Grèce: thanatos et agape…J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence.

J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence…

Georges Séféris

 

 

Il n’est point de terre plus douce que sa propre patrie.


Homère ; L’Odyssée

 

‘Le 2 octobre la veille de l’incendie, ils couraient vers moi lançant leur cartable par-dessus leur tête……..
J’ai pris une photo ce jour-là. Elle est là, devant moi .Le lendemain,il n’y avait plus rien de ma vie : ma femme et mes enfants étaient morts ; au-dessus du Tanneron s’effilochait une fumée noire. Je n’avais pas vu de flammes si hautes depuis le temps où brûlait le ghetto de Varsovie.
Alors aussi j’étais resté seul : de ma vie, alors aussi, il n’y avait plus rien, que moi vivant.
J’étais sorti des champs de ruines, j’étais sorti des égouts, j’étais sorti de Treblinka et tous les miens avaient disparus. Mais j’avais vingt ans, une arme au poing, les forêts de Pologne étaient profondes et ma haine comme un ressort me poussait jour après jour à vivre pour tuer.
Puis pour moi, après la solitude, semblait venu le temps de la paix : ma femme, mes enfants.
Et oui cet incendie, le Tanneron en flammes, le crépitement du feu, cette odeur et la chaleur comme à Varsovie. Et on m’a tout repris, tout ce qu’on avait semblé me donner : ma femme, mes enfants, ma vie. Une deuxième fois il ne reste que moi vivant.’

Martin Gray, Au nom de tous les miens

 

Ce roman m’a terrifiée lorsque j’étais enfant.

Les images venues de Grèce sont atroces. L’idée de ces gens morts enlacés, comme à Pompéi, est insupportable.

Il ne peut rester que la poésie et la musique.

Pour qu’un jour la vie continue…

 

Nous avons beau avoir brisé leurs statues,
nous avons beau les avoir chassés de leurs temples,
les dieux n’en sont pas morts le moins du monde.
Ô terre d’Ionie, c’est toi qu’ils aiment encore,
de toi leurs âmes se souviennent encore.
Lorsque sur toi se lève un matin du mois d’août,
une vie venue d’eux passe en ton atmosphère ;
une forme adolescente, parfois,
aérienne, indécise, au pas vif,
passe au-dessus de tes collines.

Constantin Cavàfis, Terre d’Ionie

https://www.youtube.com/watch?v=wS3_PYGT55U

Quand les mots tombent sur le corps de la nuit
On dirait des vaisseaux qui labourent les mers
Les hommes à bord semant et les femmes parlant
Parmi les baisers qui claquent
Des lézards passent dans les frissons des crêtes
D’une mer qui s’étend jusqu’au sable
Avec ressacs et clapotis
Peu avant que le soleil se lève quand résonnent
Les voix des rhapsodes de la matière
Et les clameurs d’un coq debout
Sur une colonne de sel des contrées du midi
Quand gonflent les désirs des multitudes sur le rivage
Qui s’avancent dans les rafales du vent
Sous les yeux des filles bienheureuses
Penchées les seins touchant l’onde
L’eau pure des ruisseaux
Jusqu’à sentir dans leur corps et leur âme
Sans conditions et sans limites
La montée acquise du plaisir.

(Extrait)

Andrèas Embirìkos , “Ce jour d’hui comme hier et demain”
***

https://www.youtube.com/watch?v=UxdXm56rL30

…Le printemps est insoluble.
Comment apprendre la flamme à la goutte ?
L’angoisse transcende la vie
rendant ainsi les plaisirs inutiles.
Ah, quel trou de ténèbres où naguère
tenant sur ma tête un coq pour affoler la nuit
j’ai hurlé soudain comme si l’on m’avait planté une balle :
— Un rosier au clair de lune !
Horreur, les secondes le dévorent !
Comment conserver le daimon intact ?
Mais si l’on ne peut — alors suffit, je pense
pour un bout de bénédiction, de guérison peut-être
ce chien rêveux, ce typhus gris…
Ave César !
Mes yeux sont des trouvailles de la mort.

(Extrait)

Nìkos Karoùzos , Poèmes dans l’obscurité

***
https://www.youtube.com/watch?v=Dbq1zIQ0IPU

Ce soir est comme un rêve qui nous grise ;
ce soir le val est un lieu enchanté.
Dans le pré vert que la pluie a quitté,
lasse, la jeune fille s’est assise.
Ses lèvres s’ouvrent, on dirait deux cerises ;
profond, son souffle plein de volupté
fait sur son sein doucement palpiter
une rose d’avril, la plus exquise.

Quelques rayons échappés aux nuées
hantent ses yeux ; un citronnier sur elle
a fait tomber deux gouttes de rosée
qui sur ses joues font deux diamants vermeils
et l’on croirait qu’une larme étincelle
tandis qu’elle sourit face au soleil.

(Extrait)

Còstas Karyotàkis , Còstas Karyotàkis

***

https://www.youtube.com/watch?v=38ZVerDj0Xk

Matin et toutes choses au monde
posées
à la distance idéale du duel.
On a choisi les armes,
toujours les mêmes,
tes besoins, mes besoins.
Celui qui devait compter un, deux, trois, feu
était en retard,
en attendant qu’il vienne
assis sur le même bonjour
nous avons regardé la nature.
La campagne en pleine puberté,
la verdure se dévergondait.
Loin des villes Juin poussait des cris
de sauvagerie triomphante.
Il sautait s’accrochant
de branche d’arbre et de sensations
en branche d’arbre et de sensations,
Tarzan de court métrage
pourchassant des fauves invisibles
dans la petite jungle d’une histoire.
La forêt promettait des oiseaux
et des serpents.
Abondance venimeuse de contraires.
La lumière tombait catapulte
sur tout ce qui n’était pas lumière,
et la splendeur érotomane dans sa fureur
embrassait même ce qui n’était pas l’amour,
et jusqu’à ton air morose.
Dans la petite église personne
à part son nom pompeux, Libératrice.
Un Christ affairé comptait
avec une passion d’avare
ses richesses :
clous et épines.
Normal qu’il n’ait pas entendu
les coups de feu.

Kiki Dimoula, Jungle

https://www.youtube.com/watch?v=Xsqa_LcHwnM

Pas sur Dieu ni les saints ni les rois affairés ,
Pas non plus sur l’amour autrement qu’il se doit ,
Je n’écrirai de vers , et je m’excuserai :
Poète assis , comptant les sujets sur ses doigts .
Je fleurirai le monde et les cours fastueuses ,
Les femmes , les ronds-points , les sentiments , les villes ,
Et ne salirai plus les traditions tueuses :
Ni la foi ni l’argent ni leurs maisons serviles .
Je dormirai , bien sûr , d’un sommeil éthylique
Souffrant ce cauchemar par la voie symbolique ….
Puis rirai au réveil de cette mascarade .
Car jamais , non jamais , je ne renoncerai ,
A versifier sans frein ni collier mes tirades .
Non par droit mais devoir , je nous blasphémerai .

Yannis Youlountas, Qu’ai-je le droit de dire?

***
https://www.youtube.com/watch?v=L_QI1ayFNN8

Divers extraits de Georges Séféris, depuis le site d’Esprits Nomades:

http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/seferisimages/Seferis.pdf

Il est temps que je parte. Je connais un pin qui se penche sur la mer. À midi, il offre
au corps fatigué une ombre mesurée comme notre vie, et le soir, à travers ses
aiguilles, le vent entonne un chant étrange comme des âmes qui auraient aboli la
mort à l’instant de redevenir peau et lèvres. Une fois, j’ai veillé toute la nuit sous cet
arbre. À l’aube, j’étais neuf comme si je venais d’être taillé dans la carrière. Si
seulement l’on pouvait vivre ainsi ! Peu importe…

***

Encore un peu
Et nous verrons les amandiers fleurir
Les marbres briller au soleil
La mer, les vagues qui déferlent.
Encore un peu
Élevons-nous un peu plus haut.

***

Donne-moi tes mains, donne-moi tes mains, donne-moi tes mains.
dans la nuit j’ai vu
la cime aiguë de la montagne,
regardant par-delà la plaine inondée
avec la clarté de la lune invisible,
en tournant la tête, j’ai vu
des pierres noires recroquevillées,
et ma vie comme une corde tendue
début et fin,
Moment final
mes mains.
Celui coulera qui soulève de grandes pierres
ces pierres je les ai soulevées tant que j’ai pu
ces pierres je les ai aimés tant que j’ai pu
ces pierres, mon destin.
Blessé par ma propre terre
torturé par ma propre tunique
condamné par mes propres dieux,
Ces pierres.
Je sais qu’ils ne savent pas, mais moi qui tant de fois ai suivi
le chemin qui va de l’assassin à la victime
de la victime au châtiment
du châtiment au prochain meurtre,
À tâtons
dans l’inépuisable pourpre
la nuit de ce retour
Quand les Erinnyes ont commencé à siffler
Parmi l’herbe maigre
J’ai vu des serpents mêlés avec des vipères
noués sur la génération maudite
Notre destin.
Voix jaillies de la pierre de sommeil
plus profondes ici où le monde s’assombrit.
mémoire du labeur ancré dans le rythme
frappé sur la terre par les pieds oubliés
Corps coulés dans les fondations
de l’autre fois, nus.
Yeux, yeux
fixés sur un point
que tu ne peux lire, comme tu le voudrais :
l’âme
qui se bat pour devenir ton âme
maintenant même le silence n’est plus à toi
ici où les meules ont cessé de tourner.

***

…On nous disait, vous vaincrez quand vous vous soumettrez.
Nous nous sommes soumis et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez aimé.
Nous avons aimé et nous avons trouvé la cendre.
On nous disait, vous vaincrez quand vous aurez abandonné votre vie.
Nous avons abandonné notre vie et nous avons trouvé la cendre.
Nous avons trouvé la cendre.
Il ne nous reste plus qu’à retrouver notre vie maintenant que nous n’avons plus rien.

 

O malheureux Ajax, qu’as-tu été, et qu’es-tu à cette heure ? C’est au point que tu mérites les pleurs de tes ennemis mêmes.

Sophocle

2 commentaires sur “Grèce: thanatos et agape…J’ai maintenu ma vie, en chuchotant dans l’infini silence.

  1. Sans être un inconditionnel (car dans son oeuvre abondent parfois les stéréotypes hérités de la neurasthénie romantique et existentialiste ) j’aime bien Kiki Dimoula. C’est la seule figure de la poésie contemporaine qui parvienne à me toucher, car certains de ses poèmes recèlent une intensité et une beauté assez bouleversantes. A certains égards, et je m’étonne que le rapprochement n’ait pas été fait, elle me semble proche de Mallarmé, étant comme lui une poétesse de l’absence, de ce qui n’est pas ou n’est plus. C’est particulièrement flagrant dans l’un de ses plus beaux poèmes, le magnifique « Inespérances », dédié à son mari décédé :

    « Pas de nouvelles de toi.
    Ta photo stationnaire
    Comme quand il pleut sans pleuvoir
    Comme de l’ombre renvoyant mon corps.
    Comme notre rencontre future
    Là-haut
    Dans une vacuité bien boisée
    A l’ombre d’inespérances
    et d’atermoiements toujours verts.
    La traduction du violent
    silence que nous éprouverons
    _ forme évoluée de la violente
    ivresse causée par une rencontre
    ici-bas _ nous sera faite par un vide.
    Alors nous serons pris
    d’une impétueuse inconnaissance
    _ forme évoluée de l’étreinte
    que la rencontre instaure ici-bas.
    (…)
    Tant que tu ne vivras pas aime-moi
    Oui l’impossible me suffit.
    J’ai jadis été aimée de lui.
    Tant que tu ne vivras pas aime-moi »

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