juliette se réfugie sous le vantail en attendant la fin de l’averse et le sac que sa mère est allée chercher dans sa voiture (heureuse concession qu’elle daigne faire à la modernité, enfin presque, au vu de la Citroën couverte d’autocollants…), avant de dévaler l’Escalier Monumental en souriant gaiement à la statue de d’Artagnan qui veille sur la Gascogne. Enfin, à elle la vraie vie, la vie estudiantine et toulousaine ! Et surtout les répétitions du club-théâtre, à l’internat, en vue du spectacle de Shakespeare qu’elle jouera l’été prochain en Avignon…

Roméo se faufile dans la foule compacte qui piétine, impatiente, attendant l’ouverture des arènes. Arles brille déjà de son soleil d’un jaune strident, en cette belle journée pascale où les aficionados vont célébrer la mémoire de Manolete. Il se réjouit pour son père, organisateur de cette manifestation attendue depuis des mois par des milliers de passionnés, et se demande s’il sera à la hauteur des espérances paternelles, n’osant se comparer aux prestigieuses têtes d’affiche comme Manzanares, El Juli, Juan Bautista, Ponce, à tous ces immenses toreros ou aux nouvelles stars du Rejoneo, Léa Vicens ou Leonardo Hernandez…C’est aujourd’hui que le jeune novillero va confirmer son « Alternative »pour acquérir le grade de Matador de toros: la corrida, Roméo est né avec, il était encore dans le giron maternel lorsqu’il a entendu le public crier « olé » pour la première fois et a grandi avec les monstres sacrés de la ganaderia de son grand-père, fasciné par la puissance des dieux de jais et par la grâce virevoltante de son parrain Laurent, le frère de son père, lorsqu’il faisait vibrer l’arène de ses passes fabuleuses.

Roméo sait que cette investiture baptismale lui ouvrira les portes d’une carrière internationale, et il se sent à la fois fier et terriblement malheureux. Comment va-t-il trouver le temps de se consacrer à son amour des planches en toréant au niveau international ? Le jeune homme n’a encore parlé à personne de l’escapade qu’il a prévue pour juillet, lorsqu’il ira passer quelques jours en Avignon… Il sait qu’il devra braver tout un mundillo pour réussir à prendre la poudre d’escampette et qu’il se fera sûrement traiter de pueblerino par son père… Et pourtant, la passion qu’il nourrit pour la tauromachie n’a d’égale que l’engouement qu’il a pour le théâtre. Depuis son enfance passée aux Saintes-Maries, il sait qu’il ne pourra jamais choisir, tant sa mère, une merveilleuse actrice qui avait abandonné la Comédie-Française pour se consacrer à sa famille, l’a bercé de tirades, l’amenant chaque été en Avignon avant de rejoindre son époux dans leur mas d’été au hameau de Montaigu, près de Manosque. Roméo doit son prénom à la fois à Shakespeare et aux terres de ses arrière-grands-parents, et a grandi dans ce double amour qui lui semble aujourd’hui si douloureusement inconciliable, entre cigales et taureaux, arènes et estrades, dans cette Provence aux lavandes folles qui fait les femmes belles, les hommes transis et les corridas de feu.

Il arrive devant les palcos et salue les monosabios qui l’accueillent en l’acclamant déjà. Il sort ses zapatillas de son sac et contemple la Taleguilla comme on voit le soleil se lever au-dessus de la mer. Cette journée sera son aube, et de lumière, comme son habit. Roméo sourit. Aujourd’hui il n’est plus l’acteur ; il va être sacré torero.

Avignon, source Wikipedia

 Le train est bondé, mais Juliette n’en a cure. Elle n’a même plus envie de lire, regarde avec une impatience enfantine le paysage qui peu à peu perd ses rondeurs et ses verdeurs pour naître en estive provençale.  Enfin, son rêve s’accomplit ! Juliette la petite Gersoise sera Juliette de Vérone, et elle sourit de bonheur tout en frémissant de trac. Demain soir, elle montera sur la scène ouverte du Palais des Papes, et du haut de ses seize ans elle défiera le ciel. Sa mère l’a accompagnée jusqu’en gare de Nîmes avant de filer vers la Lozère où l’attendent ses amis zadistes, pour préparer une énorme manifestation anti-corrida prévue en Arles. Juliette doit dormir dans un centre d’accueil avec des jeunes de toute la France et se réjouit de ces heures qui seront exclusivement consacrées à la scène. Sa mère la rejoindra le lendemain avec Nurcia, puisque les deux femmes mobiliseront toute la ZAD pour le off et viendront jouer « Le sang du matador » …

Roméo découvre la gare d’Avignon et n’est plus qu’un jeune homme épris de théâtre, un festivalier heureux. Il réussit à ne pas trop penser à la déception de son père et au visage fermé de son grand-père lors de son départ. C’est d’ailleurs Laurent qui l’a emmené au train, détendant l’atmosphère avec de belles anecdotes sur des corridas d’antan. Laurent est intarissable, qu’il soit au volant de sa jeep ou de son fauteuil roulant. Comme il aime à le répéter aux novices ébahis de le voir fouler l’arène avec celui qu’il surnomme affectueusement son « 4X4 » : « Encorné un jour, passionné toujours ! »…

Sur le parvis de la gare, une lumière éblouissante cueille le jeune homme dans ses rêveries, et c’est le nez en l’air, pour tenter de distinguer les pierres tutélaires de la cité papale, qu’il heurte vivement une très jeune fille qui, elle aussi, s’évertue en vain à scruter l’horizon. Elle se retrouve dans ses bras et pouffe de rire devant le visage cramoisi de l’inconnu.

  • Juliette, dit-elle en se dégageant et en tentant de recouvrer l’équilibre.
  • Roméo, pour vous servir, rétorque-t-il.

Est-ce la blondeur incandescente de Juliette, ou la flamme andalouse qui consume soudain les yeux de Roméo ? Ou peut-être ce souffle du mistral qui hante le Palais des Papes, ou simplement l’été, si doux, si bruyant, si indécent, débordant de peaux nues et de rires… Juliette et Roméo ne se quittent plus d’une semelle, ils se frôlent, ils se cherchent, ils s’épient, même au milieu de la cohue festivalière, aimantés comme deux âmes très anciennes qui se seraient reconnues. L’air semble chargé de parfums de garrigues, on a couru vers les fontaines pour s’asperger au milieu de la fournaise, on a léché des glaces multicolores et bu des mojitos, on a parlé d’Anouilh et de Vilar, de Gérard Philipe et de Shakespeare, on a murmuré sous la lune et souri sur les gradins ; Juliette a raconté la ZAD et les manifs, Roméo le sable brûlant et sa passion pour les taureaux, ils ont ri aux larmes en se découvrant issus de familles aussi opposées ; le Gers la Provence l’arène la classe prépa à venir le quinoa la ganaderia le traje de luces Shakespeare Paris on a tout mélangé, avant de s’embrasser et de s’endormir, enlacés sur les berges. Juliette a lové sa candeur au creux des bras rassurants de Roméo, sa bouche au goût d’abricot a murmuré « je t’aime », et le Rhône veille sur les futurs amants.

Juliette salue le public debout qui l’acclame, certains pleurent, d’autres hurlent. Roméo tremble, il a senti que cette scène était le premier jour du reste de leur vie. Soudain une tornade rousse s’élance vers les loges, et Roméo comprend que la mère de Juliette est arrivée. Elle porte encore sa pancarte anti-corrida, la pièce du off vient sans doute de se terminer. Roméo frappe à la porte de la loge, c’est Capucine qui lui ouvre, tandis que Juliette est tendrement démaquillée par Nurcia.  Un cri de colère retentit. Capucine a aussitôt reconnu le visage qui orne les affiches du Grand Sud et trône fièrement sur les sites de corrida qu’elle parcourt pour les spammer d’insultes…

  • Roméo Montaigu ! Que faites-vous ici ? Vous êtes envoyé par votre famille pour porter plainte contre notre petite compagnie ? Ne vous avisez pas de me toucher, je ne serai pas docile comme les animaux que vous torturez, et mes camarades de la ZAD m’attendent Place des Carmes !
  • Maman, s’interpose Juliette, ne sois pas ridicule ! Je te présente Roméo, un ami très cher, qui fait lui aussi du théâtre, et… avec qui je vais partir demain pour Arles, pour la suite des vacances. Laisse la corrida en dehors de tout ça !

Roméo couve Juliette du regard, et est fier du courage de sa belle qui ose affronter le courroux maternel. Nurcia tente d’apaiser Capucine, mais le ton monte, Juliette n’est pas majeure, c’est un détournement de mineures, ça ne se passera pas comme ça, il n’est pas dans son fief de toreros machos, ici c’est elle qui décide qui sa fille fréquente, elle était d’accord pour Avignon, mais là c’est terminé, tu m’entends, Juliette, c’est terminé, demain tu rentres avec nous à la ZAD et puis à la ferme, de toute façon tu as la khâgne à préparer, Mademoiselle en a oublié ses livres, c’est ça ?

Roméo invoque sa mère, actrice, le hameau ancestral des Montaigu qu’il voudrait faire connaître à la jeune fille, et puis le code d’honneur, le Pundonor des toreros, et enfin son père qui les attend au pied du Palais des Papes. Juliette pleure, effondrée devant la violence verbale de sa mère dont les valeurs « de gauche » se sont soudain muées en frilosité petite-bourgeoise lorsqu’il s’agit de virginité perdue ou de liberté d’aimer ; c’est Pol Pot au Palais des Papes, Juliette se lève et s’enfuit, jetant un dernier regard désespéré à Roméo et lui soufflant qu’ils se parleront sur Facebook.

On toque à la porte de la loge que Juliette a claquée, et un Laurent souriant fait rouler son fauteuil roulant, suivi par un homme de belle prestance qui s’exclame :

  • C’est ici que tu te caches, mon fils ? Nous t’attendons pour te ramener en Arles, tu sais que tu dois toréer demain soir, il faudrait rentrer te reposer…

Il aperçoit alors Capucine et blêmit en reconnaissant la passionaria qui a déjà défilé maintes fois sous les fenêtres du mas et devant les arènes, à la tête de cortèges haineux. Il ne comprend soudain plus rien, interroge son fils du regard, mais déjà Capucine passe devant lui et lui crache au visage en murmurant un « hijo de puta » du plus bel effet avant de courir pour rattraper Juliette. Nurcia esquisse de vagues excuses et se précipite à sa suite. Roméo se tait, il fait nuit soudain, et le Rhône au loin charrie de lourds chagrins.

Arles, crédits L.Roux

La Feria du Riz bat son plein, en Arles où coule aussi le Rhône d’éblouissants orages éclatent au gré des courses camarguaises et des concerts des peñas.Roméo a parlé toute la nuit avec Juliette sur Facebook et par sms, voilà près de deux mois qu’ils ne se quittent pas, malgré la distance. Laurent a promis au jeune homme d’aller accueillir Juliette car lui-même sera déjà dans l’arène pour la corrida concours, et c’est Nurcia, la douce complice, qui conduira sa belle-fille jusqu’en Arles, puisque le rythme de la prépa n’est pas encore trop soutenu en ce début d’automne. Capucine n’en saura rien, occupée par les préparatifs des vendanges et par son engagement pour les Migrants du centre d’accueil de Condom. Roméo veut que Juliette le voie toréer avant qu’elle ne s’engage avec lui plus avant, il sait que sa propre certitude sera confirmée par cette nouvelle communion, il a l’intuition que l’émerveillement ressenti en voyant Juliette jouer se produira à nouveau, cette fois dans l’autre sens. Son père l’a mis en garde contre les femmes qui se jettent parfois entre les toreros et leur passion, mais Roméo a confiance en celle dont les lèvres brasier le brûlent comme un soleil madrilène.

Il est là, agenouillé devant la porte du toril, rêvant sa porta galoya. Le public, silencieux comme à l’aube des temps, retient son souffle, sachant le péril que cette suertepeut représenter quand le taureau impatient et gaillard va jaillir comme un aigle hors du nid. Le jeune homme a pensé à sa mère, comme au début de chaque corrida, à son beau sourire qui lui semble le protéger toujours. Il porte son fétiche, le chaleco brodé de ses mains juste avant qu’elle ne s’évade de sa longue maladie. La porte s’ouvre et le ballet des passes et des acclamations du public commence ; Roméo danse et le taureau le suit, on se sait plus qui mène l’autre, l’osmose est totale entre celui qui croit au ciel et celui qui piétine la terre de Camargue depuis sa naissance jusqu’à l’encierro, le public ondule de plaisir à chaque envolée de muleta et le souffle taurin se mêle aux parfums chauds du ruedo.

Tauromachies, tableau de Catherine Dhomps
https://www.catherine-dhomps.com/

Mais Roméo pense aussi à sa belle, à sa Juliette dont il reverra la blondeur dans quelques heures, il pense trop et n’agit plus assez ,soudain il est saisi comme d’un vertige, et en ce millionième de seconde où son corps vibrant de matador et son esprit épris d’amour ne font plus un mais se scindent en deux entités opposées, son redoutable adversaire prend l’avantage : ce qui devait être la remate de Roméo que tous surnomment déjà le Diestro d’Arles devient une esquive maladroite, l’homme tombe, la bête se relève, les gradins hurlent et soudain le sang éclabousse le sable sous l’aigre sueur de la peur ancestrale de l’homme devant la bête, et les revisteros crient dans leur micro que Roméo vient de mourir encorné, nouveau Manolete, en cette année de jubilée, tant la violence de la charge semble avoir été fatale. Un homme à terre semble de phosphore et de sang, le traje de luces devient rouge et le public pousse une obsédante plainte tandis que dans le palco le président Montaigu a porté la main à son cœur.

Une radio locale chante la douceur de l’été finissant, Juliette fredonne distraitement en admirant les berges du Rhône, elle aperçoit déjà les arènes ; Nurcia tente de se frayer un chemin pour rejoindre la place où Laurent les attendra, mais le boulevard des Lices est fermé en raison du bandido annoncé à grands renforts de panneaux, la foule déjà se presse pour ce moment fort du Riz. Soudain la musique s’interrompt et un journaliste qui semble à fois surexcité et abasourdi annonce une édition spéciale :

  • Nous interrompons notre programme pour une terrible nouvelle qui endeuille la féria du Riz et tout l’univers de la Tauromachie. Roméo Montaigu, le jeune matador que le public surnommait déjà le Diestro d’Arles, vient de subir une charge extrêmement violente et aurait succombé à ses blessures. Son père, le président Montaigu, a quitté la loge pour rejoindre l’arène. Je rends l’antenne et vous tiendrai informés.

Nurcia pile au moment où Juliette saute de la voiture en hurlant de douleur. La jeune fille a roulé sur le trottoir mais se relève aussitôt, hagarde, foudroyée par son propre orage, et Nurcia se lance à sa poursuite, mais en vain, Juliette la devance en maudissant sa mère et ses interdictions stupides qui l’auront empêchée de revoir son amour, d’être auprès de lui en ce jour, en maudissant les dieux qui lui ont volé sa vie, Juliette ne court plus, elle vole, elle s’envole, elle saute les barrières sous les yeux médusés des badauds et n’a cure de la bronca qui s’élève et lui crie de revenir sur le bas-côté, Juliette veut aller aux arènes, par le plus court chemin, et puis elle entend le bruit sourd d’un martèlement de pas lourds et dans l’atroce lumière de midi elle imagine les grands tonneaux de sang de son bien aimé encorné et elle lève la tête pour voir dans le contre-jour ce qu’elle ne sait pas être l’abrivado, mais qu’elle devine d’une puissance infinie, et sourit en se jetant vers ce qu’elle espère la mort, l’âme en joie, car plus rien ne la retient sans Roméo.

Nurcia rattrape Juliette juste une seconde trop tard, elle lui évite d’être piétinée mais pas d’être encornée en plein cœur. La jeune fille meurt sur le coup, en prononçant le nom de Roméo dans son souffle juvénile et pur, le soleil soudain sur Arles endeuillée semble une orange folle.

À l’hôpital, dans une morgue froide, dans l’odeur de l’éther qui aurait dû être celle de l’amour, Roméo est assis près de Juliette. Celui que les journalistes avaient enterré trop vite a certes été grièvement blessé à la cuisse et a perdu énormément de sang, touché à une artère, mais semble porté par une force surhumaine. Il embrasse, bouleversé et mutique, le visage intact de celle qu’il aurait voulu chérir à jamais.

Capucine, venue du Gers dans sa voiture aux autocollants délavés et ridicules, ne sait que fixer le jeune homme et son père d’un regard vide et dénué à présent de toute haine et de toute passion. Le suicide de sa fille, terrassée par son mal d’amour, met un terme à tous ses combats. Depuis les tréfonds de son chagrin, Capucine endosse la part de responsabilité qui lui revient en cette terrible méprise.  Montaigu se tient devant le corps de Juliette, dans la lumière blafarde, et tente de raisonner son fils en lui promettant qu’il n’exigera plus jamais rien de lui, qu’il comprendrait que sa carrière de matador s’arrête. Au mot « corrida », Capucine s’évanouit dans les bras de Nurcia. Elle ne voit pas Roméo qui quitte la pièce, empreint d’une colère froide, repoussant même la main tendue de Laurent, déterminé à sauver l’honneur de sa Juliette fauchée en pleine innocence par le destin que les Grecs déjà savaient impitoyable, ce destin qui fait des hommes les marionnettes d’un sort qui les broie tout en les transcendant.

Parc de Bagnères de Luchon, crédits Sabine Aussenac
« Le baiser à la Source » de Couteillai
http://locavac-luchon-cure-ski.over-blog.com/article-promenade-a-travers-les-statues-de-la-ville-de-luchon-43959328.html

Il est à nouveau dans l’arène. Il a endossé le traje de luces de son grand-père et n’écoute pas ses muscles bandés de douleur, sourd à ce corps qu’il méprise, devenu indifférent à tout ce qui n’est pas le souvenir de Juliette, de ces heures si ténues passées avec celle qui lui fut, l’espace d’une journée, une terre à construire, un monde à découvrir. Il se souvient soudain de Keats et de ses phalènes, du vers que Juliette lui avait récité avant de monter sur scène :

Je rêve que nous sommes des papillons n’ayant à vivre que trois jours d’été. Avec vous, ces trois jours d’été seraient plus plaisants que cinquante années d’une vie ordinaire.

Ils n’ont même pas eu trois jours, mais qu’importe, ils auront partagé une intensité que Roméo ne pourra plus ressentir nulle part, sauf peut-être en ce moment qu’il va donner à Juliette et aux aficionados en ultime offrande. Il sent sa présence, toute la candeur de sa bienveillance, et c’est elle qu’il salue en s’inclinant devant le public stupéfait d’avoir retrouvé si vite son dieu des arènes. Puis il attend. Il lève les yeux vers son père, statue de Commandeur debout dans la loge, il devine plus qu’il ne voit les larmes du président. Car le père et le fils connaissent l’issue de ce combat des chefs. Roméo sait que les hombres ne le porteront pas triomphalement au sortir de l’arène.

Mais l’heure n’est pas à la tristesse, au contraire. Le jeune homme salue le public en souriant, il va lui offrir la plus belle des corridas, la corrida de l’amour et du cœur, la corrida qui lie les hommes aux taureaux comme Éros est lié à Thanatos, car c’est ainsi que va la vie, magnifique et cruelle, atroce et sublime, aussi sublime que le soleil qui envahit Arles comme un homme aime une femme, aussi sublime que cette femme et cet homme qui se sont aimés envers et contre tous, sublime comme ce taureau qui est un bravo, comme son matador.

Roméo meurt, les yeux tournés vers ce soleil aussi doré que les cheveux clairs de sa Juliette, encorné par la puissance de l’onyx taurin qu’il a appelée de ses vœux pour rejoindre son âme sœur.

Debout, le public pleurera son nouveau Manolete, tandis que le Rhône impassible chantera, longtemps encore, l’histoire merveilleuse et terrible du toréro et de sa Juliette.

« C’est une paix bien morne que ce matin nous apporte.

Le soleil, de douleur, ne se montre pas.

Partons, allons parler encore de ces tristes événements.

D’aucuns seront punis, d’autres pardonnés.

Ah, jamais il n’y eut d’histoire plus tragique

Que celle de Juliette et de son Roméo! »

Shakespeare

(Ce texte a été écrit pour le Prix Hemingway il y a quelques années…)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_international_Hemingway

Palais de glace…

 Je suis la femme-bulle, enfermée dans son palais de glace. Prisonnière de mes morts, je vis derrière la vitre et vois passer la vie.

Elles sont là, toutes mes vies possibles, à portée de rêve…Il y a toutes ces maisons inconnues, ces hommes à aimer, ces rencontres improbables, ces métiers non exercés… Et si…Et puis les vies passées, les presqu’îles, les torrents, les fureurs océanes, tout ce magma mémoriel qui déferle et s’engouffre en chaque interstice de mes présents et pollue mes rivières…

Je suis en cet instant précis au milieu de ma vie, j’ai atteint la « mi route » de Desnos.

Et je me sens confluente, source et delta, comme prisonnière de cette banquise qui ne demande qu’à fondre. Je vois passer à la surface de mes glaces toutes ces images, toutes ces perspectives non saisies, et n’ose me dire qu’il est trop tard. Il ne peut être trop tard.

Il m’est tout simplement impossible de croire que la vie, ce n’est que ça, ce seul combat permanent entre les chiens et loups de ces mensonges, il m’est impossible de ne pas entendre, attendre la suite.

Éternelle rousseauiste-c’est la faute à Voltaire-, je sais les temps prédits de la bonté. Cette idée de planter un pommier, même si la fin du monde était pour demain, cette idée que la vie même est renaissance, mouvance, intensité toujours renouvelée, ne me quitte pas.

Il est miraculeux qu’il reste la lumière, disait Claude Vigée.

Ma vitre est légèrement embuée, et pourtant je vois passer mes rêves, encore et toujours.

Il y aurait eu ma vie parisienne. Si j’avais terminé ma khâgne, si je n’avais pas épousé un cheminot cégétiste pour fuir la coupe d’un conseiller général RPR de père…Avec mon boy friend d’alors, devenu un people du monde des lettres, nous aurions écumé le Flore et les Champs…Oui, je les vois, notre petit appartement du Marais, et nos nuits à Saint-Germain, et ma carrière de normalienne, puis de journaliste…En avais-je la carrure ?

Je me souviens de l’une de nos rencontres entre nos divorces respectifs, il m’avait invitée chez Lipp et m’éblouissait de son assurance, de ses mots, de son parisianisme. Je mesurai, l’espace d’une soirée, la béance entre nos deux univers, entre ma petite vie de provinciale maladroitement engoncée dans ses routines et les brillances du succès universitaire. J’avais presque perdu, à cette époque, l’habitude des mots, égarée en terre hostile, sommée de défendre ma pitance intellectuelle devant le cercle militant des amis de mon époux. C’était Pol Pot, je devais pratiquement faire mon méa culpa et me justifier de mes lectures, de mon amour du mot. J’étais orpheline, soudain, de cette vie qui aurait pu être mienne, si j’avais suivi la voix royale de « Normale ».

C’est ainsi que je me promène, orpheline de mes vies, tantôt femme d’à côté, ardente et passionnée, tantôt Scarlett enfin domptée, sans même un Rhett, sans même un Tara à reconstruire.

Il y aurait ce castel dont je serais la reine, et mes roses parfumées que je respirerais comme en tableau de Waterhouse. Je peux entendre crisser les graviers de mes rêves, et sentir le lilas embaumant nos parterres. Je suis la Dame des Sablonnières, ou Léopoldine aux Feuillantines, de grands arbres bruissent dans le parc où jouent nos enfants blonds, et j’écris sur cette petite table ancrée sous la glycine. J’aime ce jardin, qui respire chaque soir comme un poème d’Anna de Noailles ; j’entends le clapotis de la fontaine, et je te vois, assis à ton bureau, ta belle tête de penseur penchée sur quelque idée qui flâne.

Et nos arbres, tous nos arbres…Le marronnier et ses fruits polis que je récolte comme autant de galets de ma terre, l’allée de tilleuls sous laquelle nous avions échangé notre premier baiser, les cerisiers sous lesquels tu me nommes ta geisha à chaque printemps, et le cèdre bleu, mon cèdre, ma certitude. La peupleraie trouée de lumières, et puis la sapinière, comme échappée des Ardennes de mon enfance, silencieuse et pérenne.

Poétesse, ce lieu m’ancre et me ressource. L’été accueille nos stagiaires en écriture, et le festival de musique ancienne que nous avons créé. Jordi Savall est mon meilleur ami. La lecture de mes textes qu’il a accompagnés l’an passé a été retransmise en duplex sur Arte, ma mère en avait informé la terre entière.

Il m’arrive de descendre plus au sud, aimantée par la Toscane, par les ocres et les siennes, guidée par les cyprès.

Un enfant bruni par la lumière joue à l’ombre de la cour. J’ai lu un jour que Carole Bouquet vinifie en Toscane, et je me rêve pont entre deux rives, messagère de cette terre gorgée de soleil, offrant les grappes de ma vigne…Comme j’aurais aimé, oui, vivre en Italie, en éternelles vacances romaines, en petite mort à Venise, sculpturale et galbée, outrancière et légère, Madone et courtisane…La Villa Médicis a été longtemps ma terre promise, j’y ai beaucoup appris. Traductrice, essayiste, comédienne, je me sens Beatrix et Joconde.

Mais je peux aussi me faire océane, traversant continents pour explorer le temps. La possibilité d’une île me ravit ; battue par les flots, la petite cabane abrite mes amours luxuriantes avec quelque artiste déchu. Je le rejoins les nuits de tempête, lorsque la mer tarde à me rendre mon époux, et pose nue devant la vitre embuée par nos étreintes. Les chroniques que j’envoie au Times respirent la passion, les embruns fouettent ma plume. Parfois je pars encore bien plus loin, vers ces contrées où je défends la cause de mes sœurs martyrisées. On parlerait de moi pour le Pulitzer. Bernard-Henri m’a proposé une écriture à quatre mains, j’y réfléchis.

L’Angleterre m’appelle souvent, j’accoste à Beachy Head et vais de cottage en vallon, comme habitée par cette histoire royale. L’exception britannique parle à mon cœur de midinette, et, lorsqu’une vielle main gantée soulève la dentelle devant le carreau gauchi orné d’ipomées pour me regarder traverser le village, je crois reconnaître Agatha.

Mais je préfère encore m’appeler Moïra. Tu aimes tellement mes cheveux de sorcière que tu m’as surnommée Sanguine. Depuis notre jardin d’hiver où poussent des palmiers, je vois la baie, violente et passionnée comme les longs romans pleins de bruit et de fureur que j’écris en souriant. Parfois, tu m’apportes un Darjeeling fumant et passes tendrement une main dans mes cheveux lumière, avant de rallumer le feu. Arrête, tu dis des bêtises. Le Goncourt, c’est pour les vrais écrivains…

Et puis il y a les villes, les villes tourmentées et les cités radieuses, les odeurs des marchés et les ruelles sombres, les façades éclairées et les jours de pénombre.

Tu m’as offert Venise, je t’ai guidé à Rome. Tu m’as demandée en mariage au pied du Golden Gate, jamais je n’oublierai ta main californienne aimant ma vieille Europe. New York est mon village, Calcutta me bouscule, mais toujours je reviendrai vers toi, eau verte de mon Canal du Midi.

Tiens…La vitre se fissure…Le verre se brise en milliers de nacres irisées, les fractales de mes vies semblent converger comme autant de particules élémentaires vers un réel tangible. Car la vie est là, allongée comme Garonne ondulant d’aise entre les neiges et l’océan, coulant impassible aux pieds de ma ville rose, m’attendant.

Il faudra bien le traverser, ce miroir, si je ne veux pas finir comme Nora dans sa Maison de poupée. Il faudra arrêter le train d’Anna et prévenir Vronski, il faudra aimer Brahms, décommander Julien Sorel.

Et dire adieu aux Feuillantines, aux Twin Towers et à l’enfer de mes dernières années.

Il faudra que je m’extirpe de ma gangue littéraire qui m’a protégée des jours sordides, il faudra que la chrysalide en éveil ose devenir papillon. Maintenant, c’est à mon tour d’écrire ces mots qui m’ont sauvée. La vitre pare balle dont je m’étais entourée saura faire place à l’immense.

Ne plus rêver ma vie.

Mais vivre mes rêves.

« Mi route

Il y a un moment précis dans le temps

Où l’homme atteint le milieu de sa vie

Un fragment de seconde

Une fugitive parcelle de temps plus rapide qu’un regard

Plus rapide que le sommet des pamoisons amoureuses

Plus rapide que la lumière

Et l’homme est sensible à ce moment. »

Desnos.

NB: Monsieur Roger Grenier, un des piliers de Gallimard, avait beaucoup aimé ce texte, ainsi que d’autres nouvelles… Grande Maison en a décidé autrement… Voilà des années qu’il dort dans mes tiroirs, ce cera mon cadeau de fin d’année…

Mon bel Amour, lettre écrite pour un concours littéraire à Meaux : « Meaux d’amour »

Un bien joli concours que celui organisé par l’association des commerçants de Meaux, « Le plus beau des Meaux d’amour 2017″…Le jeu consistait, à l’occasion de la Saint-Valentin, à écrire un poème ou une lettre d’amour en y intégrant des noms de commerces meldois…

J’ai souhaité faire d’une pierre deux coups et rendre hommage à toutes les femmes qui se battent encore ou qui ont lutté contre un cancer du sein.

****

Mon bel Amour,

 

Je me souviens.

De mon effroi soudain à l’annonce du résultat, de mon malaise, en rentrant chez moi, quand je m’étais effondrée dans les bras de la préparatrice de la pharmacie de la Cathédrale. Elle ne disait rien, elle avait compris en lisant l’ordonnance, elle se contentait de caresser ma main en me regardant avec empathie.

Je me souviens.

De ces mois nauséeux et sombres, durant lesquels je n’étais plus qu’une ombre titubant dans la nuit de mes angoisses, malgré l’affection des miens et la sollicitude du corps médical. Mutilée, terriblement seule face à la maladie, je ne voyais même plus la bonté de mes proches, persuadée que ma vie n’était plus que mascarade odieuse, entre les rendez-vous médicaux et les souffrances. Ma cinquantaine, que j’avais rêvée douce et apaisée, pleine de rires et de voyages, emplie de projets, une fois les enfants partis, malgré mon célibat, se révélait donc antichambre de la mort.

Je me souviens.

De ce livre feuilleté par cette belle journée de juin embaumée de tilleuls, en flânant au milieu des étagères du Monde d’Arthur. On y parlait de résilience et de corps à guérir, d’âmes à rencontrer et d’esprits apaisés, et de joie, aussi, malgré les épreuves. J’avais souri à la vendeuse, et puis je m’étais promenée au jardin des Trinitaires, bercée par une douce brise, me souvenant soudain du murmure des peupliers qui m’enchantait tant lorsque j’étais enfant.

C’est là que tu m’avais abordée, me demandant ton chemin, un peu perdu encore dans la cité meldoise que tu venais de découvrir.

Je me souviens.

De mon étonnement lorsque tu m’avais souri en me rencontrant à nouveau à la Fromagerie, de nos échanges autour du Brie et du Camembert, de mon fou rire devant ton ignorance presque totale au sujet de nos fromages. Il faut dire que chez toi, là-bas, en Californie, on ne consomme que de vagues pavés sous vide… Je ne me rappelais même plus de la dernière fois où j’avais eu le fou rire… Lorsque je t’ai avoué cela, tu m’as aussitôt dit qu’il fallait fêter cet événement, et tu m’as entraînée au bistrot La Jeanneke pour m’y inviter à prendre une bière. Je t’ai dit que je ne buvais pas, tu m’as traitée de mormone, j’ai éclaté de rire à nouveau, sans oser cependant te parler de tous ces médicaments qui guidaient mon existence… Nous avons devisé tantôt gaiement, tantôt sérieusement toute la soirée, tout devenait simple, évident. Ton enfance à New York, mes premiers pas en bord de Marne, la Sorbonne et UCLA, ta femme partie trop tôt, mon époux trop volage, mes élèves adorés et tes étudiants dans ton nouveau poste à Marne-la-Vallée, nos enfants déjà grands, tes rêves…

Je me souviens.

De mon silence soudain au milieu du brouhaha de la brasserie, de ma gêne, de la rougeur qui envahissait mon visage. Mais qu’étais-je en train de faire ? Quelle folle étais-je, d’avoir accepté ce dîner avec un parfait inconnu, et puis qu’est-ce-que je m’imaginais ? Qu’il allait m’écouter parler de mes rêves brisés, de l’annonce de ce cancer qui avait mutilé la femme que j’étais, quelques mois auparavant ? Qu’il me raccompagnerait chez moi, mon bel Américain, pour caresser mes longs cheveux auburn avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une perruque ?

Je me souviens.

De ma course folle dans la nuit, en larmes, après avoir brutalement interrompu notre soirée et payé ma part devant le serveur interloqué, puisqu’il nous avait vu rire aux éclats et discuter toute la soirée. De tes appels incessants. Et puis de la lettre trouvée un matin dans ma boîte aux lettres, dans laquelle tu citais des poètes et me disais que j’étais belle, au fond de moi, en mon âme, et que tout le reste n’y changerait rien : tu étais tombé fou amoureux de moi. Ce jour-là, je pris mon courage à deux mains et j’osai pousser la porte du salon de Frédéric Chabane, et, malgré ma gêne, je lui demandai s’il pouvait mettre un peu d’ordre sur mon crâne d’oiselle dégarnie. Figaro me sourit et me répéta que j’étais superbe, avec ou sans cheveux, et que cette petite coupe à la Jean Seberg m’irait comme un gant. Il était temps que j’enlève cette perruque, et puis il m’ordonna d’aller faire un tour chez Monique Lingerie, en me faisant un clin d’œil appuyé ! Rien de mieux que de s’occuper un peu de soi, m’assura-t-il…

Glwadys me dit la même chose, durant de longues séances où elle m’aida à retrouver un « chemin vers moi », m’expliquant que ma route avait été sans doute sinueuse, mais qu’il fallait que je me redresse, en confiance, pour oser aimer l’horizon. Il y aurait de nouveaux voyages, et je devais baisser ma garde, et me laisser aimer. J’écoutais chez elle des musiques envahissantes et douces, et je me prenais à rêver à nouveau ; et, toujours, c’est ton beau visage que je voyais en fermant mes yeux fatigués, ta bonté, tes yeux rieurs, ta fossette irrésistible.

Je me souviens.

De ton coup de sonnette en ce dimanche matin, les mains chargées de viennoiseries et de ces délicieux gâteaux de la Maison Aucuit, et de ton grand rire en découvrant mon appartement, qui ressemblait trait pour trait à ton loft de Frisco : nous avions accroché les mêmes peintures aux murs et lisions les mêmes livres. J’ai frissonné quand tu as frôlé ma joue de ta main douce, j’ai pleuré quand tu as dégrafé mon chemisier, j’ai souri quand tu m’as murmuré que j’étais tellement belle, tellement belle même avec un seul sein, j’ai gémi quand tu m’as portée vers la chambre, je t’ai regardé au fond des yeux quand tu as crié que tu m’aimais.

Je me souviens.

De tout ce monde qui se pressait dans notre beau théâtre Gérard Philipe pour la Première de « El Cid », de ta main qui serrait la mienne et qui soudain, au moment où l’Infante parlait du « si charmant poison », passa à mon doigt cette bague de saphir, de diamant et de rubis que tu avais achetée la veille chez Frédéric Parisse, me murmurant qu’elle était bleue blanche et rouge comme ton nouveau pays ; mais aussi bleue comme l’océan californien que tu me montrerais bientôt, blanche comme le brie qui nous avait rendus amoureux, et rouge comme ta folle passion pour moi…

Je me souviens.

De ce quatorze février où nous échangeâmes mille confidences joyeuses à la petite table de la Maison Meldoise, de ton air d’extase en goûtant nos spécialités, de ces billets d’avion que tu m’offris au dessert, et des applaudissements de tout le restaurant lorsque tu demandas ma main, à genou, la main sur ton cœur, ton accent américain faisant fondre tout le personnel.

Je laisserai, mon Amour, cette lettre sous ton oreiller, ce soir, pour que tu saches la force de ce qui nous lie, la puissance de cet amour qui résonne en moi comme le grand soleil qui chauffe notre automne.

Et je me souviendrai, toujours, de ce moment :

Je suis au bras de mon fils aîné et je marche vers l’autel de la cathédrale. Nos enfants réunis sur le banc lustré par les ans nous sourient. Les cloches ont sonné à tous vents et les pommiers sont en fleurs ; tu m’attends, les yeux brillants, et je t’entends encore me murmurer à l’oreille, devant dame Marne qui nous berçait de ses flots tendres, ce vers de Michaux que nous aimons  tant :

« Faute de soleil, sache mûrir dans la glace ».

 

Une très belle lecture au théâtre Gérard Philipe…Vous pouvez retrouver d’autres textes mis en voix ici:

https://www.facebook.com/tgpmeaux/