Lorelei et Marianne, j’écris vos noms: Duisbourg, le 18 juillet 1958

Lorelei et Marianne, j’écris vos noms: autofiction sur le thème des relations croisées entre l’Allemagne et la France, des années cinquante à nos jours, par le prisme de lettres imaginaires échangées au sein d’une famille franco-allemande.  Des lettres écrites en allemand « répondent » en quelque sorte à ce panorama, sur mon blog allemand, liens en bas de texte.

Première partie:

 

Duisbourg, le 18 juillet 1958

Mes biens chers parents,

Nous voilà arrivés dans la famille de Gesche, à Duisbourg. J’ai reçu un excellent accueil, les parents de ma fiancée sont charmants, sa jeune sœur et son petit frère aussi.

L’Allemagne ! Tu n’aurais jamais pensé, mon cher papa, n’est-ce-pas, que j’irai un jour en vacances en Rhénanie, si peu de temps après la fin de la guerre…Je me souviens encore des fusils que tu nous faisais cacher sous le toit de la grange, à Labastide-Rouairoux, et des « boches » que tes camarades du Maquis « descendaient »…Et je me souviens des réfugiés parisiens qui nous enviaient les jambons et toute la cochonnaille que maman préparait, quand eux-mêmes avaient eu si faim, en zone occupée…Je ne vous remercierai jamais assez, mes chers parents, de nous avoir, Jacques et moi, préservé de cette guerre, et de m’avoir permis d’accéder aux études par vos sacrifices, après la guerre…

Vous savez, je me rends compte en discutant avec les amis de Gesche et avec mes futurs beaux-parents – heureusement, Gesche traduit tout, car je ne me débrouille pas encore très bien !- que les Allemands aussi ont énormément souffert pendant la guerre…Les jeunes de mon âge parlent beaucoup des bombardements, des fossés où ils se cachaient des avions alliés, et de la faim qui les taraudaient, même lorsqu’ils avaient pu se réfugier à la campagne, comme Gesche et ses frères et sœurs dans le « Westerwald ». J’admire énormément ma fiancée, qui a rattrapé après la guerre tout son retard scolaire, grâce à son père qui a patiemment veillé sur sa scolarité, jusqu’à ce qu’elle devienne la brillante étudiante trilingue qui a séduit le Normalien que je suis, de par les multiples lettres que nous échangeâmes lorsqu’elle était fille au pair à Londres, après Paris…

Du reste, on ne parle pas ; j’ai su par un ami de Normale Sup’ que Duisbourg avait abrité un camp de concentration, mais ce sujet-là reste totalement tabou. Ma fiancée m’a raconté aussi que son père avait été enrôlé dans la Wehrmacht et avait été envoyé sur le Front de l’Est, dont il n’est revenu que plusieurs années après la guerre, après avoir été prisonnier des Russes et en ayant traversé toute l’Allemagne à pied…

La ville de Duisbourg a déjà été bien reconstruite. On voit encore les vestiges des frappes aériennes, car certains quartiers ne sont pas entièrement rénovés, mais je suis frappé de voir le courage de ce peuple qui, tout en étant anéanti par la défaite et l’occupation – les casernes anglaises sont toutes proches du domicile de Gesche-, s’est retroussé les manches pour déblayer les ruines et reprendre une vie « normale », malgré les horreurs du passé.

En bas à droite, la Bergische Landwehr et la maison...
En bas à droite, la Bergische Landwehr et la maison…

Mon futur beau-père m’a expliqué que la population de la ville ne connaît pas le chômage, et que Duisbourg reste le premier port fluvial d’Europe. Certes, depuis la crise du charbon, de nombreuses mines ont fermé, mais l’afflux de réfugiés et le boom économique lié à la réforme monétaire ont insufflé une belle dynamique à cette ville, dont les industries étaient déjà le fleuron de l’avant-guerre. J’entends à mon réveil toujours un bruit étrange dans le jardin : c’est ma future belle-mère qui balaye les poussières de suie, très envahissantes, sur l’allée menant au petit paradis fleuri de leur immense jardin ; vous seriez étonné par cette profusion de couleurs, alors que nous sommes au cœur d’une grande ville industrielle.

Les amis de Gesche sont extra, je retrouve avec eux l’ambiance de nos soirées parisiennes de l’ENSEEIHT ! Figurez-vous que nous avons organisé une surprise-party dans la cave de la grande maison, au pied d’un extraordinaire escalier au plafond tapissé de dessous de bouteille représentant des marques de bière !

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Une "surpat" dans la cave de Duisbourg...
Une « surpat » dans la cave de Duisbourg…

Ils savent s’amuser autant que nous, les jeunes Allemands, les jupes des filles se sont soulevées au son des saxos, et nous avons aussi joué au hula hoop, je vous montrerai des photos !

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Maman, je te rapporterai aussi des recettes de gâteaux et de plats. La mère de Gesche est un cordon-bleu hors pair, j’ai pu goûter à d’étranges spécialités comme du chou-rouge cuit avec des pommes et des saucisses…C’est aussi très amusant d’observer les différences au niveau des habitudes alimentaires : le matin, on nous propose un solide petit-déjeuner comportant aussi de la charcuterie et du fromage, tandis que le soir on nous sert un « Abendbrot », un « pain du soir », où on mange à nouveau essentiellement des tranches de pain garnies des mêmes choses que le matin ! ( Et le fromage, la saucisse…tout est découpé en tranches ! ) A midi, on ne sert pas d’eau à table, ni au restaurant d’ailleurs, – mais on peut commander de l’eau minérale qui est systématiquement gazeuse ! Quant au vin, vous n’allez pas le croire : mon futur beau-père m’en propose après le repas du soir, nous sirotons ainsi d’excellents vins du Rhin assis sur la belle terrasse…

Sinon, nous regardons aussi beaucoup, et grâce à cela j’apprends très vite l’allemand, la…télévision ! C’est incroyable ! Beaucoup de ménages allemands possèdent déjà un poste, il y a une énorme différence avec la France ! Nous captons par exemple les chaînes NWDR et ARD, et je rêve de rapporter en France des appareils Grundig, de si bonne qualité. Je pense que lorsque je reviendrai en voiture je tenterai de passer la frontière avec un joli poste radio…

Je ne vous ai pas parlé de la maison : elle est magnifique, pleine de livres, de beaux meubles, de tapis…

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Une atmosphère chaleureuse s’en dégage, les parents de Gesche lisent beaucoup, reçoivent des amis, vont au théâtre…Mon futur beau-père possède un poste important dans l’une des usines, et avec sa mère, qui vit avec eux, nous sommes allés nous promener au bord du Rhin pour voir les immenses cheminées…La maison a deux salles de bain, deux toilettes, vous ne reviendriez pas de tout ce confort…J’ai vraiment l’impression que l’Allemagne a plusieurs longueurs d’avance sur la France de l’après-guerre. Et je découvre une ouverture d’esprit remarquable dans ma belle-famille, toujours prête à recevoir les amis des enfants, et accueillant à bras ouvert le jeune Français que je suis, alors même que nos deux pays ne sont affrontés récemment. Je suis heureux à l’idée de vous présenter bientôt ma deuxième famille, lorsque tous viendront à nos fiançailles !

Gesche aussi vous embrasse. Saluez Jacques, mon cher frère, de la part de votre

Yvan qui pense à vous.

Deuxième partie :

http://sabine-aussenac-dichtung.blogspot.fr/2016/02/von-der-lorelei-bis-zu-marianne-castres.html

Troisième partie :

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2016/02/26/de-lorelei-a-marianne-reims-le-8-juillet-1962/

 Quatrième partie :

http://sabine-aussenac-dichtung.blogspot.fr/2016/02/lorelei-und-marianne-albi-den-12oktober.html

Cinquième partie :

http://sabineaussenac.blog.lemonde.fr/2016/02/26/de-lorelei-a-marianne-duisbourg-le-22-fevrier-2016/

 

 

 

 

 

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