Du « Wald » séculaire aux jardins partagés : une Allemagne enracinée dans son rapport poétique, mystique et mythique à ses paysages

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Photo prise à la Alte Nationalgalerie, Berlin: Karl Friedrich Schinkel, Landschaft mit Pilger 

L’Allemagne, entre nature et culture, depuis le « Wald » millénaire aux réaménagements des friches postindustrielles, s’est construite depuis « Germania » en osmose entre les forêts et les hommes… Car comme l’écrit Simon Schama dans « Le paysage et la mémoire » :

«Le jardin que j’ai traversé (…) c’est celui de l’imaginaire du paysage en Occident, petit espace fécond, où notre civilisation s’est figuré ses bois, ses eaux et ses rochers, et où les mythes les plus fous se sont enracinés dans notre topographie. »

Comment l’homme s’est-il donc approprié ce territoire apprivoisé et aménagé peu à peu au fil des siècles ? Quelle vision en a l’artiste ? Quelles passerelles peut-on établir entre les représentations picturales de cette nature allemande et les miroirs qu’en donne la littérature, sans oublier l’approche sociologique, en y intégrant des réflexions historiques, géographiques et économiques…?

C’est le paysage longtemps…

Ce vers du poème éponyme de Rainer Maria Rilke nous invite d’emblée à nous interroger sur le rôle de la nature :

C’est le paysage longtemps, c’est une cloche,

c’est du soir la délivrance si pure -;

mais tout cela en nous prépare l’approche

d’une nouvelle, d’une tendre figure …

Ce paysage en tension entre un au-delà symbolisé plus loin par l’ « ange » et l’ici-bas où résonne longtemps une cloche rappelle les coalescences brisées que l’homme toujours cherchera à retrouver. Car la nature, dans la philosophie allemande, a toujours joué le rôle de passeuse entre les mondes : Fichte déjà développa, comme dans son essai « Destination sur l’homme », sa vision des transformations et de l’impermanence des éléments :

« Cependant la nature a poursuivi le cours de ses transformations successives. Pendant que je parle encore du spectacle qu’elle m’a offert au moment où j’ai voulu le contempler, ce spectacle n’existe déjà plus. Autour de moi tout s’est métamorphosé.(…)», avant que Lessing ne fonde une philosophie de la nature plus personnelle, développant sa conception d’une identité absolue de l’esprit et de la nature, puisque  « ce qui est une imitation de la nature ne peut pas être un défaut »

À quoi ressemblent ces paysages outre-rhénans que si peu de nos compatriotes, hélas, connaissent ? L’Allemagne offre une infinie palette de mers en allées avec le soleil, de plaines et de montagnes, certes peut-être plus anthropomorphisées que dans notre hexagone, mais où l’on peut encore aisément trouver des vestiges de l’état premier de ces terres germaniques.

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Les falaises de craie de l’île de Rügen

J’ai identifié trois grands axes autour desquels serpente l’imaginaire allemand : la forêt, marqueur primitif d’un état sauvage, grande pourvoyeuse de mythes et de légendes et actuellement redevenue iconique après un best-seller sur lequel je reviendrai en fin de communication ; l’arbre, justement, élément central de si nombreuses peintures et véritable schibboleth, élément de reconnaissance central de la littérature ; et enfin les parcs et jardins, s’inscrivant dans une perspective domestiquée, zeugmas policés par l’empreinte humaine et parfaite illustration d’une nature demeurée au cœur de la civilisation.

Des forêts et des hommes…

« Connaître l’Allemagne, c’est arpenter ses bois », disait Victor Hugo. Et les sombres forêts de sapin immortalisées par les contes de Grimm ou dans les tableaux de Caspar David Friedrich représentent le décor emblématique de tout un panorama pictural et littéraire qui nous renvoie aux origines premières de l’humanité, là où le paysage longtemps n’a été constitué que d’océans et de territoires vierges et boisés… Encore aujourd’hui, la forêt recouvre environ 11 millions d’hectares outre-Rhin, soit environ un tiers de son territoire.

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Statues des frères Grimm dans l’Europa-Park, Rust, Allemagne

Mais au-delà des figures tutélaires des arbres gravitent aussi clairières et tourbières, marais et sous-bois, éléments kaléidoscopiques d’un paysage aussi sombre que riche en microcosmes de toutes sortes, sans oublier les personnages légendaires qui l’habitent, du Roi des Aulnes chanté par Goethe à Rumpelstizchen, dénommé chez nous le « nain Tracassin », en passant par les enfants perdus jusque dans l’antre de la sorcière, les célèbres Hänsel et Gretel.

« Quand le soleil d’automne dardait ses rayons sur les marais, elle s’enfonçait, en chantonnant, entre les fûts des grands pins, souriante et toute plongée dans ses pensées. Elle s’arrêtait pour regarder la résine, que la chaleur du soleil faisait suinter à travers l’écorce, ou pour écouter le pivert chanter au fond des bois. » Voilà comment l’un des personnages de Ernst Wiechert dépeint la forêt dans « Missa sine nomine », cette forêt immortalisée par d’innombrables tableaux par Caspar David Friedrich ou par les peintres de la communauté artistique de Worpswede. Ricarda Huch nous décrit d’ailleurs Friedrich comme une âme profondément allemande :

« Il avait eu pour ancêtres des gens tous honnêtes et industrieux ; il possédait l’humilité raide, la droiture et la force d’isolement des Peuples nordiques. Jamais il n’avait même essayé d’apprendre une langue étrangère, car il était et voulait rester pleinement allemand.»

Ce lien profond entre un homme et sa terre ancestrale, le peintre le tissera au fil de ses toiles, explorant les arcanes de cette forêt tutélaire tantôt mystérieuse et tentaculaire, tantôt synonyme de havre matriciel et de paix. L’artiste explore les entrailles du Königstuhl, ce mont bordant la Baltique, sur l’île de Rügen, au gré d’une immense forêt de hêtres surplombant les falaises de craie, aujourd’hui classé au patrimoine de l’UNESCO. Les arbres, au dense feuillage couleur vert bronze, assemblés en une masse compacte, semblent pétrifiés, le promeneur s’attend presque à entendre battre des cœurs comme dans les Visiteurs du soir.  Les hommes et les femmes peints par l’artiste, d’ailleurs très souvent représentés de dos, semblent en effet en symbiose avec un paysage dans lequel leur silhouette se fond en une anastomose sylvestre …

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Photo prise à la Alte Nationalgalerie, Berlin; « Mann und Frau den Mond betrachtend » (Homme et femme contemplant la lune).

« Cependant, l’art de Friedrich ne s’égare pas dans ces allégories, où d’autres peintres romantiques, tels que Runge, mirent trop d’intentions littéraires. Le symbole chez Friedrich, est moins explicite ; ses paysages imposent une fuite de l’esprit au-delà de ce que voient les yeux. » affirme Albert Béguin.  Il nous explique aussi que dans la peinture de Friedrich, « profondément symbolique », « le paysage n’est jamais une unité refermée sur elle- même, mais comme une allusion à d’immenses espaces », allusion symbolisée par ce « Voyageur contemplant une mer de nuages » dont la verticalité se fait pont entre les forces telluriques et divines, continuité de cette pierre ancrée dans les limbes.

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Voilà qui recoupe exactement les mots employés par un grand ami de Caspar David, le philosophe de la nature et peintre Carl Gustav Carus, pour définir la « peinture de paysage», puisqu’il nous parle à la fois de « Erdlebenerlebnis », de la communion avec la vie de la terre, et de « Erdlebenbildkunst », de l’art de la représentation de cette vie. Depuis leur publication en 1831, ses Neuf lettres sur la peinture ont été universellement considérées comme le fondement théorique de l’esthétique du paysage romantique allemand.

Cette extase eucharistique entre les forêts et les hommes, Ernst Wiechert, lui, la dépeindra à travers ses romans quelques siècles plus tard :

« J’ai tissé une toile et je la déploie. Je me tiens au bord du chemin et chacun peut la voir. Et celui qui s’arrête et se penche pourra peut-être discerner, tel qu’il en va pour moi, ce que Dieu a voulu avec la peine et le travail d’une main d’homme. » Préfaçant ainsi ses souvenirs d’enfance, « Des forêts et des hommes », Wiechert rassemble en un titre bifide son amour paratopique de la forêt et de l’Humain. Nous voilà à nouveau face à ce balancement ontologique dont le paysage se fait cœur battant : Mais, affirme Marcel Brion, « (…) dans les récits de Wiechert, l’homme ne cherche pas la nature pour s’y perdre et se confondre avec elle : au contraire, il y retrouve et il y affirme plus vigoureusement son humanité.» Wiechert, fils d’un garde-forestier, avait grandi loin de tout artifice au fin fond de la Prusse Orientale, auprès d’hommes bons et taiseux, dans cette « vie simple » dont il fera un roman. Alma mater, la forêt se confond avec ses habitants jusqu’à leur prêter une identité nouvelle et sylvicole :

« A l’odeur de l’air, au silence infini, il sent qu’il est seul, mais il sent aussi la fraîcheur de la terre sous ses pieds nus. Il reste tout à fait immobile, comme s’il voulait croître, et il la sent monter toujours plus avant, toujours plus haut, vigoureuse et humble, la sève qui veut se frayer un chemin jusqu’à son cœur Et il voit un champ couvert de pousses vertes, il les voit se dorer et ployer sous les épis. Et il voit un enfant couché sous les épis et qui dort, cependant qu’un homme et une femme coupent et lient le blé et dressent les gerbes. Il est là, toujours immobile, tandis que la mince vapeur s’élève du sol fraîchement retourné, et s’épaissit et l’enveloppe. Et pour finir, il est pareil à un arbre qui boit silencieusement l’humidité des nuits.»

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 Or, un arbre monta…

Les arbres des forêts germaniques ressemblent aux nôtres, à cette différence près que manquent aux paysages outre-rhénans l’olivier et le pin parasol, plus enclins aux climats mediterrans… La forêt est formée, pour les conifères, de 57 /% d’épicéas communs et, en ce qui concerne les feuillus, d’une majorité de hêtres et de chênes. C’est bien le hêtre commun, Fagus sylvatica, qui constituait l’espèce dominante, avant que la main forestière de l’homme ne dépouille les bois du Moyen-Âge jusqu’au dix-neuvième siècle et ne remplace ensuite les essences primitives par Picea abies, l’épicéa, ou par Pinus sylvestris, le pin sylvestre.

Bien d’autres espèces peuplent le territoire allemand, dont les arbres « mythiques » que sont le chêne et le sapin: ainsi, la légende prêta très tôt d’augustes vertus au chêne qui devint emblématique sur les blasons, puis sur ce que l’on nommerait aujourd’hui les objets dérivés, comme des timbres; le poète romantique Joseph Victor von Scheffel l’honora du titre «d’arbre le plus ancestral du peuple allemand ». Le sapin, qui bientôt envahira nos foyers, en cette approche de Noël, est, lui, chanté par un fameux cantique que tous les enfants du monde apprennent dès la maternelle enfin, c’était le cas en France jusqu’à notre fameuse loi sur la laïcité…

Qui mieux que Paula Modersohn-Becker a peint les arbres de l’Allemagne du Nord, seuls éléments verticaux de ce plat pays adulé par la petite communauté d’artistes de Worpswede, non loin de la ville hanséatique de Brême ? Dans ce Barbizon nordique se côtoyaient peintres et écrivains en recherche d’absolu, et les toiles de Paula nous offrent des saules tutélaires voisinant avec des pins et des bouleaux s’évadant à perte de vue.

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Arbres à Worpswede

Paula, fascinée par les arbres, les nomme des « phallus terrestres » et s’adresse à eux comme à des confidents. Celle qui est morte en s’exclamant « vivre ici est une splendeur », quelques jours après avoir donné naissance à sa fille, écrivait ainsi dans son journal :

« Worpswede […] tes pins puissants et grandioses ! Je les appelle mes hommes, larges, noueux, massifs et grands, traversés par tant de fibres sensitives et de nerfs extrêmement fins. C’est ainsi que je m’imagine une silhouette idéale d’artiste. Et tes bouleaux vierges, frêles, élancés, qui réjouissent l’œil ! Avec cette grâce rêveuse, molle comme si leur vie n’était pas encore éclose. Ils sont enjôleurs, il faut se donner à eux sans résister. Certains ont déjà une hardiesse virile, un tronc fort et droit. Ce sont mes ‘femmes modernes’. Et vous autres saules, vous êtes mes vieux hommes aux barbes d’argent […] Nous nous entendons fort bien et souvent, nous nous répondons gentiment d’un signe de tête. »

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Paula Modersohn Becker « Blasendes Mädchen im Birkenwald » (Fillette soufflant dans sa flûte dans le bois de bouleaux) , https://www.museen-boettcherstrasse.de/ausstellungen/sammlungshoehepunkte/

Otto Modersohn, son époux, a fixé sur ses toiles les silhouettes blanches de ces mêmes bouleaux toujours intiment liés à l’élément liquide, en cette région de marais et de tourbières, tandis que ses amis Overbeck et Vogeler rivalisaient de talent pour dupliquer à l’infini les paysages mélancoliques au sein desquels la petite communauté libertaire inventait un nouveau modus vivendi, faisait fi des carcans de la bourgeoisie. La nature joue un rôle prépondérant dans ce retour aux sources, l’arbre symbolisant le vestige pur et libre de la forêt primitive qui recouvrait autrefois « Germania ».

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Otto Modersohn, « Herbstmorgen am Moorkanal » (Matin d’automne au bord du marais ), photo prise à Worpswede

Cet arbre, passerelle toujours entre l’infini et le terrestre, dont l’élancement fait écho à l’enracinement, devient ancre et grand-voile comme dans ces deux poèmes de Rilke :

 Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.

Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !

Et tout se tut. Mais ce silence était

lui-même un renouveau : signes, métamorphose… 

 

 Vues des Anges, les cimes des arbres peut-être

sont des racines, buvant les cieux ;

et dans le sol, les profondes racines d’un hêtre

leur semblent des faîtes silencieux. 

Ainsi, les racines plongeant vers la terre mère se font prolongement inversé de la quête vers l’infini, et l’arbre en miroir répond au poète, lui-même messager d’une alliance mystique.

Que fait la rose en temps d’hiver ?

Goethe, le premier, a didactisé dans ses « Affinités électives » la fascination des Allemands pour les parcs et les jardins, mettant sans cesse en perspective confusion sauvage et ordre policé par la main de l’homme, les jardins à la française de le Nôtre s’opposant à la profusion chaotique des jardins à l’anglaise, et mettant en avant la volonté de trouver une troisième voie, spécifique à l’Allemagne, puisque l’art paysager s’émancipera de la tutelle anglaise. À la différence de la France et de l’Italie, l’Allemagne comptait en effet entre le XVIIIe et le XIXe siècle quantités de princes cultivés, passionnés et surtout assez riches pour s’entourer de paysagistes renommés comme Peter Joseph Lenné ou Friedrich Ludwig von Sckell.

La nature, domestiquée, va donc s’épanouir de plus belle, entre art floral et vergers ou potagers aux plates-bandes soigneusement entretenues par la minutie et la rigueur germaniques… Le parc du peintre et écrivain Max Liebermann au Wannsee, en périphérie berlinoise, fait partie de ces pépites intemporelles que l’on visite encore aujourd’hui. En 1909, le peintre avait fait construire une maison de campagne de style néoclassique près du lac de Wannsee.

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Source; Wikipedia

Un vaste jardin de plantes vivaces, d’arbres fruitiers et de légumes entouré d’une haute haie de tilleuls se trouve devant la maison. Un axe central, orienté vers la maison, établit la liaison avec les pièces intérieures, tandis que sur une aile une terrasse ouvre sur des parterres luxuriants donnant sur le lac, non loin d’un petit bois de bouleaux. Ce jardin d’agrément servira aussi d’atelier en plein air et inspirera au peintre plus de 400 tableaux et gravures. Liebermann, rejetant l’expressionnisme, pense d’ailleurs que la création doit provenir de l’observation précise du réel : « L’artiste saisit la réalité en devenir, pas accomplie.»

Les espaces parfaitement paysagés de son parc, devenu agora intime non loin de l’oïkos, symbolisent parfaitement cette utopie très allemande d’une existence harmonieuse au sein de la nature. Le parc se fait alcôve rassurante, espace où l’entre-soi familial et amical peut fleurir de façon paisiblement esthétique, en opposition au bruit et à la fureur du siècle. Sur l’un des tableaux, Liebermann représentera d’ailleurs sa maison dans une perspective erronée, surdimensionnant arbres et pelouse, sa demeure comme un havre de paix protégé par une nature plus que jamais bienveillante.

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Max Liebermann, « Der Birkenweg im Wannseegarten nach Westen », (Allée de bouleaux au jardin du Wannsee côté ouest)

Un peu plus au Nord, si nous revenons vers nos amis de Worpswede, nous retrouverons un même jardin paysager et bien ordonné, entre buis taillés, vases et terrasse, qui entoure encore aujourd’hui le musée Vogeler : le parc du Barkenhoff. Et dans sa toile Le concert , Vogeler a représenté, en 1905, toute la petite communauté vaquant à ses occupations au sein de ce cadre idyllique. Cependant, l’harmonie trompeuse des plantes et des buissons ne parvient pas, cette fois, à faire oublier les clivages émotionnels qui bouleversaient cette joyeuse bande où des couples se brisaient au gré des pulsions de chacun, Rilke, par exemple, ayant quitté Paula Modersohn pour la sculptrice Clara Westhoff. Ainsi, les artistes auront eu beau se retirer au sein de cette nature et y avoir recréé un paradis artificiel, les élans primitifs les chasseront parfois de cet Eden, comme si la nature retaillée et recadrée par l’homme était parfois dépossédée de sa puissance protectrice.

Sommerabend (Das Konzert), 1905

 Que fait la rose en temps d’hiver ?

Elle rêve d’un rêve rouge tendre.

Quand de neige elle est recouverte pour l’Avent,

elle rêve du sureau.

Quand le givre argenté tintinnabule sur ses tiges,

elle rêve du chant des abeilles

du papillon bleu lorsqu’il volète… 

Mascha Kaléko

Un dernier jardin me semble très emblématique d’une nature figée et malgré tout présente, aussi endormie que cette rose en hiver de la poétesse Mascha Kaléko, c’est le parc entourant le musée Lehmbruck à Duisbourg.

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Dans la grande ville industrielle de la Ruhr, où mugissaient autrefois les incandescences des hauts-fourneaux, on trouve ainsi un espace mêlant le minéral et le végétal, grand parc en cœur de ville orné de statues, abritant le bâtiment presque entièrement vitré du musée, tranchant singulièrement avec l’agitation des artères commerçantes proches et avec l’architecture industrielle du plus grand port fluvial d’Europe. Des statues et sculptures modernes s’érigent au gré des allées et des pelouses, la canopée des marronniers se mirant dans les grandes vitres du musée, qui abrite principalement des formes féminines modelées par Wilhelm Lehmbruck, mais aussi quelques œuvres filiformes de Giacometti, et le visiteur peut donc admirer le parc depuis l’intérieur du musée ou inversement découvrir les œuvres en déambulant dans les allées ; cette structure ouverte et en miroir a permis, dès l’ouverture du musée, en 1964, de replacer un pan de nature et de culture dans cette mégalopole rugissante qu’était Duisbourg, octroyant aussi à une population ouvrière et simple un extraordinaire accès à la beauté, redonnant ses lettres de noblesse à une ville souvent décriée, en créant cette rupture peu conventionnelle dans un paysage ultra urbanisé.

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 C’était le paysage où l’on vivait…

« L’homme, quoiqu’il durât depuis des millénaires, était encore trop neuf pour lui-même, trop enchanté de lui pour porter son regard ailleurs et loin de soi-même. Le paysage, c’était le chemin sur lequel il marchait, la piste sur laquelle il courait, c’étaient tous ces stades et ces places de jeux ou de danse où s’accomplissait la journée grecque ; c’étaient les vallées où se rassemblait l’armée, les ports d’où l’on partait pour l’aventure et où l’on rentrait, plus vieux et plein de souvenirs inouïs (…) – c’était le paysage où l’on vivait”»

Voilà comment Rilke décrit le paysage habité par les hommes, insistant sur l’opposition entre l’homme et la nature, afin de mieux revenir sur « leur profondeur commune où puisent les racines de tout ce qui croît ».

En parcourant en effet les paysages allemands, qu’ils soient réels, littéraires ou picturaux, on assiste à ces collusions entre la nature et les hommes qui s’en emparent pour la transformer, à d’improbables mariages perpétuels entre la terre mère et ses enfants. J’ai choisi deux lieux emblématiques pour leur exemplarité, le rocher de la Loreley et l’avenue Under den Linden à Berlin, intrinsèquement liés à l’âme allemande, étayant cette idée de l’osmose permanente déjà évoquée par Goethe dans « Ganymed » avec son vers « umfangend umfangen » : « englobé tout en englobant ».

Der Rhein mit der Loreley
Perlberg, Friedrich 1848–1921. “Der Rhein mit der Loreley”, 1880.

Le Rhin nous offre donc le mariage du fleuve et de la nixe, le nom de « Loreley » étant d’abord celui du rocher». Il attire chaque année près de 100 000 touristes, culminant à 132 mètres au-dessus du Rhin. Des textes du IXe siècle mentionnent déjà cet emplacement pour ses caractéristiques géographiques ; il s’agit en effet de l’endroit le plus étroit du fleuve entre la Suisse et la mer du Nord. Des indications étymologiques permettant d’élucider la signification de son nom : « lei » signifiant rocher, et « lore » étant un ancien mot allemand pour évoquer l’écho. A cet endroit, le cours très encaissé du Rhin réunit en effet les conditions idéales pour renvoyer les sons. En contournant donc ce rocher, le Rhin forme une boucle étroite, et le courant est y est tellement dangereux que de nombreux bateaux s’y fracassèrent.

C’est ainsi que naquit la légende de la Lorelei, un personnage créé par le poète romantique Brentano et revisité maintes fois sous diverses formes littéraires et musicales. Le règne minéral conflue vers l’élément fluvial en enfantant cette nixe aussi belle que dangereuse, dans cette légende où mythe, géologie et littérature se rejoignent pour donner naissance à l’une des balades allemandes les plus connues, la Lorelei de Heine :

 Et la vague engloutit bientôt

Le batelier et son bateau…

C’est ce qu’a fait au soir couchant

La Lorelei avec son chant. 

Car non loin de ce rocher s’élèvent les barres rocheuses des Externsteine, pierres nées de soubresauts géologiques il y a environ 130 millions d’années, quand toute cette région d’Europe Centrale était recouverte par une vaste mer, avant le « plissement saxonien» qui a créé la zone correspondant à l’actuelle forêt de Teutoburg ainsi que ses trois massifs rocheux. Les Externsteine sont constituées de grès, c’est-à-dire de sable de cette ancienne mer qui a été soulevé en blocs verticaux. Ce paysage où « il » , l’homme, vivait, tremblant, se soulevant, mugissant, se figeant, dresse ainsi d’étranges pierres levées qui protègent cette nixe doucereuse, fille des légendes du Rhin.

Orts- und Verkehrsverein Holzhausen-Externsteine
http://www.holzhausen-externsteine.de/

Un autre lieu hautement symbolique du paysage allemand se situe, lui, au cœur d’une perspective urbaine, puisqu’il s’agit d’un des principaux axes de Berlin, l’avenue « Sous les tilleuls ».

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L’avenue, qui s’étend de la Schlossbrücke jusqu’au Pariser Platz, est plantée, du côté que l’on nommait autrefois le côté occidental, de quatre superbes rangées de tilleuls.

Cet arbre avait déjà été chanté par le poète Walter von der Vogelweide, puis par Heine qui en loua la feuille en forme de cœur et la couronne parfaite pour abriter les tourtereaux. Le tilleul fait ainsi partie du cénacle sylvestre cher à l’âme allemande : ce sont d’ailleurs ces vers du poème « Wo » qui sont gravés à Montmartre sur le tombeau de Heine…

 Le dernier repos de celui que le voyage

A  fatigué, où sera-t-il ?

Sous les palmiers du sud ?

Sous les tilleuls du Rhin ? 

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Martin Luther l’avait affirmé aussi : « Nous aimons à chanter, boire, danser et être heureux sous les tilleuls. Rien de sérieux, pas de disputes non plus, car le tilleul est un arbre de joies et de paix» Et Sainte Hildegard de Bingen elle-même conseillait de dormir, en été, le visage et les yeux recouverts de feuilles de tilleul afin de garder un œil vif… C’est ainsi que l’un des arbres totems des Allemands orne l’une des avenues les plus archétypiques de la capitale, puisque son nom boisé et romantique évoque non seulement la forêt, mais aussi l’histoire millénaire du pays et ses soubresauts récents et douloureux.

Car parmi les imposants monuments qui bordent l’avenue se dressent par exemple l’université Humboldt ou l’Opéra, mais aussi l’ancienne Kommandantur ou l’ambassade de Russie, sans oublier le célèbre grand hôtel Adlon.

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Devant l’hôtel Adlon

Il n’est donc pas étonnant que sous le titre éponyme de « Unter den Linden », l’on trouve à la fois un poème de Walter von der Vogelweide et une marche militaire, le pas de l’oie et les arabesques des troubadours se mêlant en une valse folle, sans oublier les deux Lieds de Schubert qui évoquent aussi « Le tilleul » et « Le soir sous le tilleul ».

Ainsi, en arpentant les larges trottoirs de l’avenue menant à la Porte de Brandebourg, l’on se plait à penser que, dans les villes allemandes, fussent-elles peuplées de millions d’habitants, l’on n’est jamais très loin de cette forêt dont César disait dans la Guerre des Gaules qu’elle était si vaste qu’un habitant de la Germanie pouvait marcher 60 jours sans en voir la fin :

« Cette forêt Hercynienne (…) il n’est personne, dans cette partie de la Germanie, qui puisse dire qu’il en a atteint l’extrémité, après soixante jours de marche, ou qu’il sait en quel lieu elle se termine. »

Du « Chêne de Goethe » au « Jardin des Princesses »

Je pense que je ne peux pas faire l’impasse sur la césure de la Shoah, le terme de Buchenwald agissant comme un « chiffre » célanien négatif et comme un point de non-retour dans l’imaginaire collectif… Buchenwald, la forêt des hêtres, ces hêtres rouges qui ont veillé sur les terres germaniques tant de siècles durant, avant de se faire les chantres hurleurs d’un des plus sinistres lieux de mémoire…

Et c’est bien dans le camp de Buchenwald que se trouve encore la souche du fameux « Chêne de Goethe », nommé ainsi par les prisonniers en souvenir des longues promenades que l’auteur du Roi des Aulnes aimait à faire dans les bois avoisinants, un des rares arbres de cet univers concentrationnaire. Ainsi, la forêt aura accompagné l’Allemagne jusque dans les tréfonds de l’abjection…

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https://geo.viaregia.org/testbed/index.pl?rm=obj&objid=4571

Comment le réaménagement d’un pays qui n’existait plus, de ces territoires dévastés et divisés a-t-il été agencé, lorsque l’on sait que certaines villes allemandes avaient été détruites à plus de 90 % ?

Comment le peuple allemand a-t-il réussi à se réapproprier l’amour pour cette terre synonyme de tant d’atrocités ?

Le 11 novembre 1945, Ernst Wiechert, qui avait été interné à Buchenwald en 1938, et qui relatera cette expérience dans « Le Bois des morts », a prononcé au Schauspielhaus de Munich son « Discours à la jeunesse allemande » :

« Et nous voici devant la maison abandonnée, nous voyons scintiller les étoiles éternelles au-dessus des ruines de la terre, ou bien nous entendons tomber la pluie sur les tombes des morts et sur le tombeau d’un siècle. Seuls, comme jamais sur cette terre un peuple n’a été seul. Marqués du sceau de l’infamie comme jamais un peuple n’a été marqué. Et nous appuyons notre front contre les murs qui s’écroulent et nos lèvres murmurent la vieille question qui est celle de l’humanité : «Que faire ?»

Oui, que faire ?

Par deux fois, mes amis, j’ai tenté de vous apporter une réponse à cette question. La première fois, c’était en 1933, la deuxième fois, deux ans plus tard. J’ai payé très cher pour vous avoir donné cette réponse, et vous avez payé très cher le fait de ne pas l’avoir entendue. »

C’est encore une fois dans la nature que l’auteur puisera une réponse, se réfugiant dans ses écrits presque entièrement dédiés à cette communion entre les hommes et la forêt que nous avons déjà évoquée. Transcendant l’obscure nuit national-socialiste, le récit de Wiechert se fait récit national inversé, glorifiant non pas les épopées des hommes mais la vie secrète des arbres dont, déjà, l’auteur sait la force qui guérit.

Marcel Brion cite encore une anecdote dans laquelle une tante de Ernst Wiechert lui parle d’un arbre planté en l’honneur du garçonnet : « Quand tu seras grand, dit-elle, et ses yeux bleus regardaient par-delà les forêts, et que tu auras peur dans le monde, alors tu reviendras sous ce bouleau et tu lèveras les yeux vers les branches d’où te viendra le secours. Et la paix sera dans ta pauvre âme. »

Dans cette Allemagne année zéro, reconstruite pierre par pierre par les « Trümmerfrauen », ces « femmes des décombres », cette Allemagne qui mettra plusieurs décennies à transcender son impossible deuil, les espaces paysagés feront partie intégrante des villes, puisque les destructions urbaines permirent une reconstruction à la respiration verte bien avant la naissance du parti des « Grünen », les premiers écologistes d’Europe… C’est ainsi que la plupart des zones urbanisées outre-rhénanes comportent d’immenses parcs, et qu’à Berlin même vous pouvez vous retrouver nez à nez avec un renard en vous promenant dans l’une des forêts de la ville…

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Au Biegerhof, un des grands parcs de Duisbourg

Duisbourg est allée encore plus loin, puisqu’elle est à la pointe des réaménagements post-industriels, s’étant réapproprié, en pleine transition écologique, les immenses friches industrielles dans lesquelles rougeoyaient autrefois les aciéries ; tout près des rives rhénanes, à quelques encablures des immenses péniches, là où l’air d’antan était vicié par les scories et les arbres rongés par les pluies acides, on peut à présent arpenter, au cœur de la cité, des hectares de prairies et de bois où tout un écosystème de faune et de flore s’épanouit entre deux vestiges rouillés qui font la joie du tourisme industriel tout en ravissant les habitants de la Ruhr.

https://www.landschaftspark.de/

C’est un peu le même esprit qui, allié à l’engouement écologique pour le « bio », a donné naissance à des jardins partagés comme le « Prinzessinnengarten », le « Jardin des Princesses », à Berlin… À l’entrée du rond-point de Moritzplatz, îlot insolite entre des rangées d’immeubles, un portail grillagé émaillé d’autocollants abrite l’entrée du paradis, et le visiteur incrédule découvre au fil des allées un inventaire à la Prévert, potagers, arbres fruitiers, serre, boite à livres, hamacs et cabanes… Sans oublier le restaurant tenu par des personnes en situation de handicap et la vente de graines et d’herbes aromatiques…

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L’entrée du Jardin des Princesses

Cet espace original, initié en 2009 par une association dite de « guerilla gardening », a transformé ce terrain, situé autrefois dans le No man’s land du Mur et abandonné depuis 50 ans, en projet écologiste à gestion collective et à visée éducative, puisqu’il s’agit d’un lieu ouvert et didactique, héritage croisé des jardins familiaux et des alternatifs de Kreuzberg, puisque c’est un certain Moritz Schreber qui fut à l’origine de ce « Schrebergarten » que chaque famille allemande citadine se devait de louer et d’entretenir, et que Berlin fut au cœur des transitions économiques lancées par les utopistes et activistes des années 70.

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Ce murmure profond qui fait rêver l’Allemagne

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Le Rhin à Duisbourg

« Ce soir-là… je contemplai longtemps ce fier et noble fleuve, violent, mais sans fureur, sauvage, mais majestueux. (…)Ses deux rives se perdaient dans le crépuscule. Son bruit était un rugissement puissant et paisible. Je lui trouvais quelque chose de la grande mer.(…) Oui, mon ami, c’est un noble fleuve, féodal, républicain, impérial, digne d’être à la fois français et allemand. Il y a toute l’histoire de l’Europe considérée sous ses deux grands aspects, dans ce fleuve des guerriers et des penseurs, dans cette vague superbe qui fait bondir la France, dans ce murmure profond qui fait rêver l’Allemagne. »

Comment ne pas évoquer en conclusion notre Rhin transfrontalier et puissant, qui allie les paysages français et allemand en un même destin, immuable au milieu des tempêtes de l’Histoire ? Victor Hugo l’a fait avec brio, évoquant notre Europe qui m’est si chère puisque j’en suis le fruit, avec une mère allemande et un père français.

C’est d’ailleurs mon grand-père, ancien soldat de la Wehrmacht, qui m’a légué tous ses livres de Wiechert… Ce n’est que peu à peu que j’ai compris l’attachement de mon grand-père, qui avait aussi lui acheté une maison au cœur des bois, dans la Montagne Noire tarnaise, pour cet auteur chantant l’union des hommes et de la forêt pour conjurer la barbarie, en découvrant récemment que le fonds Wiechert avait aussi longuement séjourné à Duisbourg, végétalisant ainsi la Ruhr.

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Mes grands-parents allemands…

Cette forêt allemande que nous venons d’explorer, arpentée par les randonneurs allemands, dignes héritiers des voyageurs romantiques, a connu ces dernières années un regain extraordinaire aux yeux du grand public, après la parution du livre de Peter Wohlleben, « La vie secrète des arbres ». Ce best-seller, aujourd’hui traduit dans plus d’une trentaine de langues, nous entraîne dans une sorte de conte naturaliste où l’auteur, ancien garde-forestier, nous invite à partager sa joie de la fréquentation des forêts, proposant une intéressante réflexion non seulement sur la place de la nature, mais aussi sur la société des hommes.

Nous apprenons par exemple que les arbres, régis par une sorte d’organisation sociale et solidaire, peuvent, au sein d’une même espèce et d’un même peuplement, échanger des éléments nutritifs par leurs systèmes racinaires ou même prendre soin des individus faibles ou malades.

De telles avancées au sujet de la connaissance de la forêt nous viennent donc de ce pays où les hommes, depuis l’aube de l’humanité, savent sa valeur, et où les enfants allemands d’aujourd’hui passent leurs journées dans des « Jardins d’enfants forestiers » que l’on trouve à présent dans de nombreuses villes, les parents expédiant leurs rejetons, même au cœur de l’hiver nordique, dans les bois, sous la tutelle de leurs accompagnateurs…

Et c’est ainsi que les Allemands font perdurer leur attachement au paysage primaire et mythique de leur territoire et de leur héritage collectif que je vous invite vivement à découvrir lors de vos voyages…

Promenons-nous  donc enfin dans les bois…allemands! Osons enfin franchir la ligne Maginot de nos automatismes irrationnels qui font encore des terres germaniques une « terra incognita » pour bon nombre de nos compatriotes! Plongeons dans les légendes, écoutons le chant de la Loreley et entendons le vent bruisser dans les sapins!

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Arbre sur l’île de Rügen
Max Liebermann, "Die Gartenbank" (Le banc de jardin)
Max Liebermann, « Die Gartenbank » (Le banc de jardin)
  • les photos ont été prises par moi, hormis indication spécifique.

21 mesures pour réconcilier les élèves français avec l’apprentissage de l’allemand

21 mesures pour réconcilier les élèves français avec l’apprentissage de l’allemand -petit texte écrit d’après les 21 mesures de Cédric Villani autour des mathématiques

 

« Sehnsucht », de Heinrich Vogeler
  • 1 Il conviendrait avant tout de mettre en place la liberté d’enseignement des langues vivantes dès l’école maternelle, réellement, pas simplement sur le papier (et ne pas favoriser les langues régionales et/ou les langues maternelles des enfants issus de l’immigration au détriment de l’enseignement de l’allemand, de l’italien, du russe…) : Toutes les langues devraient être mises sur un pied d’égalité, chaque enfant devrait pouvoir apprendre l’arabe, l’italien, l’allemand, le bulgare, l’occitan…. Dans chaque ville et village de France, chaque école se devrait d’accueillir les enfants au son des langues du monde. Sus à l’hégémonie de l’anglais, à la frilosité culturelle, et vive l’Europe !

 

  • 2 Il faudrait ensuite permettre un continuum d’apprentissages de l’allemand dans le même sens, et permettre ainsi à l’élève ayant commencé une initiation à l’allemand en maternelle de continuer l’apprentissage de cette langue au primaire, puis au collège. Un élève changeant de région devrait pouvoir continuer à apprendre la et les langues choisies.

 

  • 3 Enfin, il faudrait remiser le système des « bilangues » aux oubliettes et par extension ce fameux « primat de l’anglais », avec une LV1 « anglais » obligatoire et permettre un large choix de langues dès la sixième, comme c’était le cas il y a une vingtaine d’années encore.

 

  • 4 Élargir par extension cet apprentissage à toutes les régions et à tous les niveaux coulerait de source : car c’est justement AUSSI dans les filières professionnelles que les élèves auraient intérêt à apprendre l’allemand, au vu de toutes les possibilités de stages et/ou d’emplois offertes non seulement outre-Rhin, mais aussi en Suisse…

 

  • 5 Afin de favoriser ces apprentissages, il conviendrait de permettre dans toutes les académies l’enseignement de l’allemand en maternelle et en primaire par les enseignants du second degré, et ne pas réduire cette fonction à la pratique des professeurs des écoles qui, de façon pyramidale, n’ont eux-mêmes souvent pas bénéficié de l’apprentissage de l’allemand et ne sont donc pas aptes à l’enseigner. Ce n’est que par ce biais qu’une telle réforme pourrait progressivement gagner l’ensemble des écoles, collèges et lycées de la République ; c’est déjà le cas dans certaines académies dans lesquelles, justement l’allemand se porte mieux d’ailleurs…

 

  • 6 En parallèle, il faudrait oser mettre en place une véritable campagne de communication nationale au sujet de l’apprentissage de l’allemand, campagne de publicité qui allierait les savoir-faire de l’éducation nationale et les supports logistiques des communautés territoriales et locales et qui pourrait s’appuyer sur des fonds d’investissement du privé, puisque nombre entreprises déjà partenaires du franco-allemand -AIRBUS, SIEMENS…- et engagées dans le fait européen auraient tout à gagner en s’associant à ce projet.

 

  • 7 Cette campagne de communication viserait aussi à restaurer une image « positive » de notre voisin allemand aux yeux du public ; car l’Allemagne est encore trop souvent vilipendée par certains extrémismes politiques – cf le pamphlet de Jean-Luc Mélenchon, « Le hareng de Bismarck », sous-titré « Le poison allemand » …- tout en demeurant terra incognita au niveau touristique, le tout mâtiné parfois de vagues relents revanchards, quand ce n’est pas « Angie » qui traitée de « Grosse Bertha »… Des affichages sur les panneaux publicitaires municipaux -abris bus, etc.- et des encarts dans la presse locale pourraient impacter favorablement les familles.

 

  • 8 Ainsi, tout comme l’Espagne qui s’affiche partout au niveau publicitaire comme « la » destination tourisme, l’Allemagne, mais aussi l’Autriche et la Suisse pourraient devenir des destinations touristiques prisées, et non pas de vagues entités qui, sur une carte de l’Europe, ne font rêver que les Migrants… Combien de Français ont-ils déjà passé un mois de vacances sur une île de la Baltique ou dans un village du Tyrol ? L’Allemagne, qui recèle pourtant des joyaux architecturaux, géographiques et culturels innombrables, demeure, aux yeux du Français lambda, aussi mystérieuse que la Papouasie… Nous aurions donc besoin de partenariats avec des offices de tourismes, de brochures traduites, de guides, de croisières, de circuits, bref, cet engouement pour l’outre-Rhin et Danube irait de pair avec un foisonnement économique qui ferait aussi le bonheur des filières touristiques (BTS tourisme et hôtellerie…)

 

  • 9 Justement, il serait temps aussi de renouer avec les partenariats, jumelages, échanges qui faisaient florès dans les années soixante et quatre-vingt et qui se sont étiolés au fil des ans… Toulouse, ma merveilleuse ville rose, n’est même pas jumelée avec une ville allemande ! Toulouse, capitale d’Airbus, fleuron du partenariat franco-allemand, vous avez bien lu, n’est PAS jumelée à une ville outre-rhénane… Et c’est la même chose au niveau des établissements scolaires qui, suite à la précarisation de notre fonction enseignante et à la multiplication des « BMP » – Blocs de Moyens Provisoires, entendez quelques heures sauvées face aux langues régionales et/ou émergentes… -depuis la disparition des bilangues et surtout depuis la nomadisation des enseignants titulaires devenus « TZR » (entendez Titulaires sur Zone de Remplacement et changeant chaque année de crèmerie), ne sont tout simplement plus en mesure de faire perdurer des échanges qui pourtant avaient fait le bonheur de générations d’élèves…

Car les échanges sont le sel de nos apprentissages, la mise en œuvre ultime de nos enseignements, la prise en main de la langue au niveau du quotidien, ils sont aux langues ce que le boulier est aux apprenants en mathématiques : on y devient synesthète, au-delà de l’intra-muros de l’école.

Heureusement, les assistants de langue sont là, souvent, pour pallier le manque d’interactivité réelle avec le pays partenaire. Il faudrait doubler, voire tripler leur nombre, afin que chaque collège et lycée de l’hexagone puisse bénéficier de cet encadrement vivifiant et concret.

 

  • 10 En effet, que vaut l’apprentissage d’une langue qui devient presque une langue morte si elle n’est parlée que dans le cadre scolaire et jamais in situ ? De la même façon que chaque élève devrait pouvoir chaque année partir quelques jours dans le pays des langues qu’il apprend, il faudrait aussi que cesse l’hégémonie culturelle de l’anglais dans les médias, la presse, dans le paysage audiovisuel hexagonal….

À quand la diffusion de chansons allemandes sur les radios françaises, à quand des émissions de variété – Nagui, si tu me lis… – où seraient invités aussi des chanteurs et des groupes allemands -et autrichiens… Car non, la variété allemande ne se résume pas à Camillo avec son « Sag warum » et aux marches militaires, et/ou aux chants traditionnels en culotte de cuir… Il y a eu de grands chansonniers que très peu d’élèves connaissent, mais il y a aussi des dizaines de groupes de rap, rock, indé, blues, soul, jazz, il y a de la vériétoche, des stars…Pourquoi cette omerta envers la culture musicale de nos voisins qui contribue grandement à la méconnaissance de l’Autre… ? À Toulouse, le festival « Rio Loco », qui invite chaque année des musiciens de différentes parties du globe, variant les tendances planétaires, pourrait par exemple ouvrir, une année, sa scène aux artistes allemands, autrichiens, suisses…

 

  • 11 À quand aussi une majorité de films que l’on pourrait voir sur toutes les chaînes, pas seulement sur ARTE, en VO ? Car les oreilles de nos petits élèves français, contrairement à celles de nos voisins des pays nordiques, ne sont absolument pas éduquées dans la langue de l’Autre… C’est très tôt que se forme l’habitude de l’écoute des langues étrangères, des sonorités nouvelles, et ce serait superbe si le PAF pouvait enfin s’ouvrir à ces différences…

Il serait bon aussi que nos programmes scolaires intègrent davantage le cinéma et la télévision allemande à leurs lignes directrices… Je me souviens de mon père qui, sans avoir jamais appris un seul mot de la langue de Goethe à l’école, se targuait d’avoir progressé à la vitesse de l’éclair par la seule écoute de la télévision regardée chez ses beaux-parents, à Duisbourg… Certes, dans nos cours, nous évoquons bien Wim Wenders par ci et Fatih Akin par-là, mais ce serait tellement bien d’avoir un réel accès à leurs œuvres via des sites dédiés… De même que nous pourrions utiliser bien davantage, via les nouvelles technologies, des émissions de télévision qui seraient aptes à faire progresser très rapidement les élèves !

À propos des TICE, il est dommage que si peu d’enseignants soient formés à toutes les innovations qui pourraient faire de nos cours de réels cyberespaces connectés… Il y a encore énormément de frilosités et de méconnaissances des nouvelles technologies, alors qu’elles sont bien entendu une aide précieuse. Lors d’un récent sondage que j’ai réalisé au sujet de l’ENT, il s’avère par exemple que nombre de collèges ne savent pas qu’une fonction « blog » est opérante sur notre espace de travail.

 

  • 12 Renouer avec un apprentissage de l’allemand passerait aussi par une réappropriation de la culture germanophone dans son ensemble… Pourquoi nos programmes hexagonaux sont-ils si poreux en ce qui concerne la littérature étrangère ? Apprendre les langues « étrangères » devrait aussi passer par le « culturel », par un maillage éducatif qui, très tôt, permettrait aux élèves du primaire de découvrir de petits poèmes d’auteurs allemand, aux élèves du collège de visiter des musées allemands, aux élèves du lycée de lire aussi du Rilke, du Thomas Mann, et pas simplement le contenu « factuel » des manuels d’apprentissage qui, s’ils permettent un apprentissage actanciel et actionnel et la mise en œuvre d’automatismes linguistiques, ne plongent pas assez les apprenants au cœur de la culture du pays partenaire. Ainsi, il est très rarement proposé l’option « littérature étrangère en langue étrangère » en allemand en filière L…

 

  • 13 C’est vrai, l’apprentissage des langues étrangères a réellement progressé… J’ai assisté récemment à une passionnante journée académique qui nous a proposé d’enseigner « la grammaire autrement ». Nous sommes si loin des listes de vocabulaire et des tableaux de déclinaison qui, une fois ingurgités, demeureraient lettre morte et produisaient l’inverse de l’effet escompté, à savoir des Français incapables de « pratiquer » la langue étrangère apprise à l’école… Cependant, en plus de 33 ans de service au sein de l’éducation nationale, j’ai vu passer mille et une réformes et j’ai « tout connu », depuis la période où l’on n’avait « pas le droit de faire écrire les élèves avant la Toussaint » -sic- au primat de l’écrit, et j’ai toujours habilement contourné les instructions officielles, faisant par exemple faire des « fichiers oraux » avant l’heure sur des cassettes que j’écoutais sur mon magnéto en faisant mon repassage, ou faisant lire un livre d’un auteur allemand -en français, mais en rédigeant ensuite un résumé-commentaire en allemand- dès le collège, pour que les élèves fassent connaissance avec la littérature allemande… Je pense que chaque professeur développe au fil de sa carrière des stratégies d’apprentissage qui lui sont propres et qui visent à « faire réussir ses élèves », et que de nos jours, grâce aux nouvelles technologies, plus aucun cours de langue ne peut passer pour « ennuyeux » ou « poussiéreux ». Il faut faire savoir cela aux parents, le leur marteler via des réunions d’information dès la maternelle, leur dire que « l’allemand, ce n’est pas difficile », qu’au contraire son enseignement est recommandé par les orthophonistes pour les élèves en difficulté (car c’est une langue « à tiroirs », logique…), bref, il faut dédiaboliser la langue qui, souvent encore, a mauvaise presse.

 

  • 14 Justement, et si la télévision arrêtait ENFIN de diffuser « La grande vadrouille » tous les quatre matins ? Car nous sommes bien au cœur du « paradoxe français », celui fait de notre pays à la fois le cancre en queue d’étude PISA et le fleuron des élites des « grandes écoles » et de l’obtention des Nobels… Ce même paradoxe fait que les médias continuent de nous abreuver avec des films réduisant les Allemands à de sombres abrutis décérébrés éructant en uniforme nazi alors même que malgré l’enseignement de la Shoah nombre d’élèves demeurent incapables de comprendre l’ampleur des génocides commis par le troisième Reich… Il faudrait à la fois réfléchir à cet ancrage historique du devoir de mémoire et à la vision d’une « nouvelle Allemagne » qui, justement, a su transcender son passé, par exemple en accueillant à bras ouverts des millions de Migrants. Il y a quelques jours encore des élèves de lycée n’ont su me dire à quoi correspondait le mot « Buche », cela ne leur évoquait rien, même associé au mot « Wald », (nous étions en pleine séquence « mythes et héros » sur la forêt allemande), jusqu’à ce qu’un élève, après que j’eus prononcé à la française le terme « Buchenwald » ne se souvienne d’un « truc nazi », sic… En première… Je rêverais d’un nouvel équilibre en ce sens : accomplir nos obligations de transmissions mémorielles tout en réhabilitant un engouement pour l’Allemagne d’aujourd’hui, tolérante, ouverte, engagée, humaine.

 

  • 15 Il faudrait aussi former TOUS les écoliers au fait européen, et ne pas réserver cette matière à une vague option destinée à quelques lycéens… Car c’est dès l’école primaire que devrait s’accomplir la certitude que notre Europe, loin d’être une entité impalpable, se doit d’être soutenue, connue de tous les citoyens, parcourue par un esprit de solidarité qui, forcément, passe aussi par la connaissance des langues de l’Autre. Et qui mieux que le « couple franco-allemand » pourra porter loin ce flambeau européen ?

 

  • 16 Ainsi, il faudrait que la « semaine de l’Europe » devienne enfin un événement visible, et pas seulement une action axée vers les milieux éducatifs et politiques. À quand une semaine de l’Europe maillant tous les territoires, intégrant par exemple l’associatif, les domaines médicaux, juridiques, commerciaux ? Pourquoi ne pas imaginer des partenariats en ce sens ?

 

  • 17 De même, la fameuse « semaine franco-allemande » demeure trop souvent un domaine réservé, se lovant par conséquent dans l’intra-muros du giron de l’EN… Tous les acteurs du système éducatif, su MEN aux établissements, se démènent pour célébrer l’anniversaire du Traité de l’Élysée, mais souvent les actions, pourtant superbes, restent cantonnées aux établissement, et c’est un peu « les franco-allemands parlent aux franco-allemands » : l’impact est minime. Cette semaine se devrait d’être réellement médiatisée et portée sur le devant de la scène.

 

  • 18 D’ailleurs, pourquoi toujours réduire l’enseignement de l’allemand à ce partenariat franco-allemand ? Les autres pays de langue allemande gagneraient aussi à être davantage mis en lumière dans les programmes, du collège au supérieur… J’ai cette année construit ma séquence « Mythes et héros » autour de l’Autriche, et il y aurait mille et une façons d’intégrer la Suisse, l’Autriche, et pourquoi pas la région germanophone de la Belgique dans des programmes d’échanges ou dans les manuels scolaires.

 

  • 19 Bien entendu, afin que l’enseignement des langues vivantes soit profitable, il faut aussi se donner les moyens de la réussite… Et franchement, avec deux heures par semaine en première et en terminale et avec si peu d’heures dès le collège, c’est tout simplement une gageure que de vouloir espérer que nos élèves atteignent un jour le niveau attendu par PISA ou simplement la réelle capacité de s’exprimer, oralement et à l’écrit, dans une langue étrangère. Cessons de nous voiler la face : ce n’est pas en mettant chaque année nos exigences au rabais (j’ai failli pleurer en corrigeant le bac blanc cette année, tant les items linguistiques étaient négligés au profit de la « compréhension » … ) que nos élèves, avec des heures de cours qui se réduisent comme peau de chagrin, parleront allemand, anglais ou arabe correctement !

 

  • 20 Il importe donc de revoir les dotations horaires à la hausse, et urgemment, afin que nous puissions enfin consacrer le temps nécessaire à la transmission. Et il serait intelligent, je trouve, de revenir, en langues aussi, aux fondamentaux prônés par Monsieur le Ministre de l’éducation en primaire… Et ces fondamentaux passeraient sans doute par une révision de nos exigences, car franchement, là, on lâche après le baccalauréat des élèves qui, souvent, se contentent d’un bagage minimum… Peut-être faudrait-il aussi réhabiliter la traduction… Oh, je ne demande pas que nous traduisions tous nos textes, mais enfin, il faut savoir raison garder et demeurer cohérents : La traduction est un exercice qui sera demandé dans la majorité des concours que nos étudiants passeront après le baccalauréat. La traduction est aussi un art, un moyen de transmission merveilleux, permettant à des milliards d’êtres humains de lire les ouvrages de l’Autre, de voir des films des autres cultures… Par quel miracle est-elle …interdite en cours de langue ?!

 

  • 21 Apprendre à parler allemand ne peut se résumer à savoir commander un coca à l’aéroport de Berlin, à pouvoir lire un extrait de Die Zeit ou à passer la « certification » pour déterminer si l’on a le niveau A2 ou B1. Non, apprendre une langue, c’est plonger vers l’Autre, se colleter avec son altérité qui fait aussi notre richesse, et c’est bien au travers de l’art, de toutes ces dimensions artistiques, culturelles et patrimoniales que l’élève se sentira apte à comprendre la langue du pays partenaire. J’espère ainsi que le rapport « Comment rénover l’enseignement des langues vivantes en France ? », dont seront en charge Madame l’Inspectrice Générale Chantal Manes Bonnisseau et Monsieur Alex Taylor nous ouvrira de vastes perspectives de réussite au service de nos apprenants. Certes, ce sont deux anglicistes qui ont été choisis pour mener à bien cette mission, mais je ne doute pas de leur objectivité.

 

Je précise que j’ai rédigé ces mesures il y a quelques semaines, après la sortie du rapport de Cédric Villani dans la presse, et que je ne comptais pas les publier sur mon blog avant la fin de l’année scolaire, afin de ne pas interférer dans une décision très attendue, mais que je profite de la nomination des responsables du rapport pour publier ce petit article, comme cela m’a été demandé par de nombreux collègues après une intervention sur un réseau social.

Participation au Printemps des Poètes d’un élève de collège
Exposé fait par un élève de seconde
Exposé d’un élève de première

« Je jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier « Susy sur la glace », moi qui ruine ma grand-mère française en « Alice » et « Club des cinq », qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres « SZ » bizarroïdes…

Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie. C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand…Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de « traduction », la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde. Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.

Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien…Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon ode à la joie. Cet été là, je devins une enfant de l’Europe. »

 http://plus.lefigaro.fr/note/le-jour-ou-jai-su-lire-en-allemand-20100310-151834

** Quelques textes au service de l’enseignement de l’allemand ici:

http://www.sabine-aussenac.com 

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/professeur-allemand-la-grande-vadrouille-des_b_1252919.html

** Poésie allemande:

http://sabine-aussenac-dichtung.blogspot.fr/2015/04/komm-lass-uns-nach-worpswede-wandern.html

http://lallemagnetoutunpoeme.blogspot.fr/

** Textes autour de l’Allemagne et du franco-allemand:

Ich bin eine Berlinerin!

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2018/03/01/duisbourg-ma-jolie-ville-en-barque-sur-le-rhin/

http://raconterletravail.fr/recits/une-enfance-franco-allemande/#.WuTS4qSFPIV

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2014/07/20/nos-voisins-ces-inconnus-la-famille-klemm/

Lorelei et Marianne, j’écris vos noms: Duisbourg, le 18 juillet 1958

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ich bin eine Berlinerin!

Ich bin eine Berlinerin !

 

La Gedächtniskirche de Berlin, l’Église du souvenir, porte en ses pierres à la fois le linceul des victimes de la seconde guerre mondiale et l’espérance de l’Europe. Détruite, son clocher écimé par les bombardements, elle a été en partie laissée en cet  état testimonial, et en partie reconstruite : ses vitraux ont été réalisés par un maître-verrier de Chartres, Gabriel Loire, tandis que l’une de ses croix est constituée de clous provenant de la cathédrale de Coventry, elle-même détruite par les bombardements nazis ; et cette dernière avait été consacrée, après sa restauration, le même jour que la Gedächtniskirche, le 15 mai 1962. Enfin, l’église abrite aussi une croix iconique de l’église orthodoxe russe et surtout la « Madone de Stalingrad », peinte pendant la bataille éponyme par un lieutenant de la Wehrmacht, médecin et pasteur…

Chorale d’une église baptiste devant l’église du Souvenir, Berlin, été 2016

 

Il est évident que le ou les auteurs de l’attentat du 19 décembre 2016 commis au pied de l’église, sur le marché de Noël de la Breitscheidplatz ne connaissaient peut-être pas la puissance de ce symbole. lls ont sans doute voulu frapper l’Allemagne et l’Occident au cœur d’un autre symbole, éventrant les lumières d’un marché de Noël. Cependant, encore toute meurtrie par les images découvertes hier soir, après une nuit blanche passée à me remémorer mon été berlinois, durant lequel je logeais à quelques encablures du « Kudamm » et de la Gedächtniskirche, je tenais à replacer cet attentat dans son contexte historique d’autant plus frappant qu’il représente la paix retrouvée et l’espérance d’une Europe où les anciens belligérants sont parvenus à vivre ensemble, transcendant la barbarie nazie et les crimes de guerre commis par toutes les parties.

Cette Europe, défi permanent et fragile, Angela Merkel l’a voulue ouverte, faisant de l’accueil des nouvelles victimes des atrocités commises de par le monde, de l’Afghanistan à la Syrie, de la Somalie au Pakistan, l’un des chevaux de bataille de ses mandats successifs. Il faut avoir voyagé outre-Rhin pour se rendre compte de l’ampleur du phénomène, bien différent de ce qui s’est passé dans l’hexagone où, hormis dans la Jungle de Calais et dans les quelques villes et villages ayant accueilli des réfugiés et migrants, et bien à sûr Paris, avec les campements sauvages, le citoyen lambda a rarement l’occasion de croiser ces regards de braise, ces enfants amaigris et ces femmes apeurées…

En Allemagne, « ils » sont partout. La télévision française a beaucoup relayé les images de l’enfer de la nuit du réveillon 2015 à Cologne, mais il faut aussi comprendre que le moindre village de Bavière, la moindre petite ville des îles de la Baltique regorge de migrants…Si un pays a osé le fameux « vivre-ensemble » dont nous, champions de la laïcité, des Lumières, de la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité », nous gaussons à longueur de discours électoraux, c’est bien l’Allemagne. Et ce malgré les ruades populistes de l’AFD et de Pegida, ces deux mouvements rassemblant les forces obscures de l’extrémisme et de la haine.

Hier soir, comme en juillet dernier, lorsque des attaques terroristes avaient déjà frappé l’Allemagne au cœur, la barbarie s’est invitée au milieu des lumières de la Nativité, frappant Berlin, carrefour de notre Europe, métissée et joyeuse, engagée et polyphonique, au milieu des effluves de cannelle et de vin chaud, faisant de la liesse un cauchemar, comme lorsque la France avait été anéantie au milieu de sa fête nationale, à Nice. J’étais d’ailleurs partie à Berlin le lendemain du 14 juillet, et j’avais été très émue de voir la devanture de l’ambassade de France, à quelques encablures de la majestueuse Porte de Brandebourg, regorgeant d’hommages et de messages envers nos compatriotes endeuillées. J’avais même, à ma descente du train, découvrant pour la première fois ce Berlin tant rêvé, été guidée vers le Kudamm par une Berlinoise abordée au hasard, qui avait séjourné à …Nice dont elle se sentait solidaire et si proche…

Devant l’ambassade de France, été 2016

Et c’est cela qui m’a frappée, à Berlin, et aussi dans toutes les villes et dans tous les paysages allemands traversés l’été dernier : cette solidarité incroyable dont les Allemands font preuve envers tous ces migrants et réfugiés, malgré les différences culturelles, malgré les attentats, malgré les craintes. C’est aussi cela qu’a souligné le ministre de l’Intérieur dans son discours ce matin : qu’il fallait continuer à « vivre ensemble », avec toutes ces différences culturelles, religieuses, et ne pas attiser les haines.

« Ils » ne gagneront pas. Il est hors de question que nous nous laissions intimider par ces hordes de fanatiques venues d’un autre âge, d’un âge où l’on lapide les femmes, égorge les mères et les enfants, viole les fillettes et brûle vifs les récalcitrants. L’Europe a eu son lot d’atrocités, et Dieu sait que j’avais cela en tête, l’été dernier, trébuchant sur les « Stolpersteine » qui parsèment les trottoirs -de petites plaques de laiton clouées au sol et comportant des épitaphes de victimes du nazisme ; j’ai même vu des Stolpersteine de Témoins de Jéhovah sur l’île de Rügen…-, traversant des forêts de hêtres –« Buchenwald »…-, me recueillant au Mémorial de la Shoah non loin du Bundestag, visitant le Musée Juif (avec une collègue polonaise quelque peu antisémite…)

L’image contient peut-être : texte
Stoplerstein, île de Rügen.

Mais nous avons suffisamment appris de l’Histoire pour vouloir la paix. Oui, « si vis pacem, para bellum » …Il faudra être vigilant, et organiser les défenses, et ne pas céder d’un pouce, mais cela ne doit pas se faire au détriment du « vivre-ensemble » et du respect.

J’ai beaucoup douté, en traversant l’Allemagne. Douté car j’ai eu peur, dans des trains de nuit, bondés de réfugiés, souvent des hommes seuls que l’on sent à la lisière de la malveillance ; douté car j’ai vu, comme en France, énormément de femmes voilées de pied en cap, même des petites filles voilées, et aussi beaucoup d’affiches de ces partis d’extrême-droite ; douté après une discussion avec une femme pasteur de l’île de Rügen qui nous racontait les jets de pierre sur les vitraux de l’église après l’accueil des migrants ; douté devant ces modes de vie si différents, devant cette soudaine collision des mondes dont l’Allemagne n’avait pas encore la longue habitude que nous possédons, nous, anciens colons, même si la population turque avait aussi apporté son lot de difficultés d’intégration…

Et puis au dernier jour de mon voyage, dans la zone piétonne de la ville de mon enfance, Duisbourg, j’ai observé cette foule bigarrée, tous ces Allemands attablés ou debout devant les stands où, à toute heure du jour, ils dégustent des saucisses et boivent de la bière, et j’ai vu des femmes voilées et souriantes qui servaient de gros sandwichs pas hallal du tout à des Allemands bedonnants à l’air jovial ; j’ai vu des enfants blonds, bruns, noirs, qui couraient ensemble devant la fontaine ; et je me suis dit, comme Angela : « Wir schaffen das » : Nous y arriverons.

Car Berlin est à l’image de l’Allemagne d’aujourd’hui, celle qui a osé la paix et la dénazification, celle qui a su s’engager dans la voie de l’écologie avant tout le monde, celle qui a su prendre l’Europe par la main et en devenir l’un des symboles forts. Berlin, ville verte, ville où je me suis trouvée nez à nez avec un renard dans l’une des forêts qui parsèment la ville, ville où les plus grandes avenues regorgent de vélos et non pas de voitures, ville d’avenir, ville où j’ai vu ma première gay pride, dansante et délurée, ville d’artistes, ville d’intellectuels qui refont le monde jour après jour, ville de tous les contrastes, entre les façades élégantes de la Fasanenstraße et les chatoiements alternatifs d’un Hackescher Markt, Berlin se relèvera.

Entrée du « Jardin des Princesses », un parc alternatif de Berlin

Alors ce matin, j’aurais pu vous parler de la mort, des corps d’enfants écrasés, des sourires éventrées par l’horreur, de l’odeur du sang qui a recouvert celle des épices du marché de Noël.

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2016/07/15/jaurais-voulu-te-parler-de-la-france-nice/

Mais je préfère penser à ce qui me semble indispensable après la colère, le déni, la souffrance, la tristesse et le deuil : à Berlin, en Allemagne, en France, dans le monde, Noël doit rester, même conspué par des bêtes immondes, le symbole de l’espérance et de la réconciliation. Il faudra continuer à aller au marché de Noël, et penser à nos proches, et même aux inconnus. Le ministre de l’Intérieur a dit qu’il avait été bouleversé par le nombre de messages et d’appels qui, hier soir, ont déferlé sur les  réseaux téléphoniques et sociaux, tant les gens ont pris soin les uns des autres en demandant des nouvelles.

Soyons bouleversés, exprimons nos émotions, mais surtout ne nous trompons pas d’adversaires.

Wir schaffen das, nous y arriverons.

Ich bin eine Berlinerin.

Comme nous tous.

Berlin

Etincelante

Radieuse

Lumineuse

Illuminée

Noël

L’image contient peut-être : ciel, nuage et plein air
Première rencontre avec la Porte de Brandebourg, été 2016.

 

Le rossignol et la burqa…et l’académie Barenboïm-Saïd

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http://www.west-eastern-divan.org/


Le rossignol et la burqa est une petite nouvelle qui avait remporté le 3° prix du beau concours de l’Encrier Renversé de Castres, en 2012.

http://www.ladepeche.fr/…/1297774-un-joli-cru-pour-l-encrie…

Je suis heureuse d’avoir lu dans le Monde du 17 juin 2015 que le rêve de Daniel Barenboïm et de l’Orchestre du divan d’Orient et d’Occident allait devenir une réalité encore plus concrète, avec la naissance de la Daniel Barenboim Stiftung à Berlin! Et la conclusion de ma nouvelle, que je situais le 24 juin 2015, était joliment prémonitoire!

http://www.lemonde.fr/…/le-reve-israelo-arabe-de-daniel-bar…

https://www.youtube.com/watch?v=-8Ovg1v7F98

 

« 24 juin 2015.

L’avion se posa sur la piste brûlante, et Nour serra la main se son époux en souriant. Dans quelques heures, elle jouerait dans la bande de Gaza, en compagnie des autres membres de l’Orchestre pour la Paix, cet ensemble composé de musiciens juifs et arabes. Les jumeaux Sarah et Farid étaient restés à la cité, et regarderaient la rediffusion du concert avec leurs deux grands-mères, puisqu’Esther faisait officiellement partie de la famille. Ahmed ne dirait rien, mais Nour savait qu’une larme de fierté coulerait dans son cœur. Et que tard dans la nuit, peut-être vers 4 h30, un peu avant la prière, il écouterait, encore et encore, les Nocturnes que sa fille avait enregistrés avec l’orchestre. »

*

http://www.sabineaussenac.com/cv/portfolios/document_le-rossignol-et-la-burqa-3-prix-du-concours-de-l-encrier-renverse-2012

 

LE ROSSIGNOL ET LA BURQA

10 juin 2011.

Elle osait à peine respirer. Par chance, le lourd tapis du couloir amortissait ses pas. En passant devant la chambre de ses parents, elle entendit le souffle lourd de son père, cette respiration hachée par le labeur. Arrivée devant la porte d’entrée, elle déverrouilla un à un les trois loquets ; année après année, elle avait apprivoisé ces serrures, crochetant son propre logis…

 

Pieds-nus, elle se faufila sur le sol bétonné de la coursive, avant de pousser la porte de l’appartement d’en face. Elle regarda sa montre ; parfait, elle était à l’heure : exactement 4 heures 30 du matin.

 

Huit ans. Huit ans déjà que Nour se levait, pratiquement toutes les nuits, à 4 heures 25. Elle n’avait même plus besoin de réveil, réglée comme une horloge, sautant de son lit nuit après nuit, quelle que soit la fatigue accumulée durant la journée. Sa lourde tresse de petite collégienne avait cédé la place à une opulente chevelure auburn, coiffée à la diable ; ses yeux de princesse de l’Atlas s’étaient ourlés de khôl ; les rondeurs de l’enfance avaient disparu. Esther l’attendait, enveloppée dans son sempiternel peignoir rose, un bol de thé fumant à la main. Elles s’enlacèrent.

 

  • Comment va mon rossignol ce matin ? Pas trop fatiguée ?
  • J’ai fini la dissert sur Kant…je me suis couchée à une heure…
  • Ma gazelle, tu es meshugge, majnouna !!! Tu vas t’épuiser !

 

Nour éclata de rire en entendant sa vieille amie employer, comme à son habitude, ce mélange de yiddish et d’arabe. Ici, à la cité, c’était Babel, et, si les bandes s’entretuaient parfois pour un kilo d’herbe volée, les adultes, eux, avaient fini par fraterniser.

 

Puis elle souleva le couvercle du Steinway, caressa les touches, inspira profondément et s’élança, comme une enfant qui court vers sa mère. La musique lui tendait les bras. Et les premières notes des Nocturnes, le morceau qu’elle répétait pour l’audition de fin d’année, s’élevèrent dans la nuit, se heurtant aux murs capitonnés du salon d’Esther, prisonniers de cet intime, mais garants de la liberté d’expression de Nour. Car la jeune femme ne pouvait jouer qu’en secret, protégée dans l’alcôve bienveillante de sa voisine, sous l’œil aveugle de la cité  endormie.

 

12 juin 2011.

 

La petite cuisine sentait le thé à la menthe et l’amlou, cette pâte d’amandes et de miel au parfum ensoleillé. Fatima, la maman de Nour, fabriquait des pâtisseries pour les grandes surfaces de la cité.

  • Nour, ma fille, prends encore un peu de thé !
  • Maman, tu sais bien que je ne peux rien avaler le matin…Allez, je file au métro, j’ai une colle de français. A ce soir !
  • Va, ma fille, et fais attention à toi !

 

Nour dévalait déjà les escaliers quatre à quatre. Le vieil ascenseur était en panne, une fois de plus. Devant la barre HLM, la cité s’éveillait, radieuse sous le soleil toulousain, malgré les carcasses calcinées, les canettes abandonnées et les papiers gras. Sous un ciel inondé d’hirondelles, le lac de la Reynerie miroitait. Un court instant, Nour s’imagina être sur une plage tunisienne…

 

La rame bondée se frayait un chemin à travers la ville rose. Assise sur un strapontin, la jeune fille pianotait, inlassablement, sur ses genoux. Il ne restait que quinze jours avant l’audition, et à peine dix avant le concert aux Jacobins…Nour savait que sa vie entière se jouerait, là, en quelques heures, en quelques minutes, lorsque ses notes deviendraient, ou pas, un passeport pour une nouvelle liberté. Elle songea à ses cousins de Tunisie, aux cris et aux morts, mais aussi aux extases de la liberté retrouvée. Elle se sentait, elle aussi, dépositaire d’une révolution.

 

Elle revit la petite fille aux joues rondes, et David, son voisin et ami, le petit fils d’Esther. Tout étoilés de sueur, les deux enfants étaient montés boire un peu de jus de grenade ; en se régalant, Nour avait écouté jouer la vieille dame, et avait immédiatement compris que cette eau là la désaltèrerait à jamais. En un instant, elle était tombée amoureuse de la musique et du piano, tout comme elle l’était déjà de David, depuis sa plus tendre enfance, depuis ces longues vacances que le petit parisien passait chez Esther, lorsque ses parents, concertistes, partaient en tournée.

 

Ce jour là, Nour et sa voisine avaient scellé un pacte, malgré leur grande différence d’âge, malgré les luttes fratricides qui opposaient leurs peuples ; la musique les fit sœurs de sang. Mais ce pacte devint rapidement une alliance de l’ombre. Nour avait encore en mémoire les hurlements de son père lorsqu’il avait découvert cette arche de l’Alliance. En se rendant compte que sa fille passait désormais plus de temps chez leur voisine juive qu’à aider sa mère en cuisine, il était sorti de ses gonds et avait menacé l’enfant d’un exil au « bled » et d’un mariage arrangé.

 

Ce jour là, la musique de Nour perdit la vue. Elle devint l’Helen Keller de sa cité, une Helen Keller inversée, à qui la nuit, mystérieusement, rendait soudain la parole, la vue, l’ouïe, tous ces sens en kaléidoscope de beauté, restitués chaque matin à 4 h30…Affectueusement, Esther nommait sa jeune amie « ma princesse aux mille et une notes ». Car comme Shéhérazade, qui racontait chaque soir une histoire à son sultan pour avoir la vie sauve, Nour jouait pour sa vie. Certes, en cachette, dans l’opacité du monde cloîtré de l’appartement d’Esther, mais avec l’intime conviction que seules ces respirations là la maintenaient en vie, lui donnaient la force d’affronter son quotidien.

 

Car il lui en avait fallu, de la volonté, à la petite collégienne de banlieue, pour se hisser jusqu’en hypokhâgne, pour échapper aux terribles statistiques d’une société où la plupart de ses camarades, aujourd’hui, étaient soit déjà mariées au bled, soit en CAP de coiffure, quand elles ne restaient pas des journées entières à traîner, désœuvrées, sur les bancs de la cité. Nour avait même été pressentie par le proviseur du lycée du Mirail pour intégrer l’une de ces classes préparatoires spéciales « banlieues », mais elle avait préféré rester auprès des ses siens et fréquentait le prestigieux lycée Fermat, tout en suivant, là aussi, dans le plus grand secret, un cursus parfait au conservatoire de région. Et il semblait, aux dires de ses professeurs, et d’Esther qui la faisait répéter chaque nuit, que l’épure de son talent s’affinait au fil des ans.

 

Sa seule tristesse était ce terrible secret, qu’elle aurait tant voulu partager avec les êtres qui lui étaient les plus chers. Mais elle ne pouvait s’épanouir pleinement que durant ces heures nocturnes où ses notes se libéraient, comme ces fleurs dont le merveilleux parfum ne s’exhale qu’après le couchant…Oui, Nour était une Belle de nuit.

 

 

14 juin 2011

 

 

La classe retenait son souffle. La plupart des étudiants avaient les yeux rougis, car ils venaient juste d’entendre le texte de Salim, racontant la mort de son frère Abdel, un journaliste, lors des émeutes qui avaient ébranlé l’Egypte. Le concours était passé, et c’était par pur plaisir que les étudiants se réunissaient, en attendant les résultats de Normale. Ce jour là, les professeurs de langue étaient à l’honneur, et les élèves parlaient des ponts entre les peuples, des langues qui se font passerelles, des libertés.

Nour lisait le texte qu’elle avait préparé pour son professeur de chinois. Mademoiselle Li Wong pleurait doucement, se demandant par quelle grâce cette jeune Française pouvait percevoir les méandres de l’histoire de son peuple. Mais elle devinait. Elle devinait que ce matin là, la Garonne confluait avec le Yang Tsé, et que Nour, si elle réussissait son concours, irait bien plus loin que le café de Flore. Car la jeune littéraire ne se contenterait pas d’écrire….Nour lisait son texte « Liberté, je joue ton nom ».

L’air d’été bruissait de lumière. Des notes cristallines s’élevaient depuis le vantail de la petite chapelle de pierres blanches humblement dressée au milieu de ce pré tourangeau. Les Variations Goldberg de Bach semblaient se fondre au ciel d’azur et aux parfums estivaux. Les spectateurs, bien trop nombreux pour la modeste nef, couchés dans l’herbe, fermaient les yeux, bercés par la musique des anges.

Dans la douce pénombre, accueillie et protégée par les solides murs de pierre, la jeune pianiste jouait, les yeux fermés, cette partition qui l’avait à la fois hantée et soutenue de si longues années. Les images d’un autre temps se bousculaient dans sa tête. C’était la première fois qu’un public, à nouveau, l’entendait jouer. Elle devait se souvenir, une dernière fois, pour ne jamais oublier ceux qui n’étaient pas revenus. Elle jouait pour eux, et aussi pour l’insouciante petite fille qu’elle avait été, dont les yeux graves et le cœur pur avait rencontré, dans son pays du soleil levant, cette musique baroque qui s’était faite arc-en-ciel, alliance entre l’occident et l’orient, pont culturel, avant d’être brisée par les diktats insensés du Grand Timonier…

Des heures. Des jours. Des nuits. Des siècles. Au début de sa détention dans les geôles politiques chinoises, Zhu Xia Mei était arrivée à conserver une notion du temps, grâce au rapide de  Shanghai qu’elle entendait siffler chaque soir, mais depuis son transfert dans ce qu’elle supposait être les confins de la Mongolie, elle avait perdu même ce dernier repère. Elle gisait, ce matin là, au milieu d’une mare de sang. Elle était à présent bien loin du pays de l’ici bas. Sa sœur de cœur avait été tuée là, sous ses yeux, dans une infinie cruauté, et Mei entendait encore les affres de ses hurlements et les suppliques adressées à leurs tortionnaires. Elle n’avait plus qu’une envie : partir, mourir, elle aussi, fuir cette épouvante sans nom, les coups, les humiliations, cette déshumanisation qui avait fait d’elle, la jeune pianiste de renom, la belle jeune fille cultivée et lettrée, l’insouciante amoureuse des vents et des rêves, une bête apeurée, terrifiée, un squelette sans nom ni visage, qui, dans ses rares moments de lucidité, elle le savait, ressemblait à ces poètes juifs assassinés, à ces êtres englués dans la nuit et le brouillard, dont son professeur d’histoire française lui avait si bien expliqué l’atroce destin. Eluard lui revint soudain en mémoire.

« L’idée qu’il existait encore

Lui brûlait le sang aux poignets »

C’est ce que dit le condamné à mort dans « Avis »

Et Mei se récita intérieurement ce poème, les yeux mi clos. Elle se souvint du vers suivant,

 «C’est tout au fond de cette horreur

Qu’il a commencé à sourire… »

Mei n’était plus dans sa geôle sordide. Elle n’entendait plus les chaînes des forçats, les gémissements des accouchées à qui l’on avait arraché leurs nouveaux nés, les rires gras et les insultes des gardiens si fiers de leurs humiliations. Mei était à nouveau cette petite écolière aux nattes sages, si pleine d’espérances et d’envies, qui ne vivait que pour la musique et la poésie. Mei était à nouveau cette adolescente passionnée de baroque et de littérature française, la plus brillante de sa promotion, toute entière bercée par la beauté du monde. A quatorze ans, elle avait fait la connaissance de Johann Gottlieb Goldberg, ce jeune prodige du clavecin qui avait enchanté le grand Kantor de Leipzig en jouant ses divines arias. Mei et Gottlieb avaient le même âge, et les quelques siècles qui les séparaient n’avaient guère d’importance. Leurs deux prénoms signifiaient « bénis des Dieux », et la jeune pianiste faisait l’admiration de publics immenses en interprétant ces Variations Goldberg qui, pour un soir, reliaient la Grande Muraille au Rhin. On l’avait surnommée la « Lorelei chinoise », elle, la petite nixe du Yang Tsé, et c’est justement cette sublime alchimie entre l’âme et la culture qui avait provoqué la hargne des dirigeants à son encontre.

Elle se redresse, relève la tête, et, elle aussi, du fond de son horreur, commence à sourire. Non, elle ne mourrait pas. Elle sortirait de ce camp, de cette pénombre pestilentielle, elle témoignerait de ces abjections. Et, surtout, elle jouerait à nouveau. Il lui semble entendre toutes ces voix chères qui s’étaient tues depuis longtemps, comme dans un rêve familier. Sa maman qui lui chantait des comptines au-dessus de son berceau de jonc tressé ; les psalmodies des bonzes qui murmuraient d’apaisantes litanies dans la douceur des encens ; son vieux professeur de piano, Monsieur Tran, dont la rigueur lui avait ouvert les libertés infinies de la création.

Elle n’est plus dans ce camp de Mongolie, elle n’est plus prisonnière de la folie des hommes. En un instant, elle abroge elle-même sa peine, elle brise ses chaînes et s’évade. Elle décide d’un soleil resplendissant et d’étoiles multicolores, elle se fait démiurge, et rejoint son camarade à quatre mains, bien loin des folies communautaires et des chasses aux sorcières contre l’esprit. Zhu Xia Mei décide de vivre, et, surtout, de jouer de la musique, et, ce faisant, de parcourir le monde comme si elle en était particule élémentaire et non plus privée

Elle joue. Des heures. Des jours. Des nuits. Des siècles. Sonates, arias, concertos, cantates, elle se fait femme-orchestre, symphonie d’un nouveau monde, libérant les notes de leur gangue de mort, explorant l’infini. Ses doigts martèlent la terre nue de son cachot, la pierre rêche des murs, l’argile sèche des briques qu’elle devait transporter. La nixe du Yang Tsé façonne les notes de sa poigne de fée, indifférente aux aboiements des gardiens, aux privations, aux abjections.

Et ce sont les Variations Goldberg qui l’aident à survivre, à relever l’âme, à garder le cœur haut et l’espérance folle. Lorsqu’elle joue les douces arias du vieux Jean Sébastien, elle n’est plus au fond de son enfer, mais elle vogue au-delà du Rhin, au-dessus des sombres forêts de sapins de Thuringe. Du pays des musiciens et des philosophes, qui avait engendré l’horreur, elle ne garde que la beauté, elle devient gardienne de l’âme allemande, doublement rebelle face à tous les fascismes de l’humanité, elle devient ambassadrice d’une paix qui ne peut qu’aboutir. Elle parcourt  toujours et encore les méandres de sa mémoire, révélant chaque variation à son souvenir, aiguisant les silences, fuselant les béances. Du néant surgit un être de lumière. Zhu xia Mei, petit papillon aveugle, se cogne à toutes les vitres de son ciel plombé, mais résiste, et répète, inlassablement, cette musique muette. Ces Variations qui n’étaient, au départ, que douce récréation pour un musicien presque fatigué, elle en fait une re-création, une genèse, elle en renaît, intacte, purifiée, libérée.

Les dernières notes s’estompaient dans l’azur tourangeau, tournoyant dans le ciel comme des hirondelles ivres de printemps. Le public, fasciné, se relevait, étourdi, ébloui d’infini. La jeune femme apparut dans le vantail de la chapelle, telle une jeune mariée, portée par l’amour et le rêve, par son amour pour la musique et par cette foi inéluctable dans la beauté du monde. Elle salua son public et s’inclina cérémonieusement devant lui, avant de laisser éclater son bonheur simple. « Que ma joie demeure… », écrivait Jean Sébastien.

 

 

18 juin 2011.

 

 

Les élèves de la classe de Monsieur Leduc devaient ce jour visiter le musée de la Résistance et de la Déportation. Nour avait insisté pour qu’Esther leur serve de guide. Cette année là, la poésie de la Shoah était au programme du concours, et la jeune fille n’avait pas seulement travaillé le piano chez sa voisine. Des heures durant, assises sur le canapé de la vieille dame, elles avaient lu ensemble Rose Ausländer et Nelly Sachs, et tous ces vers dépeignant les brasiers et les camps. Et après avoir joué ses Nocturnes, encore et encore, jusqu’à la perfection, Nour se plongeait dans une autre nuit, écoutant Esther lui dire les souffrances de la petite fille du ghetto de Varsovie.

 

Elle lui avait expliqué le numéro ancré dans sa chair, et les cris de Sarah, sa maman, concertiste, elle aussi, quand les soldats avaient détruit le piano à coup de hache, et brûlé les partitions de Chopin, et puis le train, et ces nuits où les femmes continuaient, malgré tout, à se dire des poèmes, à chantonner des chants yiddish…Et puis elle avait emmené Esther  écouter Imre Kertesz au TNT, et elles avaient ri, comme toute la salle, en entendant le délicieux vieux monsieur, Prix Nobel de littérature, critiquer Adorno et dire que oui, la poésie était possible après la nuit d’Auschwitz, et la musique, et la joie. Et Nour l’avait cité dans sa dissertation de concours, aux côtés de Sophocle : « Rien qui vaille la joie ! » Elle en avait aussi parlé à sa cousine, professeur de philosophie à Tunis, et les jeunes femmes savaient que les dictatures finissent toujours par s’effondrer.

 

A midi, Nour déjeuna avec David. Il était venu de Paris, puisqu’il avait terminé lui aussi son semestre à la Sorbonne, pour le concert aux Jacobins et à l’audition de fin d’année. Les deux jeunes gens longèrent ensuite Garonne, qui ondulait d’aise en cette superbe journée, et Nour expliqua à David que ce soir, elle jouerait voilée. Elle allait emprunter le niqab de sa tante Aïcha, très pratiquante. Car la presse serait là, pour l’ouverture anticipée du festival « Piano aux Jacobins », et elle ne pouvait prendre le risque de faire découvrir son secret juste avant ses examens au conservatoire. Elle serait incognito, une cendrillon en pantoufle de vair, et son Niqab de soliste serait sa robe arc-en-ciel.

 

La lune était pleine. C’était l’une de ces nuits où l’été explose en sa prime jeunesse, et le jour semblait avoir gagné pour toute éternité le combat pour la lumière. Le soleil, enfant capricieux, ne se résignait pas à quitter ce ciel encore bleuté, tandis que la lune dorait déjà les jardins du cloître des Jacobins. La presse avait mitraillé Nour, lorsque la jeune femme avait surgi en niqab sous le « palmier » de l’église, et ses professeurs l’avaient soutenue malgré les quolibets de la foule. De toutes manières, dès que les premiers accords des Variations Goldberg avaient jailli du piano installé au milieu des statues et des Simples, et que Bach s’était promené entre la sauge et le thym, et les gisants couchés sous les dalles, l’assemblée, médusée, avait oublié la burqa de la jeune fille. Ne demeurait que la musique. Déchirant la nuit comme une offrande.

 

Plus tard, presqu’au matin, les deux jeunes gens s’étaient assis sur un banc, sous les tilleuls de la promenade entourant la basilique Saint-Sernin. La ville rose dormait, Saint-Sernin sonnait matines, et David osa demander à Nour de l’épouser, lui murmurant qu’elle était, depuis toujours, sa Basherte, sa moitié. Et là, sous le clocher de la plus grande basilique romane d’Europe, au cœur de la ville refuge des républicains espagnols, une jeune française musulmane sourit en  répondant « Oui, habibi ! » à son roi David.

 

 

25  juin 2011.

 

 

Ahmed et Fatima s’étaient mis sur le trente-et-un. Nour leur avait expliqué qu’il s’agissait d’une sorte de distribution des prix, organisée par le lycée à l’occasion des résultats de Normale Sup’. La Dépêche était ouverte sur la table basse. La une titrait sur « Le rossignol et la burqa », et la photo de « la mystérieuse concertiste » s’étalait en pleine page. Toute la journée, les commérages avaient couru dans la cité. La presse nationale s’était aussitôt emparée de l’affaire, France Info avait dépêché David Abiker, France 3 avait enquêté au cœur même de la cité.

 

Madame Delpoux, le professeur principal de Nour, attendait les parents de la jeune fille sur le parvis des Jacobins. Elle les accueillit en souriant et les informa d’un petit changement de programme. La distribution aurait lieu dans les locaux voisins du conservatoire, pour des raisons pratiques. N’osant rien répliquer à ce qu’il savait être une représentante de l’autorité éducative, Ahmed suivit sans broncher la jeune femme à travers le dédale de briques roses conduisant au conservatoire. Une foule nombreuse se pressait déjà à l’entrée, des parents, des enfants et des adolescents anxieux, et puis la presse, encore, mise dans la confidence par le directeur du conservatoire et par Esther ; car cette occasion serait belle, oui, de dévoiler à la fois un talent et un secret, et dire à un pays que en pleine crise identitaire que les femmes, courageuses, volontaires, et libres, malgré toutes les entraves des religions et des haines fratricides, étaient bien l’avenir de l’homme. Les professeurs de Nour connaissaient son histoire. Il était plus que temps que sa nuit devienne un jour.

 

Ahmed et Fatima furent conduits dans le grand auditorium. Interloqués, ils assistèrent au discours du directeur, puis aux premières auditions. Fatima, elle, avait déjà compris. Elle se doutait depuis si longtemps de ce que cachaient les cernes de sa princesse…Ahmed allait se lever pour maugréer, quand le silence de fit dans l’assemblée. Une jeune silhouette en niqab s’avançait vers la scène. Le directeur se tenait à ses côtés, et raconta brièvement comment « la jeune fille », dont il n’avait pas prononcé le nom, était devenue celle que la presse avait déjà surnommée « le rossignol à la burqa ». Il raconta les années de labeur, les privations de sommeil, la volonté, et la joie, la joie indicible lorsque l’on entendait jouer cette jeune femme. Elle allait donc jouer, après ces centaines de nuits de secret, les Nocturnes, qu’elle présentait pour le premier prix du conservatoire.

 

Nour s’inclina devant son public et joua. Elle joua pour l’adolescente émerveillée qui avait découvert Chopin et l’amour infini pour la musique. Elle joua pour Esther et pour Sarah, sa maman morte à Birkenau. Elle joua pour ses camarades de classe qui partageaient Nelly Sachs et Paul Celan avec elle, pour que la fugue de la mort ne revienne jamais. Elle joua pour ses amies de la cité, pour qu’elles trouvent, elles aussi, la place qui leur revenait dans ce pays que toutes aimaient. Elle joua pour la petite Mei aux longues nattes, pour ses années de prison, pour celle qui avait su recouvrer la liberté de penser et de jouer, sans jamais quitter l’espérance. Mais elle joua avant tout pour ses parents, qui avaient quitté leur soleil et la mer miroitante, pour sa grand-mère au bled, elle joua pour la femme qu’elle était devenue, nuit après nuit, pour avoir le droit, enfin, elle aussi, de jouer au grand jour. Et surtout, elle joua pour la paix. Car elle aimait un jeune homme de confession juive, depuis toujours, et elle voulait porter ses fils. Nour, dont le prénom signifiait « lumière », voulait enfin sortir de la nuit.

 

Un silence assourdissant succéda à la dernière note. Nour se leva.

 

Elle se dirigea vers le devant de la scène, et vit, à travers la fente de son niqab, ses parents, au premier rang, et David, aux côtés d’Esther. Tous pleuraient d’émotion. Alors, lentement, elle leva son voile, et la cascade de cheveux auburn jaillit autour de son visage éclairé par la grâce. Saisissant le micro que lui tenait le directeur, elle s’adressa à son père et lui dit : « Ismahli, ya abi », « pardon, papa ».

 

La foule, alors, se leva, se déchaîna, applaudit à tout rompre, pendant que crépitaient les flashs et que les roses étaient jetées par dizaines sur la scène. Ahmed et Fatima montèrent sur la scène, et Nour se jeta dans les bras de ses parents, avant d’aller embrasser Esther, puis David.

Du voile abandonné jaillissait aube neuve, et la jeune fille, remontant sur la scène, dédia son prix à ses parents, à la Tunisie reconstruite, et à l’avenir.  Le rossignol avait gagné : son hymne à la nuit avait touché les cœurs.

 

 

24 juin 2015.

 

 

L’avion se posa sur la piste brûlante, et Nour serra la main se son époux en souriant. Dans quelques heures, elle jouerait dans la bande de Gaza, en compagnie des autres membres de l’Orchestre pour la Paix, cet ensemble composé de musiciens juifs et arabes. Les jumeaux Sarah et Farid étaient restés à la cité, et regarderaient la rediffusion du concert avec leurs deux grands-mères, puisqu’Esther faisait officiellement partie de la famille. Ahmed ne dirait rien, mais Nour savait qu’une larme de fierté coulerait dans son cœur. Et que tard dans la nuit, peut-être vers 4 h30, un peu avant la prière, il écouterait, encore et encore, les Nocturnes que sa fille avait enregistrés avec l’orchestre.

On m’a volé le Mur de Berlin

On m’a volé le Mur de Berlin

 

 Le chancelier Kohl devant la Porte de Brandebourg

On m’a volé le Mur de Berlin.

Déjà à l’époque, je me sentais comme derrière un rideau de fer.

Car Berlin était bien the place to be…

Mais moi, toute jeune professeur d’allemand, j’étais bloquée, enceinte jusqu’aux dents, en Auvergne, dans Clermont la Noire, avec ma princesse de quatre ans et mon cher et tendre number one, lequel était cheminot, et avant tout syndicaliste. D’ultra-gauche, il aurait fait passer Mélanchon pour un membre de l’UMP ; je vivais sous une dictature des idées qui aurait fait pâlir Pol Pot : je n’avais même pas le droit de posséder un téléviseur, car de tels objets sataniques faisaient bien sûr partie de la société de consommation et du Grand Capital abhorré…

Parfois, je fuguais en douce, ma fille sous le bras, pour regarder Miami Vice chez les voisins, en rêvant d’un repas au Mac Do, avant de rentrer éplucher les légumes de notre potager…

Le jour où l’Histoire bascula, j’étais couchée, malade, mon petit transistor collé à l’oreille. Je me souviens avec précision de ma joie et de mes larmes.

Ma joie en pensant très fort à Iris, ma correspondante allemande; des années durant, nous nous étions écrit et avions échangé pensées, coups de cœur et cadeaux…Je revoyais son visage radieux et les petites figurines en bois tourné fabriquées dans le  Erzgebirge, ce massif montagneux où elle passait ses vacances ou partait en camp de « pionniers »,  qu’elle m’envoyait depuis la RDA, depuis Dresde…En échange, je lui avais offert son premier jean, et puis tous ces vinyles des Stones, de Abba…Nous avions, jeunes adolescentes, rêvé en vain notre improbable rencontre…

Mes larmes, car en tant qu’enfant de l’Europe, j’aurais tellement en être, de cette fête autour de la Chute du Mur…Entre une mère de Rhénanie et un père né dans le Tarn, j’avais toujours navigué entre les forêts de sapins enneigés et d’immenses champs de tournesols, entre Heine et Hugo, Renoir et Klimt…J’avais quelques années auparavant rédigé mon mémoire de maîtrise sur « La révolte de la jeunesse en RFA », y évoquant les premiers mouvements alternatifs, les squats, la naissance du mouvement écolo, et j’eusse tant aimé, en cette semaine de 1989, moi aussi, devenir « le peuple »…

Mais non. Même les images de ce bouleversement du monde m’étaient refusées, et ce n’est que de loin que je les pressentis, en ce jour où le mur tomba : l’allégresse et la joie, qui se mêlaient en ce ciel enfin réunifié et qui m’atteignaient jusqu’au au fin de ma solitude.

Lorsque retentirent les premières notes du violoncelle de « Rostro », je pleurai si fort que ma deuxième fille faillit venir au monde…

Oui, déjà à l’époque, ce sentiment de non appartenance à la marche du monde m’étreignit. J’aurais tant aimé festoyer de concert avec ce peuple réunifié, escalader le Mur, offrir des bananes, j’aurais tant aimé jouer un infime rôle d’actrice, ou au moins de figurante, dans cette superproduction de l’Histoire…

Aujourd’hui, alors qu’un même peuple commémore les vingt-cinq ans de la Chute du Mur, un même sentiment d’impuissance m’envahit.

On m’a volé le Mur de Berlin.

Alors même qu’une ville entière s’est parée de lumières pour retracer le parcours du Mur de la Honte, alors même que la Chancelière a magnifiquement parlé de ce que peut faire un peuple, dès lors qu’il en a la volonté, je ne peux m’empêcher de penser à la gigantesque supercherie qu’est devenu l’enseignement de l’allemand en France…

Certes, dans certaines académies, comme en Alsace ou à Versailles, le dynamisme est intact. Mais partout ailleurs, dans tout l’hexagone, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Alors que les partenariats entre nos deux pays sont plus vivaces que jamais, que ce soit sur le plan économique, culturel ou sociologique, nos effectifs ont fondu comme neige au soleil, et les « postes fixes » se comptent sur les doigts d’une main. D’innombrables enseignants se retrouvent dans des situations de remplacements pérennes, souvent des années durant, faisant même d’épuisants trajets entre plusieurs établissements. Tenez, dans l’académie de Toulouse, nous accueillons cette année 27 stagiaires, alors qu’il est plus qu’évident que notre discipline est excédentaire…Ils ont pris les rares postes disponibles, avant d’être envoyés vers d’autres cieux où, gageons-le, on n’aura pas vraiment besoin d’eux, non plus…

Je ne reviendrai pas sur le pourquoi du comment, je me suis suffisamment exprimée à ce sujet dans d’autres tribunes, et ne sais toujours pas qui, de l’œuf ou de la poule, est responsable de cet état de fait.

http://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/manque-eleves-germanophones_b_1775203.html

Cette année encore, lors d’un magnifique repas collégial autour d’un échange (croyez-le ou non, le premier échange rencontré dans un établissement depuis une dizaines d’années, mais porté à bout de bras par des équipes administratives, en raison du turn over permanent des enseignants…), « on » m’a lancé au visage que « les professeurs d’allemand se sont coupés l’herbe sous le pied », entendez que nous, les professeurs, serions responsables de la « mort de notre discipline », de par une politique élitiste, des manuels poussiéreux…

Balivernes que tout cela. Voilà belle lurette que l’apprentissage de l’allemand n’est plus réservé aux « bonnes classes », en raison du collège unique et des cartes scolaires éclatées (j’ai par exemple souvent fait des remplacements en banlieue) ; nos méthodes sont innovantes, calquées sur les nouveaux programmes, tout aussi ludiques et performantes que celles des anglicistes ou hispanisants, même si, je vous l’accorde, la montée d’Hitler au pouvoir ou les déclinaisons font moins rêver que Mandela ou une chanson de Lady Gaga…

Non, il y a bien quelque chose de pourri au royaume du franco-allemand, et c’est dans le cadre de l’enseignement que ce malaise transparaît le plus ouvertement, malgré l’engouement de nos publicitaires pour « DAS Auto » et les coupes du monde remportées, malgré l’apitoiement autour de ce pauvre Schumi et les festivités autour de ce jubilée berlinois.

Parce qu’il faudra un jour qu’on m’explique le silence radio des inspecteurs du primaire devant des départements entiers sans une seule classe offrant la possibilité de débuter l’allemand (je pense au Gers où j’ai vécu sept ans, mais c’est le cas dans d’innombrables coins de France…), ou celui de nos décideurs dans les arcanes de l’EN, là où « on »  a décidé depuis longtemps le primat de l’anglais et l’abandon de l’allemand comme première langue, se réfugiant un temps derrière de rares « bilangues » faisant débuter deux langues aux enfants, leur ôtant par là-même la possibilité de décider que l’allemand, et pas une autre langue, serait LEUR véritable PREMIÈRE langue…

Pourtant, les chiffres sont là, parlants, et je vous renvoie au superbe portail du Deutschmobil :

http://www.deutschmobil.fr/espace-pedagogique/pourquoi-apprendre-l-allemand/

Je pourrais aussi vous parler des recruteurs qui favorisent les candidats germanistes, des fabuleuses possibilités d’embauche non seulement outre-Rhin, mais en …Suisse, où les employeurs recherchent des personnes maîtrisant la langue de Goethe, ou en Autriche, voire même en …Belgique, dont l’allemand est la troisième langue officielle…

Mais le problème dépasse largement le cadre de l’éducation nationale. Ce soir, à l’heure où j’écris ce texte, les deux JT viennent de lancer leurs titres. Aucune des grandes chaînes ne diffuse d’émission spéciale, et la commémoration allemande n’apparaît qu’en troisième ou quatrième position…Il y aura bien un petit direct, mais rien de plus, et TF1 poussera le vice jusqu’à mettre aussi un titre sur le 11 novembre. Une fois de plus, à l’heure où nous devrions penser et agir en Européens, en France, nous nous réfugions derrière le chant du coq et nos frilosités ancestrales…

Tout le monde le sait, il y a encore, et bien souvent, des rivalités, des rancœurs qui ont la peau dure…Dans son superbe blog, Grégory Dufour évoque ici la germanophobie :

http://www.gregorydufour.eu/Interview-sur-la-germanophobie-en-France-sur-Antenne-Saar_a5.html

On pourrait aussi relire cet article :

http://www.atlantico.fr/decryptage/france-est-elle-encore-germanophobe-georges-petite-histoire-germanophobie-georges-valance-flammarion-1676609.html

Bref, je ne vais pas crier haro sur le baudet envers de pauvres parents d’élèves qui, de toutes façons, baignent depuis leur propre enfance dans un environnement où l’Allemand est celui qui tient le lance-flammes et brûle la belle Romy dans le Vieux Fusil –version hard- ou, dans le meilleur des cas,-version soft- donne des ordres en gesticulant et hurlant dans La Grande Vadrouille, qui passe au moins une fois par an à la télévision, et où l’allemand est donc une langue éructée et tonitruante, qu’ils estiment difficile, et qu’ils vont épargner à leur enfants…

Ce soir, Berlin est en liesse, et la France s’en fout.

On m’a volé, une fois de plus, le Mur de Berlin.

(Cette tribune s’inspire en partie d’un texte écrit en 2009 et retravaillé ici :

http://sabine-aussenac-dichtung.blogspot.fr/2014/11/die-gestohlene-mauer.html )

 

Sabine Aussenac.