Douce France

Je vous salue ma France, arrachée aux fantômes !
Ô rendue à la paix ! Vaisseau sauvé des eaux…
Pays qui chante : Orléans, Beaugency, Vendôme !
Cloches, cloches, sonnez l’angélus des oiseaux !
Marcel Dupont se réveilla en sursaut. Il avait rêvé qu’il était en primaire et qu’il récitait ce beau poème d’Aragon, que son père, ancien résistant, aimait tant…Il jeta un coup d’œil rapide vers son réveil en forme de coq et pesta intérieurement. Germaine avait encore oublié de changer les piles. Elle savait pourtant qu’il détestait arriver en retard au bureau ! Il s’habilla à la hâte avec les vêtements qu’il avait soigneusement déposés la veille et descendit à la cuisine. Il maugréa, puis se souvint avec satisfaction du bon score que son parti avait récolté hier au soir, lors du premier tour des Municipales. Allons, cette semaine s’annonçait bien, malgré tout…
Un étrange silence régnait dans la petite pièce méticuleusement rangée. Marcel s’étonna de ne pas voir son épouse affairée aux fourneaux, et pensa qu’elle était peut-être déjà partie au marché. Il alluma machinalement la radio avant de passer son café avec sa cafetière Krups, se réjouissant une fois de plus d’avoir investi dans la qualité allemande… Tiens, c’était amusant, d’ailleurs, la radio diffusait un chant militaire allemand, Heili Heilo, que Marcel n’avait pas entendu depuis la fin de la guerre…
Le quinquagénaire s’assit à sa place et déplia soigneusement sa serviette aux couleurs du drapeau tricolore, assortie d’ailleurs à la toile cirée et aux voilages. Avant de beurrer son toast avec le bon beurre de Normandie, il voulut se servir son jus de fruit favori, le bon jus de pamplemousse du LIDL, son magasin fétiche – comme il aimait à le répéter à son entourage, même dans le discount, la qualité allemande ne le décevait jamais… –, mais, étrangement, il ne trouva que du jus de pomme dans le réfrigérateur Miele. Décidément, ce n’était pas son jour…
Le chant militaire allemand laissa place au flash info de ce qu’il pensait être sa station favorite, RMC news. Mais un jingle inconnu le fit tressaillir : il sourit en reconnaissant… la Marseillaise ! Il sourit, et se dit que le Président était sans doute mort dans la nuit. Mais non, le speaker ouvrit son journal sur autre chose, et commença à parler d’une rencontre au sommet entre Madame Le Guen et le leader du parti d’extrême-droite italien. Marcel laissa tomber son bol de café en entendant le journaliste parler de « la Présidente de la République » en évoquant Martine Le Guen ! Il se leva pour chercher l’éponge sur l’évier, soudain très énervé. Mais qu’est-ce-que c’était que cette mascarade, on n’était pas le premier avril, quand même !
Il allait de ce pas appeler sa radio, pour leur prouver qu’il faisait partie de ces auditeurs qui prennent la parole, selon le slogan qui avait fait leur renommée… Se moquer de la présidente de son parti, de son cher Front Radical, était intolérable ! Satanés journalistes, toujours à vouloir rabaisser cette femme de tête, quelle honte…Ils étaient tous à la solde du lobby juif, c’était certain !
Mais il se souvint qu’il était déjà en retard, et éteignit le poste d’un geste rageur. Il écouterait la suite du programme dans sa BM, et il appellerait la radio ce soir… Il ferma soigneusement la porte blindée du petit pavillon après avoir enclenché l’alarme et vérifié qu’Adolf, son bouvier des Flandres, était bien détaché.
Je vous salue, ma France aux yeux de tourterelle,
Jamais trop mon tourment, mon amour jamais trop.
Ma France, mon ancienne et nouvelle querelle,
Sol semé de héros, ciel plein de passereaux…
Puis il sortit la voiture de l’allée. Et pila, aussitôt.
La promenade François Mitterrand, habituellement noire de monde en ce matin de marché, était presque totalement déserte. Seuls quelques stands étaient dressés le long des murs grillagés de ce petit quartier pavillonnaire. Quelques femmes déambulaient le long de la promenade, un panier à la main. Marcel Dupond se frotta les yeux, et commença à douter de sa raison… Il n’avait jamais vu ces imposantes villas flambant neuves, aux allures de mirador, entourées de grilles et de barbelés… Il avait soudain l’impression de vivre un mauvais rêve. Pourtant, il ne se souvenait pas avoir abusé de Schnaps la veille au soir…Non, il lui semblait avoir terminé la lecture d’une biographie de Franco après avoir sorti le chien…
Il redescendit de sa voiture et s’avança, presque chancelant, vers le premier stand, où un vieil homme était en train de déballer des choux fleurs. Où étaient donc passés les dizaines d’étals multicolores, et toute la foule bigarrée qui, d’ordinaire, se pressait en ce marché de plein vent ? Où étaient les stands de fruits et légumes, flanqués des étals de bijoux et de sacs, où se cachaient les grands noirs souriant qui vendaient leur bimbeloterie, et toutes les mamans voilées qui, poussette contre poussette, flânaient en rentrant de l’école Jean-Jaurès ? La rue était réellement vide, et, fait très étrange, semblait avoir été totalement désertée par la population du quartier, composée d’une majorité d’immigrés…
Marcel aborda le vendeur :
- Dites, Monsieur, que s’est-il passé ? Où sont les autres stands ? Et où sont les… enfin bon, les… les gens, quoi, les gens du Maghreb, et puis les… africains ?
- Ben dites donc, vous rentrez de la lune, vous ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant, depuis presqu’un an que Martine a nettoyé le pays !! Ha ha, vous étiez dans le coma, peut-être ?
Le visage rubicond du vieil homme s’éclaira pendant qu’il se fendait d’un rire gras. Marcel tressaillit. Il essayait de comprendre, et relança la conversation :
- Vous… vous voulez dire que Martine Le Guen est au pouvoir ? En France ?
- Ben oui ! Un peu, oui ! On la voulait, et on l’a eue, notre Martine !
- Et… où sont les immeubles qui étaient là, et les petits pavillons, et… les gens ?
- Mais tu te moques de moi ! Tu sais bien que tout a été rasé, et que le quartier a été racheté par la famille Le Guen ! Toutes les familles immigrées sont parquées dans le Camp de la Zone, et les Français de souche qui n’ont pas eu de quoi se repayer une villa sont partis en banlieue. Faut lire le journal, mon pauvre vieux! Et puis je vais te dire, moi, j’en suis bien content, de ce nettoyage !!
Marcel recula d’un pas en remerciant le vendeur, sans s’offusquer du fait d’avoir été tutoyé. Il tenta de masquer sa surprise et s’éloigna d’un pas mal assuré, en se demandant si le maraîcher n’avait pas raison… Il avait peut-être eu un accident, ou une maladie. Peut-être avait-il été, oui, dans le coma, après tout ? Il remonta dans sa berline et actionna son kit mains libres. Il essaya de joindre Germaine, sans succès. Il ne tomba même pas sur le répondeur, mais sur un disque lui disant qu’il n’y avait pas d’abonné au numéro demandé. De plus en plus énervé, il composa le numéro d’Éva, leur fille aînée. Normalement, elle était en cours, au lycée Pompidou, à l’autre extrémité de la ville, en train d’enseigner les rudiments de la langue de Goethe à tous ces gamins des cités, mais avec un peu de chance ce serait l’interclasse.
Je vous salue, ma France, où les vents se calmèrent !
Ma France de toujours, que la géographie
Ouvre comme une paume aux souffles de la mer
Pour que l’oiseau du large y vienne et se confie.
Justement, elle répondit à la première sonnerie.
- Papa ? C’est gentil de m’appeler, je me demandais si tu voulais que je passe faire le ménage, ou si tu t’étais arrangé avec la femme de Benito.
- Mais… depuis quand ma fille et ma belle-fille font-elles le ménage chez nous ? cria Marcel, de plus en plus perturbé.
Il entendait, en arrière-fond, des pleurs et des disputes, et ne comprenait pas non plus ce qui se passait au lycée de sa fille. Elle n’était pas institutrice, quand même ! Décidément, c’était de pire en pire, avec ces gamins venus d’ailleurs…La pauvrette, elle ne l’avait pas écouté, à l’époque, elle avait refusé de faire hypokhâgne et était allée à cette université si mal fréquentée…Elle le payait chèrement, aujourd’hui, son idéalisme…Elle reprit la parole, sa voix couvrant les pleurs :
- Papa, mon papounet, tu sais bien que depuis que maman est au camp, c’est Jennifer et moi qui nous relayons pour te seconder… D’ailleurs tu sais, pour le jus de pamplemousse, laisse tomber… Le mari de ma copine Anne est responsable marketing chez Deschamps, et les rayons sont de plus en plus vides… Depuis que ta chère Martine a décrété toutes ces mesures d’embargo, c’est fichu… Te voilà condamné à consommer français, point barre. Mais c’est ce que tu voulais, non ?
- Mais qu’est-ce-que tu racontes ? Quel camp ? Quel embargo ?
- Papa !! Papa, tu as oublié que maman est d’origine juive ? Et que c’est toi qui l’as conduite au camp, soi-disant pour une simple formalité ? Tu ne te souviens déjà plus de ses larmes, de toutes ces histoires de Vel d’Hiv dont elle te rabattait les oreilles, de ses cris ? Quant à l’embargo, tu comptais parmi ses plus fervents partisans… Alors ne te plains pas, c’est trop tard ! Bon, je te laisse, les enfants vont finir par me rendre chèvre… Ils ont tellement faim, je ne sais plus quoi faire… Depuis que je n’ai plus le droit de travailler, j’ai perdu toute mon énergie. Finalement, ils me manquent terriblement, mes Ahmed, mes Youssouf, et même les petits Roms qui m’en faisaient voir de toutes les couleurs… Maman me l’avait dit, je n’ai vraiment pas l’âme d’une femme au foyer ! Allez, mon papounet, courage, on se voit bientôt, pour la cérémonie de Jean-Martin qui doit entrer au Panthéon, mon Dieu, pépé se retournerait dans sa tombe… Tu avais promis que tu en profiterais pour parler au chef de quartier et au préfet de la situation de maman…Gros bisous, je vais essayer d’aller au jardin, voir si les tomates sont mûres…
Je vous salue, ma France, où l’oiseau de passage,
De Lille à Roncevaux, de Brest au Montcenis,
Pour la première fois a fait l’apprentissage
De ce qu’il peut coûter d’abandonner un nid !
Marcel Dupont était comme sonné. Il comprit à demi-mot que la dépouille de Jean-Martin Le Guen devait apparemment entrer au Panthéon, et eut lui aussi une pensée émue pour son père, qui avait été un résistant de la première heure et n’avait jamais accepté les engagements de son fils… Il leva machinalement les yeux avant de démarrer, et chercha des yeux la plaque de la Promenade François Mitterrand. Elle aussi avait disparu… Il lut, éberlué, « Promenade Augusto Pinochet », avant de faire marche arrière pour vérifier le nom de l’école Jean Jaurès ; elle aussi avait été rebaptisée. Un drapeau tricolore flottait au vent, sous le grand panneau « École Dieudonné ». En roulant, il se demanda aussi par quel miracle son intello de fille ainée s’était mise à cultiver son jardin… Elle qui était déjà incapable de réussir correctement une recette…
Il conduisit ensuite très lentement, se dirigeant vers sa banque, s’étonnant des rues absolument dépeuplées de voitures, et put constater l’étendue des changements… La plupart des noms des rues avaient été changés, et la grande statue du Général de Gaulle avait été remplacée par un buste de Bénito Mussolini. Les rues étaient très, très propres, et quasi désertes. Seules quelques mères promenaient leurs enfants. Il n’y avait plus aucun SDF devant la gare, ni devant la fontaine, et quasiment chaque maison arborait un drapeau tricolore. En passant sur le pont des treilles, il constata aussi que les baraquements Roms, installés sur la prairie des berges, s’étaient volatilisés… Marcel avait aussi tenté d’allumer son autoradio et pu constater que ce dernier ne diffusait qu’une seule station, toujours RMC news. Soudain, il freina, et blêmit en voyant l’immense étendue de tentes qui se dressaient à l’emplacement de l’ancien stade de Coubertin. C’était donc là. Il était arrivé au « Camp de la Zone ».
Des soldats en armes en gardaient l’entrée principale. De part et d’autre de ce qui avait été une pelouse et une piscine olympique, fierté de l’ancienne municipalité communiste, Marcel apercevait les imposants miradors. L’un d’entre eux semblait avoir été simplement dédié à une nouvelle fonction, puisque dans le souvenir du quinquagénaire, c’était là que se dressait le minaret de la Mosquée, ce fameux minaret qu’il n’avait pas réussi à faire interdire, malgré les pétitions…Comme ils avaient été actifs, pourtant, avec ses camarades frontistes, démarchant les cafés, les commerces…Mais en vain, puisque la Mosquée avait fini par se construire…
Une foule impressionnante grouillait à l’intérieur du camp. Il y avait là essentiellement des femmes et des enfants de tous âges. Aucun d’entre eux ne semblait aller à l’école. Tout au fond, vers l’ancienne usine, Marcel apercevait un ballet de bus, et il eut l’impression que des hommes, sous la garde d’autres soldats armés, montaient dans ces véhicules. Il aborda l’un des militaires.
- Excusez-moi, soldat. Que font ces hommes, là-bas ?
- Ils partent pour le camp de travail, monsieur, comme tous les matins !
- Et… ces enfants, pourquoi ne sont-ils pas scolarisés ?
Le soldat fixa Marcel d’un air interloqué, avant de le tancer vertement :
- Vous êtes de la presse underground ? Je croyais qu’on avait nettoyé le pays de toute la racaille du « Petit Journal », pourtant ! Du balai, vite ! Vous savez très bien que les Français de souche sont les seuls à pouvoir envoyer leurs gamins à l’école ! Toute cette racaille traîne dans le camp à longueur de journée ! Enfin, heureusement, Martine a lancé la campagne de stérilisation, je peux vous dire que ça va faire du bien à la France ! Allez, faut pas rester là, circulez ! Et puis je vous déconseille de continuer en voiture, vous pourriez éveiller des convoitises…
Patrie également à la colombe ou l’aigle,
De l’audace et du chant doublement habitée !
Je vous salue, ma France, où les blés et les seigles
Mûrissent au soleil de la diversité…
Marcel se mit à trembler. Il vivait un cauchemar, il en était à présent certain. Il allait se réveiller, et retrouver la ville sous son aspect habituel, avec les petits Roms qui mendiaient sous la fontaine, avec les ados des cités qui, appuyés sur leurs scooters, s’interpelaient en riant…Il irait boire son café au Bar de la Marine, et échangerait des souvenir du Djebel avec le vieil Ahmed, qui, même s’il était du bled, n’était pas un mauvais bougre… Sa fille l’appellerait à la récréation pour lui raconter que Mohamed s’était évanoui parce qu’il respectait le Ramadan. Germaine lui préparerait une tresse au pavot et voudrait faire Shabbat, et ils se disputeraient avant sa réunion du Parti, puisqu’il lui dirait qu’il ne voulait plus entendre parler de ses origines juives, et qu’il œuvrait, lui, Marcel Dupont, depuis sa province, aux côtés de la dirigeante du FR, pour rendre à la France sa grandeur déchue…
Il tremblait parce qu’il n’aurait jamais imaginé, en fait, que le FR mettrait, en cas de victoire, toutes ses idées en pratique… Oui, Marcel était un exalté, qui militait depuis la naissance du parti de Jean-Martin Le Guen, dans les années quatre-vingt. Il était de tous les combats, faisant activement circuler les pétitions des sites extrémistes à ses contacts, collant les affiches, ne manquant aucune réunion… Il ne ratait jamais l’occasion de faire une blague raciste, et il avait, en vain, tenté d’imposer les idées du FR à ses enfants, qu’il avait appelés, sans l’accord de sa femme clouée à la maternité, Éva et Bénito, en hommage à ses héros…
Comme il avait été heureux, au moment de la fameuse « Manif pour tous »…Ah, quelle immense joie de voir son pays se dresser à l’appel des Zénour, des Rigide Barlot, de tous ceux qui, enfin, aspiraient à un ordre nouveau…Il se souvenait des débats agités dans le petit écran, autour des questions du voile et de la laïcité…
Mais là, il se rendait bien compte de l’absurdité de cette situation… Rassemblant son courage à deux mains, il reprit le volant et se dirigea vers la banque. En se garant au parking, totalement désert, sous les grands platanes qui, eux, étaient heureusement à leur place ancestrale, il aperçut la foule de gens qui faisaient la queue devant la superette et devant la pharmacie, le long du trottoir…Le cinéma, fermé à cette heure, proposait un documentaire sur le scoutisme et une rétrospective Marlène Dietrich. La banque aussi était pavoisée, un grand drapeau tricolore voletait fièrement à la baie vitrée de l’étage, comme si le bâtiment faisait partie de quelque administration nationale…
Marcel remonta la file et passa son badge avant de regagner, interloqué, son bureau. Là non plus, il ne reconnaissait rien. De grandes affiches appelaient à venir déposer les euros à la Banque de France et invitaient les gens à rendre leurs cartes bancaires. En passant devant le guichet, il vit Élodie, la petite stagiaire, qui portait une sorte d’uniforme bleu, et qui semblait avoir pris du galon car elle donnait du liquide à une vieille dame qui tendait une immense valise à la jeune femme : Élodie y déposait des liasses de billets, et Marcel se frotta les yeux en reconnaissant les coupures… Il s’agissait de… francs, oui, les billets étaient des billets de cent francs !
Un grand homme blond et élancé sortit d’une belle pièce lumineuse, décorée d’un immense portrait de Martine Le Guen. Il s’avança en souriant vers Marcel :
- Alors, mon cher, vous voilà de retour ? Je suis désolé que vous ayez manqué la cérémonie d’investiture de notre Directeur Général, à Vichy. C’était magnifique, vraiment !
- Mais… mais, bredouilla Marcel. Ou est Monsieur Zherbi, notre Directeur ?
Le visage de son interlocuteur s’empourpra.
- Dites-donc, mon vieux, calmez-vous immédiatement. Je me demande si les médecins ont bien fait de donner leur aval pour votre sortie de clinique…Vous ne me semblez pas totalement rétabli…Pour votre gouverne, je vous rappelle que Zherbi et les gens de son acabit ont été parqués comme leurs petits camarades, à la Zone…Ce brave type casse des cailloux comme tout le monde, et j’espère qu’il sera bientôt de retour parmi les siens !
- Mais… Monsieur Zherbi avait fait Sciences Po, et…et son père avait été décoré pour services rendus à la patrie…Je me souviens encore de la pétition que nous avions fait circuler pour protester, en 2014…
- Justement, mon cher, réjouissez-vous ! À l’époque, la pétition avait atterri dans la corbeille du gouvernement socialiste… Nous avons mangé notre pain noir, et la justice a enfin été rétablie ! Ces gens sont à présent à leur place ! Bon, sur ce, je vous laisse, nous avons tous du travail. Et n’oubliez pas, le chef de quartier passera à dix-huit heures pour le bilan du jour ! Vous signerez l’ensemble et ce sera ensuite visé par la Kommandantur.
Je vous salue, ma France, où le peuple est habile
À ces travaux qui font les jours émerveillés
Et que l’on vient de loin saluer dans sa ville
Paris, mon cœur, trois ans vainement fusillé !
Marcel se dirigea à pas lourds vers son bureau et alluma son ordinateur. Il s’étonna de la lenteur de la connexion et vit ensuite un étrange logo s’afficher à l’écran : http://www.cocorico.net. Il tenta en vain de se connecter à Google, à Yahoo…Tous les moteurs de recherche semblaient dysfonctionner. Pourtant, cela faisait longtemps que la banque était sortie de l’intranet…Il réussit enfin, au bout de longues minutes, à accéder à ce qui semblait être un site d’informations. Il fit défiler les actualités, lisant les titres sans croire tout à fait à la réalité de ce qu’il apprenait…
- Le dernier camp de Roms du 95 nettoyé au karscher : une centaine de victimes, parmi lesquelles de nombreux enfants. Les survivants ont été reconduits en camions blindés à la frontière.
- Martine Le Guen en route pour le Panthéon après une cérémonie d’hommage à Domrémy.
- Yann Barthès condamné ! L’ex-humoriste ira rejoindre Ruquier et la bande des Guignols au Bagne de Papeete.
- Ouverture du Festival de Cannes avec le film « Gégene, mon amour », déjà pressenti pour le Coq d’Or.
- Une équipe entièrement blanc-bleue ! Le Stade de France va voir jouer cette équipe enfin débarrassée des colorés, comme disait Jean-Martin Le Guen !
Marcel chercha en vain des informations à propos de la situation économique du pays. Pourtant, il avait lui-même constaté, depuis le marché vide du matin jusqu’à cette valise de billets, que la France semblait avoir plongé dans un protectionnisme délirant. Abandonner l’Euro, pourquoi pas, mais fermer les frontières, museler le net ? Que se passait-il ? Il ne comprenait rien à la situation.
Il voulut en avoir le cœur net et, vers midi, il se dirigea vers le petit Casino de la place. Le magasin était désert, et fort peu achalandé. Seules quelques rares denrées poussiéreuses restaient en rayons, des conserves de cassoulet, des pruneaux…Une radio diffusait en boucle de la chanson française. Marcel aborda la jeune caissière.
- Vous n’avez pas de sandwichs ? Ni de coca ? Et où sont les fruits et légumes, le sucre, les produits de beauté ?
- Vous savez bien, Monsieur, nous n’avons plus de pain depuis longtemps, puisqu’il n’y a plus de quoi faire rouler les tracteurs, ni les camions de livraison…Un an, ce n’est pas suffisant pour redresser l’économie, la Présidente l’a dit hier soir sur Chaîne 1, et puis il faut se serrer la ceinture. Moi, j’ai déjà perdu vingt kilos. Maman est morte il y a deux mois, faute de soins, puisque nous ne parvenons plus à recevoir les médicaments génériques de Chine, mais que pouvons-nous faire, nous, les petits?
La jeune femme fixait Marcel d’un air un peu hagard. Ce dernier sortit, chancelant, retrouver la lumière du jour. Il pénétra ensuite dans la pharmacie, il lui fallait absolument de l’aspirine, sinon, sa tête allait éclater…Mais la pharmacienne, qui, il s’en souvenait, à présent, était déjà à son poste dans les années soixante-dix, et qui lui expliqua avoir été obligée de reprendre su service, faute de droits à la retraite, n’avait que des tisanes à lui proposer…
Chancelant, Marcel alla s’assoir sur un banc de la place, un quotidien à la main. Il feuilleta les pages de ses mains tremblantes, parcourant les dépêches autour des cérémonies locales récompensant des mères méritantes et les rares articles de fond consacrés au redressement du pays…Une caricature montrait l’ancien président Hollande accroché aux barreaux de sa prison, au bagne de Papeete, une rose entre les dents, et criant « Je vois enfin la vie en rose ! »…Marcel mangeait sans grand appétit un pain au chocolat rassis, et il scrutait la place dans l’espoir d’y retrouver ses anciens repères. En vain :
Le kébab n’existait plus, il avait été remplacé par un vendeur d’armes. Le petit restaurant chinois avait fait place à un pressing ; Marcel, interloqué, déchiffra la publicité de l’enseigne :
- Votre uniforme propre en moins de deux heures ! Réduction pour les membres du FR !
La librairie avait fermé, de même que le magasin de jouets. Quant à la fontaine, la majestueuse et plantureuse sirène qui y crachotait de l’eau s’était volatilisée au profit d’un buste de Pétain.
Heureuse et forte enfin qui portez pour écharpe
Cet arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus,
Liberté dont frémit le silence des harpes,
Ma France d’au-delà le déluge, salut !
Soudain, Marcel sursauta et se retourna. Un adolescent aux yeux brillants lui avait tapé sur l’épaule, et lui chuchota qu’il le suivait depuis le matin, depuis son arrivée au parking. Il avait aussi entendu sa conversation avec la caissière, et il lui proposa de le suivre.
Marcel n’hésita pas. Il se leva prestement et emboîta le pas au jeune homme ; il se retrouva bientôt dans une petite ruelle sombre, puis, après avoir monté quelques marches branlantes d’un escalier vermoulu, dans un grand appartement recouvert d’affiches rouges et noires. Un groupe de personnes de tous âges était assis à même le sol et discutait avec passion. Il reconnut aussitôt l’ancien adjoint du maire, et aussi la proviseure du lycée de sa fille. Il y avait aussi deux jeunes filles très typées et un grand noir drapé d’une houppelande, malgré la chaleur étouffante.
- Monsieur Dupond ! Merci d’être venu. Je sais que vous avez été absent longtemps suite à votre amnésie, et je voulais vous témoigner ma sympathie, malgré les différents que nous avons eus par le passé. Je suis désolée de l’internement de votre épouse. Je l’aimais beaucoup, vous savez, nous discutions, les samedis, au marché…Une belle personne, vraiment !
La proviseure s’était levée et se dirigea vers Marcel. Elle l’invita ensuite à s’assoir sur l’unique chaise de ce qui semblait être une sorte de permanence, et se mit à lui raconter comment elle avait, en vain, essayé de sauver Germaine du Camp de la Zone. Elle continua ensuite à dresser le bilan alarmant de la situation. Fatima et Warda, deux anciennes étudiantes, avaient échappé à la Rafle de janvier, tout comme Ramtoudjiné, le vigile des Galeries, et Paul, l’adolescent qui avait abordé Marcel.
Tous les quatre avaient commencé à organiser ce qu’ils nommaient la « résistance » au sein de leur petite ville, mais ils étaient bien démunis face à l’emprise gouvernementale. La proviseure en appela à la lucidité de Marcel. Certes, il avait été un militant de la première heure, mais maintenant qu’il était face au fait accompli de la dictature du FR, qu’allait-il décider ? Serait-il prêt, en mémoire de son père, à changer son fusil d’épaule, et à les aider, grâce à ses positions privilégiées ? Il n’était pas possible de rester les bras croisés. Il fallait se relever, agir, mobiliser le pays muselé. On ne pouvait impunément laisser une jeunesse grandir sans aucun accès à l’éducation, ni obliger les femmes à revenir à la maison, ni expulser des étrangers qui vivaient en France depuis des générations…
Marcel, soudain, se sentit transformé. Il se revit, petit garçon, juché sur les épaules de son père, ce père qui l’avait eu sur le tard et qui était si fier de ce fils qu’il éduquait dans les lumières de la République. Et puis il se souvint aussi des fréquentations étranges de son adolescence, lorsqu’il avait commencé à se rebeller contre « la gauche », et à se muer en mouton noir de la famille. Peu à peu, tout avait basculé…
Sa belle-famille, épouvantée, avait tenté de détourner Germaine de l’emprise de ce gendre devenu peu à peu antisémite, mais il était trop tard…Marcel avait pris des galons au sein du FR, militant tant et plus pour libérer la France, voulant imposer ses valeurs aux siens…Il était de tous les combats, avait fait interdire les cantines hallal, monté la milice de surveillance, et même fait expulser la famille roumaine du HLM voisin…Oui, Marcel revit soudain toute son histoire de militant, et comprit combien il s’était fourvoyé…
Et il se retrouva, en un instant de grâce, dans ce petit appartement devenu l’antre de la rébellion, investi d’une étrange mission : il allait se faire pardonner, il allait, lui aussi, devenir un héros de la Résistance, il allait lutter contre la dictature. Il serait le digne héritier de ceux qui avaient, en leur temps, libéré la France d’autres jougs…
Il se redressa et s’adressa au groupe, les yeux brillants, et hurla d’une voix de stentor :
- Vous avez raison ! La France a besoin de liberté ! Nous allons nous redresser, ouvrir les camps et les frontières, lutter contre cette folle de Martine Le Guen ! Sus au racisme, sus à la dictature de l’extrême-droite, vive l’Europe, vive l’Euro !
Une main douce caressait son front. Marcel, en sueur, se dressa dans son lit. Il tremblait. Il aperçut la silhouette familière de Germaine qui lui souriait, étonnée.
- Dis donc, tu en dis, de drôles de choses, dans tes cauchemars ! De quels camps s’agissait-il ? Et tu n’es plus raciste ?
Elle tapota l’oreiller avant d’ouvrir les volets sur la belle lumière de mai. Une rumeur agréable parvint aux oreilles de Marcel, une sorte de brouhaha. Il sauta du lit et courut à la fenêtre : de l’autre côté du jardin, il vit les couleurs du marché de plein vent, il contempla, ému, les étals multicolores, il sourit en voyant la foule bigarrée se presser sur la promenade. Il se retourna, tout joyeux, et adressa un regard plein d’amour à son épouse.
- Ma Germaine, tu es là, bien là…Comme tu m’as fait peur !
- Mais c’est toi, Marcel, qui nous a fait peur ! Comment te sens-tu, ce matin ? Tu veux vraiment reprendre ? Et tu te sens capable de tenir le bureau de vote, dimanche ?
- Ma chérie…Ma chérie, c’est fini ! Je vais rendre ma carte, je vais vous montrer qui je suis vraiment ! Terminé, le FR ! Pourras-tu un jour me pardonner ? Je voudrais que tu invites tes parents et que tu fasses un repas de Shabbat, vendredi soir…Et puis demain j’irai aider Éva, je sais qu’elle loge cette famille de Roms expulsés et qu’elle a besoin d’un coup de main !
Marcel embrassa son épouse et descendit prendre son café ; une belle journée s’annonçait. Un poème lui revint en mémoire, la belle ode à la liberté de Paul Eluard :
Liberté
Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom
Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom
Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom
Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom
Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom
Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom
Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom
Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom
Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom
Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom
Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom
Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom
Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom
Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom
Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom
Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom
Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom
Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom
Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom
Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom
Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer
Liberté.