Subway, le sourire dément de Christophe Lambert, les patins de Jean-Hugues Anglade, l’air tendrement triste d’Isabelle Adjani. Éros et thanatos dans le métro, bouleversant. Je ne traverse jamais Paris sans voir ce trio bousculer ma jeunesse.
Tchao Pantin, la bonhomie meurtrière de Coluche, les jambes interminables et le regard intense d’Agnès Soral, la désespérance de Richard Anconina. Une éternelle histoire de vengeance, aussi vieille que l’humanité. Je n’ai pas le permis, mais chaque station service me rappelle le deuil du petit loubard attendrissant.
L’été meurtrier, les cigales déchirant le sourire d’Isabelle, encore elle, l’air de Pierrot ahuri d’Alain Souchon, et toujours éros et thanatos, en Provence. Un jour, lors d’une dispute, j’ai jeté le roman éponyme dans l’eau de la Méditerranée. Gondolé, usé, je crois qu’il renferme encore le sable de nos jeunesses.
La femme d’à côté, la voix terriblement douce de Depardieu terriblement fort, et Fanny Ardant, sa voix rauque tellement sensuelle. On se damnerait pour ces voix. Nous sommes tous adultérins, le contraire est impensable.
J’ai épousé une ombre, Nathalie Baye, fragile femme puissante… Depuis, je ne peux me retrouver dans les toilettes d’un train sans penser à une bague, à une robe et à un accident; j’ai toujours imaginé croiser Francis Huster en buvant un Sauternes.
Le vieux fusil, le rire de Romy, la tendresse pataude de Philippe Noiret, les fulgurances du lance-flammes aspergeant la pierre tutélaire de Bruniquel. Le pardon n’existe pas. Et pourtant, la beauté demeure.
37,2 le matin, le piano lancinant comme la mélopée des vagues, l’amour fou de Betty, son visage énucléé, la folie plus forte que l’amour. Et pourtant je souris en arpentant la plage de Gruissan, la plage de nos 20 ans, la plage de nos 30 ans.
Dédié à Jean-Jacques Beineix.
***
Nos étés de contrebande -texte de 2009
Allumer la lumière te regarder dormir rapporter les premières tulipes fermer les yeux crier en découvrant la toile comment savais-tu que c’était ce tableau revoir Bruges te faire découvrir le Béguinage regarder le ciel dentelé faire claquer les contrevents sur l’océan courir vers les rochers lire ensemble sur l’un de ces fauteuils anglais remettre une bûche crépiter d’aise aimer ta main frôlant mes cheveux tes lèvres sur mon cou m’alanguir croquer dans la première cerise sentir ce jus acidulé faire un vœu te regarder rire en zigzaguant sous le jet d’eau comme j’aurais aimé être la mère de tes enfants ne pas penser aux impossibles plutôt décoller pour New York serrer ta main j’ai toujours eu peur en avion mais tu ne risques rien ma chérie j’adorerais mourir avec toi on jouerait aux Tours Jumelles arrête tes blagues idiotes mais je plaisante allez souris à ton petit Paul Auster manger des baggles saluer La Liberté jouer à Love Story te faire découvrir les châteaux cathares Sète te raconter l’Exodus nous barbouiller de jus de groseilles te lécher le coin des lèvres hum c’est bon c’est sucré s’étourdir tu es fou encore oui n’arrête pas recommence tu me tues non n’arrête pas je m’en fiche personne ne regarde oh bonjour Madame Ouztairi oui vous avez raison il va repleuvoir les draps qui claquent dans le jardin les odeurs de lavande les cigales toujours les cigales même à Paris ne jamais oublier cet été-là les vols fous des hirondelles toujours tu me trouveras toujours belle ces foins coupés où tu m’entoures de tes bras de vingt ans la clairière où dansent les fées cette chambre tendre où tout intimidé tu joues les grands seigneurs en tremblant d’envie ta passion joyeuse tes mains d’organdi qui jalonnent ma peau de dentelles câline tes yeux qui me mangent ta bouche enhardie qui explore et dévore et parsème ma vie jamais je ne serai rassasiée de tes tendresses je fais provision de soleil d’éternel d’infini je mets nos folies en conserve je me fais gardienne de nos songes il suffira de relire le millésime pour avoir en bouche l’âpreté de ton désir violent la profondeur de nos jouissances les découvertes immenses les rives océanes de nos étés de contrebande volés murmurés fracturés nos étés où je jouerai Betty de 37,2 mais ne t’inquiète pas je ne suis pas folle mon amour, juste de toi, juste de toi.
Il n’est pas courant de voir un film sur l’Allemagne réalisé par un Français. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai découvert, au hasard d’une rencontre, le remarquable travail que Francis Fourcou a consacré à l’autre « Venise du Nord », la ville hanséatique de Stralsund, et à ses portes. « Les portes de Stralsund », quel titre étrange pour nous, habitants de l’Hexagone, si peu au fait des particularités et des richesses de notre voisin germanique dont nous ne connaissons souvent, hélas, que quelques clichés touristiques.
C’est à un lent cheminement que nous convie le réalisateur, rythmé par la mélodie sans cesse renouvelée de quelques accords d’orgue et par le ressac de la Baltique que les Allemands nomment « mer de l’Est », « Ostsee »… Francis Fourcou est un habitué des chemins ; son Camino, il l’a par exemple arpenté de Garonne à Collioure, au gré du chemin de halage du Canal du Midi, arpentant les Corbières, escaladant les citadelles du Vertige cathare, en déambulation poétique entre Serge Pey, l’une des voix majeures de la poésie contemporaine (publié dans la Blanche de Gallimard, rien que ça !) et Antonio Machado, dans Serge Pey et la boîte aux lettres du cimetière, en 2018.
Le cinéaste aime à fouler ainsi les traces de l’Histoire, détricotant les destinées, caméra sur l’épaule, avec l’œil aiguisé du documentariste et son âme de poète. C’est aussi le cadeau qu’il a fait au public avec Laurette 1942 lorsqu’en 2016 il nous a offert l’histoire de cette jeune volontaire de la Cimade, engagée auprès des internés de différents camps français du sud de la France, puis dans la Résistance. Car le réalisateur malaxe le temps long du passé tout en posant habilement des jalons pour rêver l’avenir, en questionnement permanent sur les noirceurs et les peurs qui agitent l’humanité, comme dans Le Juste et la Raison, un documentaire consacré à la démarche presque spirituelle d’un couple de psychiatres toulousains, avant d’imaginer à ce qui nous unit par-delà les haines fratricides, au gré des magnifiques dialogues interreligieux de son opus Convivencia…
Et c’est bien là le sens profond des réflexions cinématographiques de ce Toulousain passé par Louis Lumière et ayant déjà fait plusieurs fois le tour de cette terre qu’il aime à nous montrer : que ce soit au son des bâtons avec lesquels le poète Pey frappe le sol ou en modulant les discours de Jaurès qu’il envoie outre-Atlantique, ou simplement dans les silences méditatifs ourlant les merveilleuses lumières d’un couchant sur la Baltique, Francis Fourcou prête sa voix à la bonté et à la bienveillance de ceux qui, toujours, tenteront de changer la vie et de transformer le monde.
Wolf Thormeier est de ceux-là, un artisan de Stralsund que le réalisateur accompagne lors de ses restaurations d’une des portes de la cité hanséatique. Très vite, l’on se retrouve emporté par la puissance narrative et cinématographique du sujet : le documentaire est agencé si magistralement qu’une synesthésie saisit le spectateur au gré des plans fixes ou des travellings, bercé par cette voix off qui raconte l’Allemagne et les soubresauts de son histoire tout en voyant se profiler tantôt la silhouette vénitienne de Stralsund, filmée de telle sorte que l’on se croirait dans la lagune d’une toute autre mer, tantôt l’albâtre des lumineuses falaises de Rügen, aussi immuables que sur les toiles de Caspar David Friedrich, quand il nous semble en même temps respirer l’odeur des copeaux de bois ou des laques tout en entendant la ligne de fuite de l’orgue… Il n’en fallait pas moins pour rendre hommage au travail minutieux de ce grand gaillard du Nord, toujours affublé de son bandana de pirate et de ses lunettes rondes, un John Lennon ébéniste qui « imagine », lui aussi, une « fraternité humaine » en restaurant bien plus que les portes de sa chère cité de la Baltique…
Francis Fourcou le répète : les ports aussi sont des portes, creusets des chemins maritimes et des échanges, et Stralsund ne déroge pas à la règle, ville ourlée par une mer que se partagent entre autres l’ambre letton, les forêts de Rügen -le parc national de Jasmund est classé au patrimoine de l’UNESCO…- ou les nocturnes de Chopin, une mer dont les secrets gisent dans les grands fonds où dorment encore des navires et des sous-marins échoués… Cette thématique de la porte, battant ouvert ou fermé séparant l’oïkos de l’agora, soutient toute la symbolique de cette réflexion cinématographique confinant à un conte philosophique dont l’héroïne serait ce grand vantail d’abord échoué comme un oiseau blessé qui, au fil des soins apportés par Wolf, va peu à peu recouvrer sa place dans la société allemande si blessée par sa propre histoire et permettre ainsi, en miroir, à cette société d’exister à nouveau en liberté.
Comme elle est radieuse, la cité hanséatique, lorsque le soleil perce la brique de cet incroyable hôtel de ville dont l’immense façade projette une ombre dentelée sur la place, ce jeu d’ombres et de lumières rappelant au spectateur combien ce pays a traversé de nuits avant d’oser, à nouveau, se dire démocratie… Comme il est touchant, Wolf, quand il entonne à la guitare l’une des plus anciennes chansons du répertoire folklorique allemand, dont la mélodie remonte au dix-huitième siècle et dont le texte parle d’amour et de secrets portés dans le vent !
Ces secrets-là se dessinent en filigrane autour des mots du restaurateur, quand le rabot évoque la Hanse, quand le pinceau murmure les destructions liées à la seconde guerre mondiale, quand l’enduit se fait passeur des entraves politiques du régime policier de la RDA : les différentes couches de peinture étouffant la porte restaurée symbolisent bel et bien cette histoire allemande dont les aléas ont à plusieurs reprises enfermé les peuples dans les nasses des dictatures.
Les portes, nous dit encore Wolf, sont le visage d’une maison ou d’un bâtiment. Et quand Francis Fourcou nous affirme de son bel accent toulousain que le restaurateur va « ouvrir le dormant réveillé », avec cette merveilleuse image du dormant de la porte qui évoque bien sûr ce peuple allemand et aussi une ville englués dans l’immobilisme, stratifiés dans une histoire souvent sombre, le spectateur perçoit l’immense émotion qui fait de Wolf un alchimiste ; la peste brune et les képis des Vopos vont s’effacer devant l’incomparable lumière de la Baltique, la brique de l’église Saint-Nicolas s’éclairant du même corail qu’à Toulouse, ce corail que le soleil arrose sur l’église Saint-Sernin, en belle passerelle européenne des peuples réconciliés. Car cette ex Allemagne de l’Est elle aussi s’est réveillée, a su sortir des années difficiles de la dictature qui faisait de chaque personne frappant à une porte un potentiel danger. Ne demeurent que la lumière qui irradie aussi depuis les célèbres falaises de craie toutes proches, et un sens de l’accueil envers tous ces gens qui naviguent depuis d’autres mers vers l’Allemagne et l’Europe, même si, outre-Rhin comme en France, les démons du populisme grattent toujours à la porte…
Francis Fourcou, lui aussi, est un passeur, un passeur de mots, d’images et d’histoires, et ce film saura sans aucun doute trouver son public, en Allemagne comme ailleurs. Il a d’ores et déjà reçu un accueil enthousiaste à Stralsund, comme en témoigne cet article, car les Allemands ont à présent envie de décrypter leur propre histoire et, comme le restaurateur, d’en gratter les différentes couches afin de ne garder que le Bon et le Beau.
Le public français, qui connaît si peu les paysages et les villes allemandes, aura sûrement aussi un coup de cœur pour ces Portes de Stralsund et, pourquoi pas, l’envie d’aller visiter cette Allemagne si proche et si lointaine à la fois. D’autres villes de l’est attendent encore une renaissance en lumière, et méritent que l’on lève les yeux vers les frontons encore frissonnants des grands vents de l’Histoire, comme Görlitz, la belle endormie de la frontière polonaise, tandis que d’autres cités déjà radieuses offrent déjà au visiteur leur superbe éclat, telles Dresde ou Leipzig.
Oui, il faut aller en Allemagne ! Ce n’est qu’ensemble que nous conserverons une identité européenne si précieuse car synonyme de paix. Ce film en témoigne.
Pour n’oublier personne, n’oublions pas qu’un film est aussi un travail d’équipe ; il convient de saluer le remarquable engagement de toute cette petite constellation entourant le réalisateur, comme par exemple au son la fidèle Agnès Mathon, qui accompagne Francis Fourcou depuis longtemps, ou bien encore la talentueuse comédienne Ilka Vierkant qui prête sa voix allemande au film. Enfin, n’oublions pas que le talent est une affaire de famille, puisqu’un certain Paul Fourcou a assisté son père lors du tournage. En allemand, on dit que « la pomme ne tombe pas loin de l’arbre » !
À Toulouse, le film sera projeté lundi 18 octobre à 19 heures à la Maison de l’Occitanie, dans le cadre de la dynamique Quinzaine franco-allemande. (11, rue Malcousinat.)
La « mer de l’Est » à Sellin; crédits Sabine Aussenac.
Ses yeux violets, sa bouche ardente, son sourire à réveiller les morts.
Liz, ma Liz, pour moi tu seras toujours la plus passionnée des filles du Docteur March, la rebelle, l’indomptable. Tes colères et tes combats, tes amours, l’ultime retour vers ton Richard, tu étais Hollywood à toi toute seule.
J’ai su, en te regardant, que moi aussi, j’aimerais…
Oui, tu étais la quintessence de la femme, les empereurs à tes pieds, égérie de tous les toits brûlants, dominant même les géants.
Avec James Dean sur le tournage de « Giants »
J’ai grandi avec vous, mes monstres de l’Actor’s studio, et quand de ce côté de l’Atlantique, la télé nous montrait encore la série des « Gendarmes » (mais les Rois Maudits, aussi, c’est vrai), elle avait aussi la décence de nous présenter, aux heures de grande écoute et sans passer par des abonnements supplémentaires, tous les merveilleux films de Minelli et autres Capra. Petite fille encore, je savais déjà que tu étais, Liz, la vie, la vraie, malgré l’opacité de cet écran de cinéma et des rediffusions de l’ORTF. Tu m’as fait montré l’autre côté du miroir: merci.
Mon film préféré? The Sandpiper, entre mille : celui où tu incarnes cette femme, artiste peintre, qui vit librement dans les collines au-dessus de Big Sur, en Californie ; tu y élèves ton fils, en toute liberté, sans contraintes, et tu vas vivre une passion extrême avec le pasteur qui dirige l’internat où les autorités t’obligent à placer ton enfant.
Certes, cette pimbêche d’Eva-Marie Saint aura le dessus, avec ses cols fermés et ses twin sets. Mais tu as gagné, ma Liz : toi et Richard vous serez roulés dans le sable du Pacifique comme dans la célèbre scène de « Tant qu’il y aura des hommes », vous aurez aimé, vous aurez vécu.
Libres.
Tu as demandé que l’on prie pour toi sur Twitter. Ne t’inquiète pas, Liz : Saint-Pierre a déjà craqué pour ton regard violet : il t’a sans doute déroulé le tapis rouge.
(article publié le 23 mars 2011 sur le net, dans le défunt « Post » et dans le « Journal des lecteurs » de Sud-Ouest…
J’avais envie de reposter ce texte, paru dans « Le Post » quelques jours après sa mort…
Sa voix, gouailleuse, enjouée, vive.
Son regard, franc, direct, chaleureux. Sa force, son courage, son humour, sa simplicité: une femme française
Annie va nous manquer, même si nous la savions déjà un peu partie. Elle nous manquera comme nous manquent ces amis très chers qui ne sont plus: on pouvait compter sur eux, ils nous écoutaient, ils nous distrayaient…
Elle était loin, si loin du star system. On l’a vu hier encore, devant l’église Saint-Roch…. La rue était là, oui, à ses obsèques, mais pas les starlettes. Nos jeunes actrices repulpées, nos bimbos cannoises, nos exports vers les States, celles qui, pourtant, doivent tout à des femmes de la trempe d’Annie Girardot, ont tout simplement boudé la cérémonie, comme on boycotterait les Césars.
Mais la rue, la France d’en bas, celle qui autrefois se pressait sur les sièges en bois des petits cinémas de quartier, celle qui a grandi avec Annie, était venue en masse. Annie est partie emportée par la foule, qui l’a tant aimée.
Je dois l’avouer : je n’ai pas toujours aimé Annie. « On » m’avait dit, lorsque j’étais enfant, que ce n’était pas quelqu’un de « comme il faut ». C’est que c’était important, autrefois, d’être quelqu’un de « bien », de savoir se tenir, de rester « une dame ». « On » m’avait dit que cette voix éraillée agaçait, que ces cheveux coupés à la diable manquaient de classe, et puis elle n’était même pas maquillée.
Ma liberté est ensuite passée par Annie.
Avoir le droit de trouver normal qu’une femme superbe soit nue dans un lit, comme dans Dillinger est mort, avoir le droit de manifester, comme dans Mourir d’Aimer, avoir le droit de travailler, comme dans Docteur Françoise Gailland…Un jour, oui, j’ai décidé que je deviendrai comme elle : spontanée et non plus compassée, drôle et non plus coincée, directe, et, surtout, libre.
Libre, toujours. Libre de parler, de rire, de s’engager, de se tromper, libre de choisir, libre de partir. Je l’ai aimée dans tous ses rôles, du plus modeste au plus clinquant, mais elle restera toujours, pour moi, Gabrielle Russier, l’héroïne de Mourir d’aimer. Ce film là, c’est notre petit secret. Et elle y incarne, magistralement, une femme au cœur pur: ce qu’elle est restée, toujours.
Bien sûr, elle était déjà un peu partie. Somme toute, sa maladie nous permettra de passer rapidement par certaines étapes du deuil. Le déni, nous l’avions déjà ressenti, en nous demandant comment cette injustice était possible…De quel droit la maladie pouvait-elle priver cette merveilleuse actrice de sa mémoire ? La colère, là aussi, nous l’avons déjà passée, avec Annie, d’ailleurs, en la voyant rire, et surtout pleurer aux Césars, bouleversante de générosité. Oui, elle nous avait manqué, oui, nous étions en colère contre ce système qui se permet d’oublier ses propres enfants du paradis.
Il va nous rester le souvenir, un souvenir tendre, apaisé, émerveillé, d’une femme formidable, qui disparaît le lendemain d’une cérémonie des Césars, comme dans un dernier pied de nez à ceux qui l’avait humiliée par l’oubli, mais aussi à quelques jours du huit mars, de la Journée internationale de la Femme.
Merci, Annie. Tu nous manqueras, mais grâce à toi, nous sommes devenues ce que nous sommes.
Ils étaient là, tous, dans la belle pénombre de ce crépuscule unique, avec les ors du couchant et les légers clapotis de la marée montante.
Certains souriaient, habitués qu’ils étaient de ces retrouvailles annuelles. On s’embrassait, on se demandait des nouvelles, et toi, vieux, quoi de neuf, oh , darling, comment allez-vous depuis le festival 2010, vous êtes ravissante…D’autres, presque intimidés, se tenaient en retrait, observant, légèrement mal à l’aise. Somme toute, c’était une impression de déjà vu, un peu comme lorsqu’ils faisaient leurs début, dans quelque cour du off en Avignon, ou dans l’arrière salle d’un café-théâtre du douzième…Cette présence impalpable d’un public dont ils n’étaient pas encore les héros, cette attente un peu fébrile devant un avenir incertain…
Marylin s’empara du micro, toute virevoltante et pulpeuse dans sa robe blanche que le vent faisait gonfler ; coquette, elle mettait systématiquement cette robe là, sachant que les bourrasques printanières de la Côte ne manquerait pas de rejouer cette scène, même en l’absence de bouche de métro. Françoise l’accompagnait, chapeautée, gantée, égale à elle-même, pimpante et distinguée. La langue officielle de ces retrouvailles était, bien entendu, le français, puisque tous, à présent, étaient devenus polyglottes. C’était un des avantages de leur situation ; plus de traductions pénibles, finies, les nuits passées à répéter un texte dans une langue qui vous écorchait l’âme : à présent, leur Croisette, c’était Babel. Et Marcello déployait son charme auprès de Grâce, tandis qu’Yves continuait à poursuivre Marylin, sous les regards amusés de Simone…
Les deux jeunes femmes s’éclaircirent la gorge et souhaitèrent la bienvenue au public, de plus en plus nombreux. Les anciens avaient pris place sur les fauteuils marqués à leur nom. Orson fumait, bien peu sensible aux interdictions de cette France qui le faisait sourire avec ses répressions nouvelles. Clark tripotait sa moustache, tandis que James et Marlon, inséparables, buvaient une bière, adossés au bar de la plage.
Nous déclarons officiellement ouverte la soixante-quatrième séance d’ouverture du Festival de Cannes et souhaitons la bienvenue aux participants de notre Cannes 2011. Ce festival off aura pour invité d’honneur Monsieur…Laurent Terzieff !
Un tonnerre d’applaudissements coupa la parole à Françoise, qui sourit en regardant un grand monsieur au sourire lumineux s’avancer vers l’estrade. Il monta les quelques marches du podium de bois et se tourna vers la plage, et tous se turent, en admirant le Maître qui, dos à la mer, parla :
« L’illusion n’est-elle pas notre combustible pour continuer à vivre ? », voilà une phrase dont la presse s’était emparée…Mes chers amis, j’aimerais tout d’abord vous dire la joie, l’ineffable joie que j’éprouve à être devant cette mer mêlée au soleil et avec vous, ici, malgré la vie qui n’est plus. Vous me faites un grand honneur en m’ayant désigné comme votre hôte de marque cette année, et je vous en remercie. Mais sachez une chose : je ne suis rien. Je suis le vent sur cette plage, je suis l’écume sur la mer, je suis la voix de ceux qui sont partis, je suis la mer, la mer toujours renouvelée. Restent les images, et les cœurs. Hauts les cœurs, mes amis ! Que la fête commence !
A quelques centaines de mètres de là, Alice longeait la Croisette. Elle regardait les mouettes et les grandes silhouettes blanches des yachts amarrés au loin. Elle songeait à cet autre printemps, il ya a longtemps, lorsque, en 2005, elle avait foulé le tapis rouge à ses côtés…Elle frissonna. Il lui en avait fallu, du courage, pour accepter de revenir cette année, pour confier son petit à son amie, mais le temps était venu. Le nouveau tournage et son rôle de femme-flic lui avait permis de reprendre pied dans sa réalité, dans sa vie. Elle rayonnait, à nouveau, pleine de projets et d’envies.
Elle fit quelques pas en regardant la plage qui s’endormait au couchant. Curieusement, elle se sentait observée. Des badauds, bien sûr, et puis elle était à Cannes, et elle jouait le jeu, heureuse de sa célébrité recouvrée. Mais cette sensation était étrange. Et étonnamment douce.
Appuyé à la jetée, Jocelyn regardait son épouse, fasciné et ébloui. Jamais il n’aurait pensé la revoir. Elle était si belle, comme dans son souvenir. Il tremblait, et se souvenait, lui aussi, de cet autre printemps, et puis de leurs journées, de leurs nuits, de leur bonheur. Il tressaillit lorsqu’une main se posa doucement sur son épaule.
Hey, mec, on n’est pas au cinéma, hein !!
Patrick éclata de rire. Il avait retrouvé son corps d’athlète, et bénissait celui qu’ils nommaient « Seigneur », « Dieu », « Allah » ou « Providence », de cette transformation ; les derniers mois avant son départ avaient été terribles, et Patrick se réjouissait d’être à nouveau le danseur de « Bébé », le surfeur de Point Break…
T’as beau jeu, Pat’, de me dire ça ! Et Ghost, alors, c’était bidon ? Et la scène où tu la touchais, ta Demi, c’était pour de faux ?
Jocelyn, fais gaffe. Tu es « border line », là, à la limite. Tu ne pourras pas. Tu n’as pas le droit. Même pour un instant. Et puis ce n’est pas non plus Les ailes du désir, tu le sais, on n’est pas des anges…On revient une fois par an, c’est tout, pour la gloire, parce que c’est notre petit rituel que de mélanger les années, les époques, les genres, et que notre présence apporte cette aura unique au Festival. C’est tout. Ce dont tu viens de rêver à l’instant ne s’est jamais produit. Jamais, tu m’entends ? Hey, men, listen to me !!!
Oui, Patrick, merci…Allez, viens, rentrons, allons retrouver les autres…Au fait, il paraît que cette année, il y a des auteurs, aussi ?
M’en parle pas ! Je viens de me taper une heure avec votre « Françoise », my godness, elle parle tellement vite ! D’ailleurs, elle est à ta table, puisqu’ « ils » ont eu la bonne idée, cette année, de nous installer par «départs »…Pff, so silly !! Je suis dégoûté, j’aurais vraiment préféré être avec toi et James, à parler moteurs…
Les deux hommes s’éloignèrent en riant, tandis qu’Alice regagnait le Plazza et se préparait à enfiler sa tenue de rêve…
L’ambiance était bon enfant. Le Festival battait son plein. Tandis que la Croisette brassait son lot habituel de starlettes et de glamour et que les spectateurs assistaient, tantôt comblés, tantôt agacés, et toujours émerveillés par la beauté de cette geste cinématographique unique en son genre, aux différentes projections, le off se caractérisait par ce kaléidoscope de genres et d’époques qui en faisait la singularité. West side story succédait aux Visiteurs du soir, Vacances Romaines à La Fureur de vivre, et le théâtre aussi était à l’honneur, magnifié par la présence de quelques auteurs, qui avaient eu le droit d’échanger leur présence au Salon du Livre contre l’aventure cannoise.
Bien sûr, il avait fallu expliquer, guider, rassurer. Certains n’en menaient pas large, Keats par exemple faisait bande à part, avait même refusé de participer à la projection de BrightStar, se contentant d’errer sur la grève… « Bah, il a toujours eu un pet au casque, lui », répétait, amusé, Marcel, entre deux verres de petit jaune bien frappé. Shakespeare, au contraire, était dans son élément et passait des heures, en tête à tête avec Laurent, assis sur le sable, à refaire le monde, à monter des projets aussi fous les uns que les autres. Bruno fumait, impassible, silencieux, étonné encore d’avoir quitté les habits d’un commissaire contre ceux d’un esprit.
Jocelyn et James étaient devenus inséparables. Les deux gueules d’ange du off avaient en commun cet appétit de la vie, cette intelligence du corps, et l’amour des femmes. Ce soir là, ils cheminaient le long du rivage, encore un peu sonnés par cette projection des Visiteurs du soir. Le cycle Cinéma français avait pris fin dans un silence religieux, de telle sorte que les battements de cœur au creux de la pierre résonnaient encore à l’oreille des deux jeunes gens.
Je veux entrer en contact avec elle. Je le veux, l’occasion ne se reproduira peut-être jamais…
Mais comment veux-tu y arriver, Jocelyn ? Tu le sais bien, il n’y a aucune passerelle.
Les garçons, attendez-moi, j’ai une idée !!! Mais quittons la plage, par pitié, vous savez bien que je déteste l’eau, à présent.
Natalie arrivait en courant, merveilleuse dans sa robe moulante. La jeune femme avait les cheveux mouillés, en une sorte de défi permanent, qui rappelait à tous sa fin tragique …
Je sais comment tu pourrais lui parler, écoute…
Et elle se lança à mi-voix dans un récit qui fit sourire ses amis, tandis que le vent ramenait les vaguelettes argentées vers l’horizon et qu’ils quittaient le sable pour rentrer à leurs pénates.
La salle retenait son souffle. Le palmarès 2011 allait être dévoilé, et tous, acteurs, metteurs en scène, musiciens, scénaristes, étaient à présent dans le nomansland de l’incertitude, entre espérances et grand frisson. Alice avait fermé les yeux, un court instant. Soudain, la lumière s’éteignit, et le petit film dont on avait annoncé la surprise fut projeté. Il devait d’agir, apparemment, d’un court-métrage interprété par le jeune Terzieff, numérisé avec les dernières prouesses technologiques, puisque le numérique était l’autre invité d’honneur de cette cuvée 2011…Mais l’image hésita, balbutia comme au temps des Frères Lumière, et, en lieu et place du court-métrage annoncé, les spectateurs, médusés, découvrirent une plage venteuse, aménagée en campement, dans un film nerveux, qui ressemblait à du super huit.
Bon, encore un coup des intermittents, je suis sûre qu’ils ont squatté la plage et qu’ils vont nous jouer les Roms expulsés, murmura son voisin à Alice.
Elle le fusilla du regard et il se rendit compte que la jeune femme n’avait sans doute pas la même sensibilité politique que lui. Elle tourna à nouveau son beau visage vers l’écran, et sourit, émerveillée de ce petit film presque muet, où l’on avait filmé des gestes, des moments, un peu comme lorsqu’un cousin se promène, caméra à l’épaule, et fige pour toute éternité les visages empourprés de quelque communion ou Bar Mitsva. Isabelle murmura à l’oreille d’Alice, de son incomparable voix rauque, quelques mots qui la firent frissonner. Elle se pencha en avant, soudain attentive, et puis elle le vit, lui, souriant, caché à moitié par la pose alanguie de James, adossé à cette portière, et il la regardait, et elle pouvait lire « Je t’aime, Alice », sur ses lèvres qui répétaient cette phrase comme un mantra.
Elle sourit à travers ses larmes, étonnée, comme le reste de la salle, par ce qui ressemblait à un merveilleux montage numérique ; on leur avait annoncé une surprise sous forme de prouesse technique, un film qui rendrait la couleur au noir et blanc, la parole à Lilan Guish, un film qui reconstruirait Tara. Mais il n’avait jamais été question de « lui », jamais, et Alice s’étonna de plus belle en reconnaissant sur l’écran Laurent Terzieff, écharpe blanche au vent, qui récitait, face à la mer, la Lettre à un jeune poète. Mais ce n’était pas le jeune comédien, non, c’était le Laurent lumineux, transparent, transfiguré de la fin, un homme fragile et incandescent, dont la beauté irradiait comme un feu d’artifice :
« …alors tout vous deviendra plus facile, vous semblera plus harmonieux et, pour ainsi dire, plus conciliant. Votre entendement restera peut-être en arrière, étonné : mais votre conscience la plus profonde s’éveillera et saura. Vous êtes si jeune, si neuf devant les choses, que je voudrais vous prier, autant que je sais le faire, d’être patient en face de tout ce qui n’est pas résolu dans votre cœur. Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce qui vous serait fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. Ne cherchez pas pour le moment des réponses qui ne peuvent vous être apportées, parce que vous ne sauriez pas les mettre en pratique, les « vivre ». Et il s’agit précisément de tout vivre. Ne vivez pour l’instant que vos questions. Peut-être, simplement en les vivant, finirez-vous par entrer insensiblement, un jour, dans les réponses. »
Les lumières se rallumèrent et une jeune actrice monta sur l’estrade pour excuser le jury de cette impardonnable erreur. Il devait s’agir d’une farce, personne ne comprenait, et elle s’en tira avec ses pirouettes habituelles, faisant éclater de rire une salle déjà conquise, qui ne pensait qu’au palmarès. Alice, cependant, s’était levée, à la limite de la syncope. Elle se répétait la phrase de Rilke et revoyait le visage radieux de son amour. Elle courut vers les coulisses, dévala des escaliers, se précipita vers la petite pièce où s’affairaient les techniciens. Elle demanda à voir la bande, tout de suite. Un homme au visage bon la lui tendit, presque gêné, lui répétant qu’il ne comprenait pas, lui non plus. Et la date était bien celle de la veille ; oui, ces images dataient de la veille.
Elle sortit en courant, en volant presque. Elle se précipita dans la nuit étoilée, son châle glissant sur ses épaules, et elle courut vers la jetée, elle entendait mille musiques au fond de son cœur, des chabadabadas et des violons, et elle imaginait la voile d’un Eternel Retour, et aussi que Catherine ne remontait pas dans la voiture, dans cette triste station service, à Cherbourg ; elle voulait soudain arrêter le temps, remonter les siècles, elle se faisait son cinéma, et c’était si bon, d’espérer…
Sur la plage abandonnée, elle ne trouva qu’une immense sculpture de sable, dressée face à la mer. Deux personnages se tenaient côte à côte, et quelques mots étaient dessinés sur le sable. Elle se pencha et découvrit un titre de film, qu’elle avait adoré, et vu plusieurs fois avec Jocelyn : Les Visiteurs du soir… Elle ne fut pas surprise de découvrir son propre visage, et le sien, si beau, si tendre, dans les traits des figures de sable. Et alors même qu’elle voyait la douce marée méditerranéenne monter et, lentement, commencer à lécher inexorablement le travail de l’artiste, elle entendit, très distinctement, battre deux cœurs au rythme des flots.
Une portière claqua sur la route surplombant la mer, une voiture démarra en trombe. Alice se retourna juste à temps pour apercevoir, entre ses larmes d’émotion, une Porsche. Une femme aux cheveux courts conduisait en riant, cigarette aux lèvres, tandis que deux têtes blondes se confondaient, à l’arrière, sous les projecteurs illuminant la Croisette.
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Rainer Maria Rilke par Laurent Terzieff…
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Ce texte « Les visiteurs du soir »a été finaliste lors d’un concours organisé par les cinémas d’Art et d’Essai en vue d’assister au Festival de Cannes 2011, sur Castres-81.
Son regard, franc, direct, chaleureux. Sa force, son courage, son humour, sa simplicité.
Une femme française.
Annie va nous manquer, même si nous la savions déjà un peu partie. Elle nous manquera comme nous manquent ces amis très chers qui ne sont plus: on pouvait compter sur eux, ils nous écoutaient, ils nous distrayaient…
Elle était loin, si loin du star system. On l’a vu hier encore, devant l’église Saint-Roch…. La rue était là, oui, à ses obsèques, mais pas les starlettes. Nos jeunes actrices repulpées, nos bimbos cannoises, nos exports vers les States, celles qui, pourtant, doivent tout à des femmes de la trempe d’Annie Girardot, ont tout simplement boudé la cérémonie, comme on boycotterait les Césars.
Mais la rue, la France d’en bas, celle qui autrefois se pressait sur les sièges en bois des petits cinémas de quartier, celle qui a grandi avec Annie, était venue en masse. Annie est partie emportée par la foule, qui l’a tant aimée.
Je dois l’avouer : je n’ai pas toujours aimé Annie. « On » m’avait dit, lorsque j’étais enfant, que ce n’était pas quelqu’un de « comme il faut ». C’est que c’était important, autrefois, d’être quelqu’un de « bien », de savoir se tenir, de rester « une dame ». « On » m’avait dit que cette voix éraillée agaçait, que ces cheveux coupés à la diable manquaient de classe, et puis elle n’était même pas maquillée.
Ma liberté est ensuite passée par Annie. Avoir le droit de trouver normal qu’une femme superbe soit nue dans un lit, comme dans Dillinger est mort, avoir le droit de manifester, comme dans Mourir d’Aimer, avoir le droit de travailler, comme dans Docteur Françoise Gailland…Un jour, oui, j’ai décidé que je deviendrai comme elle : spontanée et non plus compassée, drôle et non plus coincée, directe, et, surtout, libre.
Libre, toujours. Libre de parler, de rire, de s’engager, de se tromper, libre de choisir, libre de partir. Je l’ai aimée dans tous ses rôles, du plus modeste au plus clinquant, mais elle restera toujours, pour moi, Gabrielle Russier, l’héroïne de Mourir d’aimer. Ce film là, c’est notre petit secret. Et elle y incarne, magistralement, une femme au cœur pur: ce qu’elle est restée, toujours.
Bien sûr, elle était déjà un peu partie. Somme toute, sa maladie nous permettra de passer rapidement par certaines étapes du deuil. Le déni, nous l’avions déjà ressenti, en nous demandant comment cette injustice était possible…De quel droit la maladie pouvait-elle priver cette merveilleuse actrice de sa mémoire ? La colère, là aussi, nous l’avons déjà passée, avec Annie, d’ailleurs, en la voyant pleurer aux Césars, bouleversante de générosité. Oui, elle nous avait manqué, oui, nous étions en colère contre ce système qui se permet d’oublier ses propres enfants du paradis.
Il va nous rester le souvenir, un souvenir tendre, apaisé, émerveillé, d’une femme formidable, qui disparaît le lendemain d’une cérémonie des Césars, comme dans un dernier pied de nez à ceux qui l’avait humiliée par l’oubli, mais aussi à quelques jours de la Journée des Femmes. Merci, Annie. Tu nous manqueras, mais grâce à toi, nous sommes devenues ce que nous sommes.
« On ne lit pas ni écrit de la poésie parce que c’est joli. On lit et écrit de la poésie car on fait partie de l’humanité. Et l’humanité est faite de passions. La médecine, le droit, le commerce sont nécessaires pour assurer la vie, mais la poésie, la beauté, la romance, l’amour, c’est pour ça qu’on vit. »
Voilà. Mon fils de seize ans vient de découvrir le Cercle des poètes disparus en ce 14 août 2014, trois jours après le suicide de Robin Williams…
Je ne vous parlerai pas ce soir de Madame Doubtfire, ni de Will Hunting, ou de Peter Pan. Même si mes filles, elles, ont grandi avec Madame Doubtfire, qu’elles ont vu et revu en pensant à leur papa dont j’étais séparée. Le talent protéiforme de Robin Williams est extraordinaire, et j’allume presque chaque matin la radio en imaginant un « gooooooooooooooood morning France » sur France Info…
C’est de John Keating dont je souhaiterais me souvenir, avant tout, car il aura marqué ma carrière de prof. Oh, bien pitoyable « carrière », entre rapports d’inspection bien moyens et remplacements pitoyables, à des années lumières de mon domicile, puisque nous n’avons plus assez d’élèves, en allemand…
Mais j’aurais essayé. D’inculquer aux élèves ce devoir d’insolence. De leur prouver que Frost avait raison en disant que nous devons toujours choisir le chemin le moins fréquenté de la forêt. Et que « peu importe ce qu’on pourra vous dire, les mots et les idées peuvent changer le monde. »
Cette scène inaugurale de l’arrachage des pages d’introduction de ce manuel voulant soupeser la poésie et l’analyser comme un problème de maths est, pour moi, la littéraire, d’une jouissance ABSOLUE.
Car mon monde ne se soupèse pas. Car mes rêves ne se comptabilisent pas. Car ma vie n’est pas une équation.
De même, voir ces élèves jouer au football en écoutant l’Hymne à la joie, ou les regarder shooter après avoir déclamé une citation est comme « vivre intensément et sucer toute la moelle secrète de la vie. » Mon fils, bien peu sportif, mais plutôt intello, a eu devant cette scène le regard brillant de ceux qui vivent une révélation : « Désormais je prendrai les feuilles de mon calendrier de citations avant les cours d’EPS », m’a-t-il dit…
Chaque minute de ce film est un petit bonheur, de ceux que l’on roule en boule au fond de son mouchoir pour les retrouver le soir, et s’en imprégner intensément. Caillou blanc de Petit Poucet, étoile du Petit Prince comme celle évoquée par Zelda, la fille de Robin, le jour de sa disparition, ou simplement rêve à conserver, à veiller, à chérir.
« Je ne vis pas pour être un esclave mais le souverain de mon existence. » Ne devrions-nous pas, nous, les professeurs, commencer chacun de nos cours par cette maxime ? N’est-ce pas là le sel même de la vie, la substantifique moelle de l’éducation, cette idée de la souveraineté de l’être et de la liberté de penser ? « À présent dans cette classe, vous apprendrez à penser par vous-même, vous apprendrez à savourer les mots et le langage ! »
Ma belle-sœur, récemment, tentait d’expliquer à mon fils, tout heureux de passer en L et d’être libéré des maths qu’il n’aime pas trop, que c’était une bêtise absolue, que les maths étaient le fondement de l’existence, la pierre philosophale de notre monde qui ne tenait que par l’idée mathématique, depuis les dosages d’un quatre-quarts jusqu’au pilotage d’un bombardier…
Mais justement, non. Nous sommes tous différents, et la liberté de mon fils passera peut-être par sa volonté de faire du théâtre, comme le jeune Neil, en lieu de place de devenir médecin…Et son choix sera le bon, s’il est en cohérence avec son désir, avec ses envies, avec sa vie : « Je partis dans les bois parce que je voulais vivre sans me hâter. Vivre intensément et sucer toute la moelle secrète de la vie. »
J’ai aimé ce film, oh, comme je l’ai aimé. Jeune professeur qui n’aurait jamais voulu devenir professeur, puisque je ne voulais qu’écrire, j’y ai senti qu’au-delà des déclinaisons allemandes, je pourrais peut-être aussi parler de la poésie romantique ; qu’au-delà du nazisme, je pourrais aussi évoquer Schiller et les paroles de l’Hymne à la joie ; qu’au-delà des sempiternelles ritournelles des réformes successives de l’Éducation Nationale, je pourrais garder un cap, un seul, celui de la liberté.
« Écoutez ce que dit Whitman : « Ô moi ! Ô vie !… Ces questions qui me hantent, ces cortèges sans fin d’incrédules, ces villes peuplées de fous. Quoi de bon parmi tout cela ? Ô moi ! Ô vie ! ». Réponse : que tu es ici, que la vie existe, et l’identité. Que le spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime. Que le spectacle continue et que tu peux y apporter ta rime… Quelle sera votre rime ? »
Quelle sera la rime de nos élèves, de nos enfants ? Ce soir, à quelques encablures de la rentrée 2014 , entre les morts d’Ukraine et ceux de Gaza, entre les enfants Yazidi que l’on égorge et ceux atteints d’Ebola que l’on emmure, dans un pays dit en crise, quelle sera la rime de nos enfants dans nos villes peuplées de fous ?
« C’est dans ses rêves que l’homme trouve la liberté, cela fut, est, et restera la vérité. »
Il faudra rêver, mon fils, il faudra rêver, chers élèves, encore, et toujours.
Oh Capitaine, mon Capitaine, tu es parti. Un jour, il y a longtemps, quand j’avais encore des élèves dans mes cours d’allemand, certains aussi dont montés sur leurs tables, au dernier jour de l’an.