En ouvrant le dormant réveillé #documentaire #Francis Fourcou #Stralsund #LesPortesdeStralsund #Allemagne

http://Par Dr. Hans Jürgen Groß — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=37898111
Place de l’hôtel de ville, Stralsund

Il n’est pas courant de voir un film sur l’Allemagne réalisé par un Français. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai découvert, au hasard d’une rencontre, le remarquable travail que Francis Fourcou a consacré à l’autre « Venise du Nord », la ville hanséatique de Stralsund, et à ses portes. « Les portes de Stralsund », quel titre étrange pour nous, habitants de l’Hexagone, si peu au fait des particularités et des richesses de notre voisin germanique dont nous ne connaissons souvent, hélas, que quelques clichés touristiques.

C’est à un lent cheminement que nous convie le réalisateur, rythmé par la mélodie sans cesse renouvelée de quelques accords d’orgue et par le ressac de la Baltique que les Allemands nomment « mer de l’Est », « Ostsee »… Francis Fourcou est un habitué des chemins ; son Camino, il l’a par exemple arpenté de Garonne à Collioure, au gré du chemin de halage du Canal du Midi, arpentant les Corbières, escaladant les citadelles du Vertige cathare, en déambulation poétique entre Serge Pey, l’une des voix majeures de la poésie contemporaine (publié dans la Blanche de Gallimard, rien que ça !)  et Antonio Machado, dans Serge Pey et la boîte aux lettres du cimetière, en 2018.

Le cinéaste aime à fouler ainsi les traces de l’Histoire, détricotant les destinées, caméra sur l’épaule, avec l’œil aiguisé du documentariste et son âme de poète. C’est aussi le cadeau qu’il a fait au public avec Laurette 1942 lorsqu’en 2016 il nous a offert l’histoire de cette jeune volontaire de la Cimade, engagée auprès des internés de différents camps français du sud de la France, puis dans la Résistance. Car le réalisateur malaxe le temps long du passé tout en posant habilement des jalons pour rêver l’avenir, en questionnement permanent sur les noirceurs et les peurs qui agitent l’humanité, comme dans Le Juste et la Raison, un documentaire consacré à la démarche presque spirituelle d’un couple de psychiatres toulousains, avant d’imaginer à ce qui nous unit par-delà les haines fratricides, au gré des magnifiques dialogues interreligieux de son opus Convivencia

Et c’est bien là le sens profond des réflexions cinématographiques de ce Toulousain passé par Louis Lumière et ayant déjà fait plusieurs fois le tour de cette terre qu’il aime à nous montrer : que ce soit au son des bâtons avec lesquels le poète Pey frappe le sol ou en modulant les discours de Jaurès qu’il envoie outre-Atlantique, ou simplement dans les silences méditatifs ourlant les merveilleuses lumières d’un couchant sur la Baltique, Francis Fourcou prête sa voix à la bonté et à la bienveillance de ceux qui, toujours, tenteront de changer la vie et de transformer le monde.

Wolf Thormeier est de ceux-là, un artisan de Stralsund que le réalisateur accompagne lors de ses restaurations d’une des portes de la cité hanséatique. Très vite, l’on se retrouve emporté par la puissance narrative et cinématographique du sujet : le documentaire est agencé si magistralement qu’une synesthésie saisit le spectateur au gré des plans fixes ou des travellings, bercé par cette voix off qui raconte l’Allemagne et les soubresauts de son histoire tout en voyant se profiler tantôt la silhouette vénitienne de Stralsund, filmée de telle sorte que l’on se croirait dans la lagune d’une toute autre mer, tantôt l’albâtre des lumineuses falaises de Rügen, aussi immuables que sur les toiles de Caspar David Friedrich, quand il nous semble en même temps respirer l’odeur des copeaux de bois ou des laques tout en entendant la ligne de fuite de l’orgue… Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage au travail minutieux de ce grand gaillard du Nord, toujours affublé de son bandana de pirate et de ses lunettes rondes, un John Lennon ébéniste qui « imagine », lui aussi, une « fraternité humaine » en restaurant bien plus que les portes de sa chère cité de la Baltique…

Öffnet Türen: Der Stralsunder Restaurator Wolf Thormeier gibt einen Einblick in die Stralsunder Haustürenlandschaft.
https://www.ostsee-zeitung.de/Vorpommern/Stralsund/Hingucker-Historische-Haustueren2

Francis Fourcou le répète : les ports aussi sont des portes, creusets des chemins maritimes et des échanges, et Stralsund ne déroge pas à la règle, ville ourlée par une mer que se partagent entre autres l’ambre letton, les forêts de Rügen -le parc national de Jasmund est classé au patrimoine de l’UNESCO…- ou les nocturnes de Chopin, une mer dont les secrets gisent dans les grands fonds où dorment encore des navires et des sous-marins échoués… Cette thématique de la porte, battant ouvert ou fermé séparant l’oïkos de l’agora, soutient toute la symbolique de cette réflexion cinématographique confinant à un conte philosophique dont l’héroïne serait ce grand vantail d’abord échoué comme un oiseau blessé qui, au fil des soins apportés par Wolf, va peu à peu recouvrer sa place dans la société allemande si blessée par sa propre histoire et permettre ainsi, en miroir, à cette société d’exister à nouveau en liberté.

Comme elle est radieuse, la cité hanséatique, lorsque le soleil perce la brique de cet incroyable hôtel de ville dont l’immense façade projette une ombre dentelée sur la place, ce jeu d’ombres et de lumières rappelant au spectateur combien ce pays a traversé de nuits avant d’oser, à nouveau, se dire démocratie… Comme il est touchant, Wolf, quand il entonne à la guitare l’une des plus anciennes chansons du répertoire folklorique allemand, dont la mélodie remonte au dix-huitième siècle et dont le texte parle d’amour et de secrets portés dans le vent !

http://www.meck-pomm-hits.de/kunst-kultur/niederdeutsch/liedtexte-plattdeutsch/dat-du-min-leevsten-bust-text/

Ces secrets-là se dessinent en filigrane autour des mots du restaurateur, quand le rabot évoque la Hanse, quand le pinceau murmure les destructions liées à la seconde guerre mondiale, quand l’enduit se fait passeur des entraves politiques du régime policier de la RDA : les différentes couches de peinture étouffant la porte restaurée symbolisent bel et bien cette histoire allemande dont les aléas ont à plusieurs reprises enfermé les peuples dans les nasses des dictatures.

Les portes, nous dit encore Wolf, sont le visage d’une maison ou d’un bâtiment. Et quand Francis Fourcou nous affirme de son bel accent toulousain que le restaurateur va « ouvrir le dormant réveillé », avec cette merveilleuse image du dormant de la porte qui évoque bien sûr ce peuple allemand et aussi une ville englués dans l’immobilisme, stratifiés dans une histoire souvent sombre, le spectateur perçoit l’immense émotion qui fait de Wolf un alchimiste ; la peste brune et les képis des Vopos vont s’effacer devant l’incomparable lumière de la Baltique, la brique de l’église Saint-Nicolas s’éclairant du même corail qu’à Toulouse, ce corail que le soleil arrose sur l’église Saint-Sernin, en belle passerelle européenne des peuples réconciliés. Car cette ex Allemagne de l’Est elle aussi s’est réveillée, a su sortir des années difficiles de la dictature qui faisait de chaque personne frappant à une porte un potentiel danger. Ne demeurent que la lumière qui irradie aussi depuis les célèbres falaises de craie toutes proches, et un sens de l’accueil envers tous ces gens qui naviguent depuis d’autres mers vers l’Allemagne et l’Europe, même si, outre-Rhin comme en France, les démons du populisme grattent toujours à la porte…

Francis Fourcou, lui aussi, est un passeur, un passeur de mots, d’images et d’histoires, et ce film saura sans aucun doute trouver son public, en Allemagne comme ailleurs. Il a d’ores et déjà reçu un accueil enthousiaste à Stralsund, comme en témoigne cet article, car les Allemands ont à présent envie de décrypter leur propre histoire et, comme le restaurateur, d’en gratter les différentes couches afin de ne garder que le Bon et le Beau.

Le public français, qui connaît si peu les paysages et les villes allemandes, aura sûrement aussi un coup de cœur pour ces Portes de Stralsund et, pourquoi pas, l’envie d’aller visiter cette Allemagne si proche et si lointaine à la fois. D’autres villes de l’est attendent encore une renaissance en lumière, et méritent que l’on lève les yeux vers les frontons encore frissonnants des grands vents de l’Histoire, comme Görlitz, la belle endormie de la frontière polonaise, tandis que d’autres cités déjà radieuses offrent déjà au visiteur leur superbe éclat, telles Dresde ou Leipzig.

Fichier:Peterskirche Goerlitz.jpg
Görlitz, Peterskirche, Wikipedia, creative commons.

Oui, il faut aller en Allemagne ! Ce n’est qu’ensemble que nous conserverons une identité européenne si précieuse car synonyme de paix. Ce film en témoigne.

http://www.allemagnevoyage.com/regions/Mecklembourg/stralsund.html

Pour n’oublier personne, n’oublions pas qu’un film est aussi un travail d’équipe ; il convient de saluer le remarquable engagement de toute cette petite constellation entourant le réalisateur, comme par exemple au son la fidèle Agnès Mathon, qui accompagne Francis Fourcou depuis longtemps, ou bien encore la talentueuse comédienne Ilka Vierkant qui prête sa voix allemande au film. Enfin, n’oublions pas que le talent est une affaire de famille, puisqu’un certain Paul Fourcou a assisté son père lors du tournage. En allemand, on dit que « la pomme ne tombe pas loin de l’arbre » !

À Toulouse, le film sera projeté lundi 18 octobre à 19 heures à la Maison de l’Occitanie, dans le cadre de la dynamique Quinzaine franco-allemande. (11, rue Malcousinat.)

Aucune description de photo disponible.
La « mer de l’Est » à Sellin; crédits Sabine Aussenac.

Caspar David Friedrich

*

Dunkle Wege der

Tannen. Wurzeln, Mutterboden, und im Weiten

das Licht.

Insularität der Wälder, Bäume,

aus der Ostsee geboren.

*

Wächter werden am

Baluster des Schwindels, ein Wanderer

über dem Nebelmeer.

Am Königsstuhl jeder Schritt

eine Brandung.

*

Perlmuttmilchig weihen

die Kreidefelsen ins

Malen ein.

Eine Möwe schwebt ins

Weiße.

Rügen, illuminatio

der Schönheit.

*

Caspar David Friedrich

*

Sentes sombres des

sapins. Racines, humus, et au loin

la lumière.

Insularité des bois, arbres enfantés

en Baltique.

*

Se faire guetteur à

la balustre des vertiges, voyageur au-dessus

de la mer de nuages.

Au Königsstuhl chaque pas est

ressac.

*

Entrer en peinture

au gré des nacres et des lactescences

des falaises de craie.

Une mouette se fond dans

la blancheur.

À Rügen, s’illuminer

d’intense.

https://www.senscritique.com/contact/Francis_Fourcou/34660

Notre-Dame de l’Espérance: hommage pascal à Notre-Dame de Paris

Concert hommage à Notre-Dame, 20 avril 2019: Petits-Chanteurs à la Croix de Bois

« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. »

 Victor Hugo, Notre-Dame de Paris

Comme nous les avons lues et relues, ces lignes prophétiques, depuis quelques jours…

C’est la première chose que chercha mon fils en arrivant à bout de souffle, après mon coup de fil, à la maison : le roman de Victor Hugo, qu’il avait lu et relu en Classes préparatoires, il y a deux ans. Quant à moi, ébahie, criant et pleurant seule devant les images effroyables diffusées par les chaînes de télévision aussi sidérées que le monde, je me crus revenue en d’autres jours dévastés, me remémorant les panaches de fumée et mon bouleversement du 11 septembre, mais aussi mes cris de tristesse lors des massacres de Charlie-Hebdo et mes pleurs inconsolés du Bataclan…Pour Charlie, j’avais appelé mon premier ex-mari, et nous avions évoqué ensemble, effondrés, nos bulles et nos révoltes de jeunesse. Ce qui est pratique, quand on a eu plusieurs vies, c’est de pouvoir aussi appeler un deuxième ex-époux : ce dernier, je l’avais vu pour la première fois devant le Parvis de Notre-Dame…

J’ai lu depuis des centaines de lignes autour des polémiques ravageant internet et les médias depuis ce funeste ravage ; j’ai entendu hurler les bien-pensants qui refusent de comparer une seule vie humaine et des « vieilles pierres », et puis les idéologues des réseaux sociaux, scandalisés par les dons des « riches » alors que tant de « misérables » battent le pavé ou y dorment, nourrissons dans les bras, sous quelque tente de fortune, sans oublier les cris d’orfraie qui s’ensuivirent après les paroles catholicisantes et complotistes d’un Zemmour au mieux de sa forme…

Ce n’est pas du tout, pourtant, ce que je retiens de cette semaine à la fois Sainte et emplie des démons du feu et de la désolation.

Henri Garat/ Ville de Paris

Non, en ce samedi de Veillée Pascale, j’ai plutôt l’impression que la France et le monde m’ont, chaleureusement, serrée entre leurs bras, tant nous fûmes nombreux, depuis les Quais de Seine ou via nos écrans, à nous rassembler, pleurant, priant, nous lamentant, nous consolant de concert …

« Bien des hommes, de tous les pays de la terre

Viendront, pour contempler cette ruine austère,

Rêveurs, et relisant le livre de Victor :

Alors ils croiront voir la vieille basilique,

Toute ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,

Se lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! »

Gérard de Nerval, « Notre-Dame de Paris »

Car lundi soir, déjà, celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, ou différemment, m’avaient déjà bouleversée à parts égales : Il y avait eu les larmes de notre cher histrion du patrimoine, Stéphane Bern, et son émotion en miroir du chagrin de tout un peuple, sincère et irrépressible.

https://www.bfmtv.com/mediaplayer/video/stephane-bern-on-a-que-nos-larmes-pour-pleurer-1154377.html

Et, peu ou prou en même temps, on entendit s’élever les mots-tocsins, comme disait Maïakovski, de notre tribun national, lui aussi si profondément touché qu’on l’eût soudain cru converti au catholicisme, tout mécréant qu’il semble…

https://lafranceinsoumise.fr/2019/04/16/incendie-a-notre-dame-de-paris-tout-va-au-grand-corps-qui-est-la-et-qui-brule/

Mélenchon a su évoquer, avec la force d’un historien, cette grâce qui auréole notre cathédrale, des avancées des sciences qui rendirent possible son élévation à la foi patrimoniale qui nous rassembla si incongrument en ce beau soir d’avril. Oui, en cet instant qui dura une nuit, veillée pascale avant l’heure, « tout va au grand corps qui est là et qui brûle », et il reprendra ces réflexions sur son blog pour évoquer notre « cathédrale commune » :

https://melenchon.fr/2019/04/15/notre-cathedrale-commune/

Ainsi, de l’hériter des « bouffeurs de curés » au chantre des lieux sacrés, nous perçûmes un même élan qui vint rejoindre celui de ces jeunes inconnus rassemblés Place St Michel, pleurant des Pater, des Ave et des chants en regardant se consumer leur foi comme un grand vaisseau de feu :

Mais bien au-delà des quais de Seine endeuillés, c’est bien le monde entier qui, comme devant un jardin où brûleraient les lilas et les roses, a accouru au chevet d’une église assiégée par le feu :

« Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé »

Louis Aragon, « Les lilas et les roses »

En effet, en zappant, hébétée et effondrée, à près de 600 km du Point zéro du Parvis de Notre-Dame depuis ma ville rose, entre les chaînes d’information de différents pays, c’est bien un cortège de soutien à notre église en flammes que j’ai vu s’avancer, en une immense marche blanche virtuelle, comme une chorégie de pleureuses venue épauler un pays en passe de devenir orphelin d’un monde perdu.

Jean-Claude Coutausse

Et cette solidarité a continué au fil de la semaine Sainte, du don des petites gens offrant un euro en déposant leur caddy, telle une modeste obole dans le panier de la quête des dimanches, aux sommes incalculables des financiers de ce monde, offertes spontanément ou presque, avec ou sans promesse de profiter d’une déduction de l’impôt, comme si les Fugger, ces grands banquiers de l’Europe médiévale, avaient décidé de contribuer gratuitement à la construction d’une basilique…

Comment ne pas évoquer les vers de Péguy dans sa « Présentation de Paris à Notre-Dame », et son vaisseau voguant vers la mer des Sargasses ?

« Nuls ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans. »

Car ce n’est plus Notre-Dame qui vogue vers l’immense mais une planète entière qui s’est empressée pour voler au secours d’une dame outragée, toutes religions et pensées confondues. Et ce ne sont pas les quelques centaines de tweets décérébrés, à la gloire de je ne sais quelle puissance vengeresse qui serait venue allègrement détruire le Sacré de Paris, que je retiens encore, mais toujours cette union sacrée des libres-penseurs et des croyants, et surtout ces appels des consistoires et des grands conseils juifs et musulmans à relayer la chaîne des dons, comme des villageois d’antan se passant les seaux d’eau pour éteindre les flammes d’un beffroi, une eau soudain aussi lustrale que celle des sacres baptismaux, d’un mikvé, ce bain rituel de purification hébraïque ou des ablutions de l’Islam…

Jamais le terme « religion » n’a été aussi proche, pour notre France à genoux, de celui de « religere », qui signifie « relier ». Il est là, notre miracle pascal, précieux comme ce coq sauvé des flammes et protégeant encore la fameuse relique de la Couronne d’épines, bourdonnant en nos cœurs comme les abeilles miraculés des toits de la cathédrale, incandescent, mais debout, comme la croix et le tabernacle de l’autel, vigies vaillantes, demeurées à bord du vaisseau en perdition comme le capitaine et son second refusant de quitter un navire, un miracle que même les fiels des mauvaises langues pharisiennes n’écorneront pas car il nous appartient, comme nous appartiennent nos émotions singulières et nos relations intimes à ce monument national.

Nul n’a le droit de me dicter mes ressentis, et je maintiens que j’ai brûlé de la même colère et pleuré de la même dévastation que lors de l’effondrement des Tours Jumelles ou des attentats, car ce sont les milliards d’âmes que je voyais, dans ces « jumelles tours » devant l’immonde rougeoiement, se consumer tels les damnés d’un tableau de Jérôme Bosch, ces âmes-mémoires qui ont fondé, depuis mille ans, notre histoire et notre rapport au monde…

« Comme, pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu. »

Théophile Gautier, « Notre-Dame »

Dessin et lavis de Victor Hugo

Je pensais à ces Laboratores, à ces paysans devenus Compagnons, qui par milliers, au fil des siècles, façonnèrent notre joyau, des maîtres-verriers aux petites mains, en passant par les hectares de chênaies ayant permis l’élaboration extraordinaire de notre charpente-forêt partie en fumée, à ces troncs devenus piliers de la terre ; je pensais aux circonvolutions dentellières de la pierre caressée par mille burins experts, aux rosaces parfaites et au plomb fondu à nouveau, un millénaire plus tard, sous nos yeux incrédules.

Je pensais à ces Oratores et à leurs ouailles, à ces bergers et à leurs troupeaux qui, de l’aube du christianisme à nos Pâques de l’an 2019, ont su faire ériger de fragiles chapelles, des rondeurs romanes, puis des arcs gothiques pour dresser des ponts entre l’Homme et le Divin, et à la tristesse insondable des chrétiens, qui ressemble tant à celle des juifs après la Nuit de Cristal où l’on brûla les synagogues ou à celle des musulmans lorsque des barbus devenus fous détruisirent des lieux sacrés à Mossoul, ou lorsque l’état chinois rasa des mosquées en région ouïgoure…

https://www.nouvelobs.com/monde/20190407.OBS11230/la-chine-a-rase-plusieurs-grandes-mosquees-en-region-ouigoure-montrent-des-images-satellite.html

Et je pensais à ces Bellatores, le cœur vaillant et l’âme fière, qui rallièrent les cloches battant à la volée lors de la Libération, quand on entonna un Magnificat malgré une fusillade, comme en un « arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus »…

« Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe

Cet arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus

Liberté dont frémit le silence des harpes

Ma France d’au-delà le déluge salut »

Louis Aragon, « Je vous salue ma France »

https://www.franceculture.fr/litterature/louis-aragon-lit-je-vous-salue-ma-france

N’oublions pas enfin que nous avons tous en nous quelque chose de Notre-Dame, cœur de Paris et de l’Île Saint-Louis, mais aussi patrimoine architectural et cultuel universel… Et pour nous, petit peuple de France, c’est comme un chapelet mémoriel que nous pouvons, chacun dans notre demeure, dévider, en hommage à cette maison de Dieu devenue à la fois agora communautaire et oïkos personnel : on se souviendra d’un voyage de classe et des ors de Lutèce surgis après une nuit passée dans le « Capitole » qui ralliait Paris depuis la ville rose, où, devant nos yeux éblouis les deux tours nous semblaient centre du monde… Ou peut-être d’un cadenas fermé d’un baiser sur un pont de Paris juste avant ce cierge scellant quelque promesse…

Aujourd’hui, en ce samedi où la fièvre jaune une foi(s) de plus arpente le pavé, je ne veux retenir que la grâce et l’espérance pascales, et me souvenir que Notre-Dame, outragée, brisée, martyrisée mais libérée des flammes, sera reconstruite par notre peuple de bâtisseurs, par une France toujours, même si souvent bien frileusement, fille aînée de l’Église, n’en déplaise aux pisse-vinaigre.

Et je me veux résolument optimiste, comme toujours, allant jusqu’à l’espérance folle que cette chaîne de solidarité déployée de l’Oural à l’Atlas, des cities de cols blancs aux ors du Vatican, pourra bientôt aussi alimenter d’autres besoins, tout aussi criants, des armées de misérables qui hantent nos rues. Car la Cour des miracles, c’est vrai, se rencontre aujourd’hui non plus sur le Parvis de Notre-Dame, mais au détour de nos villes de province où, partout, les gueux grelottent dans des tentes dressées à la va-vite par quelque association, abritant les yeux de braise de mendiantes berçant des enfançons, devant l’indifférence des passants honnêtes… Il faudra que les élans de bienfaisance se multiplient, comme le pain et le vin aux Noces de Cana, et je l’espère de tous mes vœux.

« La Charité aime ce qui est.
Dans le Temps et dans l’Éternité.
Dieu et le prochain.
Comme la Foi voit.
Dieu et la création.
Mais l’Espérance aime ce qui sera.
Dans le temps et dans l’éternité.

Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.

L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité. »

Charles Péguy, « La petite espérance »

Demain, dès l’aube, les chrétiens du monde se salueront en allégresse, s’écriant « Il est ressuscité ! » , confortés dans leur foi, tandis que leurs frères juifs seront dans la semaine de Pessah, leurs frères musulmans à l’orée du Ramadan, et que de nombreux enfants, croyants ou pas, en une immense ronde sucrée, chercheront des œufs et des cloches en chocolat…

Et dans quelques années, si Dieu me prête vie, comme disait ma chère grand-mère qui m’éleva à la foi chrétienne, peut-être me sera-t-il donné de visiter Notre-Dame reconstruite, et, surtout, de m’y recueillir.

« En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. »

Théophile Gautier, « Soleil couchant »

Puisse cette cathédrale qui plonge ses racines dans notre unité nationale, creuset de nos passés, de nos Lumières françaises, à nouveau déployer les ailes de sa magnificence et de sa bienveillance, et que du feu renaisse un phénix de pierre, de beauté et de foi !

« Puisque les paroles, ô mon Dieu, ne sont pas faites pour rester inertes dans nos livres, mais pour nous posséder et pour courir le monde en nous, permettez que de ce feu de joie, allumé par vous, jadis sur une montagne, et de cette leçon de bonheur, des étincelles nous atteignent et nous mordent, nous investissent, nous envahissent. »

Madeleine Delbrêl.

Et que les cloches demain vrillent cette espérance pascale dans le cœur de tous, étourdissant les lilas et les roses, tourbillonnant dans l’air de Paris et de la France comme mille hirondelles annonçant les printemps, carillonnant comme une symphonie se faisant tempête, rebaptisant pour un temps notre cathédrale en « Notre-Dame de l’Espérance », en hommage à Notre-Dame de Paris chantée par Hugo :

« Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. — Certes, c’est là un opéra qui vaut la peine d’être écouté. D’ordinaire, la rumeur qui s’échappe de Paris le jour, c’est la ville qui parle ; la nuit, c’est la ville qui respire ; ici, c’est la ville qui chante. Prêtez donc l’oreille à ce tutti des clochers ; répandez sur l’ensemble le murmure d’un demi-million d’hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l’horizon comme d’immenses buffets d’orgue, éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d’airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n’est plus qu’un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d’une tempête. »

Mon père, quais de Seine, années cinquante…

https://www.franceculture.fr/emissions/la-nuit-revee-de/lieux-de-memoire-notre-dame-de-paris