Un bien joli concours que celui organisé par l’association des commerçants de Meaux, « Le plus beau des Meaux d’amour 2017″…Le jeu consistait, à l’occasion de la Saint-Valentin, à écrire un poème ou une lettre d’amour en y intégrant des noms de commerces meldois…
J’ai souhaité faire d’une pierre deux coups et rendre hommage à toutes les femmes qui se battent encore ou qui ont lutté contre un cancer du sein.
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Mon bel Amour,
Je me souviens.
De mon effroi soudain à l’annonce du résultat, de mon malaise, en rentrant chez moi, quand je m’étais effondrée dans les bras de la préparatrice de la pharmacie de la Cathédrale. Elle ne disait rien, elle avait compris en lisant l’ordonnance, elle se contentait de caresser ma main en me regardant avec empathie.
Je me souviens.
De ces mois nauséeux et sombres, durant lesquels je n’étais plus qu’une ombre titubant dans la nuit de mes angoisses, malgré l’affection des miens et la sollicitude du corps médical. Mutilée, terriblement seule face à la maladie, je ne voyais même plus la bonté de mes proches, persuadée que ma vie n’était plus que mascarade odieuse, entre les rendez-vous médicaux et les souffrances. Ma cinquantaine, que j’avais rêvée douce et apaisée, pleine de rires et de voyages, emplie de projets, une fois les enfants partis, malgré mon célibat, se révélait donc antichambre de la mort.
Je me souviens.
De ce livre feuilleté par cette belle journée de juin embaumée de tilleuls, en flânant au milieu des étagères du Monde d’Arthur. On y parlait de résilience et de corps à guérir, d’âmes à rencontrer et d’esprits apaisés, et de joie, aussi, malgré les épreuves. J’avais souri à la vendeuse, et puis je m’étais promenée au jardin des Trinitaires, bercée par une douce brise, me souvenant soudain du murmure des peupliers qui m’enchantait tant lorsque j’étais enfant.
C’est là que tu m’avais abordée, me demandant ton chemin, un peu perdu encore dans la cité meldoise que tu venais de découvrir.
Je me souviens.
De mon étonnement lorsque tu m’avais souri en me rencontrant à nouveau à la Fromagerie, de nos échanges autour du Brie et du Camembert, de mon fou rire devant ton ignorance presque totale au sujet de nos fromages. Il faut dire que chez toi, là-bas, en Californie, on ne consomme que de vagues pavés sous vide… Je ne me rappelais même plus de la dernière fois où j’avais eu le fou rire… Lorsque je t’ai avoué cela, tu m’as aussitôt dit qu’il fallait fêter cet événement, et tu m’as entraînée au bistrot La Jeanneke pour m’y inviter à prendre une bière. Je t’ai dit que je ne buvais pas, tu m’as traitée de mormone, j’ai éclaté de rire à nouveau, sans oser cependant te parler de tous ces médicaments qui guidaient mon existence… Nous avons devisé tantôt gaiement, tantôt sérieusement toute la soirée, tout devenait simple, évident. Ton enfance à New York, mes premiers pas en bord de Marne, la Sorbonne et UCLA, ta femme partie trop tôt, mon époux trop volage, mes élèves adorés et tes étudiants dans ton nouveau poste à Marne-la-Vallée, nos enfants déjà grands, tes rêves…
Je me souviens.
De mon silence soudain au milieu du brouhaha de la brasserie, de ma gêne, de la rougeur qui envahissait mon visage. Mais qu’étais-je en train de faire ? Quelle folle étais-je, d’avoir accepté ce dîner avec un parfait inconnu, et puis qu’est-ce-que je m’imaginais ? Qu’il allait m’écouter parler de mes rêves brisés, de l’annonce de ce cancer qui avait mutilé la femme que j’étais, quelques mois auparavant ? Qu’il me raccompagnerait chez moi, mon bel Américain, pour caresser mes longs cheveux auburn avant de s’apercevoir qu’il s’agissait d’une perruque ?
Je me souviens.
De ma course folle dans la nuit, en larmes, après avoir brutalement interrompu notre soirée et payé ma part devant le serveur interloqué, puisqu’il nous avait vu rire aux éclats et discuter toute la soirée. De tes appels incessants. Et puis de la lettre trouvée un matin dans ma boîte aux lettres, dans laquelle tu citais des poètes et me disais que j’étais belle, au fond de moi, en mon âme, et que tout le reste n’y changerait rien : tu étais tombé fou amoureux de moi. Ce jour-là, je pris mon courage à deux mains et j’osai pousser la porte du salon de Frédéric Chabane, et, malgré ma gêne, je lui demandai s’il pouvait mettre un peu d’ordre sur mon crâne d’oiselle dégarnie. Figaro me sourit et me répéta que j’étais superbe, avec ou sans cheveux, et que cette petite coupe à la Jean Seberg m’irait comme un gant. Il était temps que j’enlève cette perruque, et puis il m’ordonna d’aller faire un tour chez Monique Lingerie, en me faisant un clin d’œil appuyé ! Rien de mieux que de s’occuper un peu de soi, m’assura-t-il…
Glwadys me dit la même chose, durant de longues séances où elle m’aida à retrouver un « chemin vers moi », m’expliquant que ma route avait été sans doute sinueuse, mais qu’il fallait que je me redresse, en confiance, pour oser aimer l’horizon. Il y aurait de nouveaux voyages, et je devais baisser ma garde, et me laisser aimer. J’écoutais chez elle des musiques envahissantes et douces, et je me prenais à rêver à nouveau ; et, toujours, c’est ton beau visage que je voyais en fermant mes yeux fatigués, ta bonté, tes yeux rieurs, ta fossette irrésistible.
Je me souviens.
De ton coup de sonnette en ce dimanche matin, les mains chargées de viennoiseries et de ces délicieux gâteaux de la Maison Aucuit, et de ton grand rire en découvrant mon appartement, qui ressemblait trait pour trait à ton loft de Frisco : nous avions accroché les mêmes peintures aux murs et lisions les mêmes livres. J’ai frissonné quand tu as frôlé ma joue de ta main douce, j’ai pleuré quand tu as dégrafé mon chemisier, j’ai souri quand tu m’as murmuré que j’étais tellement belle, tellement belle même avec un seul sein, j’ai gémi quand tu m’as portée vers la chambre, je t’ai regardé au fond des yeux quand tu as crié que tu m’aimais.
Je me souviens.
De tout ce monde qui se pressait dans notre beau théâtre Gérard Philipe pour la Première de « El Cid », de ta main qui serrait la mienne et qui soudain, au moment où l’Infante parlait du « si charmant poison », passa à mon doigt cette bague de saphir, de diamant et de rubis que tu avais achetée la veille chez Frédéric Parisse, me murmurant qu’elle était bleue blanche et rouge comme ton nouveau pays ; mais aussi bleue comme l’océan californien que tu me montrerais bientôt, blanche comme le brie qui nous avait rendus amoureux, et rouge comme ta folle passion pour moi…
Je me souviens.
De ce quatorze février où nous échangeâmes mille confidences joyeuses à la petite table de la Maison Meldoise, de ton air d’extase en goûtant nos spécialités, de ces billets d’avion que tu m’offris au dessert, et des applaudissements de tout le restaurant lorsque tu demandas ma main, à genou, la main sur ton cœur, ton accent américain faisant fondre tout le personnel.
Je laisserai, mon Amour, cette lettre sous ton oreiller, ce soir, pour que tu saches la force de ce qui nous lie, la puissance de cet amour qui résonne en moi comme le grand soleil qui chauffe notre automne.
Et je me souviendrai, toujours, de ce moment :
Je suis au bras de mon fils aîné et je marche vers l’autel de la cathédrale. Nos enfants réunis sur le banc lustré par les ans nous sourient. Les cloches ont sonné à tous vents et les pommiers sont en fleurs ; tu m’attends, les yeux brillants, et je t’entends encore me murmurer à l’oreille, devant dame Marne qui nous berçait de ses flots tendres, ce vers de Michaux que nous aimons tant :
« Faute de soleil, sache mûrir dans la glace ».
Une très belle lecture au théâtre Gérard Philipe…Vous pouvez retrouver d’autres textes mis en voix ici: