Torero et Juliette #nouvelle #confinement #corrida #Shakespeare #RoméoetJuliette #tragédie #passion #Gascogne #Avignon #théâtre

Sculptures taurines à Auch, crédits Sabine Aussenac

Le cercle de silence se rompt et, peu à peu, les participants se saluent et commencent à discuter de plus en plus bruyamment de la suite de la manifestation. Les immenses pancartes ornées du slogan « Feria si, Corrida no ! » ou représentant des taureaux à l’agonie peints à grand renfort de tons rouge sang, portées à bout de bras par toute la faune habituelle des défilés de cet acabit, semblent défier la douceur des collines gersoises ; des sarouels colorés dansent sur l’asphalte, disputent les prix de l’originalité aux dreadlocks savamment noués en chignon, tandis que des enfants en sandales courent presque nus dans l’air pourtant encore frisquet de ce lundi de Pâques.

Juliette s’ennuie à mourir, regarde son portable toutes les cinq minutes, guette le moment où elle s’échappera en prétextant le train de Toulouse et son bac à réviser. Elle jette des regards désespérés vers sa mère pour implorer un départ vers la gare, mais Capucine, dont les longs cheveux teints au henné virevoltent au gré du vent léger d’avril, est en train de s’épancher avec virulence devant les micros de France-Bleu et de Sud-Ouest :

  • Nous ne lâcherons rien et organiserons nos cercles de silence et nos défilés jusqu’à ce que les pouvoirs publics fassent cesser ces pratiques d’un autre âge qui défigurent la dignité de notre patrimoine culturel ! La corrida de Pâques à Aignan est une insulte à l’âme de la Gascogne !

Juliette lève les yeux au ciel, exaspérée par ce discours anti-corrida qu’elle entend depuis des années, tout comme les vitupérations maternelles à l’encontre du nucléaire, du WiFi, du foie gras, bref, de tout ce qui touche à la nature, à la pollution, à la défense des animaux… Marcher, contester, batailler, contrer, défendre, accuser, sa mère est la Jane Fonda du Gers, et Juliette est fatiguée ; elle se remémore tous ces dimanches passés à défiler depuis son plus jeune âge, se demandant si son penchant pour la littérature n’aurait pas pris sa source dans tous ces moments d’ennui intense durant lesquels elle repensait avec désir et nostalgie au livre qu’elle brûlait d’envie de continuer à son retour à la ferme. C’est là que Nurcia, la compagne de sa mère, l’attendait avec un bol de chocolat fumant pour la réconforter. Et plus Capucine insistait pour que Juliette reprenne un jour la petite exploitation d’agriculture raisonnée, plus la jeune fille cultivait son goût pour les lettres, la philosophie et le théâtre, aspirant à la vie citadine, rêvant de Paris ou de New York. Et puis Juliette a envie de plats en sauce et de maquillage, de se sentir femme et de croquer la vie. Sus aux graines, au quinoa et aux manifs, elle n’en peut plus, elle rêve de normalité et ne supporte plus les idées si tranchées de Capucine. D’ailleurs Juliette adore le foie gras et se demande si elle ne pourrait pas désobéir aux injonctions maternelles et voir une corrida en Provence, en juillet, pour se forger sa propre opinion.

Auch, crédits Sabine Aussenac

Soudain, une giboulée déchire le ciel vallonné de nuages. Capucine daigne faire un signe à sa fille en lui montrant le parvis de la cathédrale Sainte-Marie. Juliette se réfugie sous le vantail en attendant la fin de l’averse et le sac que sa mère est allée chercher dans sa voiture (heureuse concession qu’elle daigne faire à la modernité, enfin presque, au vu de la Citroën couverte d’autocollants…), avant de dévaler l’Escalier Monumental en souriant gaiement à la statue de d’Artagnan qui veille sur la Gascogne. Enfin, à elle la vraie vie, la vie estudiantine et toulousaine ! Et surtout les répétitions du club-théâtre, à l’internat, en vue du spectacle de Shakespeare qu’elle jouera l’été prochain en Avignon…

Roméo se faufile dans la foule compacte qui piétine, impatiente, attendant l’ouverture des arènes. Arles brille déjà de son soleil d’un jaune strident, en cette belle journée pascale où les aficionados vont célébrer la mémoire de Manolete. Il se réjouit pour son père, organisateur de cette manifestation attendue depuis des mois par des milliers de passionnés, et se demande s’il sera à la hauteur des espérances paternelles, n’osant se comparer aux prestigieuses têtes d’affiche comme Manzanares, El Juli, Juan Bautista, Ponce, à tous ces immenses toreros ou aux nouvelles stars du Rejoneo, Léa Vicens ou Leonardo Hernandez…C’est aujourd’hui que le jeune novillero va confirmer son « Alternative »pour acquérir le grade de Matador de toros: la corrida, Roméo est né avec, il était encore dans le giron maternel lorsqu’il a entendu le public crier « olé » pour la première fois et a grandi avec les monstres sacrés de la ganaderia de son grand-père, fasciné par la puissance des dieux de jais et par la grâce virevoltante de son parrain Laurent, le frère de son père, lorsqu’il faisait vibrer l’arène de ses passes fabuleuses.

Roméo sait que cette investiture baptismale lui ouvrira les portes d’une carrière internationale, et il se sent à la fois fier et terriblement malheureux. Comment va-t-il trouver le temps de se consacrer à son amour des planches en toréant au niveau international ? Le jeune homme n’a encore parlé à personne de l’escapade qu’il a prévue pour juillet, lorsqu’il ira passer quelques jours en Avignon… Il sait qu’il devra braver tout un mundillo pour réussir à prendre la poudre d’escampette et qu’il se fera sûrement traiter de pueblerino par son père… Et pourtant, la passion qu’il nourrit pour la tauromachie n’a d’égale que l’engouement qu’il a pour le théâtre. Depuis son enfance passée aux Saintes-Maries, il sait qu’il ne pourra jamais choisir, tant sa mère, une merveilleuse actrice qui avait abandonné la Comédie-Française pour se consacrer à sa famille, l’a bercé de tirades, l’amenant chaque été en Avignon avant de rejoindre son époux dans leur mas d’été au hameau de Montaigu, près de Manosque. Roméo doit son prénom à la fois à Shakespeare et aux terres de ses arrière-grands-parents, et a grandi dans ce double amour qui lui semble aujourd’hui si douloureusement inconciliable, entre cigales et taureaux, arènes et estrades, dans cette Provence aux lavandes folles qui fait les femmes belles, les hommes transis et les corridas de feu.

Il arrive devant les palcos et salue les monosabios qui l’accueillent en l’acclamant déjà. Il sort ses zapatillas de son sac et contemple la Taleguilla comme on voit le soleil se lever au-dessus de la mer. Cette journée sera son aube, et de lumière, comme son habit. Roméo sourit. Aujourd’hui il n’est plus l’acteur ; il va être sacré torero.

Avignon, source Wikipedia

 Le train est bondé, mais Juliette n’en a cure. Elle n’a même plus envie de lire, regarde avec une impatience enfantine le paysage qui peu à peu perd ses rondeurs et ses verdeurs pour naître en estive provençale.  Enfin, son rêve s’accomplit ! Juliette la petite Gersoise sera Juliette de Vérone, et elle sourit de bonheur tout en frémissant de trac. Demain soir, elle montera sur la scène ouverte du Palais des Papes, et du haut de ses seize ans elle défiera le ciel. Sa mère l’a accompagnée jusqu’en gare de Nîmes avant de filer vers la Lozère où l’attendent ses amis zadistes, pour préparer une énorme manifestation anti-corrida prévue en Arles. Juliette doit dormir dans un centre d’accueil avec des jeunes de toute la France et se réjouit de ces heures qui seront exclusivement consacrées à la scène. Sa mère la rejoindra le lendemain avec Nurcia, puisque les deux femmes mobiliseront toute la ZAD pour le off et viendront jouer « Le sang du matador » …

Roméo découvre la gare d’Avignon et n’est plus qu’un jeune homme épris de théâtre, un festivalier heureux. Il réussit à ne pas trop penser à la déception de son père et au visage fermé de son grand-père lors de son départ. C’est d’ailleurs Laurent qui l’a emmené au train, détendant l’atmosphère avec de belles anecdotes sur des corridas d’antan. Laurent est intarissable, qu’il soit au volant de sa jeep ou de son fauteuil roulant. Comme il aime à le répéter aux novices ébahis de le voir fouler l’arène avec celui qu’il surnomme affectueusement son « 4X4 » : « Encorné un jour, passionné toujours ! »…

Sur le parvis de la gare, une lumière éblouissante cueille le jeune homme dans ses rêveries, et c’est le nez en l’air, pour tenter de distinguer les pierres tutélaires de la cité papale, qu’il heurte vivement une très jeune fille qui, elle aussi, s’évertue en vain à scruter l’horizon. Elle se retrouve dans ses bras et pouffe de rire devant le visage cramoisi de l’inconnu.

  • Juliette, dit-elle en se dégageant et en tentant de recouvrer l’équilibre.
  • Roméo, pour vous servir, rétorque-t-il.

Est-ce la blondeur incandescente de Juliette, ou la flamme andalouse qui consume soudain les yeux de Roméo ? Ou peut-être ce souffle du mistral qui hante le Palais des Papes, ou simplement l’été, si doux, si bruyant, si indécent, débordant de peaux nues et de rires… Juliette et Roméo ne se quittent plus d’une semelle, ils se frôlent, ils se cherchent, ils s’épient, même au milieu de la cohue festivalière, aimantés comme deux âmes très anciennes qui se seraient reconnues. L’air semble chargé de parfums de garrigues, on a couru vers les fontaines pour s’asperger au milieu de la fournaise, on a léché des glaces multicolores et bu des mojitos, on a parlé d’Anouilh et de Vilar, de Gérard Philipe et de Shakespeare, on a murmuré sous la lune et souri sur les gradins ; Juliette a raconté la ZAD et les manifs, Roméo le sable brûlant et sa passion pour les taureaux, ils ont ri aux larmes en se découvrant issus de familles aussi opposées ; le Gers la Provence l’arène la classe prépa à venir le quinoa la ganaderia le traje de luces Shakespeare Paris on a tout mélangé, avant de s’embrasser et de s’endormir, enlacés sur les berges. Juliette a lové sa candeur au creux des bras rassurants de Roméo, sa bouche au goût d’abricot a murmuré « je t’aime », et le Rhône veille sur les futurs amants.

Juliette salue le public debout qui l’acclame, certains pleurent, d’autres hurlent. Roméo tremble, il a senti que cette scène était le premier jour du reste de leur vie. Soudain une tornade rousse s’élance vers les loges, et Roméo comprend que la mère de Juliette est arrivée. Elle porte encore sa pancarte anti-corrida, la pièce du off vient sans doute de se terminer. Roméo frappe à la porte de la loge, c’est Capucine qui lui ouvre, tandis que Juliette est tendrement démaquillée par Nurcia.  Un cri de colère retentit. Capucine a aussitôt reconnu le visage qui orne les affiches du Grand Sud et trône fièrement sur les sites de corrida qu’elle parcourt pour les spammer d’insultes…

  • Roméo Montaigu ! Que faites-vous ici ? Vous êtes envoyé par votre famille pour porter plainte contre notre petite compagnie ? Ne vous avisez pas de me toucher, je ne serai pas docile comme les animaux que vous torturez, et mes camarades de la ZAD m’attendent Place des Carmes !
  • Maman, s’interpose Juliette, ne sois pas ridicule ! Je te présente Roméo, un ami très cher, qui fait lui aussi du théâtre, et… avec qui je vais partir demain pour Arles, pour la suite des vacances. Laisse la corrida en dehors de tout ça !

Roméo couve Juliette du regard, et est fier du courage de sa belle qui ose affronter le courroux maternel. Nurcia tente d’apaiser Capucine, mais le ton monte, Juliette n’est pas majeure, c’est un détournement de mineures, ça ne se passera pas comme ça, il n’est pas dans son fief de toreros machos, ici c’est elle qui décide qui sa fille fréquente, elle était d’accord pour Avignon, mais là c’est terminé, tu m’entends, Juliette, c’est terminé, demain tu rentres avec nous à la ZAD et puis à la ferme, de toute façon tu as la khâgne à préparer, Mademoiselle en a oublié ses livres, c’est ça ?

Roméo invoque sa mère, actrice, le hameau ancestral des Montaigu qu’il voudrait faire connaître à la jeune fille, et puis le code d’honneur, le Pundonor des toreros, et enfin son père qui les attend au pied du Palais des Papes. Juliette pleure, effondrée devant la violence verbale de sa mère dont les valeurs « de gauche » se sont soudain muées en frilosité petite-bourgeoise lorsqu’il s’agit de virginité perdue ou de liberté d’aimer ; c’est Pol Pot au Palais des Papes, Juliette se lève et s’enfuit, jetant un dernier regard désespéré à Roméo et lui soufflant qu’ils se parleront sur Facebook.

On toque à la porte de la loge que Juliette a claquée, et un Laurent souriant fait rouler son fauteuil roulant, suivi par un homme de belle prestance qui s’exclame :

  • C’est ici que tu te caches, mon fils ? Nous t’attendons pour te ramener en Arles, tu sais que tu dois toréer demain soir, il faudrait rentrer te reposer…

Il aperçoit alors Capucine et blêmit en reconnaissant la passionaria qui a déjà défilé maintes fois sous les fenêtres du mas et devant les arènes, à la tête de cortèges haineux. Il ne comprend soudain plus rien, interroge son fils du regard, mais déjà Capucine passe devant lui et lui crache au visage en murmurant un « hijo de puta » du plus bel effet avant de courir pour rattraper Juliette. Nurcia esquisse de vagues excuses et se précipite à sa suite. Roméo se tait, il fait nuit soudain, et le Rhône au loin charrie de lourds chagrins.

Arles, crédits L.Roux

La Feria du Riz bat son plein, en Arles où coule aussi le Rhône d’éblouissants orages éclatent au gré des courses camarguaises et des concerts des peñas.Roméo a parlé toute la nuit avec Juliette sur Facebook et par sms, voilà près de deux mois qu’ils ne se quittent pas, malgré la distance. Laurent a promis au jeune homme d’aller accueillir Juliette car lui-même sera déjà dans l’arène pour la corrida concours, et c’est Nurcia, la douce complice, qui conduira sa belle-fille jusqu’en Arles, puisque le rythme de la prépa n’est pas encore trop soutenu en ce début d’automne. Capucine n’en saura rien, occupée par les préparatifs des vendanges et par son engagement pour les Migrants du centre d’accueil de Condom. Roméo veut que Juliette le voie toréer avant qu’elle ne s’engage avec lui plus avant, il sait que sa propre certitude sera confirmée par cette nouvelle communion, il a l’intuition que l’émerveillement ressenti en voyant Juliette jouer se produira à nouveau, cette fois dans l’autre sens. Son père l’a mis en garde contre les femmes qui se jettent parfois entre les toreros et leur passion, mais Roméo a confiance en celle dont les lèvres brasier le brûlent comme un soleil madrilène.

Il est là, agenouillé devant la porte du toril, rêvant sa porta galoya. Le public, silencieux comme à l’aube des temps, retient son souffle, sachant le péril que cette suertepeut représenter quand le taureau impatient et gaillard va jaillir comme un aigle hors du nid. Le jeune homme a pensé à sa mère, comme au début de chaque corrida, à son beau sourire qui lui semble le protéger toujours. Il porte son fétiche, le chaleco brodé de ses mains juste avant qu’elle ne s’évade de sa longue maladie. La porte s’ouvre et le ballet des passes et des acclamations du public commence ; Roméo danse et le taureau le suit, on se sait plus qui mène l’autre, l’osmose est totale entre celui qui croit au ciel et celui qui piétine la terre de Camargue depuis sa naissance jusqu’à l’encierro, le public ondule de plaisir à chaque envolée de muleta et le souffle taurin se mêle aux parfums chauds du ruedo.

Tauromachies, tableau de Catherine Dhomps
https://www.catherine-dhomps.com/

Mais Roméo pense aussi à sa belle, à sa Juliette dont il reverra la blondeur dans quelques heures, il pense trop et n’agit plus assez ,soudain il est saisi comme d’un vertige, et en ce millionième de seconde où son corps vibrant de matador et son esprit épris d’amour ne font plus un mais se scindent en deux entités opposées, son redoutable adversaire prend l’avantage : ce qui devait être la remate de Roméo que tous surnomment déjà le Diestro d’Arles devient une esquive maladroite, l’homme tombe, la bête se relève, les gradins hurlent et soudain le sang éclabousse le sable sous l’aigre sueur de la peur ancestrale de l’homme devant la bête, et les revisteros crient dans leur micro que Roméo vient de mourir encorné, nouveau Manolete, en cette année de jubilée, tant la violence de la charge semble avoir été fatale. Un homme à terre semble de phosphore et de sang, le traje de luces devient rouge et le public pousse une obsédante plainte tandis que dans le palco le président Montaigu a porté la main à son cœur.

Une radio locale chante la douceur de l’été finissant, Juliette fredonne distraitement en admirant les berges du Rhône, elle aperçoit déjà les arènes ; Nurcia tente de se frayer un chemin pour rejoindre la place où Laurent les attendra, mais le boulevard des Lices est fermé en raison du bandido annoncé à grands renforts de panneaux, la foule déjà se presse pour ce moment fort du Riz. Soudain la musique s’interrompt et un journaliste qui semble à fois surexcité et abasourdi annonce une édition spéciale :

  • Nous interrompons notre programme pour une terrible nouvelle qui endeuille la féria du Riz et tout l’univers de la Tauromachie. Roméo Montaigu, le jeune matador que le public surnommait déjà le Diestro d’Arles, vient de subir une charge extrêmement violente et aurait succombé à ses blessures. Son père, le président Montaigu, a quitté la loge pour rejoindre l’arène. Je rends l’antenne et vous tiendrai informés.

Nurcia pile au moment où Juliette saute de la voiture en hurlant de douleur. La jeune fille a roulé sur le trottoir mais se relève aussitôt, hagarde, foudroyée par son propre orage, et Nurcia se lance à sa poursuite, mais en vain, Juliette la devance en maudissant sa mère et ses interdictions stupides qui l’auront empêchée de revoir son amour, d’être auprès de lui en ce jour, en maudissant les dieux qui lui ont volé sa vie, Juliette ne court plus, elle vole, elle s’envole, elle saute les barrières sous les yeux médusés des badauds et n’a cure de la bronca qui s’élève et lui crie de revenir sur le bas-côté, Juliette veut aller aux arènes, par le plus court chemin, et puis elle entend le bruit sourd d’un martèlement de pas lourds et dans l’atroce lumière de midi elle imagine les grands tonneaux de sang de son bien aimé encorné et elle lève la tête pour voir dans le contre-jour ce qu’elle ne sait pas être l’abrivado, mais qu’elle devine d’une puissance infinie, et sourit en se jetant vers ce qu’elle espère la mort, l’âme en joie, car plus rien ne la retient sans Roméo.

Nurcia rattrape Juliette juste une seconde trop tard, elle lui évite d’être piétinée mais pas d’être encornée en plein cœur. La jeune fille meurt sur le coup, en prononçant le nom de Roméo dans son souffle juvénile et pur, le soleil soudain sur Arles endeuillée semble une orange folle.

À l’hôpital, dans une morgue froide, dans l’odeur de l’éther qui aurait dû être celle de l’amour, Roméo est assis près de Juliette. Celui que les journalistes avaient enterré trop vite a certes été grièvement blessé à la cuisse et a perdu énormément de sang, touché à une artère, mais semble porté par une force surhumaine. Il embrasse, bouleversé et mutique, le visage intact de celle qu’il aurait voulu chérir à jamais.

Capucine, venue du Gers dans sa voiture aux autocollants délavés et ridicules, ne sait que fixer le jeune homme et son père d’un regard vide et dénué à présent de toute haine et de toute passion. Le suicide de sa fille, terrassée par son mal d’amour, met un terme à tous ses combats. Depuis les tréfonds de son chagrin, Capucine endosse la part de responsabilité qui lui revient en cette terrible méprise.  Montaigu se tient devant le corps de Juliette, dans la lumière blafarde, et tente de raisonner son fils en lui promettant qu’il n’exigera plus jamais rien de lui, qu’il comprendrait que sa carrière de matador s’arrête. Au mot « corrida », Capucine s’évanouit dans les bras de Nurcia. Elle ne voit pas Roméo qui quitte la pièce, empreint d’une colère froide, repoussant même la main tendue de Laurent, déterminé à sauver l’honneur de sa Juliette fauchée en pleine innocence par le destin que les Grecs déjà savaient impitoyable, ce destin qui fait des hommes les marionnettes d’un sort qui les broie tout en les transcendant.

Parc de Bagnères de Luchon, crédits Sabine Aussenac
« Le baiser à la Source » de Couteillai
http://locavac-luchon-cure-ski.over-blog.com/article-promenade-a-travers-les-statues-de-la-ville-de-luchon-43959328.html

Il est à nouveau dans l’arène. Il a endossé le traje de luces de son grand-père et n’écoute pas ses muscles bandés de douleur, sourd à ce corps qu’il méprise, devenu indifférent à tout ce qui n’est pas le souvenir de Juliette, de ces heures si ténues passées avec celle qui lui fut, l’espace d’une journée, une terre à construire, un monde à découvrir. Il se souvient soudain de Keats et de ses phalènes, du vers que Juliette lui avait récité avant de monter sur scène :

Je rêve que nous sommes des papillons n’ayant à vivre que trois jours d’été. Avec vous, ces trois jours d’été seraient plus plaisants que cinquante années d’une vie ordinaire.

Ils n’ont même pas eu trois jours, mais qu’importe, ils auront partagé une intensité que Roméo ne pourra plus ressentir nulle part, sauf peut-être en ce moment qu’il va donner à Juliette et aux aficionados en ultime offrande. Il sent sa présence, toute la candeur de sa bienveillance, et c’est elle qu’il salue en s’inclinant devant le public stupéfait d’avoir retrouvé si vite son dieu des arènes. Puis il attend. Il lève les yeux vers son père, statue de Commandeur debout dans la loge, il devine plus qu’il ne voit les larmes du président. Car le père et le fils connaissent l’issue de ce combat des chefs. Roméo sait que les hombres ne le porteront pas triomphalement au sortir de l’arène.

Mais l’heure n’est pas à la tristesse, au contraire. Le jeune homme salue le public en souriant, il va lui offrir la plus belle des corridas, la corrida de l’amour et du cœur, la corrida qui lie les hommes aux taureaux comme Éros est lié à Thanatos, car c’est ainsi que va la vie, magnifique et cruelle, atroce et sublime, aussi sublime que le soleil qui envahit Arles comme un homme aime une femme, aussi sublime que cette femme et cet homme qui se sont aimés envers et contre tous, sublime comme ce taureau qui est un bravo, comme son matador.

Roméo meurt, les yeux tournés vers ce soleil aussi doré que les cheveux clairs de sa Juliette, encorné par la puissance de l’onyx taurin qu’il a appelée de ses vœux pour rejoindre son âme sœur.

Debout, le public pleurera son nouveau Manolete, tandis que le Rhône impassible chantera, longtemps encore, l’histoire merveilleuse et terrible du toréro et de sa Juliette.

« C’est une paix bien morne que ce matin nous apporte.

Le soleil, de douleur, ne se montre pas.

Partons, allons parler encore de ces tristes événements.

D’aucuns seront punis, d’autres pardonnés.

Ah, jamais il n’y eut d’histoire plus tragique

Que celle de Juliette et de son Roméo! »

Shakespeare

(Ce texte a été écrit pour le Prix Hemingway il y a quelques années…)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_international_Hemingway

Les Visiteurs du soir #Cannes

 

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Ils étaient là, tous, dans la belle pénombre de ce crépuscule unique, avec les ors du couchant et les légers clapotis de la marée montante.

Certains souriaient, habitués qu’ils étaient de ces retrouvailles annuelles. On s’embrassait, on se demandait des nouvelles, et toi, vieux, quoi de neuf, oh , darling, comment allez-vous depuis le festival 2010, vous êtes ravissante…D’autres, presque intimidés, se tenaient en retrait, observant, légèrement mal à l’aise. Somme toute, c’était une impression de déjà vu, un peu comme lorsqu’ils faisaient leurs début, dans quelque cour du off en Avignon, ou dans l’arrière salle d’un café-théâtre du douzième…Cette présence impalpable d’un public dont ils n’étaient pas encore les héros, cette attente un peu fébrile devant un avenir incertain…

Marylin s’empara du micro, toute virevoltante et pulpeuse dans sa robe blanche que le vent faisait gonfler ; coquette, elle mettait systématiquement cette robe là, sachant que les bourrasques printanières de la Côte ne manquerait pas de rejouer cette scène, même en l’absence de bouche de métro. Françoise l’accompagnait, chapeautée, gantée, égale à elle-même, pimpante et distinguée. La langue officielle de ces retrouvailles était, bien entendu, le français, puisque tous, à présent, étaient devenus polyglottes. C’était un des avantages de leur situation ; plus de traductions pénibles, finies, les nuits passées à répéter un texte dans une langue qui vous écorchait l’âme : à présent, leur Croisette, c’était Babel. Et Marcello déployait son charme auprès de Grâce, tandis qu’Yves continuait à poursuivre Marylin, sous les regards amusés de Simone…

Les deux jeunes femmes s’éclaircirent la gorge et souhaitèrent la bienvenue au public, de plus en plus nombreux. Les anciens avaient pris place sur les fauteuils marqués à leur nom. Orson fumait, bien peu sensible aux interdictions de cette France qui le faisait sourire avec ses répressions nouvelles. Clark tripotait sa moustache, tandis que James et Marlon, inséparables, buvaient une bière, adossés au bar de la plage.

  • Nous déclarons officiellement ouverte la soixante-quatrième séance d’ouverture du Festival de Cannes et souhaitons la bienvenue aux participants de notre Cannes 2011. Ce festival off aura pour invité d’honneur Monsieur…Laurent Terzieff !

Un tonnerre d’applaudissements coupa la parole à Françoise, qui sourit en regardant un grand monsieur au sourire lumineux s’avancer vers l’estrade. Il monta les quelques marches du podium de bois et se tourna vers la plage, et tous se turent, en admirant le Maître qui, dos à la mer, parla :

  • « L’illusion n’est-elle pas notre combustible pour continuer à vivre ? », voilà une phrase dont la presse s’était emparée…Mes chers amis, j’aimerais tout d’abord vous dire la joie, l’ineffable joie que j’éprouve à être devant cette mer mêlée au soleil et avec vous, ici, malgré la vie qui n’est plus. Vous me faites un grand honneur en m’ayant désigné comme votre hôte de marque cette année, et je vous en remercie. Mais sachez une chose : je ne suis rien. Je suis le vent sur cette plage, je suis l’écume sur la mer, je suis la voix de ceux qui sont partis, je suis la mer, la mer toujours renouvelée. Restent les images, et les cœurs. Hauts les cœurs, mes amis ! Que la fête commence !

 

A quelques centaines de mètres de là, Alice longeait la Croisette. Elle regardait les mouettes et les grandes silhouettes blanches des yachts amarrés au loin. Elle songeait à cet autre printemps, il  ya a longtemps, lorsque, en 2005, elle avait foulé le tapis rouge à ses côtés…Elle frissonna. Il lui en avait fallu, du courage, pour accepter de revenir cette année, pour confier son petit à son amie, mais le temps était venu. Le nouveau tournage et son rôle de femme-flic lui avait permis de reprendre pied dans sa réalité, dans sa vie. Elle rayonnait, à nouveau, pleine de projets et d’envies.

Elle fit quelques pas en regardant la plage qui s’endormait au couchant. Curieusement, elle se sentait observée. Des badauds, bien sûr, et puis elle était à Cannes, et elle jouait le jeu, heureuse de sa célébrité recouvrée. Mais cette sensation était étrange. Et étonnamment douce.

Appuyé à la jetée, Jocelyn regardait son épouse, fasciné et ébloui. Jamais il n’aurait pensé la revoir. Elle était si belle, comme dans son souvenir. Il tremblait, et se souvenait, lui aussi, de cet autre printemps, et puis de leurs journées, de leurs nuits, de leur bonheur. Il tressaillit lorsqu’une main se posa doucement sur son épaule.

  • Hey, mec, on n’est pas au cinéma, hein !!

Patrick éclata de rire. Il avait retrouvé son corps d’athlète, et bénissait celui qu’ils nommaient « Seigneur », « Dieu », « Allah » ou « Providence », de cette transformation ; les derniers mois avant son départ avaient été terribles, et Patrick se réjouissait d’être à nouveau le danseur de « Bébé », le surfeur de Point Break

  • T’as beau jeu, Pat’, de me dire ça ! Et Ghost, alors, c’était bidon ? Et la scène où tu la touchais, ta Demi, c’était pour de faux ?
  • Jocelyn, fais gaffe. Tu es « border line », là, à la limite. Tu ne pourras pas. Tu n’as pas le droit. Même pour un instant. Et puis ce n’est pas non plus Les ailes du désir, tu le sais, on n’est pas des anges…On revient une fois par an, c’est tout, pour la gloire, parce que c’est notre petit rituel que de mélanger les années, les époques, les genres, et que notre présence apporte cette aura unique au Festival. C’est tout. Ce dont tu viens de rêver à l’instant ne s’est jamais produit. Jamais, tu m’entends ? Hey, men, listen to me !!!
  • Oui, Patrick, merci…Allez, viens, rentrons, allons retrouver les autres…Au fait, il paraît que cette année, il y a des auteurs, aussi ?
  • M’en parle pas ! Je viens de me taper une heure avec votre « Françoise », my godness, elle parle tellement vite ! D’ailleurs, elle est à ta table, puisqu’ « ils » ont eu la bonne idée, cette année, de nous installer par «départs »…Pff, so silly !! Je suis dégoûté, j’aurais vraiment préféré être avec toi et James, à parler moteurs…

Les deux hommes s’éloignèrent en riant, tandis qu’Alice regagnait le Plazza et se préparait à enfiler sa tenue de rêve…

 

L’ambiance était bon enfant. Le Festival battait son plein. Tandis que la Croisette brassait son lot habituel de starlettes et de glamour et que les spectateurs assistaient, tantôt comblés, tantôt agacés, et toujours émerveillés par la beauté de cette geste cinématographique unique en son genre, aux différentes projections, le off se caractérisait par ce kaléidoscope de genres et d’époques qui en faisait la singularité. West side story succédait aux Visiteurs du soir, Vacances Romaines à La Fureur de vivre, et le théâtre aussi était à l’honneur, magnifié par la présence de quelques auteurs, qui avaient eu le droit d’échanger leur présence au Salon du Livre contre l’aventure cannoise.

Bien sûr, il avait fallu expliquer, guider, rassurer. Certains n’en menaient pas large, Keats par exemple faisait bande à part, avait même refusé de participer à la projection de Bright Star, se contentant d’errer sur la grève… « Bah, il a toujours eu un pet au casque, lui », répétait, amusé, Marcel, entre deux verres de petit jaune bien frappé. Shakespeare, au contraire, était dans son élément et passait des heures, en tête à tête avec Laurent, assis sur le sable, à refaire le monde, à monter des projets aussi fous les uns que les autres. Bruno fumait, impassible, silencieux, étonné encore d’avoir quitté les habits d’un commissaire contre ceux d’un esprit.

Jocelyn et James étaient devenus inséparables. Les deux gueules d’ange du off avaient en commun cet appétit de la vie, cette intelligence du corps, et l’amour des femmes. Ce soir là, ils cheminaient le long du rivage, encore un peu sonnés par cette projection des Visiteurs du soir. Le cycle Cinéma français avait pris fin dans un silence religieux, de telle sorte que les battements de cœur au creux de la pierre résonnaient encore à l’oreille des deux jeunes gens.

  • Je veux entrer en contact avec elle. Je le veux, l’occasion ne se reproduira peut-être jamais…
  • Mais comment veux-tu y arriver, Jocelyn ? Tu le sais bien, il n’y a aucune passerelle.
  • Les garçons, attendez-moi, j’ai une idée !!! Mais quittons la plage, par pitié, vous savez bien que je déteste l’eau, à présent.

Natalie arrivait en courant, merveilleuse dans sa robe moulante. La jeune femme avait les cheveux mouillés, en une sorte de défi permanent, qui rappelait à tous sa fin tragique …

  • Je sais comment tu pourrais lui parler, écoute…

Et elle se lança à mi-voix dans un récit qui fit sourire ses amis, tandis que le vent ramenait les vaguelettes argentées vers l’horizon et qu’ils quittaient le sable pour rentrer à leurs pénates.

 

La salle retenait son souffle. Le palmarès 2011 allait être dévoilé, et tous, acteurs, metteurs en scène, musiciens, scénaristes, étaient à présent dans le nomansland de l’incertitude, entre espérances et grand frisson. Alice avait fermé les yeux, un court instant. Soudain, la lumière s’éteignit, et le petit film dont on avait annoncé la surprise fut projeté. Il devait d’agir, apparemment, d’un court-métrage interprété par le jeune Terzieff, numérisé avec les dernières prouesses technologiques, puisque le numérique était l’autre invité d’honneur de cette cuvée 2011…Mais l’image hésita, balbutia comme au temps des Frères Lumière, et, en lieu et place du court-métrage annoncé, les spectateurs, médusés, découvrirent une plage venteuse, aménagée en campement, dans un film nerveux, qui ressemblait à du super huit.

  • Bon, encore un coup des intermittents, je suis sûre qu’ils ont squatté la plage et qu’ils vont nous jouer les Roms expulsés, murmura son voisin à Alice.

Elle le fusilla du regard et il se rendit compte que la jeune femme n’avait sans doute pas la même sensibilité politique que lui. Elle tourna à nouveau son beau visage vers l’écran, et sourit, émerveillée de ce petit film presque muet, où l’on avait filmé des gestes, des moments, un peu comme lorsqu’un cousin se promène, caméra à l’épaule, et fige pour toute éternité les visages empourprés de quelque communion ou Bar Mitsva. Isabelle murmura à l’oreille d’Alice, de son incomparable voix rauque, quelques mots qui la firent frissonner. Elle se pencha en avant, soudain attentive, et puis elle le vit, lui, souriant, caché à moitié par la pose alanguie de James, adossé à cette portière, et il la regardait, et elle pouvait lire « Je t’aime, Alice », sur ses lèvres qui répétaient cette phrase comme un mantra.

Elle sourit à travers ses larmes, étonnée, comme le reste de la salle, par ce qui ressemblait à un merveilleux montage numérique ; on leur avait annoncé une surprise sous forme de prouesse technique, un film qui rendrait la couleur au noir et blanc, la parole à Lilan Guish, un film qui reconstruirait Tara. Mais il n’avait jamais été question de « lui », jamais, et Alice s’étonna de plus belle en reconnaissant sur l’écran Laurent Terzieff, écharpe blanche au vent, qui récitait, face à la mer, la Lettre à un jeune poète. Mais ce n’était pas le jeune comédien, non, c’était le Laurent lumineux, transparent, transfiguré de la fin, un homme fragile et incandescent, dont la beauté irradiait comme un feu d’artifice :

« …alors tout vous deviendra plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus conciliant. Votre entendement restera peut-être en arrière, étonné : mais votre conscience la plus profonde s’éveillera et saura. Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »

Les lumières se rallumèrent et une jeune actrice monta sur l’estrade pour excuser le jury de cette impardonnable erreur. Il devait s’agir d’une farce, personne ne comprenait, et elle s’en tira avec ses pirouettes habituelles, faisant éclater de rire une salle déjà conquise, qui ne pensait qu’au palmarès. Alice, cependant, s’était levée, à la limite de la syncope. Elle se répétait la phrase de Rilke et revoyait le visage radieux de son amour. Elle courut vers les coulisses, dévala des escaliers, se précipita vers la petite pièce où s’affairaient les techniciens. Elle demanda à voir la bande, tout de suite. Un homme au visage bon la lui tendit, presque gêné, lui répétant qu’il ne comprenait pas, lui non plus. Et la date était bien celle de la veille ; oui, ces images dataient de la veille.

Elle sortit en courant, en volant presque. Elle se précipita dans la nuit étoilée, son châle glissant sur ses épaules, et elle courut vers la jetée, elle entendait mille musiques au fond de son cœur, des chabadabadas et des violons, et elle imaginait la voile d’un Eternel Retour, et aussi que Catherine ne remontait pas dans la voiture, dans cette triste station service, à Cherbourg ; elle voulait soudain arrêter le temps, remonter les siècles, elle se faisait son cinéma, et c’était si bon, d’espérer…

 

Sur la plage abandonnée, elle ne trouva qu’une immense sculpture de sable, dressée face à la mer. Deux personnages se tenaient côte à côte, et quelques mots étaient dessinés sur le sable. Elle se pencha et découvrit un titre de film, qu’elle avait adoré, et vu plusieurs fois avec Jocelyn : Les Visiteurs du soir… Elle ne fut pas surprise de découvrir son propre visage, et le sien, si beau, si tendre, dans les traits des figures de sable. Et alors même qu’elle voyait la douce marée méditerranéenne monter et, lentement, commencer à lécher inexorablement le travail de l’artiste, elle entendit, très distinctement, battre deux cœurs au rythme des flots.

 

Une portière claqua sur la route surplombant la mer, une voiture démarra en trombe. Alice se retourna juste à temps pour apercevoir, entre ses larmes d’émotion, une Porsche. Une femme aux cheveux courts conduisait en riant, cigarette aux lèvres, tandis que deux têtes blondes se confondaient, à l’arrière, sous les projecteurs illuminant la Croisette.

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Rainer Maria Rilke par Laurent Terzieff…

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Ce texte « Les visiteurs du soir »a été finaliste lors d’un concours organisé par les cinémas d’Art et d’Essai en vue d’assister au Festival de Cannes 2011, sur Castres-81.

Il a été lu ici:

 http://yeuxetoreilles.canalblog.com/archives/2012/06/12/24479249.html

Et voilà un autre petit texte dédié à Jocelyn Quivrin…

http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2009/11/17/1794572_james-dean-au-tunel-de-saint-cloud.html