Longtemps, je t’ai rêvée

Longtemps, je t’ai rêvée.

Perdue au fond des terres arides du Cantal, enlisée dans la lave stratifiée des volcans, je te cherchais, palais de briques roses, sur le fil ténu de ma mémoire.
Je fixais tes vertiges, placardant de grandes affiches de la basilique St Sernin sur les murs gris de mon appartement clermontois, m’enivrant de tes lumières, orpheline de tes mondes colorés, de tes petits marchés, de tes pincées de tuiles… La ligne bleutée des Pyrénées, se dessinant les soirs d’été tout au loin, m’était appel et mirage. J’avais soif de toi.

Crédits Sabine Aussenac

Me manquaient la douceur de tes ocres toscans, le parfum des tilleuls et des lilas des soirs de mai; me manquaient ta croix occitane et tes ruelles chargées d’histoire, tes bleus pasteliers et tes joutes hérétiques, tes éblouissements multicolores, de tes violettes timides au sang de tes briques. Toi la fière, la rebelle, capitale debout d’une Occitanie qui se rêvait libre…


Sans toi, je n’étais rien. J’avais faim de tes petits matins gourmands et tendres, lorsque tu t’éveillais, mi Reine des Pyrénées, mi village gascon, faim des claquements des persiennes et du café brûlant dans les tasses vert et or du Florida. J’avais faim de ta faconde, des effluves de cassoulet aux marchés aux gras. Mes lieux de vie me semblaient orthorexiques et glacés. J’avais froid sans tes ardeurs méditerrannes, lorsque ton soleil d’enfer dardait la brique et que seules tes églises offraient des oasis de fraîcheur.
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Longtemps, je descendais en songe tes fleuves impassibles. Je revoyais tes eaux mêlées. Ville confluente, carrefour entre l’orient des plages languedociennes et l’occident des déferlantes, à mi voie des garrigues et des pins landais. A la croisée des chemins, cité Gasconne aux lumières provençales, antichambre de la méditerranée et promesse océane, arc-en-ciel identitaire, tu te fais passerelle, route de la soie des Suds et escale, auberge espagnole et métissage portuaire. L’eau verte du Canal me conduisait à Sète, et Garonne me guidait presque outre atlantique. Tu étais mon Ellis Island, mon espérance, ma terre promise.

Crédits Sabine Aussenac

Mon hérétique…Tu m’as appris le devoir d’insolence. Toi la protestante, la cathare, sœur des Esclarmonde et autres « Parfaites », écho des citadelles du vertiges se profilant aux confins de l’Aude, porte de Montségur. Jamais tu n’as fait profil bas, résistant à cette langue d’oïl qui voulait faire taire tes terres, hostile à tous les Parisianismes, défiant les lois de ces lointains quais des Brumes, éclatante de fierté. Même martyre, embrasée dans le moderne et sinistre bûcher de l’AZF, victime des incohérences et des lâchetés humaines, tu as su te relever.

Reconstitution historique au Capitole. Crédits Sabine Aussenac
Crédits Sabine Aussenac

Longtemps, je t’ai aimée. Nous écoutions les notes bleues de Claude et buvions du thé au Jasmin au Bol Bu, hypokhâgneuses en révolte, chassant les nuages et les garçons, découvrant la vraie vie au sortir de nos campagnes tarnaises ou gersoises… Nous hantions les longues travées de ce Mirail bétonné, récitant Verlaine et critiquant nos pères. Les martinets hurlaient dans un ciel bleu comme en enfer et je plaquais les trois accords de Blowing in the wind , moniale naïve et vestale encore, sous la travée du cloître des Jacobins. Nous voulions changer la vie: Ma première matraque m’a frappée rue du Taur.

Crédits Sabine Aussenac

J’avais 20 ans quand la France a rosi, et je me souviens du Capitole en liesse, de la première fête de la musique, de nos grandes espérances. Beaucoup plus tard, petite Poucette rêveuse, j’ai égrené mes rêves et grandi. Mais je n’oublierai jamais ma foi adolescente, motivée avant l’heure, rouge comme Rosa Luxembourg et persuadée que nous transformerions le monde …

Et puis j’ai goûté Paris et ses ors magnifiques, Bruxelles et sa Grand place, Londres, Prague, Berlin…Pourtant, c’est vers toi que mon cœur me porte. Tu es mon ancre et ma grand voile, mon passé et mes futurs.

Crédits Sabine Aussenac

J’ai rêvé ma vie sur les coussins de mon petit appartement du quartier des Chalets, je la rêve encore, plantant le lilas de mes espérances sur la terrasse d’une grande maison qui hésiterait entre Jardin des Plantes et canal… Aujourd’hui, mes enfants te découvrent et vivent sous tes toits de tuiles. Premiers baisers sous les tilleuls de la promenade, le long de Garonne… On n’est pas sérieux, quand on a dix-sept ans…

Crédits Sabine Aussenac

Tu as grandi aussi.Tu vogues sur tes ailes du désir, sœur des étoiles, carrefour de l’Europe. Parfois mutilée par les chantiers immenses, tu seras bientôt libérée des trafics. Tes affaires Calas et autres scandales ne peuvent te noircir. Tu respectes ceux qui t’aiment, et ils te le rendent bien.

Tu es toujours mon autre. Mon double je, ma ville mémoire, ma ville espoir. De l’angélus de l’aube à l’angélus du soir, j’écrirai, face au clocher de St Sernin, au-dessus d’un million de toits roses.

Au fronton du Capitole, sous le palmier des Jacobins, le long des berges de Garonne, sur l’eau verte du Canal du Midi, j’écrirai ton nom :

TOULOUSE.

Crédits Sabine Aussenac

https://www.youtube.com/watch?v=7gqPkb_sQQo

Ce petit texte avait été lu au Marathon des Mots 2006, avec d’autres « Lettres à ma ville », par Carole Bouquet et Sami Frey.

https://www.ladepeche.fr/article/2006/06/16/58481-ils-ecrivent-un-poeme-a-leur-ville.html

Quelques images:

Adieu l’Annie: hommage à Annie Girardot

Rien, ou presque, dans les médias…

Huit ans hier qu’Annie nous a quittés…

J’avais envie de reposter ce texte, paru dans « Le Post » quelques jours après sa mort…

Sa voix, gouailleuse, enjouée, vive.

Son regard, franc, direct, chaleureux. Sa force, son courage, son humour, sa simplicité: une femme française

Annie va nous manquer, même si nous la savions déjà un peu partie. Elle nous manquera comme nous manquent ces amis très chers qui ne sont plus: on pouvait compter sur eux, ils nous écoutaient, ils nous distrayaient…

Elle était loin, si loin du star system. On l’a vu hier encore, devant l’église Saint-Roch…. La rue était là, oui, à ses obsèques, mais pas les starlettes. Nos jeunes actrices repulpées, nos bimbos cannoises, nos exports vers les States, celles qui, pourtant, doivent tout à des femmes de la trempe d’Annie Girardot, ont tout simplement boudé la cérémonie, comme on boycotterait les Césars.

Mais la rue, la France d’en bas, celle qui autrefois se pressait sur les sièges en bois des petits cinémas de quartier, celle qui a grandi avec Annie, était venue en masse. Annie est partie emportée par la foule, qui l’a tant aimée.

Je dois l’avouer : je n’ai pas toujours aimé Annie. « On » m’avait dit, lorsque j’étais enfant, que ce n’était pas quelqu’un de « comme il faut ». C’est que c’était important, autrefois, d’être quelqu’un de « bien », de savoir se tenir, de rester « une dame ». « On » m’avait dit que cette voix éraillée agaçait, que ces cheveux coupés à la diable manquaient de classe, et puis elle n’était même pas maquillée.

Ma liberté est ensuite passée par Annie.

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Avoir le droit de trouver normal qu’une femme superbe soit nue dans un lit, comme dans Dillinger est mort, avoir le droit de manifester, comme dans Mourir d’Aimer, avoir le droit de travailler, comme dans Docteur Françoise Gailland…Un jour, oui, j’ai décidé que je deviendrai comme elle : spontanée et non plus compassée, drôle et non plus coincée, directe, et, surtout, libre.

Libre, toujours. Libre de parler, de rire, de s’engager, de se tromper, libre de choisir, libre de partir. Je l’ai aimée dans tous ses rôles, du plus modeste au plus clinquant, mais elle restera toujours, pour moi, Gabrielle Russier, l’héroïne de Mourir d’aimer. Ce film là, c’est notre petit secret. Et elle y incarne, magistralement, une femme au cœur pur: ce qu’elle est restée, toujours.

Bien sûr, elle était déjà un peu partie. Somme toute, sa maladie nous permettra de passer rapidement par certaines étapes du deuil. Le déni, nous l’avions déjà ressenti, en nous demandant comment cette injustice était possible…De quel droit la maladie pouvait-elle priver cette merveilleuse actrice de sa mémoire ? La colère, là aussi, nous l’avons déjà passée, avec Annie, d’ailleurs, en la voyant rire, et surtout pleurer aux Césars, bouleversante de générosité. Oui, elle nous avait manqué, oui, nous étions en colère contre ce système qui se permet d’oublier ses propres enfants du paradis.

https://youtu.be/AUwDFzGV80E

Il va nous rester le souvenir, un souvenir tendre, apaisé, émerveillé, d’une femme formidable, qui disparaît le lendemain d’une cérémonie des Césars, comme dans un dernier pied de nez à ceux qui l’avait humiliée par l’oubli, mais aussi à quelques jours du huit mars, de la Journée internationale de la Femme.

Merci, Annie. Tu nous manqueras, mais grâce à toi, nous sommes devenues ce que nous sommes.

 

 

 

Cousin, cousine…

Cousin, cousine…

 J’ai revu G.

Cela faisait une bonne quarantaine d’années que nous ne nous étions plus rencontrées.Ma superbe

Non, ce n’était pas un repas d’anciens élèves. G. est ma cousine. Une cousine « issue de germain », comme le dit merveilleusement notre belle langue. Et elle l’est à tous les sens du terme, puisque c’est la fille d’un des nombreux frères de ma grand-mère…allemande !

Je l’ai vue arriver, toute jolie, derrière la vitre de l’hôtel où j’étais descendue outre-Rhin, pour mon pèlerinage mémoriel, et j’ai reconnu en elle, en une fraction de seconde, cette sororité mâtinée d’altérité, ce « petit quelque chose » qui fait de nous des « parentes », des alliées, des proches.

Nous nous étions déjà parlé au téléphone depuis quelques semaines, nous avions échangé des mails. Ce soir-là, nous avons parlé une bonne partie de la nuit, intarissables, comme si nous nous étions quittées la veille, alors que des pans entiers de nos existences nous étaient encore inconnus quelques jours auparavant.

Un peu comme dans la chanson de Bécaud, nous avons tout mélangé ; pas de Lénine ni de Champs-Élysées pour nous deux, mais nos parcours respectifs, et surtout tous ces récits familiaux croisés : mes filles et celles de son mari, son petit frère mort si jeune, la fratrie de son père et de ma grand-mère, la guerre, l’après-guerre, toutes nos « histoires de famille » se confondant avec l’autre, la Grande Histoire…

« Je ris merveilleusement avec toi. Voilà la chance unique. », disait René Char. Nous avons ri, aussi, comme des collégiennes, toutes excitées par ces retrouvailles, sans même toucher au bon vin italien du petit restaurant où la patronne est venue plusieurs fois écouter nos délires, toute contente pour nous.

Et puis nous nous sommes quittées en nous promettant, cette fois, de ne plus perdre le contact, parce que soudain il nous apparaissait capital de ne pas s’oublier à nouveau, de nous souvenir de cet héritage mémoriel qui revenait à nous comme une surprise inespérée.

Parce qu’un cousin, c’est cette improbable magie qui à la fois nous ancre dans l’enfance et peut, comme un cordage de navire, voguer avec nous contre vents et marées, tout en nous laissant libre comme le vent. Nous ne nous devons rien, dénués de toute contrainte, de toute vassalité parentale ou filiale, mais nous savons aussi que nous pouvons à tout moment faire acte de parentèle, retrouver l’union sacrée de ce terreau familial qui nous fonde et nous porte.

Loin des rivalités fréquentes qu’entraîne le lien fraternel, le cousinage devient ainsi alliance éternelle, comme une amitié dont on sait qu’elle durera toujours, plus solide qu’un amour, pérenne car dénuée d’enjeu, et, surtout, liée au substrat générationnel qui, quelque part, a créé en nous ces invisibles fils d’Ariane qui nous renvoient non seulement vers l’enfance, mais sans doute aussi vers ce que les psychogénéalogistes qualifient d’empreinte mémorielle…

Lorsque j’étais enfant, j’ai amèrement regretté de n’avoir que des cousins germains beaucoup plus petits que moi. Je trouvais injuste d’avoir une dizaine d’années de plus que les fils de mon oncle allemand, deux petits diablotins élevés de façon « anti-autoritaire » (souvenir ému de K. et D. qui faisaient ainsi leurs besoins à même la toile de tente et que leur mère, ma tante, ne grondait même pas !) ou que mes adorables cousines de Lyon, filles de la sœur de ma mère. (Vous ne rêvez pas, elle aussi avait épousé un Français, une vraie manie !)

Il a fallu attendre mes trente ans, mon divorce et de belles journées d’été pour que mes cousines, ayant grandi, m’accompagnent en vacances pour, le jour, baby-sitter mes fillettes et, la nuit, sortent en boîte avec leur grande cousine…Te souviens-tu, I., de cette nuit où nous rentrions du Lydia, ce grand paquebot échoué à Port-Barcarès, transformé en discothèque ? Nous avions dansé comme des folles, nous marchions dans l’eau qui clapotait sous la lune et parlions de ton avenir…J’ai aussi en mémoire la visite de C. à Clermont-Ferrand, son sourire de Madonne…Et puis ces vacances ratées à Biarritz avec la belle E., qui fut cette année-là aussi capricieuse que l’océan…Nous nous voyons rarement, hélas, aujourd’hui, notre cousinage s’abrite derrière un simple « réseau social », et je déplore ce manque de temps et la distance qui grignote notre mémoire familiale…

Quant à mes cousins allemands, eux-aussi avaient fini par grandir. K. a même été l’un des piliers d’un mémorable réveillon dans notre maison nichée dans la campagne tarnaise, son regard bleu azur ne se voilant que pour un mini coma éthylique. Toutes les cousines que nous étions, d’ailleurs, craquions pour sa fossette, et pour son corps d’athlète.

C’est dans cette même maison de famille que je rencontrais, chaque été, mes chères cousines « au deuxième degré » (je précise pour mon fils, qui rame complètement dans ces termes que notre époque propice aux familles monoparentales et réduites à la portion congrue ignore, que ce sont les filles d’un cousin germain de mon père : leurs papas étaient deux frères, issus des « Aussenac du Payssel », une fratrie de …neuf enfants !)

Je guettais l’arrivée de F. et S. en brûlant d’impatience. Elles arrivaient de Bordeaux avec une voiture pleine à craquer et Titus, le chat. Leur famille possédait un cabanon au bord d’une rivière, non loin de notre maison, mais j’ai le souvenir que souvent, nous passions des journées et des nuits ensemble, dans ce paradis aux couleurs des étés. Souvent, quatre garçons dans le vent venaient compléter la joyeuse troupe : JL., B., D. et F. , fils de la sœur du père de mes cousines, débarquaient avec leur accent du midi à couper au couteau, et nous poussaient à faire les 400 coups…

À nous les longues journées emplies de grillons que nous « tuttions » et de mûres dont le jus nous barbouillait le visage, quand les ronces griffaient nos jambes nues lorsque nous partions escalader quelques roches…Nous partions en tongues traverser le ruisseau, nous allions chercher le lait en ces temps bénis où l’on laissait les enfants faire plusieurs kilomètres sur des départementales désertes sans craindre qu’ils ne soient dépecés ; le soir, nos parents veillaient très tard, et sous la nuit très étoilée, à la lumière des lampes à pétrole, ils parlaient de politique et d’amour.

Puis nous nous couchions dans « La cabane », l’annexe de la maison, sur des lits de camps inconfortables, mais qui étaient prétexte à la nouvelle aventure de ces nuits interminables où nous nous chuchotions des secrets. Au matin, M., la maman de mes cousines, déjeunait de pain grillé avant d’aller lire Elle, alors que notre mère à nous écossait des haricots, et je la trouvais terriblement belle dans cette nonchalance estivale.

Les jours de pluie, nous restions à l’intérieur et nous écoutions des disques sur l’électrophone. Il y avait Richard Anthony et son train, Bécaud et sa Nathalie, et puis nos pères faisaient du feu, et il était extrêmement doux de s’ennuyer. S., surnommée « la puce », faisait rire tout le monde de ses pitreries.

J’enviais aussi la complicité de mes cousines, le rapport sain et naturel qu’elles avaient avec leur corps, moi, la « grosse », toujours engoncée dans mon surpoids et mes complexes…Les jours où nous partions à la rivière, elles étaient sympas, elles ne se moquaient pas de mes maladresses, quand nous courions dans les hautes herbes et les joncs, en méduses, pour aller plonger dans l’eau glacée où filaient des anguilles.

Un jour, nous avons grandi. F. et moi étions, je crois, un peu amoureuses de JL., le plus grand des cousins, déjà au lycée…Je revois encore son magnifique sourire quand il nous racontait ses exploits. Mes cousines, hélas, ont peu à peu préféré des horizons nouveaux. L’océan leur a tendu les bras, elles ont passé leurs vacances non loin des Sables, en Vendée, dans une autre demeure de famille, et nos liens, peu à peu, se sont distendus…

Aujourd’hui, nous ne voyons plus…qu’aux enterrements…C’est lors d’une bien triste cérémonie que j’ai repris contact avec JL., il y a maintenant une vingtaine d’années, et nous savons tous les deux que nous pouvons compter l’un sur l’autre. Il est « mon cousin de cœur », presqu’un frère, mais un peu plus, aussi…Un homme que je peux serrer dans mes bras, avec lequel je peux marcher en bord de Garonne, auquel je pourrais chuchoter des secrets, comme quand nous étions enfants. Un de ses frères est déjà parti au paradis, et c’est un morceau de notre enfance qui a disparu, abruptement, injustement…

Avec F., nous nous sommes promis de ne pas attendre le prochain enterrement pour nous revoir ! Elle est superbe, une magnifique quinqua. Elle a gardé ce regard malicieux et cette voix un peu rauque, cet humour décapant et cette sensibilité qui, lorsque nous étions petites, me fascinaient déjà.

Nous aurons toujours dix ans, vingt ans. À chacune de nos rencontres, nous verrons certes la vie qui défile, merveilleuse et impitoyable, mais aussi ces années où nous étions innocentes et gaies, partageant l’espérance de nos lendemains.

Je lui dédie ce texte : bon anniversaire, ma cousine !!!!

Nous nous sommes tant aimés…

Nous nous sommes tant aimés…

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai mes morts.
Mes morts perso, ceux de mon petit autel des mémoires.
Par miracle, par chance, par quelque heureuse conjonction des étoiles- et de notre bonne santé occidentale, potentialisée par un climat somme toute modéré et par des failles sismiques paresseuses -, ils se comptent encore quasiment sur les doigts de mes deux mains…
Et en cette veille de Toussaint, j’avais envie de les rappeler à nous, en une séance de spiritisme littéraire. Parce que certains ont l’air d’avoir déjà disparu depuis bien longtemps, et que l’idée de cet effacement définitif m’est intolérable…Et qu’en même temps, ils ne me quittent jamais. Jamais.
Et puis je me disais tantôt que lorsque nos parents seraient partis, eux aussi, en voyage, il ne resterait plus grand monde pour aller fleurir les tombes, en ces âmes grises que sont les jours de Toussaint ; car qui donc, en nos générations éclatées, dispatchées au fil des divorces, des reconversions et de la mondialisation, songera encore à aller « nettoyer » les tombes de nos grands-parents, voire à leur acheter ces splendides pots de chrysanthèmes qui égayent nos mois de novembre comme de merveilleux printemps ?
La première tombe que je garde en mémoire est celle de ma petite sœur Isabelle, la jumelle de ma cœur cadette, disparue à deux jours de vie, lorsque j‘avais cinq ans ; je me revois encore ramasser des petits cailloux sur la tombe du cimetière de Charleville-Mézières et les garder précieusement, des années durant, dans une boîte vide de crène Nivea ; bien trop jeune pour avoir conscience du chagrin de mes parents d’avoir perdu un grand prématuré et toute à la joie de ma petite sœur restante, je ne compris l’ampleur du traumatisme que des années plus tard, en faisant le lien entre mon obésité et la date de la disparition d’Isabelle, car la jolie petite Gretchen bouclée s’était, en quelques mois, transformée en vilain petit canard bien trop dodu et pataud…
Mon grand-père français, lui, me manque encore aujourd’hui ; je n’avais pourtant que onze ans à sa mort, mais je revois comme si c’était hier les larmes de mon père, que je n’avais jamais vu pleurer. Et ce petit buste en plâtre du général De Gaulle, modeste cadeau que la fillette insouciante avait voulu apporter à son papi agonisant…Mais près de quarante ans plus tard, c’est d’un Albert vivant et joyeux que je me souviens, avec mille images plus bucoliques les unes que les autres. Le temps n’a pas de prise sur ceux que nous avons vraiment aimés.

Elle est encore là, l’odeur entêtante de la miellerie où mon grand-père, apiculteur, extrayait ce précieux liquide ambré au parfum de montagne. Je revois les poids de la vieille balance, et la force de papi lorsqu’il faisait tourner l’extracteur des heures entières, je sens encore la saveur sucrée éclater sur mes papilles lorsqu’il me faisait mâcher des alvéoles gorgées de ce miel divinement parfumé…Oui, je pense à mon papi chaque fois que je mange du miel, autant vous dire…souvent !
Je me souviens de tout, comme si c’était hier ; de la dizaine de sucres que mon grand-père mettait dans son café, de ses vêtements de paysan, de l’odeur de sa gibecière lorsqu’il partait à la chasse, de la 4L blanche avec laquelle il nous amenait au marché, quand je l’aidais à vendre le miel au marché de Castres ; de ces samedi soirs où il m’autorisait à regarder « le poste », et de Jacques Brel chantant en noir et blanc ; et puis les escargots que je ramassais avec ma mamie, et le bon sourire de mon papi quand je courais me jeter dans ses bras. Le temps n’existe pas, la mort elle-même me semble caduque, tant ces images demeurent gravées tout au fond de moi, à jamais.
Bien sûr, la mort adolescente, c’est autre chose.
Il s’appelait Pascal. Nous étions toutes un peu folles de lui, au lycée, amoureuses de sa blondeur et de ses yeux bleus. Qu’est-ce-qui lui avait donc pris, un dimanche, de prendre sa moto pour rentrer de la mer ? Et pourquoi était-il rentré bêtement chez lui après cet accident sans gravité ? En tous cas, le lundi matin, seule la place vide de son meilleur ami, qui était dans notre classe, nous avait un peu inquiétés.
Il était parti quelques heures plus tard, notre Pascal, et même l’hélicoptère l’ayant transporté en urgence à Toulouse n’avait été d’aucune utilité ; nous étions hébétés, abasourdis, et je revois encore la petite église blanche de notre quartier, emplie de jeunes déboussolés et en larmes, et aussi ce journal lycéen, « Le petit bavard », dans lequel j’écrivis l’un de mes premiers poèmes…Je me demande si la maman de Pascal est encore là, elle avait été si touchée par mon texte qu’elle m’avait ensuite reçue à plusieurs reprises…Cette mort anticiperait d’ailleurs celle d’un autre de mes anciens camarades, Laurent, fauché lors d’un trajet d’étudiant, malgré son sourire ravageur et sa gentillesse.
Comme elles font mal, ces morts adolescentes, comme elles nous semblent injustes, insupportables, indignes. Il semblerait que le chagrin soit décuplé, que la peine soit insondable, inhumaine, et, surtout, que la résilience n’existe pas, comme pour les morts d’enfants…Je revois encore ma grand-mère allemande avoir les larmes aux yeux lorsqu’elle évoquait le départ de son petit Klaus, le jeune frère de ma mère, disparu à la fin de la guerre, à peine âgé de quatre ans. En même temps, le visage éclairé de cet enfant qui avait sans doute été un « précoce », dont ma grand-mère disait qu’il émerveillait tout l’hôpital de ses chants et récitations, était encore si présent dans notre famille qu’il semblait ne pas avoir disparu ; et puis l’un de mes cousins, non content de porter le même prénom, est affublé d’une fossette et d’un sourire identiques…
Je n’ai jamais vu la tombe du petit Klaus, mais je suis la gardienne de son faire-part de décès, et j’ai aussi en ma possession la page du journal où mon grand-père raconte ses dernières heures…Etrange héritage mortuaire, faisant de mon secrétaire le suaire d’un petit allemand mort d’un cancer du rein dans l’Allemagne année zéro ; de nos jours, on l’aurait sauvé, sans doute…
La tombe de mon grand-père allemand adoré, Papu-prononcer « papou »-, je ne l’ai entraperçue qu’une fois, dans l’un de ces immenses cimetières allemands si différents de nos mastodontes latins. Ces lieux ressemblent davantage à des parcs qu’à nos cimetières débordant de marbres et de fioritures, de grilles rouillées et de guimauve…On y voit des écureuils gambader comme à Hyde Park, de grands arbres se penchent sur les chers disparus, tout y semble à la fois apaisé et vivant, moins compassé et terrifiant que dans les cimetières catholiques. On y allume aussi des milliers de lumignons en mémoire des morts, ce qui est tout aussi bigarré et même plus gai que nos sempiternelles bruyères…
De toutes manières, Papu, pour moi, n’est tout simplement pas mort. Comme il est l’être que j’ai le plus aimé en ce monde hormis mes enfants et un garçon qui se reconnaîtra, j’ai tout simplement décidé, du haut de mes dix-sept ans, en apprenant sa brutale disparition quelques jours avant d’entrer en hypokhâgne, que je le pleurerai plus tard. Il me semblait tout bonnement impensable de m’adonner à la tristesse de ce départ, j’en aurais été anéantie. Le deuil a donc été un lent processus d’adieu, comme un devoir de mémoire, qui se confond encore aujourd’hui avec toute l’histoire de ma famille, tout en croisant l’Histoire récente…
Car Papu avait été soldat sur le front de l’Est, et je possède aussi les dizaines de lettres qu’il a écrites à sa femme et à ses enfants, petites merveilles de douceurs et d’atrocités cryptées, que je me promets de retravailler un jour…Mon grand père a aussi été celui qui a déclenché mes propres chiasmes à l’Histoire en me mettant dans la main, sans un mot, Exodus, de Léon Uris, comme je lui parlais de ma passion pour le Journal d’Anne…J’avais à peine douze ans, et je dois à cet homme libre et courageux ma propre parole sur la Shoah.
Mais avant tout, mon grand-père a été l’homme de ma vie, présent et affectueux, cultivé et amusant, un modèle de mari et de père, dont le regard bienveillant ne me quitte jamais, puisque son portrait est toujours le premier objet que j’installe dans un nouveau lieu de vie…Et là aussi, des milliers d’images défilent en ma mémoire de petite fille et d’adolescente comblée par la bonté d’un homme extraordinaire. Je nous revois ensemble, tondre l’immense pelouse ou arpenter les parcs et les forêts, j’entends sa voix et son rire, et je sais que cette certitude affective a cimenté ma confiance en la vie et dans certaines valeurs.
A ce propos, Anne, ma petite Anne Franck, je la compte aussi parmi « mes » morts…Cela peut sembler étrange, puisqu’elle a basculé dans la mémoire collective, mais depuis que nous avons fait connaissance, Anne et moi, il y a bien des années, je me suis sentie la dépositaire privilégiée de son âme. Elle a enclenché chez moi les deux passions qui me sont les plus vitales, du haut de ses bûchers des horreurs, depuis le fin fond de l’Annexe et de Bergen-Belsen…Car c’est à la lecture de son journal que j’ai su que je deviendrais, comme elle, « écrivain », et c’est en prenant conscience que mon pays des Frères Grimm avait été AUSSI celui de l’abominable que je décidai, très tôt, que je ferai un jour des recherches sur la Shoah…
C’est ainsi que je me suis approprié la mort d’Anne, ma sœur en écriture, ma petite sœur juive, moi qui ne le suis pas, ni juive, ni écrivain encore, d’ailleurs. Pour moi, elle est toujours là, fragile icône que ni les Camps ni le temps ne pourront détruire, modèle de résilience et de courage, adolescente éternelle, dont l’envie de vivre et de grandir m’est garde-fou permanant contre mes propres désespérances.
C’est un peu pour la même raison que je conserve pieusement le souvenir de trois autres adolescents que, pourtant, je ne connaissais guère. Mais je garde leur mémoire année après année, ils comptent parmi « mes » disparus, car il s’agit d’anciens élèves, partis bien trop tôt. Je sais, c’est un peu ridicule, et je suis certaine que leurs familles ne se doutent pas que l’un de leurs anciens professeurs pense encore à eux, tant d’années après…Mais Maud, Jérôme et Michel devraient être encore là, devraient, si je compte bien, être même parents à leur tour, rire, aller en vacances, bref, vivre. Et cet atroce basculement qui fut le leur m’a bouleversée au plus haut point, car au fil d’une année on a le temps d’appréhender nos élèves d’une façon qui, même si elle n’est pas amicale, englobe pourtant énormément d’affect.
Alors chaque année, surtout vers la Toussaint, je repense à eux ; à Maud, partie un samedi soir de son année de seconde, en rentrant de boîte sur sa mobylette, Maud que les autres n’aimaient pas beaucoup, mais que je trouvais belle et intelligente, et dont je revois encore le sourire et le doigt levé…Il y a Jérôme, aussi, dont j’ai appris la mort alors qu’il n’était plus mon élève. Jérôme s’est tiré une balle dans le ventre. Oui, c’est brutal. Et définitif. Et voilà presque vingt ans que je me demande si nous, ses professeurs, n’aurions pas pu éviter ce geste.
Et puis il y a Michel, mon Michel. Il avait vingt ans quand je suis devenue sa prof, j’en avais vingt-six. Il avait un chapeau noir, des petites lunettes d’intello et un air d’étudiant, lui, le cancre. La dernière fois que je l’ai croisé, il était en voiture et m’a fait un grand sourire, nous ne nous étions pas vus depuis quelques années, mais n’avions pas oublié les repas de classe, ni nos promenades au jardin Lecoq. Sa voiture, justement, s’est encastrée sous un bus.
Le pire c’est que je n’ai appris ce départ que plusieurs mois plus tard, fortuitement, en croisant un autre élève. Une mort apprise en différé vous dépossède du chagrin.
Par contre, très étrangement, puisque j’avais eu l’occasion, souvent, de bavarder avec sa maman, un jour, des années plus tard, j’ai voulu prendre des nouvelles de cette dernière ; car la veille, j’avais longuement rêvé de Michel. Lorsque je lui racontai cela au téléphone, elle fondit en larmes : c’était justement l’anniversaire de la mort de son fils…
Et c’est une même étonnante et inexplicable synchronicité qui m’a poussée à téléphoner, un soir d’été 2010, à Bobbi, la mère de mon Josh. Ce soir là, précisément, de l’autre côté de l’Atlantique, elle avait posé la première pierre d’un petit musée du souvenir en mémoire de Josh. Josh dont les lettres m’étaient « tombées sous la main » en faisant du rangement. Josh décédé des années auparavant, après une vie difficile, faite d’errances et de fulgurances…Josh dont la photo ne quitte jamais mon portefeuille, et dont la douceur et la brillance m’explosent à la mémoire chaque fois que j’écoute du jazz ou que je médite : juif bouddhiste, il jouait divinement du saxo et avait été l’un de mes premiers boy friends.
Et ils sont là, en cette veille de Toussaint, mes morts, mes morts perso. Sans tombe, certes, mais avec une précision mémorielle incroyable, comme si leur disparition avait potentialisé ce qui reste d’eux au fond de nos cœurs : leurs sourires, leurs forces, leurs chaleurs. Et j’ai tellement honte, avec ce petit autel personnel, avec mes quelques morts en bandoulière, quand j’entends aux informations quelque horrible nouvelle me faisant part de disparitions de masse, dans un accident d’avion, ou au hasard d’un tsunami…Chaque fois, je me demande si quelqu’un, à l’autre bout du monde, saura garder la mémoire des disparus de Banda Aceh ou du vol Rio-Paris. Mais je crois que oui. Je suis certaine que c’est ce qui fait notre grandeur et notre singularité d’hommes, cette conscience aiguë de la mort, pas seulement de la nôtre, à venir inéluctablement, mais de celle de nos proches, que nous nous devons d’honorer, de garder en nos cœurs, chacun à notre façon…
La mienne se tricote au fil des images et des objets, entre souvenir d’enfance, impérissables baisers et mémoire cellulaire de quelque relique laissée par mes chers disparus…Je n’ai pas parlé ici de mes deux grands-mères, ayant peur d’être irrémédiablement cataloguée au rang des écrivains de terroir, tant je pourrais emplir de pages de merveilleuses anecdotes, mais elles accompagnent tout bonnement mon quotidien, entre les couvertures au crochet et les vestes amoureusement fabriquées par mamie et les dizaines de cartes et de lettres, souvent relues, écrites par Mutti. Mon appartement est émaillé de petites choses que mes disparus ont touchées, aimées, fabriquées, et je n’ai qu’à regarder cette carte postale où mon arrière grand-mère allemande écrit, en belles lettres gothiques, à ma maman enfant, pour me souvenir de la douceur de sa voix…Il y a encore la photo de mon cousin François, parti très tôt, lui aussi, dont les grands yeux bruns me regardent en souriant, ou le rire jamais oublié de ma délicieuse cousine Maggy, auquel je pense dès que je me fais une tartine de pain grillé, car elle déjeunait avec ça…
Et pourrais-je terminer ce petit texte sans évoquer mes morts littéraires, mes morts artistes, mes fidèles compagnons de route ? Car quelques uns demeurent de véritables visiteurs du soir, ils font partie de ma vie au même titre que des amis, des proches. Je peux affirmer que je vis avec Arthur Rimbaud, Rilke ou Paul Celan une passion sans faille. De même qu’avec James Dean ou Mike Brant-je sais, là, je baisse dans votre estime. L’honnêteté a toujours été l’un de mes défauts…
La mort ? Oui, elle fait partie de ma vie. Et mes morts, je les aime, parce qu’ils m’ont aimée. Nous nous sommes tant aimés…

Sabine Aussenac.