Le Noël des personnels et autres crèches…

 

 

 

Le Noël des personnels et autres crèches…

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http://www.bernis.fr/fr/actualite/42965/noel-personnel-communal

Lorsque j’étais enfant, papa m’emmenait toujours au « Noël des personnels » de son lycée. Je possède encore cette photo où, inquiète, je lève les yeux vers un Père Noël qui visiblement m’impressionnait énormément. Mais je me souviens aussi des cadeaux au pied de l’immense sapin installé dans le hall, tout comme j’ai en mémoire les classes décorées d’étoiles de notre école primaire, et les beaux bricolages de mes enfants lorsqu’ils étaient en maternelle.

Et les crèches…Ma grand-mère française me prenant par la main pour me montrer les joues roses de l’enfançon couché devant l’église, et mon père, il y a quelques années encore,  emmenant mes enfants en voiture faire le tour des crèches illuminant la petite ville paisiblement blottie dans les senteurs de Noël…D’aussi loin que je me souvienne, un immense sapin a aussi toujours dominé les places des nombreuses villes dans lesquelles j’ai habité : La Place Ducale de Charleville, le Vigan, à Albi, la Place du Capitole dans ma Ville Rose, la place de Jaude à  Clermont-Ferrand…Orné d’une étoile guidant les enfants vers leurs rêves, il veillait sur cette atmosphère souvent, c’est incontestable, trop commerciale, rappelant aux petits et aux grands l’origine sacrée de cette fête millénaire…

Ça, c’était avant.

Avant que des femmes ne viennent voiler nos libertés occidentales de leurs niquabs grillageant le soleil, avant que des petites filles de sixième ne refusent d’aller à la piscine sous prétexte que les garçons de leur classe iraient aussi, avant que la religion ne devienne un enjeu sociétal et n’obsède nos gouvernants, et, je le conçois, à juste titre, car je suis la première à m’inquiéter des multiples dérives qu’implique l’islamisation à outrance de nos sociétés, entre les cantines hallal et le petit guide du patient musulman, entre l’exportation du conflit judéo-palestinien et les souffrances extrêmes des jeunes filles issues de l’immigration, soumises à des mariages forcées, à l’interdiction de la jupe, etc, etc. Mais mon propos en ce deuxième Avent n’est PAS de hurler avec les loups du FN, non, je voudrais simplement mettre en garde le Législateur.

Car lorsque j’entends toutes ces polémiques autour des crèches qui n’auraient plus leur place dans l’espace public, je m’inquiète. Tout comme je ris sous cape en voyant fleurir, aux quatre coins de l’Hexagone, des manifestations autour de la Nativité qui, elles, ne semblent pourtant déranger personne…

http://www.letelegramme.fr/morbihan/lanester/marche-de-noel-le-personnel-municipal-en-fete-samedi-13-06-12-2014-10452162.php

Et il suffit de regarder en arrière pour se souvenir de l’harmonie et de la quiétude dans lesquelles nous vivions, en bonne entente avec les autres communautés religieuses. Force est de constater que la communauté juive, par exemple, n’a jamais interféré d’une quelconque façon sur le « Noël » français. Il existait même une connivence autour de nos sacralités communes, Noël et Hanoukka étant célébrés à quelques semaines d’intervalle. Les bouddhistes, attendant joyeusement leur Nouvel An chinois, n’ont jamais non plus omis de réserves au sujet de la fête de la Nativité. Quant aux athées, je ne pense pas qu’ils soient nombreux à « boycotter » Noël…Il est évident, même, que la plupart des citoyens français considèrent cette fête comme une simple « tradition » et empiètent le pas à ces réflexes commerciaux et familiaux, ayant bien souvent oublié le fameux « esprit de Noël » au profit des orgies gustatives et dépensières qui, entre chapon farci et IPhone 6, ont depuis longtemps relégué l’histoire de la naissance de Jésus dans cette modeste paille au rang de vague légende presque effacée des mémoires…

Longtemps, en témoignent les joutes joyeusement relayées par la littérature et le cinéma, les Pepone et  les Don Camillo se sont livrés à de petites querelles de clocher bon enfant, la figure tutélaire du Curé et celle de l’Instituteur à la Pagnol organisant théâtralement une France aux deux visages, dans laquelle les « Laïcards » bouffaient du curé tandis que ce dernier veillait sur des fidèles de plus en plus clairsemés, de l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir ; le Français en avait pris son parti , jonglant lui aussi avec la tradition, Janus d’un jour lorsqu’il s’agissait de faire bonne  figure catholique en traînant ses sabots devenus  Louboutins à la Messe de Minuit avant de plonger dans le foie gras et les huitres…Aucune polémique ne venait entacher l’espace public, hormis celle des contempteurs de fêtes qui en appelaient à l’ascèse et critiquaient les dérives commerciales, mais qui ne pesaient pas lourd face aux yeux brillants des enfants du monde entier !

Car Noël, n’en déplaise à ses détracteurs, est bien célébré aux quatre coins de la planète, et ce depuis plus de 2000 ans. Des bikinis australiens relevés par un joli bonnet de Père Noël aux chants sacrés du Noël orthodoxe, des gospels des petites églises baptistes aux cadeaux offerts par les familles musulmanes françaises à leurs enfants « pour qu’ils puissent eux aussi profiter de la tradition », -du vécu, je vous le promets-, la fête explose, illuminant les cœurs des hommes. Et en France, avant cette fameuse –et indispensable- loi sur la Laïcité, nous fêtions Noël, laissant nos amis juifs construire leurs cabanes pour Souccot, et nos amis musulmans égorger leur mouton pour l’Aïd, et les rayons des grands magasins se gorgeaient de cornes de gazelles à ce moment-là, et, l’un dans l’autre, tout le monde y trouvait son compte.

Je souhaiterais que la loi sur la Laïcité reste à sa place.

C’est bon, nous avons compris son message essentiel : pas de voile sur les photos de passeport, pas de crucifix dans les salles de cours, pas de buddha géant sur les places- euh…il y en a eu, un jour ?- c’est simple, direct et efficace.

Toute dérive supplémentaire devrait être honnie.

Les maires FN s’appuyant éhontément sur ce texte pour exclure des enfants musulmans des cantines devraient être voués aux gémonies électorales. Mais les maires Front de gauche ou prétendument dans l’air du temps en exigeant de bouter les crèches hors du Royaume de Navarre en arguant qu’elles n’y ont plus leur place exercent un abus de pouvoir ; ils confondent tradition et religion, et, si on écoute leur discours sectaire, dans quelques années, ils demanderont aussi l’abolition des « illuminations » de Noël, voire la suppression des jours fériés, voire même l’abandon des traditions culinaires.

Sus à la bêtise liberticide de quelques élus confondant tradition séculaire et rites religieux, élus qui sont les premiers à se taire lorsque une jeune femme juive est violée et rançonnée parce qu’appartenant à la communauté israélite ou à demander que les associations juives ne puissent pas manifester à Toulouse-du vécu- aux côtés des associations antiracistes…Élus qui sont les premiers à exiger des droits pour les étrangers issus de l’immigration, élus qui depuis 30 ans martèlent « touche pas à mon pote ! » tout en sapant les traditions culturelles françaises, élus qui accueillent à bras ouvert la « diversité » mais ne luttent pas contre l’antisémitisme et se taisent devant les massacres de chrétiens.

Cette année, les deux établissements scolaires dans lesquels j’exerce, l’un en tant que « personnel rattaché », l’autre en tant que professeur, organisent un « Noël des personnels ». Sont-ils hors-la-loi ? Comme les millions de Français qui emmèneront leurs bambins aux joues rosies par l’excitation au « Noël des impôts », ou au « Noël de la Mairie » ? Ouvrez les yeux, Monsieur le Législateur, et laissez-nous chanter les cantiques de nos enfances, et pas seulement dans le silence feutré des églises ! Laissez les sapins se dresser, pleins d’étoiles, laissez les gens se prendre dans les bras, laissez les marchés de Noël scintiller de gourmandises, et laissez les santons avancer vers la Sainte-Nuit de Noël ! Hier, à Toulouse, devant mon majestueux Capitole, une chorale baptiste était là, en accord avec la Municipalité, au cœur du vin chaud et des badauds ravis, applaudissant les gospels : était-ce un crime ?

Non. Car si vous interdisez les crèches, il faudrait AUSSI interdire :

  • Les Marchés de Noël envahissant l’espace public
  • Les « Arbres de Noël » des personnels
  • Les décorations des villes

http://www.luchonmag.com/VIDEO-Debut-des-Pastorales-de-Nadau–ce-week-end_a480.html

 Etc, etc…

Et, à ce compte-là, il faudrait aussi interdire les prédicateurs qui arpentent les places en brandissant des versets du Coran et demandent de l’argent pour des Mosquées-tous les dimanches, aux Puces de Saint-Sernin et, j’imagine, partout en France…

Nul n’a le droit de nous priver de Noël.

Cette fête est une fête du PATRIMOINE CULTUREL français. Et je demande dès aujourd’hui son classement au patrimoine mondial de l’UNESCO.

Suis-je bête : Noël est…déjà classé au patrimoine mondial !!

http://www.unesco.org/culture/ich/index.php?lg=fr&pg=00011&RL=00865

PS: ce vieux texte, écrit dans « Le Post »…

http://archives-lepost.huffingtonpost.fr/article/2011/12/23/2666816_bon-anniversaire-p

Le ventre tendu de la femme faisait encore ressortir sa maigreur. Son visage émacié, défiguré par la peur, ressemblait à quelque masque antique. Les soldats entouraient le petit groupe de réfugiés, parlaient fort, hurlaient en faisant des mouvements brusques avec leur kalachnikovs. Deux fillettes avaient déjà disparu depuis la veille. Tout le monde savait ce qu’il était advenu d’elles, jetées en pâtures aux mercenaires assoiffés de vengeance…

Elle recula à petits pas. Son compagnon, qui avait réussi à échapper à la vigilance des soldats, embusqué derrière un buisson desséché, lui faisait de petits signes. Elle parvint à le rejoindre, et ils quittèrent le camp, passant de tente en tente.

Le lendemain, l’homme réussit à trouver un abri. Une case abandonnée, dans un village fantôme. Il avait même récolté quelques feuilles de bananier, qu’il déposa délicatement sur une couche de terre. La famine et la guerre avaient décimé toute vie. Mais lorsque la jeune femme revint, après s’être longuement accroupie sous l’unique arbre du village, seule, sans un mot, serrant l’enfant dans ses bras minces comme des fétus, l’homme sourit.

Il coucha le nouveau-né sur les feuilles, et vit soudain arriver trois enfants, les mains chargées de présents : une bouteille d’eau pour sa compagne épuisée ; un linge pour recouvrir le bébé ; une galette de mil pour lui.

Au ciel d’ébène si pur du Soudan dévasté, une étoile soudain se mit à scintiller. Aminata commença à chanter une douce mélopée. Sur le chemin qui menait vers la brousse, des dizaines de villageois étaient déjà rassemblés, sans peur et sans haine. La vie était revenue.***

La ville hurlait et bruissait et criait et grondait. On avait l’impression de vivre dans quelque cauchemar. Ou plutôt d’y mourir.

Mary gémit. Elle errait depuis des jours et des jours, de foyer en foyer. Jo, son ami, à bout de forces, lui aussi, toussait à perdre haleine. Ils avaient épuisé toutes leurs réserves, et la jeune femme sentait que sa délivrance était proche.

Soudain, elle eut une idée, et enjamba simplement une balustrade. Voilà. C’était là. Elle accoucherait dans Central Park. Elle eut le temps de demander de l’aide à une passante bienveillante, puis s’enfonça dans la nuit, suivie de son compagnon et de leurs chiens.

Jo réussit à crocheter la serrure de la vieille cabane de l’abri aux oiseaux. Il était temps. Mary s’effondra à même le sol, prise de douleurs. Leurs deux chiens se postèrent près d’elle, et il sembla à Jo que leurs corps efflanqués faisaient comme un rempart de dignité à son épouse.

Lorsqu’il tint le nouveau-né dans ses bras, au-dessus du braséro de fortune, alors que Mary se reposait un peu, il vit soudain comme un arc-en-ciel se dessiner dans la nuit new-yorkaise. Et cette lumière se confondit avec celle des phares de l’ambulance des services sociaux.

La neige avait déjà recouvert leurs traces, mais l’infirmier noir lui sourit en le félicitant. Il raconta en riant qu’une foule étrange s’était rassemblée devant les grilles, agenouillée et recueillie. « Hey, men, it’s amazing ! Is this boy the Lord ? My goodness, hey, I’m a muslim ! Shit ! »***

La mer, la mer allait revenir. C’était ce que sa grand-mère criait toutes les nuits, dans ses cauchemars. Mais Mako savait bien que ce n’arriverait plus. Elles étaient parties bien loin de la côté dévastée et de la Centrale…

Jôgo n’allait pas tarder. Mais Mako savait que les nouvelles seraient mauvaises ; elle avait entendu le poste. La radioactivité ne laissait pas de répit à leur avenir.

Et pourtant son ventre était rond comme un bol de thé retourné. Et elle sentait que le bébé allait naître, aussi sûrement que reviennent les fleurs de cerisier au printemps…

Jôgo et sa jeune compagne avaient perdu tous les leurs. Ils étaient seuls, et veillaient sur leur ancêtre. Cette nuit là, alors que la lune rouge éclairait le paravent, Mako poussa de toutes ses forces, comme le vent avait poussé la mer. Mais cette fois, c’est la vie qui revenait.

Des voisines arrivèrent au matin, en soques de bois et kimonos traditionnels, offrant à la jeune mère du riz parfumé, une branche de cerisier et un cerf-volant.

Elles racontèrent que des villageois s’étaient rassemblés durant la nuit, guidés par une étrange étoile. Il se murmurait que l’Empereur du Ciel était de retour. Au somment du mont Fuji, une neige immaculée berçait l’aube de ses tendresses.

Et de pays en pays, de ville en ville, de solitude en désert, de détresse en souffrance, la vie va et vient, en dépit des guerres et des hostilités ; et depuis plus de deux mille ans, des souffles chauds et des présents sont échangés au-dessus des couches de misère, et depuis plus de deux-mille ans, des étoiles guident les hommes vers des espoirs de paix.

Celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas restent frères. De Fukushima au pays d’Obama, au Sodan, en Corée ou à New York,  et ce depuis la nuit des temps…Les femmes font des enfants, au plus profond des camps et des barbaries, et les hommes élèvent et protègent ces petits êtres, et tant que des bébés naîtront, envers et contre tout, au plus noir d’une nuit de décembre, au cœur des haines et des persécutions, alors des étoiles nouvelles apparaîtront dans le ciel de nos terres.

Il est né, le Divin Enfant.

Happy Birthday, Djéseuss !!!!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent…PAIX!!!

Comme de longs échos qui de loin se confondent…

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Elle s’arrêta un instant pour observer le ciel, ce ciel d’automne aux couleurs mordorées. Elle ne put s’empêcher de le photographier avec le vieil appareil que Malik lui avait offert pour ses 17 ans. L’horizon était immense, et lui rappelait les cieux de son Sahara, lorsque les sables et les vents tourbillonnaient au rythme de la vie. Mais surtout, il évoquait en elle ces vers que son professeur de lettres lui avait demandé d’apprendre pour le premier exposé de son année d’hypokhâgne :

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens…

Aïcha adorait Baudelaire, la délicatesse de ses mots alliée à la puissance de son esprit. L’infini, voilà ce qui lui manquait tellement, à la cité, lorsqu’elle se heurtait en permanence à l’hostilité d’un quotidien étriqué par la précarité. Et l’étroitesse d’esprit qui régnait dans cette population qu’Aïcha, pourtant, portait dans son cœur, lui rongeait les sangs. Elle détestait les regards obliques et prédateurs des garçons lorsqu’elle se rendait en cours vêtue « à l’occidentale », toujours très sagement, afin de ne pas attiser les provocations ; elle attendait toujours d’avoir atteint la place Saint-Sernin, essoufflée par sa course matinale entre ses deux correspondances, pour ourler ses yeux de khôl et pour peindre sa bouche aux couleurs de son humeur. Au lycée, elle était libre. Elle existait entièrement.

Soudain, l’annonce automatisée de la SNCF la tira de sa rêverie. Elle regretta aussitôt d’avoir pris cette photo, et se mit à courir pour descendre vers le souterrain et tenter d’attraper la dernière navette vers Colomiers. Mais en remontant vers la voie, hors d’haleine, elle vit les portes de fermer et la machine s’éloigner. Elle sourit, dépitée, et remonta lentement vers la salle des pas perdus de la petite station de banlieue, fouillant déjà dans son sac pour en extirper le gros trieur de philo. Tant pis, elle s’avancerait dans la dissertation sur le bonheur.

C’est alors qu’elle l’aperçut. Il était assis sur l’un des bancs de la placette, lisant, malgré l’obscurité qui envahissait la gare, un gros livre qu’Aïcha reconnut immédiatement. Cette édition ressemblait en tous points à celle qu’elle avait presque toujours dans son sac, écornée, un peu jaunie, les pages presque vivantes d’avoir été relues mille fois. Elle pouvait presqu’en sentir le parfum, cette odeur caractéristique des livres de poche, qui lui faisait parfois tourner la tête de joie. Ce parfum-là, pour Aïcha, avait l’odeur de l’indépendance et du secret ; il symbolisait sa révolte sourde contre sa condition, contre la fatalité qui aurait voulu qu’elle arrête ses études à la fin du collège, ou qu’elle prenne une des voies professionnelles où tant de jeunes filles des « Quartiers » étaient enfermées, comme dans une nouvelle prison faisant écho à la ghettoïsation de leur cité.

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

-Et d’autres, corrompus, riches et triomphants…

Le jeune homme leva la tête et lui sourit, refermant Les Fleurs du mal, et se leva très vite.

–          Vous voulez vous assoir ? Je vous en prie, ma correspondance va arriver, je n’ai même pas le temps de lire la fin de mon poème !

Aïcha éclata de rire, toute à l’allégresse de cette rencontre inattendue.

–          Lequel lisiez-vous ? Je les connais tous par cœur, je vais vous en réciter la fin ! Mais d’où sortez-vous ? J’ai l’impression de faire une rencontre du troisième type…Ce n’est vraiment pas courant de croiser sur ce quai des garçons qui lisent de la poésie, vous savez…Même les slameurs ne se risquent pas chez nous, nous sommes la frange dure de la ville rose !

–          J’arrive tout droit de Tel Aviv, je viens faire une conférence au centre culturel juif, sur la poésie israélienne, justement, répondit le jeune homme en souriant. Je suis doctorant et j’ai obtenu une bourse d’études pour Paris, mais je voulais faire cette étape à Toulouse, entre autres aussi pour rencontrer la famille de la petite Myriam…Et vous, vous êtes étudiante aussi ?

Aïcha avait pudiquement détourné le regard à l’annonce du prénom de la fillette assassinée quelques mois auparavant à l’école juive de Toulouse. Elle soupira et croisa à nouveau les magnifiques yeux verts de l’inconnu qui pourtant, étrangement, lui paraissait si proche.

–          Je suis seulement en hypokhâgne, cela correspond à la première année d’études, et je voudrais faire un master de littérature, puis enseigner à l’étranger, ou travailler dans l’alphabétisation. Et je ne devrais même pas vous parler, vous savez…Mes frères seraient fous s’ils me voyaient discuter avec un…feuj, ajouta-t-elle en souriant d’un air de défi.

–          Je m’appelle Dov, et je suis surtout un amoureux de la culture française et de ses lumières, répondit le jeune homme en cherchant un stylo dans son cartable. Vite, donnez-moi votre nom et votre mail, je me suis fait voler mon portable à Marseille, mais je vais noter vos coordonnées et je vous rappellerai ou vous écrirai, promis ! On se fiche bien de ce que pensent les autres, non ? Je vous trouve merveilleusement belle…et je ne laisserai pas une inconnue qui récite Baudelaire par cœur s’évaporer dans la nature, termina-t-il en regardant Aïcha droit dans les yeux, la faisant craquer avec son imperceptible accent.

Puis il partit en courant, serrant le petit papier dans sa main, non sans avoir délicatement embrassé la jeune fille sur les deux joues, comme on embrasse une enfant sage, en lui murmurant un vers qui parlait de « parfums frais comme des chairs d’enfants… »

 

Aïcha rentra dans sa cité sur un petit nuage, et s’enferma très vite dans la chambre qu’elle partageait avec ses deux petites sœurs, prétextant du travail, mais allant longuement sur google pour faire des recherches au sujet de  Dov.

Le jeune étudiant occupait déjà de nombreuses pages sur le net, et Aïcha passa une partie de la nuit à lire des articles sur divers auteurs qu’elle ne connaissait pas, ou très peu. Dov avait consacré un mémoire de littérature comparée à une grande poétesse iranienne, Forough Farrokzhad, et à une poétesse juive de la Shoah, Rose Ausländer, et la jeune étudiante eut les larmes aux yeux en voyant les incroyables correspondances entre leurs mots croisés, au-delà des conflits qui agitaient les peuples…

گامی ست پیش از گامی دیگر C’est le pas, puis le pas suivant,

که جاده را بیدار می کند. Qui fait s’éveiller le chemin

تداومی ست که زمان مرا می سازد Notre temps se tisse d’un fil continu

لحظه هائی ست که عمر مرا سرشار میکند. Ce sont les instants qui saturent nos existences.

Car ces vers de la « Ballade des saluts et des adieux » de la poétesse iranienne correspondaient si bien au « cheminement séculaire du mot au mot » de la poétesse de la Bucovine et à son :

pas de rêve que

nous rêvions ensemble

à hauteur d’ombre,

qu’Aïcha se prit à rêver, elle aussi, en découvrant « Ou alors », ce poème de Rose Ausländer. À rêver d’un monde où les jeunes filles « rebeu » auraient le droit de lier amitié avec des jeunes « feujs », à rêver que la poésie sauverait le monde…Il lui semblait que les vers des deux écrivaines étaient « comme de longs échos qui de loin se confondent »…C’est à ce moment-là que sa mère se mit à hurler dans la pièce voisine.

Aïcha se précipita dans le salon et prit le téléphone tombé par terre, tandis que Malik tentait de calmer leur mère, effondrée. Elle entendit d’autres hurlements dans le combiné, et des pleurs, et finit par reconnaître la voix de sa cousine. Une roquette venait de tomber sur la maison de sa tante maternelle, Fatima, une infirmière qui avait épousé un médecin palestinien. Ils vivaient et travaillaient à Gaza. Fatima était morte, ainsi que Rachid et Zohra, les jumeaux de cinq ans. L’oncle Ahmed prit ensuite le relai, en pleurs, lui aussi, expliquant que ce mois de novembre 2012 était terrible, et que leur famille était gravement touchée. Il demanda à Aïcha d’essayer d’organiser l’évacuation de sa cousine et du petit Khaled, le bébé de six mois, blessé à la tête. Puis la communication fut interrompue, et un silence assourdissant régna dans l’appartement.

Tremblante, Aïcha repartit dans sa chambre. Elle déchira rageusement le papier donné par Dov, brûlant d’envie de jeter son ordinateur, celui que le Conseil Régional avait financé en partie, par la fenêtre de leur quinzième étage. Elle hurlait intérieurement, prise d’une colère irrépressible envers le peuple juif qui bombardait les siens, et désespérée à l’idée de son impuissance. Que n’avait-elle pas commencé médecine, elle aurait pu partir comme volontaire internationale, être utile…A quoi bon tous ces mots, ces rêves, ces poèmes ? Le monde devenait fou, les peuples, encore et toujours, se déchiraient dans un massacre des innocents toujours renouvelé…

Son portable vibra. C’était un texto, un numéro inconnu. Pensant qu’il s’agissait peut-être d’un de ses cousins installés en banlieue parisienne, elle ouvrit le message.

–          Aïcha, c Dov. Roket tombé immeuble parents Tel Aviv. Ma sœur et ma mère très touchées. Je rentr 2min. Ne tombons pas ds ce piège, ds haine. Leilatov, bn nuit.

Sa colère retomba, aussi soudainement qu’elle l’avait envahie. Bien sûr. La souffrance n’était pas l’apanage d’un seul peuple. Un instant, la haine l’avait aveuglée, et la soif de vengeance avait effacé en quelques secondes la paix et l’espérance qu’elle venait pourtant de ressentir en découvrant les correspondances émotionnelles de ces poétesses…Elle devait se ressaisir, elle le devait à la mémoire de sa tante, une femme courageuse et engagée, et elle le devait à la mémoire de tous ces autres morts, des morts de la Shoah, que son propre peuple conspuait si souvent, malgré les atrocités du passé.

Elle sourit, à nouveau, en relisant le SMS où des phrases entières se mêlaient maladroitement au langage « texto ». Une idée folle lui vint. Mais oui, bien entendu, cette rencontre n’était pas anodine. Dov allait peut-être pouvoir l’aider à faire évacuer ses cousins de la bande de Gaza.

 

Les semaines suivantes passèrent très vite. Entre son travail acharné en prépa et les nuits sans sommeil où elle échangeait de longs mails avec Dov, Aïcha grandit, sortit soudain de l’enfance et des rêves. Elle se battait comme une lionne, sur tous les fronts, voulant prouver à ses professeurs qu’elle méritait de réussir, au même titre que ses camarades issus des beaux quartiers, et fomentant ce projet d’évacuation du petit Khaled et de sa grande sœur. Elle projetait de partir elle-même les chercher, en janvier, lorsqu’elle serait majeure. Elle avait déjà organisé une collecte au lycée pour financer son voyage, et elle regardait avec inquiétude les flashs d’informations sur les chaînes françaises et arabes, se demandant si l’escalade du conflit judéo-palestinien plongerait le monde dans l’obscurité, et si elle pourrait aller au bout de son projet.

Et elle était tombée très, très amoureuse de Dov. La rencontre sur un vers de Baudelaire avait débouché sur le réel, et ces chiasmes multiples confortaient la jeune femme dans son idée que la littérature, malgré tout, et l’art en général, la culture, leurs lumières, pouvaient rapprocher les hommes…Car Dov et Aïcha ne pouvaient plus se quitter. Le jeune doctorant, lui aussi, était fou de celle qu’il nommait sa « gazelle ». Leurs journées tournaient autour de leurs multiples correspondances, ils échangeaient des dizaines de mails, de SMS, de lettres, même, que la jeune étudiante se faisait envoyer au lycée, afin que sa famille ne découvre rien de ces liens interdits…Leurs peuples étaient ennemis, mais leurs esprits étaient jumeaux, et leurs cœurs ne formaient plus qu’un.

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Le trois janvier 2013, jour de son anniversaire, Aïcha rentra à la maison avec son passeport, son visa, et son billet pour Israël. C’est en mangeant le délicieux gâteau d’anniversaire à la semoule et eu miel préparé par sa maman, encore très affectée par le décès de sa sœur, mais pleine d’affection pour sa fille aînée, qu’Aïcha annonça à sa famille qu’elle s’envolerait en fin de semaine vers Tel Aviv, et que l’évacuation de ses deux cousins avait été préparée avec son oncle et « un ami israélien ».

–          Mais ma fille, tu es folle, majnouna ! Qu’est-ce-que c’est que cette histoire ? Et tes cours ? Et avec quel argent as-tu préparé toute cette aventure ?

–          Et il n’est pas question que tu partes seule, gronda Malik d’une voix menaçante.

–          Oh si, frérot, je pars. Et puis là-bas, je ne serai pas seule. Je serai logée dans la famille de mon ami, ses parents sont professeurs de français, enfin son père, parce que sa mère est morte le mois dernier, après un tir de roquette…Malgré ce deuil, ils ont accepté de nous aider, et oncle Ahmed a déjà tout préparé : je récupèrerai nos cousins au point de passage de Gaza, je serai escortée, tout est arrangé au niveau des autorités, et mon professeur de philo, dont la femme travaille dans le service de neurologie enfantine de Purpan, a organisé l’hospitalisation du petit. Faites-moi confiance. Je vous en prie. Et pour mes cours, tout est arrangé ; mes camarades et mes profs m’aideront à rattraper cette semaine perdue.

La mère d’Aïcha se leva et serra sa fille dans ses bras, en larmes, tandis que ses frères se regardaient, abasourdis. Et muets. Que dire devant tant de détermination ? Puis soudain, la petite sœur de dix ans arriva de sa chambre avec un immense dessin représentant un soleil et un cœur. Tout le monde se mit à parler en même temps, à féliciter Aïcha pour son courage, et Malik mit la chanson « Aïcha » à fond sur son mp3 en faisant tournoyer sa sœur, tandis que leur mère téléphonait à toute la famille pour annoncer la bonne nouvelle.

 

Le six janvier, vers midi, une belle jeune femme posa le pied en terre d’Israël. Très émue, Aïcha souriait en découvrant la lumière de ce pays que des frères se disputaient et partageaient depuis la nuit des temps. Comme à son habitude, elle s’arrêta pour prendre des photos, pour s’imprégner de ces parfums nouveaux, et sortit de l’aéroport juste pour voir le bus s’éloigner…Et voilà ! Elle avait encore raté sa correspondance ! Elle maugréa intérieurement, se demandant comment elle arrivait à organiser une évacuation internationale tout en étant aussi étourdie dès qu’il s’agissait de prendre un transport en commun…Elle s’apprêtait à appeler Dov, qui était spécialement déjà au lieu de rendez-vous afin d’organiser les formalités administratives, quand un mouvement de panique fit refluer les voyageurs vers l’aéroport. Une hôtesse lui expliqua en anglais qu’une bombe venait de déchiqueter un bus venant de l’aéroport. Aïcha blêmit. À quelques secondes près, elle venait de frôler la mort.

La nouvelle de l’attentat s’était répandue comme une traînée de poudre. Dov, en grandes parlementations avec les autorités, reçut un texto de son père, lui demandant de se rendre au plus vite sur la route venant de l’aéroport. Au vu de l’horaire d’arrivée d’Aïcha, il craignait que la jeune fille ne se soit trouvée dans ce bus. Dov poussa un long hurlement de bête blessée et expliqua au soldat de la patrouille de frontière qu’il reviendrait plus tard. Il se mit à courir, de toutes ses forces, tout en essayant d’appeler sa bien-aimée. Mais les lignes étaient saturées.

Quelques minutes plus tard, le jeune homme descendit de sa voiture. Il profita de son laisser-passer pour fendre la foule, et arriva sur la scène de l’attentat. C’était atroce. Les corps déchiquetés jonchaient la chaussée éventrée, des hommes en costumes religieux côtoyaient les secouristes, papillotes et kipas se mêlaient aux blouses blanches déjà maculées de rouge. Le silence, voilà ce qui était le plus impressionnant, le silence de la mort, tranchant avec les hurlements des sirènes. Seul un enfant, miraculeusement épargné par le carnage, pleurait en appelant sa mère.

Un médecin expliqua à Dov que c’était le seul survivant du massacre. La déflagration avait été telle qu’un immeuble voisin avait été presque soufflé. Les trente occupants du bus étaient tous morts, ainsi que la jeune kamikaze palestinienne.

Le jeune homme s’éloigna en titubant en direction de l’aéroport. Il allait essayer de contacter les autorités consulaires. Des larmes coulaient sur son visage, tandis qu’il marchait, hébété devant ce nouveau deuil qui le frappait, si peu de temps après la perte de sa mère, si peu de temps avant ce qu’il avait pensé être le bonheur. Aïcha, sa gazelle, si forte, si courageuse, si proche de son but et de leur amour…

–          Dov ! Dov, ne pleure pas ! Dov !

Il leva les yeux. Non loin de lui, sur le trottoir d’en face, dans la lumière merveilleuse du midi, se tenait une belle jeune femme, une valise à la main. Elle souriait et pleurait à la fois, et elle lui cria qu’elle avait raté sa correspondance, qu’elle était tellement désolée de ce nouvel attentat, et de la peur qu’il avait eue.

Et elle lui cria qu’elle l’aimait, qu’elle ne voulait plus jamais le quitter.

–          Dov, habibi, promets-le moi. Promets-moi que nous serons heureux…

Quel étrange couple ils formaient, les amoureux de l’aéroport, soudain indifférents au regard des passants, au bruit et la fureur de ce jour de guerre, figés en un seul corps de tendresse, vivants piliers se murmurant des mots d’amour, vivants symboles d’une réconciliation possible…

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers…

 

Quelques mois plus tard, toute la famille d’Aïcha était réunie pour la sortie de l’hôpital du petit Khaled, à présent entièrement rétabli, et pour l’annonce des résultats de fin d’année de la jeune fille. Ils étaient tous là, même les cousins de Paris étaient descendus, et ils attendaient Aïcha, attablés au café Saint-Sernin. Le parfum des tilleuls embaumait l’air de mai, les premières hirondelles tournoyaient follement dans le ciel toulousain. Malik était en grande conversation avec le père de Dov, mais aucune animosité n’agitait la tablée. Les cousins couraient autour de la basilique, et la maman d’Aïcha parlait des fiançailles des deux amoureux avec Esther, la sœur de Dov, entièrement rétablie, elle aussi.

–          Maman, ça y est ! Je suis reçue à Henri IV, je peux partir à Paris pour faire ma khâgne !

Rayonnante, tenant Dov par la main, Aïcha marchait fièrement vers sa mère, plus belle que jamais. Le jeune homme souriait, lui aussi, et l’embrassa à pleine bouche sous les youyous de la famille. Puis il sortit un livre de son veston, et debout, face au clocher de la plus grande basilique romane d’Europe et des millions de toits roses, il commença à lire le poème qui symbolisait l’improbable amour de leur rencontre interdite…

Aïcha en était à présent persuadée : la beauté sauverait le monde.

Correspondances

 

La Nature est un temple où de vivants piliers

Laissent parfois sortir de confuses paroles;

L’homme y passe à travers des forêts de symboles

Qui l’observent avec des regards familiers.

 

Comme de longs échos qui de loin se confondent

Dans une ténébreuse et profonde unité,

Vaste comme la nuit et comme la clarté,

Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

 

Il est des parfums frais comme des chairs d’enfants,

Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,

— Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,

 

Ayant l’expansion des choses infinies,

Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,

Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.

 

Charles Baudelaire

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https://www.youtube.com/watch?v=81A53xtOWXA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les mains de Baptistin: une nouvelle en mémoire aux victimes du Rwanda…

Les mains de Baptistin 

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Elle sentait encore parfois les petites mains douces qui jouaient avec ses cheveux. La nuit, souvent, lorsqu’elle tentait de s’assoupir, il lui semblait aussi entendre son babil, lorsqu’au creux de ses seins généreux il souriait, apaisé.

Les quatre autres aussi lui manquaient. Les tresses folles d’Euphrasie lorsqu’elle gambadait en rentrant de l’école ; les grands yeux sombres d’Amédée, et cette façon qu’il avait de lui prendre la main à l’église, en murmurant qu’il serait prêtre, un jour. Prudence, son rire aussi étincelant que l’eau de la rivière, Prudence déjà presqu’une femme, minaudant avec ses amies et imitant Beyoncé. Et puis la jumelle d’Amédée, Félicité, la bien nommée, une allégresse dans chacun de ses gestes, Félicité qui dès l’âge de quatre ans racontait des histoires si extraordinaires que le vieux griot l’appelait « belle mémoire » en Kinyarwanda…

Mais les petites mains tendres de Baptistin, qui de son incroyable force de nourrisson se tendaient vers le ciel pour en décrocher les étoiles, ces mains-là, elle les sentait, presque chaque fois qu’elle sortait de la maison. Elle revoyait le nuage de poussière devant le petit jardin, elle entendait les hurlements de Prudence, qui venait de voir leur voisin décapiter d’un seul trait Félicité après avoir égorgé Amédée et démembré Euphrasie. Elle sentait les liens qui tranchaient sa peau alors qu’elle essayait de se lever et de courir vers eux, mais pour Prudence aussi il était trop tard, puisque le voisin venait de lui trancher la tête à son tour.

Il la fixait, la regardait dans les yeux. Elle n’était plus qu’un cri, elle vomissait et s’étouffait en hurlant, et lui il souriait en la traitant de chienne, puisqu’elle avait engendré ces enfants de Tutsi, elle la Hutu qui avait épousé un Tutsi. Et puis lentement, il avait contourné la femme attachée au portail et avait d’un geste brusque arraché le bébé qu’elle portait dans son dos. Elle sentit encore les petites mains de Baptistin qui griffaient son dos lacéré, et puis plus rien.

Lorsqu’elle s’était réveillée plusieurs heures plus tard, une voisine l’avait détachée et mise à l’ombre. La nuit était tombée. Espérance s’agenouilla péniblement puis réussit à se lever. La courette n’était qu’une mare de sang, les essaims de mouches tournoyaient dans l’odeur atroce, aucun bruit ne s’élevait. Elle pria, pria soudain comme une possédée, dans une transe aveugle, implorant ce Dieu impie d’avoir au moins épargné son puîné. Mais elle retrouva les restes de Baptistin éparpillés dans le jardin, une de ses petites menottes serrant encore une mèche des cheveux d’ébène de sa mère. Alors, sous l’immense lune rouge de l’Afrique défigurée, Espérance voulut mourir. Elle courut vers la rivière, enjamba les corps de ses voisins et amis, courut pour ne plus vivre, mais au moment où elle allait se jeter du petit pont de briques, une main puissante la retint.

–          Attends, Espérance. N’oublie pas qu’il te reste un fils. Attends. Ne leur fais pas ce plaisir. Reste parmi les vivants, même si ton âme est aussi morte que la poussière du désert.

Le griot parlait ainsi, lui qui était issu de l’ethnie des Twa, les « artisans », qui n’étaient ni éleveurs comme les Tutsis, ni agriculteurs comme les Hutu…Le griot qui avait choisi la voie de la parole et de la sagesse, et que les folies des hommes avaient épargné.

Oui, si Espérance était encore debout, vingt ans après cette journée, c’était grâce à Placide, son fils aîné. Elle avait, dans le peu de lucidité qui lui restait, prié pour son retour. Placide, qui avait douze ans à cette époque, avait été envoyé chez l’un de ses oncles paternels à la capitale, pour fréquenter un établissement scolaire réputé. Car le fils aîné d’Espérance et de Gratien était une graine de génie, aux yeux malicieux et à l’intelligence exacerbée. Certes, Placide avait vu son père enlevé en pleine nuit avec son oncle, mais il avait couru à travers les rues grouillantes d’atrocités, et su se faire passer, de par son physique métissé, magnifique mélange des deux ethnies ennemies, pour un jeune Hutu. Il s’était ensuite réfugié à l’ambassade de France, grâce à son professeur de français, et avait donc été miraculeusement épargné.

Espérance revoyait encore son fils, qui, tel un revenant, lui avait soudain été rendu, entier, sain et sauf, avec tous ses membres, ses deux yeux, et son sourire de prince. Il vacilla en pénétrant dans le carré de tombes fraîchement creusées, mais se tint droit auprès de sa mère dont les cheveux avaient blanchi en une nuit, en lui promettant qu’il deviendrait un homme, et qu’il garderait la mémoire des siens. Les mille collines teintées du sang fratricide palpitaient encore de la douleur des survivants. Espérance et Placide, hébétés de tristesse, se devaient de ne pas sombrer.

En se dirigeant vers l’autobus qui devait l’emporter à la capitale, Espérance, en cette semaine de commémoration, se souvint de l’année 2003, quand des milliers de prisonniers avaient été relâchés et étaient simplement revenus dans leurs villages, avant d’être jugés pour certains devant les « gacacas »…En passant devant la maison de son voisin, qui était assis devant sa porte, elle se redressa et détourna la regard. Car le meurtrier de ses cinq enfants faisait partie des Hutu revenus vivre dans leurs terres. Il n’avait pas nié. Il avait même osé soutenir son regard devant le tribunal, sur cette terre sèche de l’esplanade où d’autres enfants jouaient et riaient tandis que les adultes tentaient de mettre des mots sur l’Indicible. Oui, avait-il convenu, il avait bien égorgé, décapité et démembré les enfants de sa voisine, car elle portait des enfants Tutsi. Il avait beaucoup bu pour se donner du courage, et il n’avait fait que suivre les consignes diffusées par la radio des mille collines…

D’autres avaient pardonné, mais Espérance ne le pouvait pas. Chaque nuit, chaque nuit depuis bientôt vingt ans, elle rêvait qu’elle se détachait et qu’elle arrivait à empoigner chacun de ses enfants et à courir avec eux vers la rivière d’argent. Chaque nuit, elle les cachait dans la forêt luxuriante, chaque nuit elle les entendait rire et chanter. Et chaque matin elle se réveillait en ayant envie de hurler et de traverser la rue pour assassiner son voisin.

Pourtant la vie avait repris. Des enfants étaient nés à nouveau, des jeunes gens s’étaient unis, à l’école on les entendait psalmodier des mots nouveaux, des mots qui parlaient de réconciliation, d’oubli, de pardon. Espérance était devenue institutrice, et chaque sourire d’enfant l’aidait à rester humaine. Avec sa belle-sœur, qui était revenue de la capitale, elles avaient créé aussi une association pour aider les veuves, si nombreuses, grâce à des micro-crédits. Une maison communautaire abritait un atelier de couture, et c’est Espérance qui avait lancé la mode des pagnes imprimés avec des photos des victimes. Sa petite Prudence aurait si fière de voir sa photo sur de magnifiques pagnes multicolores, que sa maman avait offert aux membres survivants de leur famille… Les rires et les chants des femmes résonnaient comme autrefois, et parfois on peinait à croire que le sang avait coulé dans leur vallée si verte…Euphrasie non plus n’était pas oubliée, puisque la coiffeuse du village avait décidé de donner des noms à des coiffures ; une tresse particulièrement savante portait ainsi le nom de la fillette.

Peu à peu, l’idée avait germé de conserver les mémoires tout en accordant le pardon. Le griot, de plus en plus ridé, mais toujours le pilier du village, avait instauré une soirée spéciale pour les enfants et les adolescents, qu’il nommait « la nuit de Félicité », en mémoire de l’enfant rayonnante qu’il ne voulait pas oublier. Dans certaines maisons on avait inscrit les prénoms des victimes en lettres de couleurs vives sur les murs, dans d’autres on avait appelé les nouveaux enfants du nom de leurs frères ou sœurs disparus…Le curé citait souvent Amédée dans ses sermons, rappelant la foi si pure de celui qui s’était senti si jeune appelé par Jésus et qui n’avait pas eu le temps de prononcer ses vœux.

Mais Espérance savait aussi que personne, plus personne, ne pensait à son Baptistin. Il était si jeune, il tétait le sein de sa mère lorsque les démons l’en avaient arraché…Alors Espérance berçait son âme en secret, l’imaginant faisant ses premiers pas, marchant sur les traces de son grand frère, qui l’attendait, dans la tribune des officiels puisque Placide jouait un rôle important dans le nouveau gouvernement. Parfois, elle oubliait un peu les traits de son visage, mais jamais la douceur des petites mains qui caressaient le dos de la maman lorsqu’elle chantonnait en jardinant ou en rangeant la maison…

Soudain, un cri s’éleva de la maison qui avait été construite derrière celle de son voisin. Un hurlement, même, et il résonna dans le village déserté par la majorité de ses habitants, qui s’étaient rendus en masse aux cérémonies de commémoration. Espérance ne se retourna pas, elle ne voulait pas rater son bus, et puis les problèmes de ce voisin ne la concernaient plus depuis longtemps…Mais l’homme sortit en courant du jardinet et se précipita vers Espérance.

–          Ma fille…Ma fille accouche, alors qu’elle est bien loin de la lune prévue. Aide-nous. Aide-la. Tout le monde est parti, le docteur ne peut pas venir avant demain, et la sage-femme est dans un autre village.

Espérance le regarda, pour la première fois depuis des années. Elle posa sur lui le regard insondable de l’éternité. Elle le darda de ses yeux qui n’avaient plus de larmes, tant l’océan de sa douleur avait noyé sa vie. Elle le fixa d’un œil à la fois méprisant et menaçant.

–          Pourquoi devrais-je t’aider ? Donne-moi une seule bonne raison. Dis-le-moi.

De la maison s’éleva un autre hurlement, et les gémissements d’une toute jeune femme. Espérance se souvint que la fille aînée de leur bourreau avait l’âge de Placide et avait été tuée par représailles, quelques semaines après les exactions, alors qu’un autre de ses enfants venait, comme son Baptistin, de naître, et que leur mère était morte en couches.

Son voisin se tordait les mains. Il lui expliqua que sa fille était tout ce qui lui restait, puisqu’il n’avait jamais pu se remarier. Elle avait été gardée à l’orphelinat durant ses années de captivité, puis il avait tenté de l’élever et lui avait construit cette maison. Sa fille avait été violée il y a six mois, par un Tutsi aujourd’hui en prison. Ses choses-là arrivaient encore fréquemment…Il lui dit encore un mot, ce mot qu’elle avait vainement attendu en 2003, lors du tribunal villageois : il lui dit « Pardonne-moi. »

–          Je n’ai que faire de tes suppliques. Mais je vais aider ta fille. Laisse-moi passer.

Dans la chambre où la femme en gésine se tordait de douleur, accroupie dans un coin, Espérance comprit que la situation était grave. Elle savait que les femmes africaines laissaient rarement libre cours à leur douleur lors d’une naissance. Il devait y avoir un souci important. Elle ordonna à son voisin de faire bouillir de l’eau, puis de chercher le griot, et de courir vers le village voisin, où une guérisseuse âgée aidait autrefois les femmes à mettre au monde leurs petits soleils. Elle s’agenouilla auprès de la jeune femme et la rassura, puis, la main désinfectée, elle comprit que le bébé ne s’était pas retourné. Il fallait agir vite. Sinon, il ne naîtrait pas, et sa mère risquait la mort. Elle demanda à la jeune femme de s’allonger, puis entreprit de lui masser le ventre, de l’extérieur et de l’intérieur. Elle chantait doucement, une de ces mélopées ancestrales qui parlent de collines et de joies, des enfants qui dansent dans la savane et des pères qui aiment leurs familles. Elle sentit que le bébé bougeait, c’était étrange, cela faisait si longtemps qu’elle n’avait pas eu ce sentiment de vie, de maternité. Elle leva les yeux et croisa le regard affolé de la jeune femme, belle et palpitante comme une gazelle aux abois, et lui sourit.

–          Il va vivre. Et toi aussi.

L’enfant naquit une heure après, juste à l’arrivée du griot et de la guérisseuse. La vieille femme fit boire une potion de simples à la jeune accouchée, et Espérance, qui avait lavé et emmailloté le nourrisson tandis que le griot recueillait le placenta qui serait enterré dans le jardin, présenta le bébé au voisin qui pleurait.

–          Je me souviens du prénom de chacun de tes enfants, Espérance. Je me souviens. Tous les jours, toutes les nuits, je me souviens. Ce bébé s’appellera Baptistin. Et si tu l’acceptes tu seras sa marraine, et ton Placide son parrain.

À ce moment l’enfant ouvrit un regard d’onyx sur le soleil d’Afrique qui perçait par la porte entrebâillée. Dans l’un de ses réflexes si attendrissants des nouveaux-nés, sa petite main se referma sur la main douce d’Espérance. Elle sourit et lui murmura :

–          Bienvenue, Baptistin, dans notre pays des mille collines.

 https://www.youtube.com/watch?v=UjnBsOhEP-8

Lorsque l’enfant paraît…

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Lorsque l’enfant paraît

Il fait si froid. La jeune femme se blottit contre la botte de paille en grelottant. Soudain, un souffle chaud semble apaiser la morsure de cette nuit glaciale. L’âne et le bœuf, jusqu’à présent immobiles au coin de leurs mangeoires vides, se sont rapprochés, et respirent lourdement au-dessus du flanc bombé de la femme en gésine. Elle ne crie pas, les yeux rivés vers cette étoile si brillante, qui transperce de son éclat les poutres fragiles de l’étable. Lorsque l’enfant paraît, trois hommes imposants et majestueux se penchent par-dessus l’épaule du charpentier ému. Bethléem, soudain, défie le monde, l’univers, l’éternité.

Ils sont une dizaine, recroquevillés autour de la bougie vacillante. La soldatesque romaine les poursuit depuis des mois, mais l’apôtre a demandé de n’en avoir cure cette nuit-là. Il faut se souvenir, a-t-il dit. Il faudra toujours de souvenir, mille ans, deux mille ans durant, de l’étoile du Berger, de la Crèche et de la Vierge à l’Enfant. Quand les glaives s’abattent sur la petite assemblée en prières, un chant s’élève, et les martyrs meurent en allégresse.

La petite église romane frissonne, mais elle embaume, aussi. La Vierge Noire a été vêtue de ses mousselines d’azur, elle n’en est que plus belle, entourée des cierges et des branchages. Un à un, les paroissiens pénètrent dans la nef glaciale, accueillis par le sourire de leur curé. On entend les pas des villageois crisser dans la neige des Monts d’Auvergne, et les joues rosies des enfants ressemblent à des pommes d’api. La messe de minuit sera, comme toujours, en latin, et devant l’âtre rougeoyant, on se pressera autour des braises avant d’avaler un maigre souper de châtaignes. Mais les cœurs emplis de joie seront bénis par la Naissance.

Ils sont peu nombreux dans la chapelle de bois, mais les femmes ont tendu les murs de leurs patchworks multicolores, et les tartes aux pommes parfument déjà la pièce communautaire où s’ébattent les enfants. Trois familles sont mortes le mois précédant cette nuit spéciale, emportées par les fièvres et par les tomahawks de la tribu indienne des plaines voisines. Ils ont enterré les corps du bébé scalpé, de la mère épuisée, et de ce jeune couple qui arrivait tout juste des Pays Bas. Le pasteur monte en chaire, il va dire l’histoire de la Nativité, mais auparavant des chants s’élèveront dans la nuit claire du Wyoming, comme pour défier l’hostilité du Nouveau Monde.

On chante aussi dans ce baraquement pouilleux. Ou plutôt on murmure, mais ensemble. Une prisonnière a déroulé le petit papier sur lequel, en lettres plus que minuscules, est recopié le psaume  de Noël. Une autre a gardé depuis des semaines des morceaux de pain, qu’elle distribue de sa main décharnée, tandis que la seule fillette présente a reçu une poupée de morceaux de bois, habillée de bouts de tissus trouvés dans les bois de hêtres…Les femmes toussent, titubent, mais les yeux brillent, malgré les aboiements qui déchirent le camp, malgré la certitude de la mort qui glace les espérances. Les étoiles du ciel ne disparaîtront pas, non, et les chants murmurés éclatent comme autant de fragments de mémoires.

Les boubous multicolores ont envahi la nuit. Fièrement, les femmes ont décoré la petite chapelle de brousse, tandis que les hommes tentaient de garder l’entrée de leurs armes dérisoires. Les enfants chantent et jouent comme tous les enfants du monde, c’est Noël, après tout, même si les morts se comptent par centaines au sein des communautés chrétiennes du monde en cette nuit de décembre de l’an de grâce 2013. Tant d’églises brûlées, tant de prêtres et de religieuses assassinés et enlevés, tant de fidèles persécutés, oui, car les chiffres ne mentent pas, c’est bien la communauté chrétienne qui, au sein des religions mondiales, est la plus persécutée, la plus décimée.

On parle beaucoup de l’islamophobie, mais les Chrétiens sont bien, de par le monde, de l’Afrique à l’Asie, en passant par tous les autres continents, les nouvelles victimes des exactions religieuses.

Les Chrétiens sont les nouveaux juifs.

On les chasse, les torture, les enlève, les viole, les brûle.

Mais en cette nuit de Noël, pourtant, dans le monde entier, ils se réuniront, le cœur limpide, l’âme apaisée, la mémoire glorieuse, certains de commémorer un moment unique dans l’histoire de l’humanité.

Je voulais leur rendre hommage.

Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, de toutes les confessions, de toutes les terres.

 

Sabine Aussenac.

Le Père et le désert

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Le Père et le désert

Dédié au Père Vandenbeusch et à tous les otages

 

 

Il se demanda si la neige recouvrait déjà le toit de son église.

Là-bas, si loin.

Soudain, lui revinrent en mémoire les pas qui crissent devant le lourd vantail, les chuchotements dans la nef encore glaciale. Et puis le poli de la statue de Sainte-Bernadette, qu’il aimait à effleurer en rentrant dans la sacristie.

Dehors, un bruit sourd. Il se leva et se tint prêt. Sans doute faudrait-il encore marcher, fuir dans ce paysage lunaire, essuyer son front sous la sueur âpre de la peur.

Rester un homme, lui qui jamais n’avait autant douté de cette condition. Ne pas céder à la panique, à ces angoisses atroces qui l’étreignaient le soir, quand, enchainé sous cet arbre au feuillage épuisé, il tentait de ne pas sombrer.

Mais l’homme enturbanné entra doucement, presque religieusement, et lui sourit. Ses yeux de braise soudain fraternels, presque bienveillants.

Il l’invita à le suivre, et le prisonnier, étonné, avança sous les étoiles blêmes de ce ciel africain aux morsures si éreintantes, quand on est loin des siens.

Titubant un peu, le prisonnier se remémora les étoiles de l’enfance, quand dans cette nuit-là les yeux des petits brillent autant que mille voies lactées. Qu’ils étaient loin, les sapins et les rouges, et puis tous ces bonheurs des parents rassemblés…

Il avait faim, il avait soif, il avait peur. Mais ses geôliers le laissaient aussi souvent s’agenouiller dans le silence, respectant ses coutumes, admirant l’invisible présence qui, quelque part, s’accordait à leurs ablutions et tapis. Les poussières du désert, étrangement, accordaient les âmes, quand elles divisaient les peuples et les tribus.

Il entendit, étonné, comme un chant dans la brousse. Mais ce n’était ni l’appel du muezzin, ni les psalmodies habituelles. Il lui sembla un peu se diriger vers sa maison.

Vers son église.

Le Père se redressa, ému. Il n’osait y croire.

Et pourtant, en ce 24 décembre 2013, sous une tente alourdie par les sables, un poste de radio, minuscule et immense, diffusait une messe de Noël retransmise par RFI.

Les gardiens, debout devant la tente, offrirent au Père une galette de mil et un bol de ce vin capiteux des collines de Johannesburg. L’Afrique entière venait communier en silence, et ces offrandes, eucharistie inattendue, firent de ces tortionnaires des Rois Mages, comme transfigurés en cette unique nuit.

Il tomba à genoux, en larmes, alors que l’Oratorio s’élevait depuis la basilique de Lourdes, alors que sur la terre entière des millions de fidèles célébraient la naissance du fils de son Dieu.

Et lorsque les hommes se retirèrent pour fumer et palabrer derrière les buissons décharnés, il sembla au Père que sa foi vacillante grandissait, dansante comme une fête des moissons, bruyante comme un marché à Bamako, joyeuse comme une messe dans ces petites églises colorées et fragiles.

Il sourit. Jésus ne l’avait pas abandonné. Et il retrouverait les siens.

Il se signa, se redressa, et s’apprêta, seul, mais entouré d’amour, à dire sa messe de minuit.

 

Sabine Aussenac.

 

Première lettre de saint Paul Apôtre aux Corinthiens – Chapitre 13

01 J’aurais beau parler toutes les langues de la terre et du ciel, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.

 

02 J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, et toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien.

 

03 J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. 

 

04 L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ;

 

05 il ne fait rien de malhonnête ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune ;

 

06 il ne se réjouit pas de ce qui est mal, mais il trouve sa joie dans ce qui est vrai ;

 

07 il supporte tout, il fait confiance en tout, il espère tout, il endure tout.

 

08 L’amour ne passera jamais. Un jour, les prophéties disparaîtront, le don des langues cessera, la connaissance que nous avons de Dieu disparaîtra.

 

09 En effet, notre connaissance est partielle, nos prophéties sont partielles.

 

10 Quand viendra l’achèvement, ce qui est partiel disparaîtra.

 

11 Quand j’étais un enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant. Maintenant que je suis un homme, j’ai fait disparaître ce qui faisait de moi un enfant.

 

12 Nous voyons actuellement une image obscure dans un miroir ; ce jour-là, nous verrons face à face. Actuellement, ma connaissance est partielle ; ce jour-là, je connaîtrai vraiment, comme Dieu m’a connu.

 

13 Ce qui demeure aujourd’hui, c’est la foi, l’espérance et la charité ; mais la plus grande des trois, c’est la charité.

Je porte en moi souvent mille Juifs qui suffoquent

Je porte en moi souvent mille Juifs qui suffoquent

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Je porte en moi souvent mille Juifs qui suffoquent,

Et tant de matins blancs que déchirent leurs cris.

Tous ces appels glacés, ces visages enfuis,

C’est comme un souvenir dont tant de gens se moquent.

 

Ceux qui me disent allons, la Shoah, c’est fini !

Regarde un peu l’Afrique, et tous les naufragés,

Et puis tous ces enfants qui sont morts en Syrie,

Sans parler de Gaza et de ses sacrifiés…

 

Mais très obstinément, comme un grand vent de plaine,

Je les entends mugir, vociférer leurs haines,

Et je les sens souvent, les barbares affamés,

 

Rôder autour de nous qu’ils voient en proies faciles,

Car oui le Juif c’est nous, c’est toi, c’est le Fragile :

Celui que le Nazi pour toujours veut traquer.

 

 

Sabine Aussenac

La route du thé passe par la Ville Rose…

La route du thé passe par la Ville Rose…

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Elle déambulait, ce jour-là, sous la douce pluie d’automne, sourire aux lèvres. Poussant sa petite carriole, elle avait surgi au coin de notre beau Capitole, un chapeau vietnamien sur la tête, une vareuse en bleu de Chine et à col Mao la protégeant à peine, offrant aux passants affairés toute la douceur de l’Orient :

Ève Rastel vendait du thé. Et il me sembla incroyable de plonger soudain en baie d’Along. Je l’abordai, curieuse, pourtant habituée à cette place bigarrée, qui accueille tous les continents les mercredis de marché, pour connaitre les raisons de sa démarche, tant il me semblait étrange de proposer de la vente ambulante de thé à ces Toulousains gorgés de Madiran et autres Pastis…

D’une voix posée, aussi agréable que les pétales des fleurs de cerisier qui volent au vent le jour du Sakura Zenzen, elle me raconta, se raconta…

Ève, en fait, commence ce qu’elle nomme une « expérimentation étonnante », en tentant de suivre les traces d’un moine zen de l’époque Edo, dont on peut retrouver l’histoire dans le livre érudit de François Lachaud , « Le viel homme qui vendait du thé » :

http://www.franceculture.fr/oeuvre-le-vieil-homme-qui-vendait-du-the-excentricite-et-retrait-du-monde-dans-le-japon-du-xviiie-si

La jeune femme, elle aussi, veut rompre avec un passé et un quotidien pour partir à sa propre rencontre tout en rencontrant l’Autre, à qui elle va offrir ce thé, passerelle entre les âges, les cultures, les traditions…Elle m’écrira quelques jours après notre rencontre un très beau courriel :

« Sous le costume de cette femme que vous avez croisée ce soir-là sous la pluie, se cache une autre femme qui vit son idéal du thé par hommage à ce moine, qui ne sait où tout cela la mènera mais qui va au bout de son rêve. J’envisage en 2015 un voyage au Japon jusqu’en Chine, sur les routes des moines zen.

Le rythme lent de mes pas, me permet d’observer la foule autour de moi, de méditer sur la vie, les êtres, d’échanger des sourires, de partager…, quel cadeau dans cette société happée par ce tourbillon diabolique ou l’humain se perd, surtout à l’approche de cette fin d’année… »

Elle me dira encore les stages qu’elle organise autour du thé, les cérémonies d’initiation, puisqu’elle est aussi « animatrice culturelle » : le joli site www.culture-the.com reprend l’essentiel de ces offres et voyages :

« Animation culturelle sur le thé

Culture thé a pour dessein de rassembler des hommes et des femmes grâce au thé, dans la tradition issue de la Chine et souvent méconnue, par le biais de séances à thèmes sur la culture chinoise, la dégustation de thé d’origine contrôlée, la cérémonie du thé en des lieux sélectionnés ou à votre domicile. Découvrez les thèmes sur le thé et les prochaines animations. »

Plurielle et dynamique, Ève propose ainsi dégustations, stages et déambulations autour des thèmes du thé, comme ce passionnant Gong fu cha, issu des traditions chinoises, puis japonaises, un art du thé qui peut, j’en suis intimement persuadée, procurer une pause bienveillante à nos esprits occidentaux survoltés…

http://culture-the.com/ceremonie-du-the

Mais la jeune orientaliste a bien plus d’une corde à son arc : sculptrice, elle a déjà réalisé diverses pièces majeures, comme ce buste d’Alexandra David-Neel, qu’elle admire tant, offert à Madeleine Peyronnet à Digne-les-Bains, ou comme le buste du lama  Dilgo Khyentsé Rimpoché qu’elle remettra l’été prochain à un monastère, lors d’un voyage au Bhoutan que lui offre un grand fils complice.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_d’Alexandra_David-N%C3%A9el

 

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Ève propose donc aussi des créations en terre cuite autour de thèmes orientaux. Et si j’affirme qu’elle a plus d’un tour dans son sac, c’est aussi que son baluchon de moussaillon des arts déborde de ses voyages : notre petite vendeuse de thé a vécu dans les quatre éléments, dans les airs, en tant qu’hôtesse et pilote de voltige aérienne, sous l’eau  comme monitrice de plongée, et sur l’eau, marin sur le « Fleur de Lampaul » de Nicolas Hulot et au Canada avec les biologistes de Mingan à observer les baleines, avant de toucher terre en nos contrées gasconnes et de nous emmener jusque vers ces cieux de la lointaine Asie…

Alors amis toulousains et touristes, si vous passez par le Capitole et que vous apercevez au loin la Dame des cerisiers en fleurs, n’hésitez pas, et plongez-vous dans un bol de découvertes parfumées et dépaysantes.

Sabine Aussenac.

 

Une petite nouvelle en prime en ce premier dimanche de l’Avent…

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Le cerisier de Sakura

Sakura marqua un temps d’arrêt, et lâcha la main de sa camarade de jeux. L’air était délicieusement pur en cette journée de mars. Elle se tenait tout près de la sortie de l’école et contemplait les cercles que le concierge venait de tracer au râteau sur le sable humide. Le cerisier du jardinet de l’école tendait ses branches vers le ciel, en promesse de bourgeons. Les rires et les clameurs enfantines semblaient faire écho au bleu de ce printemps précoce. La fillette regarda autour d’elle, et eut simplement le temps de lire la surprise dans le regard des adultes qui l’entouraient : Yoko, la jeune institutrice de la classe des petits, était déjà en train de marcher vers les enfants, en leur demandant doucement de rentrer s’abriter à nouveau. Pourtant, presque une heure s’était écoulée depuis les premières secousses, et tous pensaient que le danger majeur était écarté. On avait enfilé les anoraks par-dessus les kimonos de fête, et même répété la danse des cerisiers en fleurs sous le préau, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, malgré l’absence de musique…Les enfants jouaient à présent, regroupés dehors, sous la houlette bienveillante des adultes rassurants. La directrice, Mei, avait maintenant saisi son téléphone et regardait nerveusement l’écran, tandis que le concierge leur faisait de grands gestes, montrant la mer, là- bas, de l’autre côté de la route.

Soudain, une autre vibration, bien plus forte, se fit sentir, et tous se figèrent. Le visage de l’institutrice se durcit, mais elle demeura calme et maîtresse  d’elle-même, réussissant même à sourire en frappant dans ses mains.

–           Les enfants, venez, rentrons vite prendre nos petits sacs et nous mettre sous les tables ! Nous allons chanter la chanson de Totoro !

Mais la vibration reprit de plus belle, se muant en un grondement, en un mugissement. Yoko regarda ses deux collègues, qui, les yeux écarquillés, fixaient un point vers l’horizon. Elle aussi se mit à trembler, puis à crier. Elle se précipita vers les enfants en leur hurlant de la suivre, et ouvrit en grand le portail de la petite école maternelle. Elle avait compris. Ce n’était pas simplement un tremblement de terre.

C’était un tsunami. Et la vague arrivait, là, elle était toute proche, on entendait les flots qui mugissaient dans les rues de Sendai, et les cris, et les klaxons, et soudain l’eau s’engouffra dans la cour, en un seul bloc, écrasant le muret qui entourait l’école, et la fresque dessinée pour la fête de fin d’année toute proche explosa en un millier de bulles.

Le toit de la classe de Yoko fut arraché, des dizaines de petits corps se mirent à surnager, à couler, à se disloquer, et les petites bouches n’eurent même pas le temps de crier « maman » ; un enchevêtrement atroce de menottes mutilées, de pierres, de jouets, de mangas et d’eau boueuse se mit à danser devant Sakura, qui, immédiatement,  s’était accrochée au pilier central du portail et avait commencé à grimper les marches vers la terrasse de sable,  juste avant l’arrivée du torrent de flots dévastateurs.

Puis, soudain, très vite, le silence se fit.

C’était épouvantable. Comme si la vie s’était arrêtée, alors même que, çà et là, quelques enfants luttaient encore pour tenter de refaire surface et de s’extirper des débris de bois ou de ciment qui les retenaient coincés sous l’eau. Yoko, se tenant d’une seule main au pilier, elle aussi, revit ces images du film qu’elle avait tant aimé, Titanic, lorsque l’eau envahit les ponts et les cabines, brise les portes, emporte tout, et cette idée lui donna une force infinie. Elle était Rose, et elle allait survivre. Il le fallait. Son « Jack » l’attendait, et elle ne voulait pas mourir. Abasourdie, elle voyait les décorations florales dériver dans les tourbillons, et les cahiers, et puis des chaussures, des kimonos, tous ces préparatifs de fête, si incongrus dans ce monde à l’envers, et aussi des corps démantibulés, ces petits corps en uniforme, sa collègue et amie Mei, décapitée, et ces regards, immenses, pleins d’horreur et de peur, qui ne reverraient jamais le soleil. La tête presqu’entièrement sous l’eau, elle sentit soudain deux autres mains qui tenaient le pilier, et réussit à se saisir de l’enfant.

En donnant un immense coup de pied vers la surface, et en retenant fermement le petit corps si léger de Sakura, Yoko remonta vers la lumière, ne lâchant pas la fillette, ni le pilier, miraculeusement encore ancré au sol, et c’est ainsi qu’elles  demeurèrent, hagardes, crachant et s’étouffant à moitié, comme deux statues surplombant un enfer, comme ces anges de pierre qui restent parfois, seuls vestiges intacts, au vantail d’une cathédrale bombardée…

Pierre  riait de bon cœur d’une plaisanterie d’un de ses collègues au moment où le tremblement de terre frappa la Centrale. Éberlué, il senti le sol tanguer sous ses pieds et comprit immédiatement ; au bout de trois ans passés au Japon, il se considérait presque comme un vieux de la vieille, et avait senti des centaines de fois le sol de son appartement de Tokyo onduler comme un serpent…Il venait d’arriver à Fukushima, pour une mission ponctuelle d’inspection et de collaboration entre son groupe français et les autorités nucléaires nippones.

Soudain, tout s’accéléra. Une autre vibration, un texto d’alerte immédiate du consulat, l’ordre aboyé par le contremaître hurlant aux étrangers de prendre leur véhicule et de foncer vers les terres : il prit ses jambes à son cou tout en essayant de joindre Yoko. Sa Yoko, sa fleur de cerisier adorée, la princesse de ses nuits, celle dont le prénom signifiait « enfant du soleil » et pour laquelle il avait quitté Bordeaux et le domaine viticole de sa famille. Se précipitant avec ses collègues américains vers la route qui remontait vers la montagne, il comprit, en se retournant, qu’il était sans doute en train de fuir devant les cavaliers de l’apocalypse. Il en avait souvent discuté avec les cadres de l’entreprise de maintenance Tepco : que se passerait-il en cas de tsunami, si non seulement un tremblement de terre majeur frappait la côte, mais si un raz de marée venait ensuite compliquer la donne ?

Près d’une heure plus tard, Pierre était à l’abri ; il avait roulé sans s’arrêter sur la vieille route sinueuse de Bansei Tairo, en direction du mont Kuriko, puis s’était garé au milieu de la forêt et contemplait les érables et les mélèzes blottis les uns contre les autres…Cette nature grandiose, au sein de laquelle il se sentait abrité comme dans un antre tutélaire, contrastait tellement avec l’agitation de sa vie dans la capitale nippone et avec les tressaillements des entrailles de la terre…Encore une fois, il tenta de connecter son portable, et fut abasourdi en découvrant qu’un tsunami venait effectivement de frapper la côte : Sendai était anéantie, et un des cœurs du réacteur de la Centrale avait subi des dommages majeurs. Seul, adossé contre le tronc blanc d’un bouleau, il hurla son désespoir face à la montagne silencieuse ; sa vie aussi venait d’exploser.

Sur la côte, à Sendai, la fin du monde avait déjà eu lieu. Yoko avait désespérément tenté de sauver d’autres élèves, mais les quelques corps d’enfants qu’elle avait réussi à arracher aux décombres étaient dépourvus du moindre souffle de vie. Épuisée, tentant de fuir en direction des hauteurs et de s’éloigner du désastre, marchant, titubant, nageant parfois entre les décombres, elle n’avait pas lâché la main de Sakura. La fillette, indemne, semblait être en état de sidération. Elle jetait autour d’elle des regards vides, se contentant de respirer faiblement et de suivre la jeune femme. Et puis soudain, en voyant une dame âgée assise à même le toit de ce qui restait d’une maison, hagarde, Sakura sembla se réveiller d’un rêve, et se tourna vers Yoko en criant :

–           Obaasan ! Je dois retrouver Obaasan !

Yoko, qui, de son côté, se demandait où elles pourraient s’abriter, se souvint alors que la fillette, qui n’avait jamais été son élève, avait perdu ses parents dans un grave accident de train, et qu’elle était élevée par Misaki, sa grand-mère, une personnalité très importante de Sendai. La vieille dame était une ancienne geisha, très cultivée, férue de textes anciens et d’estampes, qui avait aussi survécu à l’explosion nucléaire d’Hiroshima, et qui, inlassablement, témoignait, dans les écoles, sur les plateaux télévisés, et au travers de son art…Mais Yoko, qui avait déjà participé à des sorties éducatives avec Misaki, savait aussi que la maison de Yoko et de la vieille dame se trouvait non loin de la jetée…Et là, elles étaient en train de se diriger vers la montagne, à l’exact opposé de la digue meurtrière…Elle s’agenouilla et sourit à l’enfant :

–           Je te promets que nous la retrouverons. Mais d’abord, nous devons chercher un abri pour la nuit…

–           Tu sais, Yoko, Obaasan m’avait toujours dit que si une catastrophe arrivait, nous nous retrouverions au Mont Kuriko, à l’observatoire, là où l’on célèbre le Hanami à la fin du Sakura Zensen, dans le jardin japonais…

La jeune institutrice sourit presque, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux, en entendant l’enfant évoquer ces merveilleuses journées où un pays tout entier suivait la progression des fleurs de cerisier, comme d’autres suivent des finales de foot…Et elle comprit aussi toute la symbolique du prénom de cette fillette, qui soudain lui sembla comme un heureux présage…. « Sakura », le cerisier, cet arbre emblématique de l’empire du soleil levant, de cette nation qui toujours se relève, forte comme le soleil, belle et fragile comme la vie, comme les fleurs éphémères des cerisiers…Elle serra l’enfant dans ses bras détrempés, et lui murmura à nouveau qu’elle retrouverait sa grand-mère.

Pierre conduisait comme un fou, roulant seul sur la route cabossée, croisant les files ininterrompues de voitures fuyant la côte. Il roulait droit vers l’enfer. Et vers Yoko. Il était certain qu’elle était encore en vie. Il était tout simplement hors de question qu’elle soit morte, ou même blessée. Elle allait bien, il le sentait, il le savait, et ils allaient se marier, avoir beaucoup d’enfants, et ils allaient enfin réaliser leur rêve commun, au lieu de travailler comme des fous en se croisant simplement le dimanche : ils allaient acheter un domaine viticole au pied du mont Fuji et ils produiraient ce délicieux vin japonais, et ses parents seraient fiers de voir leur fils comme un ambassadeur des traditions françaises, et sa Yoko cuisinerait des sushis et du cassoulet en devenant une merveilleuse maman…Vivre, ils allaient vivre !

Cependant, son optimisme fut mis à rude épreuve au fur et à mesure qu’il redescendait vers Sendai. Et lorsqu’il arriva au premier barrage, où le sens de l’organisation nipponne avait déjà repris le dessus sur la fatalité, et où les réfugiés étaient orientés vers les quelques abris de fortune, il ne put s’empêcher de frémir en apprenant les premiers chiffres de la bouche du policier…Il se disait que sur la centaine d’enfants de l’école d’Ishinomaki, plus des deux tiers étaient déjà portés disparus…Enfin, en prenant la mesure du spectacle de désolation qui régnait au loin, et de cette eau saumâtre qui recouvrait tout, et surtout lorsqu’il commença à se repasser en boucle les images de la vague sur son téléphone, il comprit que ce serait un miracle si sa princesse, dont l’école était située, elle aussi, non loin de la jetée, était encore en vie…

Pierre passa les trois journées suivantes à arpenter les villages, les villes, les rues dévastées. Il avait rassuré sa famille et le consulat, mais refusé catégoriquement de quitter les lieux, et ce malgré les risques liés à l’explosion de la Centrale. Méthodiquement, il fouillait les décombres, tentant de retrouver l’emplacement de la maison de Yoko, mais cherchant surtout son nom sur les listes qui commençaient à s’afficher un peu partout. Il parlait couramment japonais, et s’épuisait à répéter toujours les mêmes phrases en montrant la photo de Yoko, celle qu’il conservait toujours dans son portefeuille. Sur le cliché, la jeune femme souriait, face à un autre océan, assise sur le promontoire du Rocher de la Vierge, à Biarritz…Pierre avait perdu son téléphone le premier soir, en se penchant inlassablement pour soulever des amas de poutrelles et de meubles…Il avait pu joindre ses proches depuis un cybercafé, mais n’avait plus aucun moyen d’entrer en contact avec Yoko…Il ne mangeait plus, dormant dans sa voiture, se nourrissant de quelques bols de riz, et croyait reconnaître son amie à chaque coin de rue dévastée, dans chaque centre d’hébergement…Personne n’avait revu la jeune femme. Elle faisait peut-être partie des centaines de disparus.

À quelques kilomètres de là, Yoko, elle aussi, allait de centre en centre, la petite Sakura blottie contre elle. Elle avait pu rassurer sa famille, à Tokyo, mais n’avait pas réussi à joindre Pierre. Son téléphone ne répondait plus, et elle ne se souvenait plus du numéro de ses parents, si loin, à Bordeaux. Elle imaginait sans cesse le pire, même si elle connaissait les procédures d’évacuation de la Centrale…Elle espérait qu’il avait été mis à l’abri au plus vite, avec les autres étrangers. Et puis sa priorité était de retrouver Misaki. Chaque fois qu’elle évoquait son nom, un beau sourire se dessinait sur les visages des survivants ; c’était comme si cette seule évocation suffisait à faire renaître l’espoir. Mais la vieille dame demeurait introuvable.

Au troisième jour, et sur l’insistance de Sakura, Yoko se mit à la recherche d’un moyen de transport. Elle voulait tenter de gagner la montagne. Sakura était tellement persuadée que sa grand-mère avait réussi à se rendre à leur point de ralliement…Elle chantonnait, assise dans le bus qui avait repris la liaison vers les hauteurs, fixant, comme sans les voir, les terribles vestiges de la catastrophe. Elle chantonnait une très ancienne mélodie, où il était question de grues cendrées et de cerisiers en fleurs. Yoko, elle aussi, regardait par la vitre du bus et admirait malgré elle cette nature qui venait pourtant de ravir des milliers de vies aux hommes. Au fur et à mesure que le véhicule s’engageait vers le col, la forêt se densifiait, et les mélèzes, ployant sous le poids de la neige fraîchement tombée, semblaient s’agenouiller au passage du bus, comme des gardes s’inclinant devant l’Empereur…

Une équipe de télévision française était du voyage, et Yoko entendait des bribes de conversation, le cœur meurtri à l’écoute de cette langue française qui lui était si chère…Un poème de Victor Hugo lui revint en mémoire, ce poème où il va vers la tombe de sa chère Léopoldine…

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,

Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.

J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.

Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

 

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,

Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,

Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,

Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Le véhicule se gara juste devant l’entrée du jardin japonais. La neige avait recommencé à tomber, de gros flocons tournoyaient autour des cerisiers…On se serait cru au dernier jour du Hanami, lorsque le « front des cerisiers en fleurs » a atteint les montagnes, et que les derniers cerisiers du Japon se parent de leurs fleurs délicatement irisées…Comme la neige ce jour-là, les pétales tourbillonnent alors joyeusement, tandis que des milliers de Japonais se promènent dans les campagnes, en hommage au rituel millénaire…

Les journalistes français avaient déjà allumé leurs caméras et filmaient cette scène surréaliste de beauté, admirant les brumes se mêlant à la neige et les bourgeons prêts à fleurir, comme un improbable défi après l’horreur sans nom du tsunami…Un guide leur expliquait l’histoire du Sakura zensen. Et il leur disait aussi qu’une  grande artiste japonaise immortalisait cette scène printemps après printemps, mais que cette année elle était en avance et refusait de quitter le site. C’est lui qui avait alerté les chaînes de télévision, se disant qu’un tel sujet remettrait un peu de baume au cœur de tous les survivants…

Sakura, la bien nommée, courait de toutes ses jambes vers la fin du promontoire, là où le plus gros cerisier élevait ses branches vers l’infini.

Misaki était là. Droite comme un i, enveloppée dans trois couvertures, elle peignait. Face à la montagne. Face à cette nature insupportablement belle. Elle ne pleura pas en se retournant et en faisant tournoyer sa petite-fille dans les airs, elle ne pleura pas, ni de joie, ni d’émotion. Elle lui murmura simplement qu’elle était fière d’elle, qu’elle savait qu’elles se retrouveraient, et qu’elle aussi, lorsqu’elle était enfant, elle avait retrouvé sa grand-mère, devant l’aloé véra qui l’avait sauvée de ses brûlures et de ses irradiations. Et Sakura riait, riait, riait à gorge déployée, ses petites nattes volant dans le vent, en criant qu’elle savait que son prénom la protégerait.

En bas, dans la vallée, ayant enfin trouvé refuge chez un ancien collègue disposant d’une télévision câblée, Pierre regardait distraitement une chaîne française. Et c’est là qu’il aperçut soudain une jeune femme d’une incroyable beauté. Elle marchait derrière une enfant qui courait à travers les allées d’un jardin japonais, entourée de mélèzes, de bouleaux, de brumes et de neige. Et surtout de cerisiers, de centaines de cerisiers enveloppés d’une aura de flocons duveteux comme des fleurs de printemps. Tout au bout du promontoire se tenait un peintre. Entouré de couvertures.

Et lorsque l’enfant se jeta dans les bras de cette vieille dame en houppelande, et que la jeune femme se mit à sourire, face à la caméra, le visage inondé de larmes, Pierre tomba à genoux. Lui aussi souriait. De toute son âme.

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** Chaque année, l’Agence météorologique du Japon et l’ensemble de la population suivent le sakura zensen (桜前線?, front des fleurs de cerisier). Tous les soirs, les prévisions à ce sujet suivent le bulletin météorologique du journal télévisé. La floraison commence dans l’archipel Okinawa en janvier et atteint généralement Kyōto et Tōkyō à la fin du mois de mars ou en début d’avril. Puis, elle progresse vers le nord pour atteindre Hokkaidō quelques semaines plus tard. Les Japonais prêtent une grande attention à ces prévisions. Ils pourront ainsi aller dans les parcs, les autels et les temples en famille ou entre amis pour « contempler les fleurs » (花見, hanami?), manger et boire. Les festivals du hanami célèbrent la beauté des cerisiers en fleurs et sont, pour beaucoup, une occasion de se reposer et de profiter du paysage.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Sakura

** Des arbres morts et des tonnes de boue entravent toujours la cour de récréation de l’une des écoles élémentaires d’Ishinomaki, une ville située dans la préfecture sinistrée de Miyagi. Sur les 108 enfants de cette école, 74 sont décédés et seul un professeur a survécu.

C’est dans un climat sinistre que les enfants vont reprendre les cours cette semaine. Cette école élémentaire étant trop endommagée pour les accueillir, une école épargnée des environs leur prête quatre salles de cours.

http://downtowntokyo.canalblog.com/archives/2011/04/19/20929687.html

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous nous sommes tant aimés…

Nous nous sommes tant aimés…

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai mes morts.
Mes morts perso, ceux de mon petit autel des mémoires.
Par miracle, par chance, par quelque heureuse conjonction des étoiles- et de notre bonne santé occidentale, potentialisée par un climat somme toute modéré et par des failles sismiques paresseuses -, ils se comptent encore quasiment sur les doigts de mes deux mains…
Et en cette veille de Toussaint, j’avais envie de les rappeler à nous, en une séance de spiritisme littéraire. Parce que certains ont l’air d’avoir déjà disparu depuis bien longtemps, et que l’idée de cet effacement définitif m’est intolérable…Et qu’en même temps, ils ne me quittent jamais. Jamais.
Et puis je me disais tantôt que lorsque nos parents seraient partis, eux aussi, en voyage, il ne resterait plus grand monde pour aller fleurir les tombes, en ces âmes grises que sont les jours de Toussaint ; car qui donc, en nos générations éclatées, dispatchées au fil des divorces, des reconversions et de la mondialisation, songera encore à aller « nettoyer » les tombes de nos grands-parents, voire à leur acheter ces splendides pots de chrysanthèmes qui égayent nos mois de novembre comme de merveilleux printemps ?
La première tombe que je garde en mémoire est celle de ma petite sœur Isabelle, la jumelle de ma cœur cadette, disparue à deux jours de vie, lorsque j‘avais cinq ans ; je me revois encore ramasser des petits cailloux sur la tombe du cimetière de Charleville-Mézières et les garder précieusement, des années durant, dans une boîte vide de crène Nivea ; bien trop jeune pour avoir conscience du chagrin de mes parents d’avoir perdu un grand prématuré et toute à la joie de ma petite sœur restante, je ne compris l’ampleur du traumatisme que des années plus tard, en faisant le lien entre mon obésité et la date de la disparition d’Isabelle, car la jolie petite Gretchen bouclée s’était, en quelques mois, transformée en vilain petit canard bien trop dodu et pataud…
Mon grand-père français, lui, me manque encore aujourd’hui ; je n’avais pourtant que onze ans à sa mort, mais je revois comme si c’était hier les larmes de mon père, que je n’avais jamais vu pleurer. Et ce petit buste en plâtre du général De Gaulle, modeste cadeau que la fillette insouciante avait voulu apporter à son papi agonisant…Mais près de quarante ans plus tard, c’est d’un Albert vivant et joyeux que je me souviens, avec mille images plus bucoliques les unes que les autres. Le temps n’a pas de prise sur ceux que nous avons vraiment aimés.

Elle est encore là, l’odeur entêtante de la miellerie où mon grand-père, apiculteur, extrayait ce précieux liquide ambré au parfum de montagne. Je revois les poids de la vieille balance, et la force de papi lorsqu’il faisait tourner l’extracteur des heures entières, je sens encore la saveur sucrée éclater sur mes papilles lorsqu’il me faisait mâcher des alvéoles gorgées de ce miel divinement parfumé…Oui, je pense à mon papi chaque fois que je mange du miel, autant vous dire…souvent !
Je me souviens de tout, comme si c’était hier ; de la dizaine de sucres que mon grand-père mettait dans son café, de ses vêtements de paysan, de l’odeur de sa gibecière lorsqu’il partait à la chasse, de la 4L blanche avec laquelle il nous amenait au marché, quand je l’aidais à vendre le miel au marché de Castres ; de ces samedi soirs où il m’autorisait à regarder « le poste », et de Jacques Brel chantant en noir et blanc ; et puis les escargots que je ramassais avec ma mamie, et le bon sourire de mon papi quand je courais me jeter dans ses bras. Le temps n’existe pas, la mort elle-même me semble caduque, tant ces images demeurent gravées tout au fond de moi, à jamais.
Bien sûr, la mort adolescente, c’est autre chose.
Il s’appelait Pascal. Nous étions toutes un peu folles de lui, au lycée, amoureuses de sa blondeur et de ses yeux bleus. Qu’est-ce-qui lui avait donc pris, un dimanche, de prendre sa moto pour rentrer de la mer ? Et pourquoi était-il rentré bêtement chez lui après cet accident sans gravité ? En tous cas, le lundi matin, seule la place vide de son meilleur ami, qui était dans notre classe, nous avait un peu inquiétés.
Il était parti quelques heures plus tard, notre Pascal, et même l’hélicoptère l’ayant transporté en urgence à Toulouse n’avait été d’aucune utilité ; nous étions hébétés, abasourdis, et je revois encore la petite église blanche de notre quartier, emplie de jeunes déboussolés et en larmes, et aussi ce journal lycéen, « Le petit bavard », dans lequel j’écrivis l’un de mes premiers poèmes…Je me demande si la maman de Pascal est encore là, elle avait été si touchée par mon texte qu’elle m’avait ensuite reçue à plusieurs reprises…Cette mort anticiperait d’ailleurs celle d’un autre de mes anciens camarades, Laurent, fauché lors d’un trajet d’étudiant, malgré son sourire ravageur et sa gentillesse.
Comme elles font mal, ces morts adolescentes, comme elles nous semblent injustes, insupportables, indignes. Il semblerait que le chagrin soit décuplé, que la peine soit insondable, inhumaine, et, surtout, que la résilience n’existe pas, comme pour les morts d’enfants…Je revois encore ma grand-mère allemande avoir les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait le départ de son petit Klaus, le jeune frère de ma mère, disparu à la fin de la guerre, à peine âgé de quatre ans. En même temps, le visage éclairé de cet enfant qui avait sans doute été un « précoce », dont ma grand-mère disait qu’il émerveillait tout l’hôpital de ses chants et récitations, était encore si présent dans notre famille qu’il semblait ne pas avoir disparu ; et puis l’un de mes cousins, non content de porter le même prénom, est affublé d’une fossette et d’un sourire identiques…
Je n’ai jamais vu la tombe du petit Klaus, mais je suis la gardienne de son faire-part de décès, et j’ai aussi en ma possession la page du journal où mon grand-père raconte ses dernières heures…Etrange héritage mortuaire, faisant de mon secrétaire le suaire d’un petit allemand mort d’un cancer du rein dans l’Allemagne année zéro ; de nos jours, on l’aurait sauvé, sans doute…
La tombe de mon grand-père allemand adoré, Papu-prononcer « papou »-, je ne l’ai entraperçue qu’une fois, dans l’un de ces immenses cimetières allemands si différents de nos mastodontes latins. Ces lieux ressemblent davantage à des parcs qu’à nos cimetières débordant de marbres et de fioritures, de grilles rouillées et de guimauve…On y voit des écureuils gambader comme à Hyde Park, de grands arbres se penchent sur les chers disparus, tout y semble à la fois apaisé et vivant, moins compassé et terrifiant que dans les cimetières catholiques. On y allume aussi des milliers de lumignons en mémoire des morts, ce qui est tout aussi bigarré et même plus gai que nos sempiternelles bruyères…
De toutes manières, Papu, pour moi, n’est tout simplement pas mort. Comme il est l’être que j’ai le plus aimé en ce monde hormis mes enfants et un garçon qui se reconnaîtra, j’ai tout simplement décidé, du haut de mes dix-sept ans, en apprenant sa brutale disparition quelques jours avant d’entrer en hypokhâgne, que je le pleurerai plus tard. Il me semblait tout bonnement impensable de m’adonner à la tristesse de ce départ, j’en aurais été anéantie. Le deuil a donc été un lent processus d’adieu, comme un devoir de mémoire, qui se confond encore aujourd’hui avec toute l’histoire de ma famille, tout en croisant l’Histoire récente…
Car Papu avait été soldat sur le front de l’Est, et je possède aussi les dizaines de lettres qu’il a écrites à sa femme et à ses enfants, petites merveilles de douceurs et d’atrocités cryptées, que je me promets de retravailler un jour…Mon grand père a aussi été celui qui a déclenché mes propres chiasmes à l’Histoire en me mettant dans la main, sans un mot, Exodus, de Léon Uris, comme je lui parlais de ma passion pour le Journal d’Anne…J’avais à peine douze ans, et je dois à cet homme libre et courageux ma propre parole sur la Shoah.
Mais avant tout, mon grand-père a été l’homme de ma vie, présent et affectueux, cultivé et amusant, un modèle de mari et de père, dont le regard bienveillant ne me quitte jamais, puisque son portrait est toujours le premier objet que j’installe dans un nouveau lieu de vie…Et là aussi, des milliers d’images défilent en ma mémoire de petite fille et d’adolescente comblée par la bonté d’un homme extraordinaire. Je nous revois ensemble, tondre l’immense pelouse ou arpenter les parcs et les forêts, j’entends sa voix et son rire, et je sais que cette certitude affective a cimenté ma confiance en la vie et dans certaines valeurs.
A ce propos, Anne, ma petite Anne Franck, je la compte aussi parmi « mes » morts…Cela peut sembler étrange, puisqu’elle a basculé dans la mémoire collective, mais depuis que nous avons fait connaissance, Anne et moi, il y a bien des années, je me suis sentie la dépositaire privilégiée de son âme. Elle a enclenché chez moi les deux passions qui me sont les plus vitales, du haut de ses bûchers des horreurs, depuis le fin fond de l’Annexe et de Bergen-Belsen…Car c’est à la lecture de son journal que j’ai su que je deviendrais, comme elle, « écrivain », et c’est en prenant conscience que mon pays des Frères Grimm avait été AUSSI celui de l’abominable que je décidai, très tôt, que je ferai un jour des recherches sur la Shoah…
C’est ainsi que je me suis approprié la mort d’Anne, ma sœur en écriture, ma petite sœur juive, moi qui ne le suis pas, ni juive, ni écrivain encore, d’ailleurs. Pour moi, elle est toujours là, fragile icône que ni les Camps ni le temps ne pourront détruire, modèle de résilience et de courage, adolescente éternelle, dont l’envie de vivre et de grandir m’est garde-fou permanant contre mes propres désespérances.
C’est un peu pour la même raison que je conserve pieusement le souvenir de trois autres adolescents que, pourtant, je ne connaissais guère. Mais je garde leur mémoire année après année, ils comptent parmi « mes » disparus, car il s’agit d’anciens élèves, partis bien trop tôt. Je sais, c’est un peu ridicule, et je suis certaine que leurs familles ne se doutent pas que l’un de leurs anciens professeurs pense encore à eux, tant d’années après…Mais Maud, Jérôme et Michel devraient être encore là, devraient, si je compte bien, être même parents à leur tour, rire, aller en vacances, bref, vivre. Et cet atroce basculement qui fut le leur m’a bouleversée au plus haut point, car au fil d’une année on a le temps d’appréhender nos élèves d’une façon qui, même si elle n’est pas amicale, englobe pourtant énormément d’affect.
Alors chaque année, surtout vers la Toussaint, je repense à eux ; à Maud, partie un samedi soir de son année de seconde, en rentrant de boîte sur sa mobylette, Maud que les autres n’aimaient pas beaucoup, mais que je trouvais belle et intelligente, et dont je revois encore le sourire et le doigt levé…Il y a Jérôme, aussi, dont j’ai appris la mort alors qu’il n’était plus mon élève. Jérôme s’est tiré une balle dans le ventre. Oui, c’est brutal. Et définitif. Et voilà presque vingt ans que je me demande si nous, ses professeurs, n’aurions pas pu éviter ce geste.
Et puis il y a Michel, mon Michel. Il avait vingt ans quand je suis devenue sa prof, j’en avais vingt-six. Il avait un chapeau noir, des petites lunettes d’intello et un air d’étudiant, lui, le cancre. La dernière fois que je l’ai croisé, il était en voiture et m’a fait un grand sourire, nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, mais n’avions pas oublié les repas de classe, ni nos promenades au jardin Lecoq. Sa voiture, justement, s’est encastrée sous un bus.
Le pire c’est que je n’ai appris ce départ que plusieurs mois plus tard, fortuitement, en croisant un autre élève. Une mort apprise en différé vous dépossède du chagrin.
Par contre, très étrangement, puisque j’avais eu l’occasion, souvent, de bavarder avec sa maman, un jour, des années plus tard, j’ai voulu prendre des nouvelles de cette dernière ; car la veille, j’avais longuement rêvé de Michel. Lorsque je lui racontai cela au téléphone, elle fondit en larmes : c’était justement l’anniversaire de la mort de son fils…
Et c’est une même étonnante et inexplicable synchronicité qui m’a poussée à téléphoner, un soir d’été 2010, à Bobbi, la mère de mon Josh. Ce soir là, précisément, de l’autre côté de l’Atlantique, elle avait posé la première pierre d’un petit musée du souvenir en mémoire de Josh. Josh dont les lettres m’étaient « tombées sous la main » en faisant du rangement. Josh décédé des années auparavant, après une vie difficile, faite d’errances et de fulgurances…Josh dont la photo ne quitte jamais mon portefeuille, et dont la douceur et la brillance m’explosent à la mémoire chaque fois que j’écoute du jazz ou que je médite : juif bouddhiste, il jouait divinement du saxo et avait été l’un de mes premiers boy friends.
Et ils sont là, en cette veille de Toussaint, mes morts, mes morts perso. Sans tombe, certes, mais avec une précision mémorielle incroyable, comme si leur disparition avait potentialisé ce qui reste d’eux au fond de nos cœurs : leurs sourires, leurs forces, leurs chaleurs. Et j’ai tellement honte, avec ce petit autel personnel, avec mes quelques morts en bandoulière, quand j’entends aux informations quelque horrible nouvelle me faisant part de disparitions de masse, dans un accident d’avion, ou au hasard d’un tsunami…Chaque fois, je me demande si quelqu’un, à l’autre bout du monde, saura garder la mémoire des disparus de Banda Aceh ou du vol Rio-Paris. Mais je crois que oui. Je suis certaine que c’est ce qui fait notre grandeur et notre singularité d’hommes, cette conscience aiguë de la mort, pas seulement de la nôtre, à venir inéluctablement, mais de celle de nos proches, que nous nous devons d’honorer, de garder en nos cœurs, chacun à notre façon…
La mienne se tricote au fil des images et des objets, entre souvenir d’enfance, impérissables baisers et mémoire cellulaire de quelque relique laissée par mes chers disparus…Je n’ai pas parlé ici de mes deux grands-mères, ayant peur d’être irrémédiablement cataloguée au rang des écrivains de terroir, tant je pourrais emplir de pages de merveilleuses anecdotes, mais elles accompagnent tout bonnement mon quotidien, entre les couvertures au crochet et les vestes amoureusement fabriquées par mamie et les dizaines de cartes et de lettres, souvent relues, écrites par Mutti. Mon appartement est émaillé de petites choses que mes disparus ont touchées, aimées, fabriquées, et je n’ai qu’à regarder cette carte postale où mon arrière grand-mère allemande écrit, en belles lettres gothiques, à ma maman enfant, pour me souvenir de la douceur de sa voix…Il y a encore la photo de mon cousin François, parti très tôt, lui aussi, dont les grands yeux bruns me regardent en souriant, ou le rire jamais oublié de ma délicieuse cousine Maggy, auquel je pense dès que je me fais une tartine de pain grillé, car elle déjeunait avec ça…
Et pourrais-je terminer ce petit texte sans évoquer mes morts littéraires, mes morts artistes, mes fidèles compagnons de route ? Car quelques uns demeurent de véritables visiteurs du soir, ils font partie de ma vie au même titre que des amis, des proches. Je peux affirmer que je vis avec Arthur Rimbaud, Rilke ou Paul Celan une passion sans faille. De même qu’avec James Dean ou Mike Brant-je sais, là, je baisse dans votre estime. L’honnêteté a toujours été l’un de mes défauts…
La mort ? Oui, elle fait partie de ma vie. Et mes morts, je les aime, parce qu’ils m’ont aimée. Nous nous sommes tant aimés…

Sabine Aussenac.