Nativités #Noël #Migrants #Roms #SDF #Chrétiens #Christianisme #attentats

Vienne, KHM, Vierge allaitante

https://sabineaussenac.blog/2015/12/17/il-faudrait-ne-pas-aimer-noel-noel-chretiens-fete-nativite-enfance/

Elle marchait dans la nuit noire, son ventre pointant vers le ciel sans lune. Il se tenait près d’elle, portant leur balluchon. Il observait la silhouette gracile, mais vacillante, et admirait la force et le courage dont elle faisait preuve malgré l’adversité. Nul ange cette nuit pour veiller sur leur route, nulle comète au ciel pour effacer leurs doutes. Ils étaient seuls dans la belle campagne entourant Bethléem, seuls, sans abri, alors même que Marie ressentait déjà les souffrances de l’enfantement.

La jeune femme s’accrochait au bastingage crasseux de ce qui se prétendait barque mais n’était qu’un rafiot sordide. Elle tremblait, non de peur, mais de froid, malgré la couverture moisie que son compagnon avait jetée sur son épaule. Elle pouvait sentir les petits coups de pied au creux de son ventre, et n’espérait qu’une chose : qu’elle soit sur la terre ferme avant l’arrivée de cet enfant…

Elle se tenait près du cadre du salon, devant la photo où ils se souriaient, heureux, dans ce jardin ensoleillé où s’égayaient leurs noces…Elle faisait rouler l’alliance autour de son doigt amaigri et ses larmes coulaient, silencieuses mers de sel, tant elle avait peur de partir vers l’hôpital sans lui à ses côtés. Leur enfant allait naître et ne connaîtrait pas le visage de son père, de ce père martyrisé en pleine allégresse musicale par un soir de novembre…

Quelques heures plus tard, elle hurlait, défigurée par la tristesse autant que par la souffrance. Mais chaque cri lui semblait délivrance, elle qui n’avait pas réussi à pleurer depuis les événements…Et lorsqu’enfin la sage-femme lui tendit sa petite fille, encore rosie et poisseuse, qui déjà de sa bouche avide cherchait le sein gonflé de sa mère, elle se sentit apaisée et libre, et comprit qu’elle serait forte pour deux, pour lui, pour leur fille qui grandirait heureuse, cadeau de la vie, malgré la mort. Elle la nommerait Nour, un prénom arabe qui signifie « lumière », pour dire au monde que la nuit n’y tomberait pas.

Elle avait vu couler la barque et se noyer des dizaines de gens, dans cette nuit infernale où les vagues devenaient ouragans, quand les enfants hurlaient et que leurs mères se débattaient en vain. Elle ne savait pas comment elle avait réussi à nager jusqu’au sable gris de cette plage déserte. Elle s’arc-bouta sous la lune et poussa, de ses dernières forces, et eut la joie d’entendre vagir son nouveau-né avant de jeter un dernier regard, déjà terni, vers des étoiles aveugles. La secouriste qui trouva l’enfant, encore accroché au ventre de sa mère, glacé mais vivant, le nomma « Moïse ». Sa mère fut enterrée dans l’immense fosse commune où gisaient les Migrants, sans même un nom pour marquer sa sépulture.

Il faisait presque nuit dans la grange, et si froid. Mais le souffle des bêtes apaisait la jeune femme, qui berçait l’enfançon dans ses bras tremblants. Joseph était parti chercher de l’eau à la rivière. Soudain, une lanterne vacilla à l’entrée de la hutte, et trois silhouettes se découpèrent dans le ciel bleuté de l’aube. Marie aperçut aussi une grande lumière, en deçà du Levant. Elle leva les yeux vers les trois hommes et respira le parfum de leurs présents, toute éblouie par les odeurs de l’Orient.  Elle sourit et leur présenta, heureuse, l’Enfant au nom de Dieu.

Photos Philippe Hoch. Vierge allaitante, église Saint Martin à Metz

Ce texte a été écrit en 2015; je rajoute un paragraphe…

Elle respirait de plus en plus fort, lovée dans son abri de fortune. Ses deux autres enfants la fixaient de leurs grands yeux sombres, effrayés et incrédules. Son compagnon était parti depuis de longues heures déjà, en lui promettant de prévenir un bénévole du Samu social… Soudain, l’un des pans crasseux de la tente se souleva, et une vieille tête avinée et burinée lui sourit; elle lui sourit en retour, se souvenant que Jeff, avant d’arpenter les rues des alentours de la gare, toujours une bière à la main, avait été infirmier. Ils se comprirent sans bruit, puisque de toutes manières le vieil homme n’aurait pas déchiffré un mot de roumain, et qu’elle ne savait dire que « merci »… Son mari, qui parlait français, lui avait parlé de la vie tragique de Jeff, qui ressemblait à toutes les destinées qu’ils croisaient depuis des mois…

Quand l’ambulance se gara près du canal, un petit cri décidé déchirait déjà la nuit. La neige tombait de plus en plus fort, mais Jeff tournoyait devant la tente en essayant d’attraper les flocons, faisant rire les deux aînés de la petite famille, tandis que la jeune femme allaitait paisiblement un beau bébé. Elle savait qu’il serait français. En le tendant fièrement à son mari, elle murmura un prénom: Jean-François.

https://www.aufeminin.com/news-societe/la-naissance-de-bebes-dans-la-rue-augmente-de-maniere-alarmante-s4007876.html

Vienne, KHM, Vierge allaitante

« un trou dans la nuit

subitement envahi par un ange »

Alejandra Pizarnik

(Arbre de Diane)

http://femmeactuelle.fr/actu/news-actu/aurelie-silvestre-matthieu-giroud-bataclan-attentats-33925

Crédits Joël Arpaillange

Allégresses en exil : rencontres transfrontalières au hasard de l’exposition « Picasso et l’exil » au Musée des Abattoirs de Toulouse

https://www.lesabattoirs.org/expositions/picasso-et-lexil

En allant à la rencontre de ce singulier triptyque formé par Hans Hartung, un peintre allemand ayant fréquenté l’école des Beaux-Arts de Leipzig et de Dresde dans les années 1920, par Julio Gonzalez, sculpteur et peintre espagnol intimement lié au cubisme et au surréalisme, et par la fille de ce dernier, Roberta Gonzalez, elle-même artiste, au gré des œuvres exposées dans la salle rassemblant leurs productions respectives, même le néophyte, qui sera passé auparavant devant la relecture de Guernica par Robert Lungo (After Guernica), peut reconnaître aisément l’influence de l’ami Pablo, que ce soit par exemple dans les dites « têtes » de Hartung ou dans celles de sa future épouse, Roberta.

C’est d’ailleurs Julio, le père de Roberta, qui avait appris à Picasso à sculpter le métal, et l’on se prend à imaginer les œuvres des deux artistes mises en miroir, de par ce motif de la tête sans cesse renouvelé, symbole d’une humanité bien malmenée par le siècle et par les brûlures de l’Histoire.

Car ces quatre artistes auront eu en commun l’exil, superbement représenté par la photo prise par Hartung de son beau-père espagnol Julio, souriant face à l’objectif, béret basque vissé sur la tête, moustache et bretelles complétant ce portait si typique de l’allégresse méridionale à l’élan soudain coupé net, si douloureusement peint à la gouache sur la toile faisant face à la photo, l’une des « têtes » de Hartung : au noir et blanc ensoleillé de la photographie s’opposent les tons froids de la peinture et les traits durcis d’un homme usé par les épreuves, par les camps de détention et par toutes ces confrontations à la barbarie du monde.

Cette violence de l’exil et des guerres se retrouve aussi dans le morcellement et l’éparpillement des corps et des chairs, en écho aux abracadabrantes représentations de Picasso, comme dans cette Jeune fille à la tête penchée de Roberta Gonzalez de 1939, puisque si la féminité du modèle est bel et bien encore présente au vu de ses deux seins dressés, la position complètement tordue de la tête de ce qui est visiblement un cadavre – rigidité des traits, yeux fixant l’horreur et bouche ouverte glaçant le spectateur – met cependant en exergue Éros et Thanatos au cœur même de l’art.

Le fusain Nu effrayé, daté lui aussi de 1939, fait lui aussi écho à la destinée de Picasso, de celui que l’on nomma tour à tour le « Gitan » ou le « demi-juif polonais », puisque dans cette œuvre de Roberta Gonzalez c’est toute une humanité méprisée, torturée et assassinée qui se contorsionne, figée dans cette gestuelle saccadée et souffrante.

La vie de Hartung sera à l’image de ces millions de destinées brisées, puisqu’il va errer dans une Europe en proie aux convulsions des fascismes, allant jusqu’à être incarcéré au camp de concentration de Miranda del Ebro en Espagne, avant d’être amputé à deux reprises à l’hôpital Purpan de Toulouse et d’être finalement naturalisé français et de recevoir, plus tard, la Légion d’Honneur.

Comme son ami Pablo, il aura connu la « crise de l’abstraction », passera du figuratif à l’abstrait, migrant d’une forme ver l’autre ; et en déambulant d’une œuvre à l’autre dans cette salle croisant divers destins des exilés européens, le visiteur de 2019 ne peut s’empêcher de penser aux migrations actuelles, aux innombrables exils des réfugiés issus de pays en guerre ou soumis à des dictatures, ou en proie aux errances climatiques…

Car les convulsions de l’Histoire restent les mêmes : les visages des errants se tordent dans des brisures similaires, et la main tendue en haut à droite du tableau de Guernica est bien cette même main qui surgit des flots quand les migrants se perdent dans les eaux de Mare Nostrum, non loin de Vallauris…

C’est ainsi que tous les « frères humains » déjà chantés par Villon, devenus « Frères migrants » sous la plume de Patrick Chamoiseau, nous regardent, vous regardent au travers des yeux éternels de ces artistes de l’exil, nous invitant au vivre-ensemble.

Ce texte a été rédigé lors d’un stage au Musée des Abattoirs, le premier avril 2019, organisé par la DDAC : « Du regard sensible au regard critique : devenir critique d’art».

Vous pouvez retrouver le padlet et d’autres textes ici :

Made with Padlet

http://www.seuil.com/ouvrage/freres-migrants-patrick-chamoiseau/9782021365290

http://www.seuil.com/ouvrage/freres-migrants-patrick-chamoiseau/9782021365290

http://www.fondationhartungbergman.fr/sitehhaeb/

https://fr.wikipedia.org/wiki/Julio_Gonz%C3%A1lez

http://www.sciencespo.fr/artsetsocietes/fr/archives/539

Photos prises en visitant l’exposition.

Les trois lumières…Une fiction qui recoupe tant de réalités…#migrants

 – texte écrit à l’été 2015 pour le Prix Hans Bernhard Schiff…Le thème était:  » Tout ce qui nous a animés a disparu. »

Je n’ai pas gagné ce prix… Mais tant de Migrants continuent de traverser mers et frontières… Accueillons-les!

La petite Mercy, une heure après sa naissance.
http://www.varmatin.com/faits-de-societe/mercy-37-kg-est-nee-ce-mardi-matin-a-bord-de-laquarius-123339

Trois lumières. Trois lumières avaient guidé leurs pas depuis des millénaires : car les habitants de Lalesh, « le levain », au cœur de la vallée de Ninive, racontaient fièrement qu’ils vivaient au centre du monde, dans ce creuset où s’embrassaient la vieille Europe, l’Asie millénaire et les effluves du golfe arabo-persique…Et ils accueillaient les pèlerins yézidis avec une immense bienveillance, les guidant vers la grotte sacrée sise au fond du temple, vers ce lieu saint où il convient de se laver à l’eau lustrale de la source avant de jeter un tissu sur la roche et d’allumer la torche de vie.

Oui, les Yézidis aimaient à se dire les gardiens de ces frontières de sable et de roche, en leur pays sans nation, eux, le peuple sans terre, passagers de ce Kurdistan irakien, absorbeurs des lumières des grandes traditions qui certes avaient produit l’Histoire, mais au prix de tant de déboires que, somme toute, ils préféraient rester ce peuple du secret, à l’image de leur temple enfoui dans la montagne…

Salim et Adi, assis dans la grande tente de la Croix-Rouge, fixaient les trois lumières des lampes torches d’un regard vide de toute expression. Les deux frères, âgés de dix et quatorze ans, avaient sombré dans le mutisme depuis plusieurs semaines. Ils regardaient les lueurs aveuglantes des plafonniers, mais ne voyaient que la nuit. Cette nuit de terreur innommable qui durait depuis que les hommes de ce pseudo-État avaient détruit tout ce en quoi ils croyaient depuis leur enfance.

Là où régnait la douceur des mains maternelles, en ce pays de l’enfance, demeurait à présent l’aspérité des sabres qui avaient décapité leur père, leurs oncles, leur grand-père et tous les hommes du hameau proche de celui de Lalesh. Là où s’élevaient les mélopées des femmes lavant les tissus chatoyants au lavoir, hurlaient dans leurs mémoires les vociférations et les insultes de ces barbares sanguinaires qui s’étaient amusés à noyer tous les nouveaux-nés du village dans l’innocence de la fontaine. Là où brillaient les lampes du savoir transmis de génération en génération par une culture millénaire, ne balbutiait plus que le souffle opaque du vent, ce vent qui n’avait pas réussi à couvrir les plaintes et les cris des jeunes filles souillées à même la terre par les hordes incultes.

Un infirmier souleva la bâche de toile et sourit aux jeunes garçons ; il s’adressa à eux en anglais, car il savait qu’ils ne parlaient pas un mot de français, et leur expliqua qu’ils allaient être transférés de Calais au Luxembourg, dans un foyer qu’il nomma « Lily Unden ». L’homme parlait lentement, tentant de fixer l’attention des jeunes gens ; il leur dit qu’ils retrouveraient des gens de leur peuple dans ce foyer, qu’ils se sentiraient moins seuls. Il leur dit aussi que ce foyer était tout neuf et portait le nom d’une femme qui avait été arrêtée pendant la deuxième guerre mondiale et torturée à Ravensbrück. Elle avait été résistante. En entendant ce mot, Salim, l’aîné des garçons, tressaillit. Il se souvenait de cet homme, un très vieux juif, qui leur avait rendu visite au hameau ; c’était un ancien professeur qui faisait des recherches sur leur religion, et Salim se remémora les récits au sujet de ces enfants brûlés, de ces femmes torturées, de ces vieillards exterminés. Il releva la tête et parla, pour la première fois, s’adressant à l’infirmier dans un anglais hésitant :

  • Daesh is like Hitler. We have to resist.

Salim et Adi ne revirent jamais leur mère ni leurs sœurs. Ils apprirent, de longs mois plus tard, par une cousine ayant réussi à s’échapper, que les trois fillettes de six, huit et douze ans avaient été violées pendant plusieurs semaines avant d’être décapitées. Ils ne purent jamais savoir ce qui était advenu de leur mère adorée. Souvent, les deux adolescents plongeaient dans la souffrance sans nom de ceux qui ont perdu jusqu’à leur ombre, orphelins même du soleil. Mais lors de leur séjour au foyer Lily Unden, juste avant leur départ pour une nouvelle vie, ils eurent la chance de prendre quelques cours d’histoire européenne tout en apprenant des rudiments de français. Et un soir, dans la petite chambre lumineuse que les deux frères partageaient, en observant les hirondelles tournoyer dans le ciel d’azur qui ressemblait tant à celui qui surplombait leur ancienne vie, Adi dit à son aîné, le dardant de ses yeux de braise qui semblaient briller à nouveau de l’incandescence de l’enfance :

  • L’Europe, l’Asie, la Perse : trois civilisations. Le Luxembourg, la Lorraine, la Sarre : trois régions.

Salim prit son petit frère dans les bras et lui chuchota à l’oreille qu’il l’aimait et qu’il ne le quitterait jamais. Sous la nuit étoilée du printemps qui berçait le Limpertsberg de ses parfums entêtants, le jeune homme sourit.

***

La frêle embarcation tangue dangereusement. Alganesh tente de s’agripper à un cordage, mais c’est presque impossible d’une seule main. Dans son bras droit, elle serre sa petite Sofia, blottie dans le pagne multicolore, sa princesse, son étoile, dont les prunelles d’un noir de jais observent le dôme immense du ciel obscurci par la tempête. Ils sont si nombreux, sur ce rafiot de misère, parqués par les passeurs de mort dans ce qui n’a de bateau que le nom, ballottés par les vagues qui se font océanes, mourant de soif, hébétés par la faim et la peur, que la jeune femme n’espère même plus une issue heureuse à sa fuite.

Pourtant, elle le sait, c’était la seule solution. Ses deux frères et son père ont péri dans les geôles érythréennes, torturés au camp d’Eiraeiro, et elle a vu mourir le père de son enfant sur la place de leur village, ne devant son propre salut qu’au sacrifice de sa mère qui s’est mise en travers des exactions de la barbaresque du régime. « Ade », a hurlé la jeune femme en voyant les coups mortels abattre celle qu’elle chérissait…Alganesh a accouché seule, dans l’immensité du mont Soira, hurlant en silence sous les roches tutélaires, avant d’embarquer pour cette Europe salvatrice en compagnie de centaines de compagnons d’infortune, son enfant accrochée à son sein et sa vie entière piétinée par la dictature.

Elle sait encore le goût des galettes tendrement confectionnées par sa sœur aînée avant que celle-ci ne soit violée et assassinée par les milices. Elle se souvient des palabres des Anciens au pied du dragonnier, et des courses folles des antilopes, gracieuses et libres, comme elle l’était quand, petite fille, elle rêvait de rejoindre les combattantes du FPLE…Elle revoit le ciel rouge de son Afrique bien-aimée, de ce continent qui n’est que pillages et destructions, comme si l’Histoire avait enchaîné les hommes aux fers d’un éternel retour de l’horreur, alors que cette terre nourricière regorge de mille richesses et des chatoyances infinies de cultures ancestrales…

Rouge, justement, la coque de ce vaisseau de pirates. Le choc frontal fait vaciller l’embarcation déjà épuisée par le poids des migrants. Noire, l’eau trouble envahie de cris et de terreurs. Jaune, la lune, dont l’incroyable placidité contemple le naufrage de ce radeau de la méduse plein de bruit et de fureur. Alganesh coule à pic, son enfant chevillée à son pagne, mère et fille suffoquent de concert ; autour d’elles des visages grimaçants s’entrechoquent sous la cale putride, et bientôt Mare nostrum sera à nouveau un cimetière.

Mais soudain une main solide perce le bois détrempé de ce vaisseau-cercueil et attrape la jeune maman par ses tresses. Elle aspire une grande goulée d’air en remontant à la surface, bientôt la petite Sofia est enveloppée dans une étoffe noire, rouge et or. Car le navire des sauveteurs bat pavillon allemand, et c’est dans un drapeau que les marins, émus, ont emmailloté le nourrisson transi.

Alganesh va bientôt partir vivre à Bruxelles, chez une cousine retrouvée par les services sociaux. Elle rêve déjà des pralines, du Gouda aux herbes qu’elle adore et des couleurs bigarrées d’Ixelles, cette corne de l’Afrique brusseloise…Aujourd’hui, elle a laissé son bébé aux joues potelées à une amie irakienne, dont le rire communicatif résonne comme une brise printanière dans la grande salle décorée de fleurs et de lapins du foyer de Saarbrücken. Car ce soir, ce ne sont pas les fossettes de son enfant qu’elle admirera, son émerveillement toujours renouvelé d’avoir réussi à quitter l’enfer. Non, cette nuit du 11 avril 2015 est celle de sa rencontre avec la musique de l’orchestre symphonique, grâce au réseau d’entraide aux réfugiés « Ankommen », qui permet à tout un groupe d’Érythréens, d’Irakiens et de Syriens de plonger dans l’univers des cordes et des cuivres…

La cinquième symphonie de Tchaïkovski emporte Alganesh loin, très loin de la Sarre ; les violons lui chantent les voix douces des ancêtres, les hautbois lui jouent les couleurs ocres des vallées, la contrebasse lui réchauffe le cœur comme un ardent soleil d’Afrique…Certes, ce qui était n’est plus. Mais ce qui adviendra sera. Alganesh est vivante, et son enfant aussi. Elle se tient bien droite, radieuse, belle comme la Reine de Saba.

***

Hassan…Hassan ne jouera plus jamais de piano. Il le sait, puisque la bombe a détruit non seulement le salon qui abritait son instrument, mais aussi ses deux bras. Il hurlera de longues, interminables heures, coincé sous les décombres, allongé près des cadavres de ses parents et de sa grande sœur, les mains, ces mêmes mains qui, quelques heures auparavant, jouaient Chopin et Ed Sheeran, atrocement mutilées. La nuit syrienne sera zébrée d’éclairs. Au matin, quand les sauveteurs déblaieront les gravats et les morts, ils pleureront tous, en voyant le fils du professeur de musique, seul survivant, mais privé de l’usage de ses bras, orphelin du monde.

Hassan n’ira pas à l’enterrement de sa famille. Il sera sur un brancard de fortune, lacéré de souffrances, éventré de désespoir. Il entendra d’autres bombes siffler sur la ville, mais aussi les hurlements des blessés et les gémissements des mourants. Il respirera l’air vicié du dispensaire et imaginera les linceuls blancs de ses proches, déposés à la hâte dans cette terre sans cesse retournée, qui n’a plus assez d’espace pour accueillir les  trop nombreuses victimes.

Le jeune garçon ne reverra aucun membre de sa famille éloignée, car dès le lendemain il sera évacué par un convoi qui le conduira au-delà des cèdres et des pierres blanches de son village. Il sera ballotté de camion en bateau, de navire en train, de camp en asile, de foyer en hôpital, quand les plaies de ses moignons se seront ouvertes mille et une fois. Il criera des nuits entières en réclamant sa mère, lui, le garçonnet de cinq ans qui jouait certes Mozart, mais qui aimait plus que tout les caresses maternelles sur son beau front intelligent et les chatouilles de son père adoré.

Il oubliera jusqu’à son prénom au fil des traumatismes, il manquera couler à Lampedusa, rencontrant, une froide nuit de décembre, une belle jeune femme portant un bébé ceint d’un drapeau allemand, mais il se souviendra longtemps du baiser très très tendre que cette maman lui fera sur ses joues mouillées de larmes, lui psalmodiant une mélopée qui le calmera le temps d’une nuit. Il arrivera à Calais, et partagera un repas avec deux garçons qui semblaient être des frères. Le plus âgé le soulèvera jusque dans un fauteuil, au centre de la tente, et le plus jeune cherchera une cuillère qu’il portera patiemment à la bouche d’Hassan, le nourrissant gentiment en lui racontant des histoires drôles en anglais pour le faire sourire.

Un jour, Hassan sortira de l’hôpital avec des prothèses, car il aura pu profiter des soins d’une association qui, depuis des décennies, soigne les blessés de guerre. Il aura repris du poids, il aura appris de nombreuses phrases en français, il sera hébergé dans un centre de rétention messin, grâce à l’Ordre de Malte. Sa première rentrée se fera dans un cours préparatoire de primo arrivants, et il deviendra vite la coqueluche de l’école en jouant du piano avec ses prothèses. On le surnommera « Hassan aux mains d’argent » …

Les nuits seront difficiles, de longues années durant, même lorsqu’Hassan vivra en famille d’accueil. En rêve, il reviendra vers la lumière aveuglante d’Alep, et toujours respirera le parfum des oliviers et des cèdres du Liban. Souvent, il se réveillera en larmes, juste avant d’avoir pu jouer Chopin avec ses véritables mains, ou juste avant le baiser de sa maman.

Mais peu à peu il deviendra un grand garçon, un bel adolescent aux yeux de braise, un étudiant brillant, un pianiste de renom, un homme politique engagé, un père de famille épanoui, un citoyen français fier de ses origines, un européen convaincu, et un habitant heureux du Sarr-Lor-Lux. Il épousera une jeune fille nommée Sofia, d’origine érythréenne. Et se liera d’une amitié indéfectible avec deux frères venus du Kurdistan irakien, retrouvés lors d’un concours de piano à Bruxelles, qui, eux, se souviendront de leur première rencontre, alors qu’Hassan aura occulté ce souvenir. Bien après le repas partagé à la friterie de l’avenue Louise, ils seront ses témoins de mariage.

***

Ce jour-là, dans l’éblouissante lumière estivale, comme si le ciel de Bruges fredonnait d’allégresse, on a entendu des chants africains chantés par la chorale de la mère de la mariée. Puis sont récitées des prières yézidies venues du fond des temps et du cœur intime des hommes. Enfin, avant de se lever pour rejoindre la mariée sous les youyous des invités, Hassan jouera, au piano, l’Hymne à la joie.

http://www.pfaelzischer-merkur.de/kultur/Saarbruecken-Cellokonzerte-Eritrea-Geige-Orchester;art448935,5708761

http://www.varmatin.com/faits-de-societe/mercy-37-kg-est-nee-ce-mardi-matin-a-bord-de-laquarius-123339

Esther Ada

 Un seul nom

 demeure sur les tombes

 de Lampedusa. Elle avait dix-huit ans

 et la grâce des gazelles.

 Tant de mains suppliciées

 disparues au charnier azuréen

 des poissons avides. Mare nostrum,

 un cimetière.

Je te nomme, seule, Esther Ada,

 rescapée des fosses communes du silence,

 je t’adoube immortelle.

Une survivante du Titanic portait ce même nom.

#400notjustanumber! Le silence de l’amer…

Les Migrants s’arrêtent à la frontière, comme le nuage de Tchernobyl…

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Ma sœurette et moi nous appelons chaque semaine, et, chaque semaine, elle me demande si des réfugiés sont arrivés à Toulouse.

Ma sœur vit de l’autre côté du Rhin, vous savez, en Allemagne, ce pays qui va accueillir 800 000 Migrants et réfugiés.

Et qui en a déjà accueilli énormément, ces dernières années, et surtout ces dernières semaines, au grand dam de l’extrême-droite qui claironne en vain ses thèses de repli nationaliste devant une Angela inflexible.

À Toulouse, j’ai beau chercher, je ne vois pas l’ombre d’un Migrant ; nous avons nos « quartiers » colorés et agités, nos Roms qui mendient au Capitole, nos bourgeois qui maugréent, mais même lorsque j’ai appelé des associations, en été, pour donner des livres, on m’a bien dit que seules quelques familles tchétchènes profiteraient de mes dons, et que « les enfants, de toutes manières, ne seraient pas intéressés par la Comtesse de Ségur »…

C’est étrange, non, ces nuages de Migrants qui s’arrêtent à la frontière, comme le nuage radioactif de Tchernobyl ?…J’avoue avoir un peu de mal à comprendre le concept, surtout après le beau discours fraternel de Manuel, ce soir, en clôture des Socialofolies de La Rochelle…

Quand je regarde les infos teutonnes, comme tout prof d’allemand qui se respecte, j’en reste pantoise : les réfugiés et Migrants sont partout, dans les villes moyennes comme dans les grandes métropoles…La mouvance nationaliste Pegida s’agite et vocifère, tandis que des citoyens au grand cœur ont organisé samedi une fête d’accueil dans la ville de Heidenau, qui, je l’avoue, m’aurait presque émue aux larmes…

http://www.francetvinfo.fr/monde/europe/migrants/l-allemagne-terre-d-accueil-des-refugies_1062917.html

Voir ces enfants blonds de Heidenau fraterniser avec les petits Syriens aux yeux de braise, et les ménagères apporter de gros gâteaux tandis que les hommes jouaient au foot m’a renvoyé directement à cette autre image, terrifiante, de villageois obligés par les autorités alliées de visiter un camp, juste après la libération…

http://www.stern.de/politik/deutschland/friedliches-begruessungsfest-6424498.html

Oui, l’Allemagne est guérie, cette scène cathartique de fraternisation nous le prouve et nous fait honte, à nous, franchouillards et reclus, tout taiseux dans nos provinces, faisant mine de ne pas voir l’horreur des ventres gonflés d’eau des enfants noyés ou celle des visages blêmes des femmes mortes étouffées dans le camion autrichien…

J’attends. J’attends de voir ma Ville Rose accueillir les damnés de la terre qui, ce me semble, n’ont pas de droit d’asile ici, en terre de France.

http://abonnes.lemonde.fr/europe/article/2015/08/29/ces-allemands-qui-accueillent-les-refugies-a-bras-ouverts_4739992_3214.html

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2015/08/28/esther-bouchra-hamid-pneuma-de-lhorreur-migrants-autriche/

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#400notjustanumber! Le silence de l’amer…

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Sculpture en haut de l’Escalier Monumental à Auch -32. Jaume Plensa, photo Aussenac.

À l’heure où je reviens sur ce texte, en ce 21 avril 2015, ce ne sont plus 400 mais 900 morts que l’on dénombre dans le dernier naufrage…Avec seulement 27 survivants…

 « Aujourd’hui, C’est l’anniversaire du naufrage du #Titanic.

 En 2014, 3400 migrants sont morts en Méditerranée.

 L’équivalent de 2 #Titanic. »

http://www.euronews.com/2015/04/15/400-people-feared-dead-in-mediterranean-sea-tragedy/

Ce tweet d’Amnesty France est presque l’un des seuls à relayer l’information…Oui, c’est vrai, dans la nuit du 14 au 15 avril 1912, le Titanic heurtait un iceberg…Et le naufrage du paquebot provoqua la mort d’environ 1.500 personnes.

Mais surtout, cette semaine, 400 migrants seraient morts dans le naufrage de leur embarcation  de fortune, 400, oui, en une seule fois…Plus que lors du naufrage de Lampedusa. Ces morts-là n’ont pas eu droit aux gros titres, ni dans la presse, ni dans les JT. Ce soir, sur France 2, au 20 heures, le flash info à leur sujet a duré moins de 5 minutes…La Twittosphère leur accorde, deux jours après le drame, moins d’une cinquantaine de commentaires, le #migrants faisant bien moins recette que les #JesuisCharlie et autres revendications empathiques…

Si les Kenyans, à juste titre, se sont offusqués du silence du monde autour de la barbarie anti-chrétienne de Garissa, les migrants, eux, n’ont apparemment personne pour pleurer leur disparition, malgré le chiffre abyssal des morts de ce dernier naufrage…La presse et les médias, d’ailleurs, s’intéressaient ce soir davantage aux remous politiques provoqués en Italie par l’afflux massif des réfugiés qu’à ce drame quasi banalisé.

Et pourtant: #400notjustanumber!!!!!

400 personnes, ajoutées aux 3400 disparus de 2014, 400 vies humaines, n’est-ce pas suffisant pour s’indigner, pour créer un « mot-dièse », et surtout pour réfléchir aux causes et aux solutions de ce qui n’est pas un « problème », mais une honte, une barbarie, un scandale, une abomination?!!

Bien sûr, nous sommes loin des 200 000 à 250 000 victimes des années soixante-dix, lorsque les boat people quittaient le Vietnam pour s’entasser dans des camps de fortune, périssant eux-aussi de façon dramatique et systématique…

Pourtant, s’il faut s’indigner en termes mathématiques, 400 personnes, c’est plus que les victimes du pilote kamikaze…C’est autant que les jeunes filles nigérianes enlevées par Boko Haram…C’est plus que les victimes de la barbarie de Garissa…

Mais ces morts-là ont sombré dans le silence de la mer. Je pourrais écrire une belle métaphore, car en notant cette phrase m’est venue l’image sublime du film « The piano », quand la jeune femme sombre, elle aussi, attachée à son piano, avant de réussir à remonter vers la lumière et vers la vie…

https://www.youtube.com/watch?v=MLpzo_nwZpE

Mais ce n’est pas ainsi que ça s’est passé, là-bas, dans les eaux bleues de Mare nostrum…Non, je crois qu’il y a eu des hurlements atroces, des luttes terribles, des coups, des scènes d’une violence inimaginable. Je crois que seuls les plus forts et les plus chanceux ont pu s’en sortir, s’accrocher à leur rafiot, tandis que les autres coulaient, s’étouffaient, se noyaient.

Je crois que des mères ont vu s’éloigner leurs nouveaux-nés aux yeux révulsés, je crois que des enfants ont agité en vain leurs gambettes pour tenter de rester à la surface de l’eau qui tue, je crois que cette eau a peu à peu envahi leurs yeux exorbités, leurs bouches hurlantes, et qu’elle gonfle à cette heure leurs corps déformés, leurs petits corps dont nul, déjà, ne veut se souvenir.

Je crois qu’il y avait là des jeunes femmes à la beauté sublime, qui quelques jours auparavant peut-être riaient en faisant des tresses à leurs cousines, malgré les famines, les peurs, les guerres. Je crois qu’il y avait aussi des vieillards, fatigués, mais encore en voie d’espérance. Je crois qu’il y avait beaucoup d’enfants seuls, j’en suis certaine, même, puisque les organisations humanitaires ont confirmé ce fait, qui seront morts donc sans même avoir croisé une dernière fois le regard d’amour d’une mère ou d’un père.

Que sommes-nous devenus de ne pas nous indigner davantage, quand nous sommes si empreints encore de ce satané « esprit du 11 janvier » qui ne sert plus qu’à Hollande les soirs de catastrophe, quand nous descendons dans la rue pour défendre nos salaires, le latin, ou le tiers-payant ?

J’espère que cet été, quand vous verrez l’un de vos enfants boire la tasse sous une de nos belles vagues atlantiques, et que vous le récupèrerez, tremblant, crachant, mais vivant, vous aurez une pensée pour tous ces petits africains qui dorment pour l’éternité dans la mer alliée au soleil.

Esther Ada

http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=189717&forum=2

 Un seul nom

 demeure sur les tombes

 de Lampedusa. Elle avait dix-huit ans

 et la grâce des gazelles.

 Tant de mains suppliciées

 disparues au charnier azuréen

 des poissons avides. Mare nostrum,

 un cimetière.

 

Je te nomme, seule, Esther Ada,

 rescapée des fosses communes du silence,

 je t’adoube immortelle.

 

Une survivante du Titanic portait ce même nom.

 

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Une sculpture de Jurga http://jurgasculpteur.blogspot.fr/

PS: Voir des dizaines, centaines de #Chloé en ce 16 avril, et rien pour #400notjustanumber, pour les 400 #migrants…Ouvrir les yeux…La bête qui a tué l’ange fait en même temps payer des centaines d’innocents…Double peine pour ces oubliés…