Torero et Juliette #nouvelle #confinement #corrida #Shakespeare #RoméoetJuliette #tragédie #passion #Gascogne #Avignon #théâtre

Sculptures taurines à Auch, crédits Sabine Aussenac

Le cercle de silence se rompt et, peu à peu, les participants se saluent et commencent à discuter de plus en plus bruyamment de la suite de la manifestation. Les immenses pancartes ornées du slogan « Feria si, Corrida no ! » ou représentant des taureaux à l’agonie peints à grand renfort de tons rouge sang, portées à bout de bras par toute la faune habituelle des défilés de cet acabit, semblent défier la douceur des collines gersoises ; des sarouels colorés dansent sur l’asphalte, disputent les prix de l’originalité aux dreadlocks savamment noués en chignon, tandis que des enfants en sandales courent presque nus dans l’air pourtant encore frisquet de ce lundi de Pâques.

Juliette s’ennuie à mourir, regarde son portable toutes les cinq minutes, guette le moment où elle s’échappera en prétextant le train de Toulouse et son bac à réviser. Elle jette des regards désespérés vers sa mère pour implorer un départ vers la gare, mais Capucine, dont les longs cheveux teints au henné virevoltent au gré du vent léger d’avril, est en train de s’épancher avec virulence devant les micros de France-Bleu et de Sud-Ouest :

  • Nous ne lâcherons rien et organiserons nos cercles de silence et nos défilés jusqu’à ce que les pouvoirs publics fassent cesser ces pratiques d’un autre âge qui défigurent la dignité de notre patrimoine culturel ! La corrida de Pâques à Aignan est une insulte à l’âme de la Gascogne !

Juliette lève les yeux au ciel, exaspérée par ce discours anti-corrida qu’elle entend depuis des années, tout comme les vitupérations maternelles à l’encontre du nucléaire, du WiFi, du foie gras, bref, de tout ce qui touche à la nature, à la pollution, à la défense des animaux… Marcher, contester, batailler, contrer, défendre, accuser, sa mère est la Jane Fonda du Gers, et Juliette est fatiguée ; elle se remémore tous ces dimanches passés à défiler depuis son plus jeune âge, se demandant si son penchant pour la littérature n’aurait pas pris sa source dans tous ces moments d’ennui intense durant lesquels elle repensait avec désir et nostalgie au livre qu’elle brûlait d’envie de continuer à son retour à la ferme. C’est là que Nurcia, la compagne de sa mère, l’attendait avec un bol de chocolat fumant pour la réconforter. Et plus Capucine insistait pour que Juliette reprenne un jour la petite exploitation d’agriculture raisonnée, plus la jeune fille cultivait son goût pour les lettres, la philosophie et le théâtre, aspirant à la vie citadine, rêvant de Paris ou de New York. Et puis Juliette a envie de plats en sauce et de maquillage, de se sentir femme et de croquer la vie. Sus aux graines, au quinoa et aux manifs, elle n’en peut plus, elle rêve de normalité et ne supporte plus les idées si tranchées de Capucine. D’ailleurs Juliette adore le foie gras et se demande si elle ne pourrait pas désobéir aux injonctions maternelles et voir une corrida en Provence, en juillet, pour se forger sa propre opinion.

Auch, crédits Sabine Aussenac

Soudain, une giboulée déchire le ciel vallonné de nuages. Capucine daigne faire un signe à sa fille en lui montrant le parvis de la cathédrale Sainte-Marie. Juliette se réfugie sous le vantail en attendant la fin de l’averse et le sac que sa mère est allée chercher dans sa voiture (heureuse concession qu’elle daigne faire à la modernité, enfin presque, au vu de la Citroën couverte d’autocollants…), avant de dévaler l’Escalier Monumental en souriant gaiement à la statue de d’Artagnan qui veille sur la Gascogne. Enfin, à elle la vraie vie, la vie estudiantine et toulousaine ! Et surtout les répétitions du club-théâtre, à l’internat, en vue du spectacle de Shakespeare qu’elle jouera l’été prochain en Avignon…

Roméo se faufile dans la foule compacte qui piétine, impatiente, attendant l’ouverture des arènes. Arles brille déjà de son soleil d’un jaune strident, en cette belle journée pascale où les aficionados vont célébrer la mémoire de Manolete. Il se réjouit pour son père, organisateur de cette manifestation attendue depuis des mois par des milliers de passionnés, et se demande s’il sera à la hauteur des espérances paternelles, n’osant se comparer aux prestigieuses têtes d’affiche comme Manzanares, El Juli, Juan Bautista, Ponce, à tous ces immenses toreros ou aux nouvelles stars du Rejoneo, Léa Vicens ou Leonardo Hernandez…C’est aujourd’hui que le jeune novillero va confirmer son « Alternative »pour acquérir le grade de Matador de toros: la corrida, Roméo est né avec, il était encore dans le giron maternel lorsqu’il a entendu le public crier « olé » pour la première fois et a grandi avec les monstres sacrés de la ganaderia de son grand-père, fasciné par la puissance des dieux de jais et par la grâce virevoltante de son parrain Laurent, le frère de son père, lorsqu’il faisait vibrer l’arène de ses passes fabuleuses.

Roméo sait que cette investiture baptismale lui ouvrira les portes d’une carrière internationale, et il se sent à la fois fier et terriblement malheureux. Comment va-t-il trouver le temps de se consacrer à son amour des planches en toréant au niveau international ? Le jeune homme n’a encore parlé à personne de l’escapade qu’il a prévue pour juillet, lorsqu’il ira passer quelques jours en Avignon… Il sait qu’il devra braver tout un mundillo pour réussir à prendre la poudre d’escampette et qu’il se fera sûrement traiter de pueblerino par son père… Et pourtant, la passion qu’il nourrit pour la tauromachie n’a d’égale que l’engouement qu’il a pour le théâtre. Depuis son enfance passée aux Saintes-Maries, il sait qu’il ne pourra jamais choisir, tant sa mère, une merveilleuse actrice qui avait abandonné la Comédie-Française pour se consacrer à sa famille, l’a bercé de tirades, l’amenant chaque été en Avignon avant de rejoindre son époux dans leur mas d’été au hameau de Montaigu, près de Manosque. Roméo doit son prénom à la fois à Shakespeare et aux terres de ses arrière-grands-parents, et a grandi dans ce double amour qui lui semble aujourd’hui si douloureusement inconciliable, entre cigales et taureaux, arènes et estrades, dans cette Provence aux lavandes folles qui fait les femmes belles, les hommes transis et les corridas de feu.

Il arrive devant les palcos et salue les monosabios qui l’accueillent en l’acclamant déjà. Il sort ses zapatillas de son sac et contemple la Taleguilla comme on voit le soleil se lever au-dessus de la mer. Cette journée sera son aube, et de lumière, comme son habit. Roméo sourit. Aujourd’hui il n’est plus l’acteur ; il va être sacré torero.

Avignon, source Wikipedia

 Le train est bondé, mais Juliette n’en a cure. Elle n’a même plus envie de lire, regarde avec une impatience enfantine le paysage qui peu à peu perd ses rondeurs et ses verdeurs pour naître en estive provençale.  Enfin, son rêve s’accomplit ! Juliette la petite Gersoise sera Juliette de Vérone, et elle sourit de bonheur tout en frémissant de trac. Demain soir, elle montera sur la scène ouverte du Palais des Papes, et du haut de ses seize ans elle défiera le ciel. Sa mère l’a accompagnée jusqu’en gare de Nîmes avant de filer vers la Lozère où l’attendent ses amis zadistes, pour préparer une énorme manifestation anti-corrida prévue en Arles. Juliette doit dormir dans un centre d’accueil avec des jeunes de toute la France et se réjouit de ces heures qui seront exclusivement consacrées à la scène. Sa mère la rejoindra le lendemain avec Nurcia, puisque les deux femmes mobiliseront toute la ZAD pour le off et viendront jouer « Le sang du matador » …

Roméo découvre la gare d’Avignon et n’est plus qu’un jeune homme épris de théâtre, un festivalier heureux. Il réussit à ne pas trop penser à la déception de son père et au visage fermé de son grand-père lors de son départ. C’est d’ailleurs Laurent qui l’a emmené au train, détendant l’atmosphère avec de belles anecdotes sur des corridas d’antan. Laurent est intarissable, qu’il soit au volant de sa jeep ou de son fauteuil roulant. Comme il aime à le répéter aux novices ébahis de le voir fouler l’arène avec celui qu’il surnomme affectueusement son « 4X4 » : « Encorné un jour, passionné toujours ! »…

Sur le parvis de la gare, une lumière éblouissante cueille le jeune homme dans ses rêveries, et c’est le nez en l’air, pour tenter de distinguer les pierres tutélaires de la cité papale, qu’il heurte vivement une très jeune fille qui, elle aussi, s’évertue en vain à scruter l’horizon. Elle se retrouve dans ses bras et pouffe de rire devant le visage cramoisi de l’inconnu.

  • Juliette, dit-elle en se dégageant et en tentant de recouvrer l’équilibre.
  • Roméo, pour vous servir, rétorque-t-il.

Est-ce la blondeur incandescente de Juliette, ou la flamme andalouse qui consume soudain les yeux de Roméo ? Ou peut-être ce souffle du mistral qui hante le Palais des Papes, ou simplement l’été, si doux, si bruyant, si indécent, débordant de peaux nues et de rires… Juliette et Roméo ne se quittent plus d’une semelle, ils se frôlent, ils se cherchent, ils s’épient, même au milieu de la cohue festivalière, aimantés comme deux âmes très anciennes qui se seraient reconnues. L’air semble chargé de parfums de garrigues, on a couru vers les fontaines pour s’asperger au milieu de la fournaise, on a léché des glaces multicolores et bu des mojitos, on a parlé d’Anouilh et de Vilar, de Gérard Philipe et de Shakespeare, on a murmuré sous la lune et souri sur les gradins ; Juliette a raconté la ZAD et les manifs, Roméo le sable brûlant et sa passion pour les taureaux, ils ont ri aux larmes en se découvrant issus de familles aussi opposées ; le Gers la Provence l’arène la classe prépa à venir le quinoa la ganaderia le traje de luces Shakespeare Paris on a tout mélangé, avant de s’embrasser et de s’endormir, enlacés sur les berges. Juliette a lové sa candeur au creux des bras rassurants de Roméo, sa bouche au goût d’abricot a murmuré « je t’aime », et le Rhône veille sur les futurs amants.

Juliette salue le public debout qui l’acclame, certains pleurent, d’autres hurlent. Roméo tremble, il a senti que cette scène était le premier jour du reste de leur vie. Soudain une tornade rousse s’élance vers les loges, et Roméo comprend que la mère de Juliette est arrivée. Elle porte encore sa pancarte anti-corrida, la pièce du off vient sans doute de se terminer. Roméo frappe à la porte de la loge, c’est Capucine qui lui ouvre, tandis que Juliette est tendrement démaquillée par Nurcia.  Un cri de colère retentit. Capucine a aussitôt reconnu le visage qui orne les affiches du Grand Sud et trône fièrement sur les sites de corrida qu’elle parcourt pour les spammer d’insultes…

  • Roméo Montaigu ! Que faites-vous ici ? Vous êtes envoyé par votre famille pour porter plainte contre notre petite compagnie ? Ne vous avisez pas de me toucher, je ne serai pas docile comme les animaux que vous torturez, et mes camarades de la ZAD m’attendent Place des Carmes !
  • Maman, s’interpose Juliette, ne sois pas ridicule ! Je te présente Roméo, un ami très cher, qui fait lui aussi du théâtre, et… avec qui je vais partir demain pour Arles, pour la suite des vacances. Laisse la corrida en dehors de tout ça !

Roméo couve Juliette du regard, et est fier du courage de sa belle qui ose affronter le courroux maternel. Nurcia tente d’apaiser Capucine, mais le ton monte, Juliette n’est pas majeure, c’est un détournement de mineures, ça ne se passera pas comme ça, il n’est pas dans son fief de toreros machos, ici c’est elle qui décide qui sa fille fréquente, elle était d’accord pour Avignon, mais là c’est terminé, tu m’entends, Juliette, c’est terminé, demain tu rentres avec nous à la ZAD et puis à la ferme, de toute façon tu as la khâgne à préparer, Mademoiselle en a oublié ses livres, c’est ça ?

Roméo invoque sa mère, actrice, le hameau ancestral des Montaigu qu’il voudrait faire connaître à la jeune fille, et puis le code d’honneur, le Pundonor des toreros, et enfin son père qui les attend au pied du Palais des Papes. Juliette pleure, effondrée devant la violence verbale de sa mère dont les valeurs « de gauche » se sont soudain muées en frilosité petite-bourgeoise lorsqu’il s’agit de virginité perdue ou de liberté d’aimer ; c’est Pol Pot au Palais des Papes, Juliette se lève et s’enfuit, jetant un dernier regard désespéré à Roméo et lui soufflant qu’ils se parleront sur Facebook.

On toque à la porte de la loge que Juliette a claquée, et un Laurent souriant fait rouler son fauteuil roulant, suivi par un homme de belle prestance qui s’exclame :

  • C’est ici que tu te caches, mon fils ? Nous t’attendons pour te ramener en Arles, tu sais que tu dois toréer demain soir, il faudrait rentrer te reposer…

Il aperçoit alors Capucine et blêmit en reconnaissant la passionaria qui a déjà défilé maintes fois sous les fenêtres du mas et devant les arènes, à la tête de cortèges haineux. Il ne comprend soudain plus rien, interroge son fils du regard, mais déjà Capucine passe devant lui et lui crache au visage en murmurant un « hijo de puta » du plus bel effet avant de courir pour rattraper Juliette. Nurcia esquisse de vagues excuses et se précipite à sa suite. Roméo se tait, il fait nuit soudain, et le Rhône au loin charrie de lourds chagrins.

Arles, crédits L.Roux

La Feria du Riz bat son plein, en Arles où coule aussi le Rhône d’éblouissants orages éclatent au gré des courses camarguaises et des concerts des peñas.Roméo a parlé toute la nuit avec Juliette sur Facebook et par sms, voilà près de deux mois qu’ils ne se quittent pas, malgré la distance. Laurent a promis au jeune homme d’aller accueillir Juliette car lui-même sera déjà dans l’arène pour la corrida concours, et c’est Nurcia, la douce complice, qui conduira sa belle-fille jusqu’en Arles, puisque le rythme de la prépa n’est pas encore trop soutenu en ce début d’automne. Capucine n’en saura rien, occupée par les préparatifs des vendanges et par son engagement pour les Migrants du centre d’accueil de Condom. Roméo veut que Juliette le voie toréer avant qu’elle ne s’engage avec lui plus avant, il sait que sa propre certitude sera confirmée par cette nouvelle communion, il a l’intuition que l’émerveillement ressenti en voyant Juliette jouer se produira à nouveau, cette fois dans l’autre sens. Son père l’a mis en garde contre les femmes qui se jettent parfois entre les toreros et leur passion, mais Roméo a confiance en celle dont les lèvres brasier le brûlent comme un soleil madrilène.

Il est là, agenouillé devant la porte du toril, rêvant sa porta galoya. Le public, silencieux comme à l’aube des temps, retient son souffle, sachant le péril que cette suertepeut représenter quand le taureau impatient et gaillard va jaillir comme un aigle hors du nid. Le jeune homme a pensé à sa mère, comme au début de chaque corrida, à son beau sourire qui lui semble le protéger toujours. Il porte son fétiche, le chaleco brodé de ses mains juste avant qu’elle ne s’évade de sa longue maladie. La porte s’ouvre et le ballet des passes et des acclamations du public commence ; Roméo danse et le taureau le suit, on se sait plus qui mène l’autre, l’osmose est totale entre celui qui croit au ciel et celui qui piétine la terre de Camargue depuis sa naissance jusqu’à l’encierro, le public ondule de plaisir à chaque envolée de muleta et le souffle taurin se mêle aux parfums chauds du ruedo.

Tauromachies, tableau de Catherine Dhomps
https://www.catherine-dhomps.com/

Mais Roméo pense aussi à sa belle, à sa Juliette dont il reverra la blondeur dans quelques heures, il pense trop et n’agit plus assez ,soudain il est saisi comme d’un vertige, et en ce millionième de seconde où son corps vibrant de matador et son esprit épris d’amour ne font plus un mais se scindent en deux entités opposées, son redoutable adversaire prend l’avantage : ce qui devait être la remate de Roméo que tous surnomment déjà le Diestro d’Arles devient une esquive maladroite, l’homme tombe, la bête se relève, les gradins hurlent et soudain le sang éclabousse le sable sous l’aigre sueur de la peur ancestrale de l’homme devant la bête, et les revisteros crient dans leur micro que Roméo vient de mourir encorné, nouveau Manolete, en cette année de jubilée, tant la violence de la charge semble avoir été fatale. Un homme à terre semble de phosphore et de sang, le traje de luces devient rouge et le public pousse une obsédante plainte tandis que dans le palco le président Montaigu a porté la main à son cœur.

Une radio locale chante la douceur de l’été finissant, Juliette fredonne distraitement en admirant les berges du Rhône, elle aperçoit déjà les arènes ; Nurcia tente de se frayer un chemin pour rejoindre la place où Laurent les attendra, mais le boulevard des Lices est fermé en raison du bandido annoncé à grands renforts de panneaux, la foule déjà se presse pour ce moment fort du Riz. Soudain la musique s’interrompt et un journaliste qui semble à fois surexcité et abasourdi annonce une édition spéciale :

  • Nous interrompons notre programme pour une terrible nouvelle qui endeuille la féria du Riz et tout l’univers de la Tauromachie. Roméo Montaigu, le jeune matador que le public surnommait déjà le Diestro d’Arles, vient de subir une charge extrêmement violente et aurait succombé à ses blessures. Son père, le président Montaigu, a quitté la loge pour rejoindre l’arène. Je rends l’antenne et vous tiendrai informés.

Nurcia pile au moment où Juliette saute de la voiture en hurlant de douleur. La jeune fille a roulé sur le trottoir mais se relève aussitôt, hagarde, foudroyée par son propre orage, et Nurcia se lance à sa poursuite, mais en vain, Juliette la devance en maudissant sa mère et ses interdictions stupides qui l’auront empêchée de revoir son amour, d’être auprès de lui en ce jour, en maudissant les dieux qui lui ont volé sa vie, Juliette ne court plus, elle vole, elle s’envole, elle saute les barrières sous les yeux médusés des badauds et n’a cure de la bronca qui s’élève et lui crie de revenir sur le bas-côté, Juliette veut aller aux arènes, par le plus court chemin, et puis elle entend le bruit sourd d’un martèlement de pas lourds et dans l’atroce lumière de midi elle imagine les grands tonneaux de sang de son bien aimé encorné et elle lève la tête pour voir dans le contre-jour ce qu’elle ne sait pas être l’abrivado, mais qu’elle devine d’une puissance infinie, et sourit en se jetant vers ce qu’elle espère la mort, l’âme en joie, car plus rien ne la retient sans Roméo.

Nurcia rattrape Juliette juste une seconde trop tard, elle lui évite d’être piétinée mais pas d’être encornée en plein cœur. La jeune fille meurt sur le coup, en prononçant le nom de Roméo dans son souffle juvénile et pur, le soleil soudain sur Arles endeuillée semble une orange folle.

À l’hôpital, dans une morgue froide, dans l’odeur de l’éther qui aurait dû être celle de l’amour, Roméo est assis près de Juliette. Celui que les journalistes avaient enterré trop vite a certes été grièvement blessé à la cuisse et a perdu énormément de sang, touché à une artère, mais semble porté par une force surhumaine. Il embrasse, bouleversé et mutique, le visage intact de celle qu’il aurait voulu chérir à jamais.

Capucine, venue du Gers dans sa voiture aux autocollants délavés et ridicules, ne sait que fixer le jeune homme et son père d’un regard vide et dénué à présent de toute haine et de toute passion. Le suicide de sa fille, terrassée par son mal d’amour, met un terme à tous ses combats. Depuis les tréfonds de son chagrin, Capucine endosse la part de responsabilité qui lui revient en cette terrible méprise.  Montaigu se tient devant le corps de Juliette, dans la lumière blafarde, et tente de raisonner son fils en lui promettant qu’il n’exigera plus jamais rien de lui, qu’il comprendrait que sa carrière de matador s’arrête. Au mot « corrida », Capucine s’évanouit dans les bras de Nurcia. Elle ne voit pas Roméo qui quitte la pièce, empreint d’une colère froide, repoussant même la main tendue de Laurent, déterminé à sauver l’honneur de sa Juliette fauchée en pleine innocence par le destin que les Grecs déjà savaient impitoyable, ce destin qui fait des hommes les marionnettes d’un sort qui les broie tout en les transcendant.

Parc de Bagnères de Luchon, crédits Sabine Aussenac
« Le baiser à la Source » de Couteillai
http://locavac-luchon-cure-ski.over-blog.com/article-promenade-a-travers-les-statues-de-la-ville-de-luchon-43959328.html

Il est à nouveau dans l’arène. Il a endossé le traje de luces de son grand-père et n’écoute pas ses muscles bandés de douleur, sourd à ce corps qu’il méprise, devenu indifférent à tout ce qui n’est pas le souvenir de Juliette, de ces heures si ténues passées avec celle qui lui fut, l’espace d’une journée, une terre à construire, un monde à découvrir. Il se souvient soudain de Keats et de ses phalènes, du vers que Juliette lui avait récité avant de monter sur scène :

Je rêve que nous sommes des papillons n’ayant à vivre que trois jours d’été. Avec vous, ces trois jours d’été seraient plus plaisants que cinquante années d’une vie ordinaire.

Ils n’ont même pas eu trois jours, mais qu’importe, ils auront partagé une intensité que Roméo ne pourra plus ressentir nulle part, sauf peut-être en ce moment qu’il va donner à Juliette et aux aficionados en ultime offrande. Il sent sa présence, toute la candeur de sa bienveillance, et c’est elle qu’il salue en s’inclinant devant le public stupéfait d’avoir retrouvé si vite son dieu des arènes. Puis il attend. Il lève les yeux vers son père, statue de Commandeur debout dans la loge, il devine plus qu’il ne voit les larmes du président. Car le père et le fils connaissent l’issue de ce combat des chefs. Roméo sait que les hombres ne le porteront pas triomphalement au sortir de l’arène.

Mais l’heure n’est pas à la tristesse, au contraire. Le jeune homme salue le public en souriant, il va lui offrir la plus belle des corridas, la corrida de l’amour et du cœur, la corrida qui lie les hommes aux taureaux comme Éros est lié à Thanatos, car c’est ainsi que va la vie, magnifique et cruelle, atroce et sublime, aussi sublime que le soleil qui envahit Arles comme un homme aime une femme, aussi sublime que cette femme et cet homme qui se sont aimés envers et contre tous, sublime comme ce taureau qui est un bravo, comme son matador.

Roméo meurt, les yeux tournés vers ce soleil aussi doré que les cheveux clairs de sa Juliette, encorné par la puissance de l’onyx taurin qu’il a appelée de ses vœux pour rejoindre son âme sœur.

Debout, le public pleurera son nouveau Manolete, tandis que le Rhône impassible chantera, longtemps encore, l’histoire merveilleuse et terrible du toréro et de sa Juliette.

« C’est une paix bien morne que ce matin nous apporte.

Le soleil, de douleur, ne se montre pas.

Partons, allons parler encore de ces tristes événements.

D’aucuns seront punis, d’autres pardonnés.

Ah, jamais il n’y eut d’histoire plus tragique

Que celle de Juliette et de son Roméo! »

Shakespeare

(Ce texte a été écrit pour le Prix Hemingway il y a quelques années…)

https://fr.wikipedia.org/wiki/Prix_international_Hemingway

Aimer l’été à Toulouse… #canicule

Aimer l’été à Toulouse …

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Accueillir.

Ne pas lutter.

Se laisser inonder, envahir, déborder par elle.

Mais ruser.

Oui, elle est partout, dans toute la France, sur toute l’Europe, elle fait fondre les glaciers de Norvège et mourir les ouvriers espagnols, elle nous suffoque, nous désespère : la canicule.

À nous, pauvres citadins enfermés dans nos étuves surchauffées, d’imaginer des échappatoires.

Prenons par exemple la corvée de vaisselle. Personnellement, je l’accomplis à la fraîche – toutes proportions gardées, les températures nocturnes, dans la ville rose, avoisinant les 32 jusque vers minuit 😊

C’est le moment de se la jouer dance floor à Ibiza, non ?

Franchement, faire barboter les mugs et les couverts dans un peu de produit vaisselle au son d’une électro endiablée m’évoque directement une torride soirée mousse. Un zeste de Despacito au rinçage, quelques mouvements de hanche pour naviguer jusqu’au buffet en imaginant aller au bar de la paillote, un soupçon de David Guetta pour couronner le tout, vous verrez, vous oublierez instantanément les langueurs accablées de la journée. À vous les déhanchés joyeux en récurant la poêle, comme si vous étiez à la soirée Miss tee-shirt mouillé du camping des Flots Bleus ou dans quelque soirée Blanche à St Trop…

Il suffit de si peu pour rêver aux ailleurs… Et de toutes façons, il est carrément impossible de partir en rando ou d’aller arpenter quelques forêts par 40 degrés à l’ombre…

Alors le matin, enfin vers 13 heures, quand j’émerge de ma nuit quasiment blanche, je me la joue campagne. Ambiance « Natures et découvertes » mâtinée de zénitude. À moi les playlists « chants d’oiseaux » et « alpages » de ma tablette. Un bon petit déjeuner avec des confitures Lidl qui semblent de venir de chez Fauchon disposées dans des coupelles, quelques rondelles de beurre demi-sel harmonieusement dentelées, une belle nappe blanche, et voilà : me voilà sur la terrasse d’un cinq étoiles non loin du Léman. Les pièces ont gardé la douceur apaisante de la fin de nuit, paraissant presque fraîches, et la journée s’annonce ainsi pratiquement respirable.

L’après-midi, c’est plage. Après la douche tiède au savon au monoï d’Yves Rocher (celui qui était le chouchou de ma Princesse 2), il suffira de s’enduire langoureusement d’huile prodigieuse (je garde comme une relique le minuscule flacon offert à Noël dernier par Princesse 1) avant de se prélasser sur un transat fauteuil devant le ventilateur tournant à plein régime en lisant À la recherche du temps perdu Marie-Claire pour se croire en quelque crique méditerranéenne. Je n’oublie pas de lancer la playlist « vagues » pour profiter du ressac et des cormorans, ni les petits verres en plastique garnis d’eau congelée disposés devant le susdit ventilo, donnant illico l’illusion d’une brise rafraîchissante.

En fin de journée, à l’heure où s’élèvent de chaque balcon des effluves de sardines grillées et que s’entrechoquent les verres de pastaga, nous allons dans les parcs. Avec cette impression de traverser un lotissement en bord de Grande Bleue avant d’arriver dans quelque arrière-pays où, entre chênes verts et garrigues, exploserait le chant des cigales.

Au coin de la rue, l’inénarrable Place Pinel a engrangé ses mystères et sa magie. Entre boulodrome et caniparc se dresse l’imposant kiosque à l’écho central et aux poteaux murmurants, tandis que les kabbalistiques tilleuls et platanes veillent sur les passants accablés de chaleur.

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Lovée paresseusement sur un banc devant le Jardin Japonais du parc Compans, je peux observer les sages sillons tracés au râteau sur les graviers non loin de la pagode. En admirant les nénuphars et les collines d’herbe rase, je me crois réellement au pays du Soleil Levant.

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À moins que mes pas ne me portent vers le Jardin des Plantes, où les arbres plusieurs fois centenaires veillent sur les Toulousains reconnaissants qui cheminent entre catalpas et tilleuls, au gré des allées alanguies.

Il y avait cette rose chavirant dans le soir
Vaisseau pourpre et lumière pavillon des espoirs
Embaumant crépuscule et glissant veloutée
Barcarolle fragile en esquif des étés

Au creux des mille allées s’ébattaient des enfants
Landaus bleus et cerceaux comme en siècle d’antan
Au cristal de ces rires un guignol surgissait
La calèche promenait et les pleurs s’apaisaient…

http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=89716&forum=2

Les dimanches, au kiosque, on peut guincher comme en bord de Marne, entre langoureuses milongas et lindy hop déchaîné… Et l’on se prend à rêver qu’à la rentrée, on franchira enfin le pas pour pousser la porte d’une école de danse et se la jouer Fame ou Argentine…

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Parfois, l’eau verte du Canal me mène presque jusqu’à la mer, quand je longe les rives envahies par les ajoncs et l’onde immobile où se mirent des saules et des platanes un peu fatigués.

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Et bien sûr, auparavant, puisque les consignes de St Manu de Brégançon nous ordonnent d’aller « dans des endroits réfrigérés », j’ai le choix : emprunter ad libidum ma chère ligne 16 L1 dont la clim bruyante et glacée ravit mes amis les chauffeurs qui, du haut de leur bermuda sexy, se la jouent parfois guides de bus touristiques ; là, je peux m’imaginer découvrir les hauts-lieux de la vie toulousaine sans dépenser un cent de plus que mon abonnement Pastel, revisiter le monument aux Morts à François-Verdier, admirer la fleur de corail de la basilique Saint-Sernin…

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Ou encore profiter de ma dernière découverte estivale, elle aussi 100 % gratuite : flâner dans les allées propres et bien achalandées du Carrefour Market Compans dans le centre commercial « Reflets » et y jubiler en voyant des prix bien plus accessibles que dans mon habituel Casino Saint-Georges, avant de partir arpenter, en soirée, les méandres du superbe parc voisin…

Et Garonne… Ne pas oublier Dame Garonne, qui nonchalamment serpente entre briques et tuiles… Y marcher vous transporte immédiatement dans un tableau d’Henri Martin, et l’on se plaît à rêver à Bordeaux, la ville océane, qui accueillera les flots prêts à goûter au sel de l’Atlantique, et à nos chères Pyrénées dont on peut presque sentir la majesté et la fraîcheur… La nuit, les quais se font cour des miracles, accueillant toute la jeunesse toulousaine pour des nuits fauves et colorées.

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Enfin, les fontaines elles aussi ont un goût de plage, lorsque les enfants s’y ébattent comme si ils dévalaient des dunes, méduses aux pieds… Avec un peu d’imagination, derrière le Capitole, on pourrait presque entendre « Chouchous…Beignets aux pommes « et voir des parasols…

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Il existe aussi d’innombrables activités estivales permettant de pallier à l’infini un non départ en vacances lorsque l’on reste cloué chez soi par temps de canicule : ouvrir la malle des albums photos des enfants et se souvenir de la joie que nous avions à les confectionner, en ces temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître ; relire des lettres d’amour – idem pour les moins de 20 ans… ; jeter des factures payées depuis 10 ans ; se mettre au crochet ; découvrir un nouveau réseau social ( je viens par exemple de m’inscrire sur « Insta » et tente d’y poster les milliers de photos engrangées sur Facebook. Jonglant entre l’application layout qui permet de poster plusieurs images et l’indispensable Linktr.ee autorisant les supra narcissiques tels que moi à mettre des liens dans la « bio », je me la suis jouée geek et ai eu l’impression d’habiter avec Sheldon et Amy… À moi bientôt un flot de followers à faire pâlir Beyonce…)

https://www.instagram.com/sabine_aussenac/ ; jeter un œil sur ses anciens carnets d’adresse en tentant de se remémorer les visages de tous ces noms oubliés…

Lire, bien sûr ! Relire, découvrir, s’évader, dévorer, déguster, tout, pêle-mêle, les polars suédois de la médiathèque, les trouvailles de la boîte à livres de la rue, les mis de côtés pendant l’année, et puis les magazines, les fanzines…

L’image contient peut-être : plante et plein air

Ma vie comme un roman

Ma vie comme un roman
De mille cinq cent pages
Un suspense haletant
Et tant de personnages
Un style foisonnant
Beaucoup de mots tocsins
L’intrigue me plait bien
Ca fait passer le temps
Parfois c’est du théâtre
On dirait Cléopâtre
Sans les didascalies
Je me meurs je m’enfuis
On veut tuer la reine
Tous ces amants jaloux
Tragédie maux et peines
Catharsis qui rend fou
Je vis en roman russe
Karénine ou Lara
En mille bleus de Prusse
Je m’envole vers toi
Saga américaine
J’y parcours grandes plaines
Ils ont brûlé Tara
Mais Scarlett reviendra
Parfois en baie d’Along
Je me rêve un amant
Ma plume a les dents longues
Au gré des Hurlevent
Mon Heathcliff et mon Rhett
Me font tourner la tête
Parfois c’est un poète
Si jeune et si esthète
Je me coule en ses vers
J’y renais liberté
Diable au corps nuits d’enfer
Il m’offre éternité
Que jamais ne finisse
La saga de nos jours
Fleurs du mal ou clarisse
Oui j’aimerai toujours.

Et, aussi, se souvenir des chaines gratuites de notre box et du replay. Se faire toute une saison d’Alice Nevers, revoir Nord et Sud, faire découvrir Visconti à mon fils, m’abrutir devant les romances de la télé allemande : que du bonheur !

Enfin, la nuit… Pourquoi s’échiner à faire comme si de rien n’était en étouffant dans une chambre caniculaire ? Là encore, rêver… Se dire qu’on est dehors, à la belle étoile, dans quelque prairie embaumant les fleurs sauvages, ou sur une plage de sable blanc… S’endormir au son des grillons dont le stridulement nous bercera, imaginer un feu de camp non loin de nous et y voir des jeunes gens enlacés au son de quelque Hallelujah ou d’un standard d’Ed Sheeran, et, pourquoi pas, penser à une main caressant la nôtre.

In bed with Justin Nozooka

Le feu de camp me semble indispensable.

Et des étoiles. Bien sûr, il y aura des guitares, le ressac et cette légère brume qui descend sur l’océan.
A moins que nous ne soyons dans une prairie, l’amour en saison sèche, enveloppés dans ces myriades odorantes de foin coupé ; les cigales, assourdissantes, se sont tues à la levée de la lune, mais le doux frou-frou des grillons demeure, et ta main dans la mienne.

Nous ne sommes pas seuls, bien sûr. Ton été est celui de ta horde. Les bouteilles passent de rêve en rêve, une fille danse près du feu, elle est sublime, tout simplement.
Mais ta main est bien dans la mienne, malgré les petits froissements de mon âme, qui se lisent au coin de mes yeux verts.

Tu dis qu’ils ont la couleur de la forêt enchantée, celle de nos enfances.

Somme toute, le temps n’existe pas. Nous avons été des enfants, et nous restons les enfants du soleil. Qu’importe le fait que j’ai grandi avec Pimprenelle et Zorro, et toi en compagnie des Pokémons ?
A quinze ans, nous avons lu Rimbaud. A seize ans, nous avons écouté Morisson et Léo.
Arthur, Jim et Léo sont intemporels, tout comme cette nuit, notre nuit.

Il faut vivre. Maintenant. Tu me dis que tu as l’âge de quitter le monde, car tu en connais la laideur.

Viens, écoute les vagues, elles te disent les pays qui te tendent les bras, et ces cieux infinis qui murmurent là bas.
Viens, regarde les étoiles, elles brilleront un jour au-dessus de la maison où une femme donnera le sein à ton enfant.
Viens, prends-moi dans tes bras. Ne pense plus à ce mal qui envenime tes lèvres, ni à l’humain qui te maudit dans la fièvre.

Vois mes yeux qui lisent en toi et les plaines que je t’offre, tu y seras le cheval fou et les mille paysages.

Sens ma main sur tes cheveux et l’amour fou qui te caresse, et aime la nuit qui descend sur nos folies.

Nous partons dans les dunes où murmure la lune, ou à l’orée du bois éclairé par les Rhunes.

Justin Nozooka chuchote ses complaintes aux quatrains flamboyants, nos amis dansent et boivent les vins aux saveurs d’une absinthe.

Tu me coucheras sous les genêts sauvages ; tu ôteras délicatement mon infime corsage : en embrassant mes seins comme on goûte un poème, tu sauras mon amour que je deviens ta reine.
http://www.oasisdesartistes.org/modules/newbbex/viewtopic.php?topic_id=81059&forum=3

 

Il ne fait pas chaud. Il fait bon, vous aimez l’été, et même la canicule. Vous y repenserez avec une infinie nostalgie en rentrant, les soirs de brouillard et de neige sale fondue, portant un pull qui gratte et un gros sac de courses, après avoir raté un bus bondé.

Enfin, je dédie ce texte à tous les courageux et valeureux non aoûtiens qui travaillent dur et suent sang et haut, sur des échelles de chantiers, dans des salles d’opération surchauffées, devant des fourneaux fournaises, auprès de personnes âgées ou de malades en souffrance, dans des commissariats miteux, dans des bureaux non climatisés…

NB : THERMIDOR : mois de la chaleur , des bains 11ème mois du calendrier Républicain ( 20 juillet / 18 août )

Encore un été…


Encore un été sans la plage
Sans cigales et sans tournesols
Sans l’odeur du grand large
Et sans ombrage de parasols
Encore un été sans ce sable
Tendre fin et si doux
Sans rires joyeux et grandes tables
Sans cousinades et guilledoux
Encore un été sans Provence
Sans lavandes et sans froufrous
Sans marché à Saint-Paul de Vence
Sans festival au Puy du Fou
Encore un été sans valises
Faites et défaites gaiement
Sans robes légères insoumises
Sans regards brûlants des amants
Encore un été sans sourires
Sans ribambelles d’enfants
Sans monopoly sans fou rires
Sans prendre la clef des champs
Encore un été sans cerises
Sans courses folles en plein vent
Sans sursauts et sans surprises
Sans le parfum de l’Autan
Encore un été sans amis
Qui partageraient pâtes fraîches et rosé
Mozzarella salade de riz
Et plongeraient dans mon décolleté
Encore un été sans Paris
Sans arpenter les Champs
Sans bateau mouche café hors de prix
Sans Notre-Dame et touristes priant
Encore un été sans toi
Qui conduirait sur cette petite route
Qui me guiderait dans l’étroit
Passage de mes doutes
Qui tiendrait fermement ma main
Tout en haut de la falaise
Qui me montrerait Etretat
Et aimerait même mes fadaises
Qui découvrirait mes Cathares
En escaladant Montségur
Qui rirait de vieilles tares
Et me ferait sentir secure
Encore un été sans nous
Nous baignant nus sous la cascade
Et riant comme jeunes fous
Au gré des vents et cavalcades
Encore un été solitaire
Passé à faire et à défaire
A mettre petite vie en terre
En trébuchant sur lourdes pierres
Encore un été nomade
De juive errante dont seule patrie
Sera décidément aubade
Sornettes rêves et poésies.

 

http://www.refletsdutemps.fr/index.php/thematiques/actualite/ecrits/item/l-escarpolette

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/reforme-grandes-vacances_b_2769627.html

 

Il me faudrait mille ans…

Bigăr Waterfall Caras Severin, Roumanie

https://www.youtube.com/watch?list=UUFdl9eVjbA5839cwS_CSYWA&v=AtCBE6UiQs0

Il me faudrait mille ans.

Pour rester une enfant et devenir adulte, pour vivre intensément et être catapulte, pour savoir la douceur d’un couchant apaisé, découvrir la Toscane ou avoir mes bébés.
Comment faire le tour de cette vie immense, comment trouver le temps des danses et décadences, être mère et amante, lire Dante, prendre tous ces trains et les avions qui chantent ?

Frissonner au matin lorsque le jour poudroie, marcher en toute neige et ne pas avoir froid, savoir faire du feu et les tartes aux groseilles, comprendre le chinois et le vol des abeilles ; jouer du clavecin, et puis du violon en un bal en Irlande, découvrir les sonates et rester la rockeuse de diamants, hésiter entre arpèges et soirées de défonce. Comment apprivoiser cet infini qui gronde, ce tsunami du temps, cette mort par seconde ?

Il me faudrait mille ans.

Pour lire tous les livres, parler les langues anciennes, me faire ballerine et me mettre en cuisine, pour aller au Pérou ou aux confins des mondes, pour aimer tous ces hommes au regard d’amadou, ou bien un seul amour que je rendrais si fou.

Je ne veux renoncer à l’appétit intense, je suis celle qui dit et qui vibre et qui danse, je me veux courtisane et amie et infante, je ne veux pas choisir.
Quand je ferme les yeux parfois je revois ces rayons de lumière où dansaient si graciles les infinies poussières. Je me sens particule élémentaire, de ma propre existence à peine locataire. « Si Dieu me prête vie » me disait ma grand-mère…Si Dieu me prête vie je n’aurais pas assez de ce temps dévolu pour aimer assez bien tous mes frères ici bas, et l’indienne en sari et le clochard d’en bas, pour adopter chinoise jetée aux détritus, pour élever mes enfants au regard ingénu, pour aider mes amis en chaque coin de rue.

Comment trouver la route ? Eviter nos déroutes ? Est-ce que j’aime Brahms ? Pourquoi dois-je choisir entre Bach et Johnny, pourquoi ne puis-je être Janis et Dame de Fer, mettre un jour un tailleur le lendemain pattes d’eph ? Pourquoi choisir la route et grandes découvertes plutôt que coin du feu et cultiver ma vigne ?
Quand aurai-je le choix ? Je me voudrais sereine et vraiment accomplie, je ne suis que vilaine aux sabots d’infinis, jamais en paix des braves, toujours dans la bravade et l’éternel regret…

Il me faudrait mille ans.

Pour donner naissance et allaiter bébés, pour écrire mes livres et ne pas renoncer. Découvrir Mexico et tous les Béguinages, adorer les Buddhas et prier en couvent, et puis manifester et taguer le réel, m’engager me mouiller me retrousser les manches, aider les sans papiers scier les vieilles branches, goûter tous mes fantasmes, oser en rire enfin, et revoir tous les films et relire tout Proust.

Parcourir la Bretagne aller à Compostelle, construire ce chalet et restaurer la grange, planter les ipomées élaguer ce vieux chêne apprendre à faire la sauce et rester mince toujours. Pour aller en Floride et aussi à Big Sur, écouter l’opéra mais danser sur les Stones, pour ne pas oublier la jeune fille en fleur qui jamais ne voulait perdre sa vie à la gagner, pour l’enfant que j’étais si tendre et si fragile, pour la femme accomplie qui choisit ses amants, pour l’aïeule à venir qui fera confitures, ou plutôt comme Maude saura parfum de neige…

La liberté d’une île. Le désert des tartares. Les grandes pyramides. Les lagons les Grands Lacs le Mont Blanc et les chutes, ma vie me bouscule comme en Niagara, et je roule aveuglée par mes rêves en défaite ne pouvant renoncer à ce sens de la fête. Mon rêve familier me hante en comète explosive, c’est celui d’une pièce inconnue découverte en mes murs, et je crie et je chante en découvrant heureuse comme une constellation, nouvelle Belletégueuse, et je parcours la pièce en m’y rêvant joyeuse…Au matin de ce rêve récurrent et magique, je me vis en futur et me sais à venir.

Il me faudra mille ans.

Pour enfin parcourir les couleurs de la terre, connaître les musées et les peintres et leurs cieux. Pour oser m’envoler sans parcours ni repère, pour faire les bons choix en agaçant les Dieux, pour ne plus regretter, pour enfin m’apaiser, pour te surprendre un jour quand tu auras grandi et aller à nos noces en robe d’organdi, pour en rire avec toi en nos folies ultimes, pour aller tout de go aux confins des ultimes, pour devenir sérieuse et ne plus m’affoler, pour me faire hirondelle comme on construit l’été. J’apprendrai la patience.

J’aurai mille impudences mais serai respectée, on lira mes intenses et je serai aimée. J’aurai droit à la plage sans me sentir coupable, et tous les murs brisés de forteresse ancienne auront capitulé devant un amour vrai.

Ce sera mon noël et mon temps des cerises, ma cité de la joie bruissera de cigales, tu m’attendras debout en aimant mes silences et ne m’accuseras pas de te faire une offense.

Il y aura les voyages et le retour au port, et l’odeur des vendanges en éternel retour, et les mots ribambelles et les cœurs paradis : séculaire et légère, elle sera l’heure exquise.

Sabine Aussenac.

http://www.sabineaussenac.com/

 

Épouser Meaulnes…Mon premier livre…Et les autres…

Aucun texte alternatif disponible.

Tu avais cinq ans, un visage rond comme la lune qui éclairait Charleville. Tu ne savais des arcades de la Place Ducale que les voussures patinées, ne te doutais pas qu’un jour tu imaginerais tes pas d’enfants ayant marché sur les Siens, toute illuminée par les Voyelles.

Tu m’as prise dans ta menotte potelée, admirant l’image de cette fillette rousse patinant sur un lac. Tu ne pouvais deviner que l’accident t’enfermerait dans ta peur du monde, et qu’alors tu te réfugierais auprès de tant de Petits Choses, rêvant d’avoir le courage d’une Sophie, au lieu de vivre par procuration tes journées de petite fille modèle.

Tu as déchiffré mes premières lignes, émerveillée. Tu ne savais pas encore qu’un jour tu voudrais séduire Julien Sorel, épouser Meaulnes, sauver Anne Frank, que tu nommerais ta maison Tara.

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En me lisant, tu es aussi devenue écrivain. Je suis toujours sur ton bureau, rouge et or, comme une flambée en l’automne de ta vie. Tu dis de moi que « Susy sur la glace »  est ta meilleure amie.

***

Il faut aimer l’enfant qui vit en nous…

 

Elle s’appelait « Caramel »
Une petite fille ronde
Bille de clown yeux mappemonde
Ses joues avaient un goût de sel
Elle me regardait dans le miroir
Me souriait matin et soir
Déjà si seule un peu perdue
Mon double de rêve portait aux nues
La Pastorale de Beethoven
Se prenait pour Lili Marleen
Entre sapins ombres et lumières

Un jour on lui parla d’Hitler
Soudain son monde bascula
Elle compris qu’elle serait paria
Elle s’appelait « Anne Franck »
Celle par qui l’immense manque
Surgit telle infinie comète
Au cœur de la mini Colette
Si jeune elle se jura d’écrire
De devenir celle qui saurait dire
Vérités orgueils et préjudices
Car ce monde est loin d’être lisse
Oh bien sûr qu’elle fut heureuse
Entre prairies et vertes vallées
Même si son corps la fit lépreuse
L’obèse souvent clochette portait

Elle s’appelait « La grosse »
Ils ne sont pas tendres les gosses
Mais dans sa tête elle écrivait
Déjà ses jours ses nuits ses vies rêvés
Et puis souvent l’imaginaire
Accule même les pervers
Peut-être a-t-elle enfin gagné
Le droit à l’infinie beauté
Elle manquait déjà tant d’amour
Qu’elle croit encore et pour toujours
Que tout le monde doit l’aimer
Et qu’un sourire vaut un baiser

Elle s’appelait « Ophélie »
Rimbaud lui a ouvert la vie
L’adolescence fulgurance
Ne lui montra que des intenses
Passion devint son maître mot
Elle serait femme de mille héros
Il lui faudra passer frontières
Et toujours rester guerrière
La paix des braves devra attendre
Elle sera longue et douce et tendre

On l’appelle « Scarlett o’Hara »
Car sans cesse elle reconstruit Tara
Nord et sud sont ses patries
Elle y tournoie à l’infini
En crinoline et robe verte
Malgré les fracas et les pertes
Elle ne fera jamais sécession
De ses rêves et de ses passions
Pour vous elle s’offre radieuse
A qui saura la rendre heureuse.

***

Et en allemand…

Petite nixe sage

Cabane du jardinier. Petite nixe sage, je regarde
les images.

Les lettres prennent sens. La langue de Goethe, bercée à mon cœur, pouvoir soudain la lire.

Allégresse innommable du bilinguisme. L’Autre est en vous. Je est les Autres.

Cet été là mon Hymne à la joie…

***

J’ai dix ans.

Je suis dans le jardin de mes grands-parents allemands, à Duisbourg. Plus grand port fluvial d’Europe, cœur de la Rhénanie industrielle, armadas d’usines crachant, en ces années de plomb, des myriades de fumées plus noires les unes que les autres, mais, pour moi, un paradis…

J’adore la grande maison pleine de recoins et de mystères, la cave aménagée où m’attendent chaque été la poupée censée voyager en avion tandis que nous arrivons en voiture-en fait, la même que chez moi, en France !-, la maison de poupées datant de l’enfance de ma mère, avec ses petits personnages démodés, les magnifiques têtes en porcelaine, la finesse des saxes accrochés dans le minuscule salon… J’aime les tapis moelleux, la Eckbank, ce coin salle à manger comportant une table en demi lune et des bancs coffre, les repas allemands, les mille sortes de pain, les charcuteries, les glaces que l’on va déguster chez l’Italien avec mon arrière-grand-mère… Je savoure avec un infini plaisir les trajets dans la quatre cent quatre familiale, les maisons qui changent d’allure, les briquettes rouge sombre remplaçant peu à peu notre brique toulousaine et la pierre, les seaux de chocolat Côte-d’or achetés à Liège, les petites barrières en croisillon de bois, les longues formalités à la Douane- c’est surtout au retour que mon père cachait des appareils Grundig et le Schnaps !

J’aime aussi les promenades au bord du Rhin, voir défiler les immenses péniches, entendre ma grand-mère se lever à cinq heures pour inlassablement tenter de balayer sa terrasse toujours et encore noircie de scories avant d’arroser les groseilliers à maquereaux et les centaines de massifs… J’adore cette odeur d’herbe fraîchement coupée qui, le reste de ma vie durant, me rappellera toujours mon grand-père qui tond à la main cette immense pelouse et que j’aide à ramasser le gazon éparpillé… Et nos promenades au Bigger Hof, ce parc abondamment pourvu de jeux pour enfants, regorgeant de chants d’oiseaux et de sentes sauvages, auquel on accède par un magnifique parcours le long d’un champ de blés ondoyants… C’est là tout le paradoxe de ces étés merveilleux, passés dans une immense ville industrielle, mais qui me semblaient azuréens et vastes.

Je parle allemand depuis toujours, puisque ma mère m’a câlinée dans la langue de Goethe tandis que mon père m’élevait dans celle de Molière. Ce bilinguisme affectif, langagier, culturel, me fonde et m’émerveille.

C’est une chance inouïe que de grandir des deux côtés du Rhin…

J’aime les sombres forêts de sapins et les contes de Grimm, mais aussi les lumières de cette région toulousaine où je vis et les grandeurs de cette école de la République dont je suis une excellente élève, éduquée à l’ancienne avec des leçons de morale, les images d’Épinal de Saint-Louis sous son chêne et tous les affluents de la Loire… Ma maman a gardé toutes les superbes traditions allemandes concernant les fêtes, nos Noëls sont sublimes et délicieux, et elle allie cuisine roborative du sud-ouest et pâtisseries d’outre-Rhin pour notre plus grand bonheur, tandis que même Luther et la Sainte Vierge se partagent nos faveurs, puisque ma grand-mère française me lit le Missel des dimanches et ma mère la Bible pour enfants, ce chiasme donnant parfois lieu à quelques explications orageuses…

2012-10-12-Capturedcran2012101216.30.06.pngBien sûr, il y a les autres. Les enfants ne sont pas toujours tendres avec une petite fille au visage un peu plus rond que la normale, parfois même habillée en Dindl, ce vêtement traditionnel tyrolien, qui vient à l’école avec des goûters au pain noir et qui écrit déjà avec un stylo plume- je serai je pense la première élève tarnaise à avoir abandonné l’encrier…

Un jour enfin viendra où l’on m’appellera Hitler et, inquiète, je commencerai à poser des questions…Bientôt, vers onze ans, je lirai le Journal d’Anne Franck et comprendrai que coule en moi le sang des bourreaux, avant de me jurer qu’un jour, j’accomplirai un travail de mémoire, flirtant longtemps avec un philosémitisme culpabilisateur et avec les méandres du passé. Mon grand-père adoré, rentré moribond de la campagne de Russie, me fera lire Exodus , de Léon Uris, et je possède aujourd’hui, trésor de mémoire, les longues et émouvantes lettres qu’il envoyait depuis l’Ukraine, où il a sans doute fait partie du conglomérat de l’horreur, lui-même bourreau et victime de l’Histoire… Il écrivait à ma courageuse grand-mère, qui tentait de survivre sous les bombes avec quatre enfants, dont le petit Klaus qui mourra d’un cancer du rein juste à la fin de la guerre, tandis que ma maman me parle encore des avions qui la terrorisaient et des épluchures de pommes de terre ramassées dans les fossés…

Cet été là, je suis donc une fois de plus immergée dans mon paradis germanique, me gavant de saucisses fumées et de dessins animés en allemand, et je me suis cachée dans la petite cabane de jardin, abritant des hordes de nains de jardin à repeindre et les lampions de la Saint-Martin. J’ai pris dans l’immense bibliothèque Le livre de la jungle en allemand, richement illustré, et je compte en regarder les images. Dehors, l’été continental a déployé son immense ciel bleu, certes jamais aussi limpide et étouffant que nos cieux méridionaux, mais propice aux rêves des petites filles binationales… Le Brunnen, la fontaine où clapote un jet d’eau, n’attend plus qu’un crapaud qui se transformerait en prince pour me faire chevaucher le long du Rhin et rejoindre la Lorelei. Je m’apprête à rêver aux Indes flamboyantes d’un anglais nostalgique…

2012-10-12-Capturedcran2012101216.30.30.pngJe jette un coup d’œil distrait à la première page du livre et, soudain, les mots se font sens. Comme par magie, les lettres s’assemblent et j’en saisis parfaitement la portée. Moi, la lectrice passionnée depuis mon premier Susy sur la glace, moi qui ruine ma grand-mère française en Alice et Club des cinq , qui commence aussi déjà à lire les Pearl Buck et autres Troyat et Bazin, je me rends compte, en une infime fraction de seconde, que je LIS l’allemand, que non seulement je le parle, mais que je suis à présent capable de comprendre l’écrit, malgré les différences d’orthographe, les trémas et autres SZ bizarroïdes…

Un monde s’ouvre à moi, un abîme, une vie.

C’est à ce moment précis de mon existence que je deviens véritablement bilingue, que je me sens tributaire d’une infinie richesse, de cette double perspective qui, dès lors, ne me quittera plus jamais, même lors de mes échecs répétés à l’agrégation d’allemand… Lire de l’allemand, lire en allemand, c’est aussi cette assurance définitive que l’on est vraiment capable de comprendre l’autre, son alter ego de l’outre-Rhin, que l’on est un miroir, que l’on se fait presque voyant. Nul besoin de traduction, la langue étrangère est acquise, est assise, et c’est bien cette richesse là qu’il faudrait faire partager, très vite, très tôt, à tous les enfants du monde.

Parler une autre langue, c’est déjà aimer l’autre.

Je ne sais pas encore, en ce petit matin, qui sont Novalis, Heine ou Nietzsche. Mais je devine que cette indépendance d’esprit me permettra, pour toujours, d’avoir une nouvelle liberté, et c’est aussi avec un immense appétit que je découvrirai bientôt la langue anglaise, puis le latin, l’italien… Car l’amour appelle l’amour. Lire en allemand m’aidera à écouter Mozart, à aimer Klimt, mais aussi à lire les auteurs russes ou les Haïkus. Cette matinée a été mon Ode à la joie.

Cet été là, je devins une enfant de l’Europe.

 

Calcium de l’âme, de Sophie Chérer: indispensable lecture!!!

Calcium de l’âme

 

Sophie Chérer

 

Extrait de

Lire est le propre de l’homme, l’école des loisirs, 2011.

http://www.ecoledeslettres.fr/actualites/education/lire-est-le-propre-de-lhomme-de-lenfant-lecteur-au-libre-electeur/

 

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 Le Premier ministre, Pierre Mendès France, s’adresse solennellement à la radio, la veille au soir de la rentrée des classes, à tous les écoliers du pays. Il commence par leur avouer son amour des grandes vacances. Lui aussi, à leur âge, voulait qu’elles durent toujours. Et, très vite, il se pose avec eux la question: Pourquoi rentrer à l’école alors qu’on est si bien, chez soi ou dehors, à jouer? Et il répond sans ambiguïté: parce que l’école existe pour donner des forces aux enfants qu’ils sont aujourd’hui, pour les cultiver, pour leur permettre de grandir et de devenir les adultes accomplis dont leur pays, et le monde, auront besoin demain.

Depuis ce temps, aucun homme politique n’a plus parlé ainsi à l’enfance et à la jeunesse de son pays, avec cette confiance et ce respect profond, sur ce ton exemplairement républicain : libre d’esprit, égal d’humeur, et fraternel.

Pourquoi ?

Les temps ont changé. Une clique de cyniques dangereux est arrivée au pouvoir, qui réussit à faire passer un foulard ou une kippa sur la tête, une croix ou une médaille autour du cou, pour des déclarations de guerre à l’humanité, tandis qu’elle-même étale en toute impunité les signes par milliers, extérieurs comme intérieurs, de la vraie religion de l’époque : fric, finance, marchés boursiers, performance, technologie, flexibilité. Tout, jusques et y compris l’école, doit à présent obéir à ce commandement : être rentable. Procurer une rente, donc. Mais au fait, à qui?

Les réformes successives de l’Éducation nationale donnent au grand public, embrumé par les grands médias, l’impression d’avoir échoué l’une après l’autre, analyse Jean-Claude Michéa, l’un des sociologues les plus avisés de notre temps, qui n’est pas par hasard admirateur de George Orwell. Or elles n’ont pas échoué l’une après l’autre, elles ont réussi dans leur ensemble. À quoi ? À mettre en application un programme élaboré dans les années soixante-dix par les hommes de pouvoir, politiciens et chefs d’entreprises, membres de la commission Trilatérale, de 124 l’OCDE, du FMI, de l’OMC, de la Banque mondiale, et plus tard du G5, 7, 8, 20, partez ! et autres instances dirigeantes : pour être compétitif face aux puissances émergentes du XXIe siècle, l’Occident industrialisé allait avoir besoin, d’une part, d’une élite autoreproductrice constituée de 10 à 20 % de la population, cultivée, matériellement aisée, affranchie à tous points de vue, et, d’autre part, d’une masse constituée des 80 à 90 % restants, sous-développée intellectuellement, inculte, surendettée. Des petits consommateurs en rangs par deux, drogués aux gadgets, principalement préoccupés de suivre les modes imposées, incapables de remise en question, privés d’esprit critique et de références. Bridés par la trouille de perdre leur place.

Les moyens d’arriver à cette fin ne manquaient pas, ils ont été utilisés méthodiquement. Suppressions de postes, fermetures de classes, suréquipement technique au détriment de la pré- sence, suppression de l’histoire par-ci, de la philosophie par-là, du grec ancien ailleurs, de la poésie partout… Bref, remplacement des humanités par les inhumanités. Nous y sommes.

Nous, êtres humains, avons cessé d’être des êtres de langage. Nous sommes devenus des êtres de force de vente et de pouvoir d’achat. Ce qui nous est inutile, voire nuisible, nous est présenté comme indispensable. Ce qui nous est vital, la splendeur de la nature, la vie de l’esprit, le temps de vivre, la curiosité intellectuelle, l’amitié avec quelques grands hommes et femmes du passé, nous est présenté comme vain, trop coûteux, non rentable, irréaliste.

Mendès France est resté dans quelques mémoires pour avoir été le doux dingue qui ordonnait la distribution d’un verre de lait à chaque écolier à la récréation. Son discours extraordinaire de fin de vacances sur le sens de l’école, de l’apprentissage et, par conséquent, de la vie, suffit à montrer qu’il avait l’intention de s’occuper aussi d’une autre sorte de recalcification. Les scientifiques nous l’apprennent : c’est entre trois et quinze ans que l’organisme humain assimile le mieux le calcium. C’est durant cette période de douze ans qu’il se bâtit un squelette, une colonne vertébrale à toute épreuve. Ensuite, il est (un peu) trop tard.

 Eh bien, il existe un calcium de l’âme.

Les enfants, au fond d’eux, en sont parfaitement conscients. Ils ont soif de paroles fortes, de lectures nourrissantes, de textes qui ne les laissent pas seuls avec leurs questions, leurs tourments, leurs désirs, leurs angoisses, d’exemples d’adultes qui leur donnent envie de grandir, d’expériences fondatrices qui les animent et les structurent au moment où ils en ont le plus besoin, et où ils sont le plus aptes à les retenir par toutes leurs fibres, à en faire un miel capable de couler leur vie durant. Alors ne perdons pas une occasion de leur offrir des exemples de beauté, de justesse, de liberté, d’indépendance, de chants d’amour au monde. Les livres en sont pleins. Ne nous contentons pas de pleurer des larmes de crocodile sur les cadavres de Jacqueline de Romilly ou de Jean Ferrat. De multiples formes de désobéissance civile sont déjà à l’œuvre. Relayons-les. Amie princesse de Clèves, quand tu tombes sous les crachats d’un cuistre, un ami sort de l’ombre à ta place, brandit ton effigie, offre ton histoire, lit dans ton cœur, t’aime et te fait aimer.

Mais ne nous lassons pas non plus d’argumenter, d’exposer, d’expliquer partout où nous avons  l’occasion de rencontrer des enfants et des adolescents, que quelqu’un, quelque part, a intérêt – un intérêt morbide – à ce qu’ils soient incultes, incapables de penser et de parler (car on peut très bien savoir lire, écrire et compter – qui sont des moyens – si c’est en méconnaissance complète des fins: la parole et la pensée libres, à quoi bon?).

Pensons à leur faire découvrir aussi une phrase décidément méconnue de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, en son article 2, qui dit que «les droits naturels et imprescriptibles de l’homme» sont «la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression ».

 La résistance à l’oppression.

 

Conseils de lecture :

– Tableau noir : résister à la privatisation de l’enseignement, de Gérard de Sélys et Nico Hirtt, éditions EPO, 2004 ;

– La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, de Liliane Lurçat, éditions François-Xavier de Guibert, 2004 ;

– L’Enseignement de l’ignorance, de Jean-Claude Michéa, éditions Climats, 1999.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Sophie_Ch%C3%A9rer