Lorsqu’aux temps d’autrefois nous allions à la messe, Nos gros sabots aux pieds et le cœur à confesse, Nous savions qu’en rentrant, les joues rosies de froid, L’enfançon sourirait en sa crèche de bois.
Mais non, n’importe quoi ! Le divan explosait… Un sous-pull à paillettes, et un sac au crochet ! Et puis l’électrophone, et un jean peau de pêche ! L’intégrale de Troyat, des vinyles de Delpech…
En pantalon pattes d’eph’, dans son costume orange, Petit frère plongeait dans ses tas de légos. Le sapin débordait sous de lourds cheveux d’ange,
A la télé heureuse nous admirions Clo-Clo. Qu’ils étaient innocents, nos Noëls seventies, Gouleyants de cadeaux en ces temps d’avant Crise.
Aphorismes…
Noël…
Comme une aube mariée au crépuscule de l’année.
Oublier les nuits tombées sur notre monde vacillant sous les folies des hommes. Inspirer cette paix. Oser aimer.
Sourire aux inconnus et pardonner à son ennemi.
Entourer ses soucis de bolduc, décorer le malheur de mille cheveux d’ange, faire de chaque tristesse une boule de verre coloré.
S’aimer enfin. Se souvenir de nos sourires d’antan, aimer l’enfant qui veille en nous, comprendre l’adolescent en révolte et ses noirceurs devenues scories de l’usure des temps.
Imaginer le printemps, murmurer l’espérance, bénir le jour.
Voir l’étoile des bergers, bercer le divin contre son cœur.
Tu ES Dieu. Et NOUS sommes HUMAINS, ensemble.
Sonnet anticapitaliste
Qu’ils se gorgent de bile, tous ces bourgeois frileux !
Qu’ils étouffent de fiel en leurs habits de fête
Étranglés de bolduc en sanglantes paillettes :
Leur noël mascarades offensant tous les gueux !
*
Qui est-il, ce Jésus, pour ordonner bombances
Quand l’univers entier hurle révolution ?
Comment peut-on encore prêter dévotion
À ce charpentier fou générant tant d’outrances ?
*
Tout prélat est immonde et tout autel amer,
Nul besoin d’honorer et le fils et le père
Au triste anniversaire devenu une orgie
*
Où le capitalisme, tel un ogre affamé
Dévorant innocences en prétextant aimer,
Assassine les hommes d’un argent qui mugit !
Poésie contemporaine
Nocturne,
le souffle avisé des bêtes.
Le silence grelotte et la
paille gémit.
Guidés par l’étoile,
ils arriveront pour voir
sourire celui que l’on nommera
Dieu.
À la manière de …
Marcel Proust
Lorsque tante Léonie arrivait de la messe, je la guettais toujours, respirant avidement le parfum de cet encens entêtant me rappelant les longues heures passées à regarder, m’ennuyant entre deux sermons lénifiants et cantiques, le plafond et les anges de la petite chapelle du village voisin, me demandant si elle aurait peut-être croisé, en chemin, Swann qui devait justement arriver de la Capitale en cette veille de noël et si il ne lui aurait pas déjà glissé quelque anecdote savoureuse toute dorée des fastes de la ville lumière, avide que j’étais de connaître ce monde dont chaque étincelle illuminait mon quotidien d’enfant timide, et je ne manquais pas, délestant ma tante de son missel tout ourlé de cuir, tandis que notre bonne s’empressait de la délivrer de sa mantille et de son châle, de la câliner par d’innocentes questions, tentant de percer à jour le mystère de ses rencontres de parvis, et, alors que toute la maisonnée s’activait déjà dans les préparatifs de la veillée de noël, je n’avais de cesse de vouloir que tante ne me parle de Swann qui me paraissait, ce soir-là, tout aussi auréolé de gloire que le Roi dont nous fêterions bientôt l’avènement.
Georges Perec
Houx purpurins sous gui flamboyant : chantant un christmas carol, nous faisons fi du bruit, riant, jouant, ravis ! Christ surgit, un 24, à minuit !
Serge Pey
Frappe frappe frappe le sol
de ton bâton
Sois berger sois Roi-Mage sois la Vierge sois le Christ
tu es homme il est dieu
il est homme tu es dieu
sois lumière sois le feu sois l’étoile sois la paix sois noël sois le ciel
Frappe frappe frappe le sol
de ton bâton
Sois enfant sois jeune fille sois femme sois vieillard sois vivant
tu es la myrrhe il est l’encens
il est venu tu es présent
sois l’hostie sois le pain sois la vigne sois le vin
Poésie libre
Il est venu le doux temps de l’Avent
Humez frissons oyez clochettes
Joues cramoisies des petits enfants
Soleil timide tapi en sa cachette
Il est venu le doux temps du sapin
Piqué au vif par mille boules mises
Au gré des rires de tant de beaux lutins
Tout juste descendus de leur blanche banquise
Il est venu le doux temps des bougies
Lumignons vacillants à fenêtre embuée
Que la lumière soit en nos cœurs assagis
Et que nos mains tendues soient fête partagée
Il est venu le doux temps des parfums
Vin chaud cannelle sombre cardamone et gingembre
Mon marché de Noël ma maison aux embruns
Le pain d’épice aura sa belle couleur d’ambre
Il est venu le doux temps des vœux
Cartes anglaises dentelées étoiles scintillantes
Ressortons nos stylos faisons pause un peu
Amis perdus ou très chers retrouvons les ententes
Il est venu le doux temps des cantiques
Chérubins carillons angelots glorifiés
Lançons Alléluias dans toutes les boutiques
Écouter Sinatra c’est le jazz sanctifié
Il est venu le doux temps des Rois Mages
Et puis le Père Noël et le Saint-Nicolas
Rudolf le petit renne sage comme une image
C’est l’anniversaire du p’tit Jésus et ils seront tous là
Elle marchait dans la nuit noire, son ventre pointant vers le ciel sans lune. Il se tenait près d’elle, portant leur balluchon. Il observait la silhouette gracile, mais vacillante, et admirait la force et le courage dont elle faisait preuve malgré l’adversité. Nul ange cette nuit pour veiller sur leur route, nulle comète au ciel pour effacer leurs doutes. Ils étaient seuls dans la belle campagne entourant Bethléem, seuls, sans abri, alors même que Marie ressentait déjà les souffrances de l’enfantement.
La jeune femme s’accrochait au bastingage crasseux de ce qui se prétendait barque mais n’était qu’un rafiot sordide. Elle tremblait, non de peur, mais de froid, malgré la couverture moisie que son compagnon avait jetée sur son épaule. Elle pouvait sentir les petits coups de pied au creux de son ventre, et n’espérait qu’une chose : qu’elle soit sur la terre ferme avant l’arrivée de cet enfant…
Elle se tenait près du cadre du salon, devant la photo où ils se souriaient, heureux, dans ce jardin ensoleillé où s’égayaient leurs noces…Elle faisait rouler l’alliance autour de son doigt amaigri et ses larmes coulaient, silencieuses mers de sel, tant elle avait peur de partir vers l’hôpital sans lui à ses côtés. Leur enfant allait naître et ne connaîtrait pas le visage de son père, de ce père martyrisé en pleine allégresse musicale par un soir de novembre…
Quelques heures plus tard, elle hurlait, défigurée par la tristesse autant que par la souffrance. Mais chaque cri lui semblait délivrance, elle qui n’avait pas réussi à pleurer depuis les événements…Et lorsqu’enfin la sage-femme lui tendit sa petite fille, encore rosie et poisseuse, qui déjà de sa bouche avide cherchait le sein gonflé de sa mère, elle se sentit apaisée et libre, et comprit qu’elle serait forte pour deux, pour lui, pour leur fille qui grandirait heureuse, cadeau de la vie, malgré la mort. Elle la nommerait Nour, un prénom arabe qui signifie « lumière », pour dire au monde que la nuit n’y tomberait pas.
Elle avait vu couler la barque et se noyer des dizaines de gens, dans cette nuit infernale où les vagues devenaient ouragans, quand les enfants hurlaient et que leurs mères se débattaient en vain. Elle ne savait pas comment elle avait réussi à nager jusqu’au sable gris de cette plage déserte. Elle s’arc-bouta sous la lune et poussa, de ses dernières forces, et eut la joie d’entendre vagir son nouveau-né avant de jeter un dernier regard, déjà terni, vers des étoiles aveugles. La secouriste qui trouva l’enfant, encore accroché au ventre de sa mère, glacé mais vivant, le nomma « Moïse ». Sa mère fut enterrée dans l’immense fosse commune où gisaient les Migrants, sans même un nom pour marquer sa sépulture.
Il faisait presque nuit dans la grange, et si froid. Mais le souffle des bêtes apaisait la jeune femme, qui berçait l’enfançon dans ses bras tremblants. Joseph était parti chercher de l’eau à la rivière. Soudain, une lanterne vacilla à l’entrée de la hutte, et trois silhouettes se découpèrent dans le ciel bleuté de l’aube. Marie aperçut aussi une grande lumière, en deçà du Levant. Elle leva les yeux vers les trois hommes et respira le parfum de leurs présents, toute éblouie par les odeurs de l’Orient. Elle sourit et leur présenta, heureuse, l’Enfant au nom de Dieu.
Photos Philippe Hoch. Vierge allaitante, église Saint Martin à Metz
Ce texte a été écrit en 2015; je rajoute un paragraphe…
Elle respirait de plus en plus fort, lovée dans son abri de fortune. Ses deux autres enfants la fixaient de leurs grands yeux sombres, effrayés et incrédules. Son compagnon était parti depuis de longues heures déjà, en lui promettant de prévenir un bénévole du Samu social… Soudain, l’un des pans crasseux de la tente se souleva, et une vieille tête avinée et burinée lui sourit; elle lui sourit en retour, se souvenant que Jeff, avant d’arpenter les rues des alentours de la gare, toujours une bière à la main, avait été infirmier. Ils se comprirent sans bruit, puisque de toutes manières le vieil homme n’aurait pas déchiffré un mot de roumain, et qu’elle ne savait dire que « merci »… Son mari, qui parlait français, lui avait parlé de la vie tragique de Jeff, qui ressemblait à toutes les destinées qu’ils croisaient depuis des mois…
Quand l’ambulance se gara près du canal, un petit cri décidé déchirait déjà la nuit. La neige tombait de plus en plus fort, mais Jeff tournoyait devant la tente en essayant d’attraper les flocons, faisant rire les deux aînés de la petite famille, tandis que la jeune femme allaitait paisiblement un beau bébé. Elle savait qu’il serait français. En le tendant fièrement à son mari, elle murmura un prénom: Jean-François.
Concert hommage à Notre-Dame, 20 avril 2019: Petits-Chanteurs à la Croix de Bois
« Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris
Comme nous les avons lues
et relues, ces lignes prophétiques, depuis quelques jours…
C’est la première chose que chercha mon fils en arrivant à bout de souffle, après mon coup de fil, à la maison : le roman de Victor Hugo, qu’il avait lu et relu en Classes préparatoires, il y a deux ans. Quant à moi, ébahie, criant et pleurant seule devant les images effroyables diffusées par les chaînes de télévision aussi sidérées que le monde, je me crus revenue en d’autres jours dévastés, me remémorant les panaches de fumée et mon bouleversement du 11 septembre, mais aussi mes cris de tristesse lors des massacres de Charlie-Hebdo et mes pleurs inconsolés du Bataclan…Pour Charlie, j’avais appelé mon premier ex-mari, et nous avions évoqué ensemble, effondrés, nos bulles et nos révoltes de jeunesse. Ce qui est pratique, quand on a eu plusieurs vies, c’est de pouvoir aussi appeler un deuxième ex-époux : ce dernier, je l’avais vu pour la première fois devant le Parvis de Notre-Dame…
J’ai lu depuis des centaines
de lignes autour des polémiques ravageant internet et les médias depuis ce funeste
ravage ; j’ai entendu hurler les bien-pensants qui refusent de comparer
une seule vie humaine et des « vieilles pierres », et puis les idéologues
des réseaux sociaux, scandalisés par les dons des « riches » alors
que tant de « misérables » battent le pavé ou y dorment, nourrissons
dans les bras, sous quelque tente de fortune, sans oublier les cris d’orfraie qui
s’ensuivirent après les paroles catholicisantes et complotistes d’un Zemmour au
mieux de sa forme…
Ce n’est pas du tout, pourtant, ce que je retiens de cette semaine à la fois Sainte et emplie des démons du feu et de la désolation.
Henri Garat/ Ville de Paris
Non, en ce samedi de
Veillée Pascale, j’ai plutôt l’impression que la France et le monde m’ont,
chaleureusement, serrée entre leurs bras, tant nous fûmes nombreux, depuis les
Quais de Seine ou via nos écrans, à nous rassembler, pleurant, priant, nous
lamentant, nous consolant de concert …
« Bien
des hommes, de tous les pays de la terre
Viendront,
pour contempler cette ruine austère,
Rêveurs,
et relisant le livre de Victor :
Alors ils croiront voir la vieille basilique,
Toute
ainsi qu’elle était, puissante et magnifique,
Se
lever devant eux comme l’ombre d’un mort ! »
Gérard de Nerval, « Notre-Dame
de Paris »
Car lundi soir, déjà,
celui qui croyait au ciel et celui qui n’y croyait pas, ou différemment, m’avaient
déjà bouleversée à parts égales : Il y avait eu les larmes de notre cher histrion
du patrimoine, Stéphane Bern, et son émotion en miroir du chagrin de tout un
peuple, sincère et irrépressible.
Et, peu ou prou en même temps, on entendit s’élever les mots-tocsins, comme disait Maïakovski, de notre tribun national, lui aussi si profondément touché qu’on l’eût soudain cru converti au catholicisme, tout mécréant qu’il semble…
Mélenchon a su évoquer,
avec la force d’un historien, cette grâce qui auréole notre cathédrale, des
avancées des sciences qui rendirent possible son élévation à la foi patrimoniale
qui nous rassembla si incongrument en ce beau soir d’avril. Oui, en cet instant
qui dura une nuit, veillée pascale avant l’heure, « tout va au grand corps
qui est là et qui brûle », et il reprendra ces réflexions sur son blog pour
évoquer notre « cathédrale commune » :
Ainsi, de l’hériter des « bouffeurs
de curés » au chantre des lieux sacrés, nous perçûmes un même élan qui
vint rejoindre celui de ces jeunes inconnus rassemblés Place St Michel, pleurant
des Pater, des Ave et des chants en regardant se consumer leur foi comme un
grand vaisseau de feu :
Mais bien au-delà des
quais de Seine endeuillés, c’est bien le monde entier qui, comme devant un
jardin où brûleraient les lilas et les roses, a accouru au chevet d’une église
assiégée par le feu :
« Je
n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé »
Louis Aragon, « Les lilas
et les roses »
En effet, en zappant, hébétée et effondrée, à près de 600 km du Point zéro du Parvis de Notre-Dame depuis ma ville rose, entre les chaînes d’information de différents pays, c’est bien un cortège de soutien à notre église en flammes que j’ai vu s’avancer, en une immense marche blanche virtuelle, comme une chorégie de pleureuses venue épauler un pays en passe de devenir orphelin d’un monde perdu.
Jean-Claude Coutausse
Et cette solidarité a
continué au fil de la semaine Sainte, du don des petites gens offrant un euro
en déposant leur caddy, telle une modeste obole dans le panier de la quête des
dimanches, aux sommes incalculables des financiers de ce monde, offertes
spontanément ou presque, avec ou sans promesse de profiter d’une déduction de
l’impôt, comme si les Fugger, ces grands banquiers de l’Europe médiévale,
avaient décidé de contribuer gratuitement à la construction d’une basilique…
Comment ne pas évoquer
les vers de Péguy dans sa « Présentation de Paris à Notre-Dame », et son
vaisseau voguant vers la mer des Sargasses ?
« Nuls
ballots n’entreraient par les panneaux béants,
Et nous arriverions dans la mer de Sargasse
Traînant cette inutile et grotesque carcasse
Et les Anglais diraient : ils n’ont rien mis dedans. »
Car ce n’est plus
Notre-Dame qui vogue vers l’immense mais une planète entière qui s’est
empressée pour voler au secours d’une dame outragée, toutes religions et
pensées confondues. Et ce ne sont pas les quelques centaines de tweets décérébrés,
à la gloire de je ne sais quelle puissance vengeresse qui serait venue
allègrement détruire le Sacré de Paris, que je retiens encore, mais toujours
cette union sacrée des libres-penseurs et des croyants, et surtout ces appels
des consistoires et des grands conseils juifs et musulmans à relayer la chaîne
des dons, comme des villageois d’antan se passant les seaux d’eau pour éteindre
les flammes d’un beffroi, une eau soudain aussi lustrale que celle des sacres baptismaux,
d’un mikvé, ce bain rituel de purification hébraïque ou des ablutions de l’Islam…
Jamais le terme « religion »
n’a été aussi proche, pour notre France à genoux, de celui de « religere »,
qui signifie « relier ». Il est là, notre miracle pascal, précieux comme
ce coq sauvé des flammes et protégeant encore la fameuse relique de la Couronne
d’épines, bourdonnant en nos cœurs comme les abeilles miraculés des toits de la
cathédrale, incandescent, mais debout, comme la croix et le tabernacle de l’autel,
vigies vaillantes, demeurées à bord du vaisseau en perdition comme le capitaine
et son second refusant de quitter un navire, un miracle que même les fiels des
mauvaises langues pharisiennes n’écorneront pas car il nous appartient, comme
nous appartiennent nos émotions singulières et nos relations intimes à ce
monument national.
Nul n’a le droit de me
dicter mes ressentis, et je maintiens que j’ai brûlé de la même colère et
pleuré de la même dévastation que lors de l’effondrement des Tours Jumelles ou
des attentats, car ce sont les milliards d’âmes que je voyais, dans ces « jumelles
tours » devant l’immonde rougeoiement, se consumer tels les damnés d’un
tableau de Jérôme Bosch, ces âmes-mémoires qui ont fondé, depuis mille ans,
notre histoire et notre rapport au monde…
« Comme,
pour son bonsoir, d’une plus riche teinte,
Le jour qui fuit revêt la cathédrale sainte,
Ébauchée à grands traits à l’horizon de feu ;
Et les jumelles tours, ces cantiques de pierre,
Semblent les deux grands bras que la ville en prière,
Avant de s’endormir, élève vers son Dieu. »
Théophile Gautier, « Notre-Dame »
Dessin et lavis de Victor Hugo
Je pensais à ces Laboratores, à ces paysans devenus
Compagnons, qui par milliers, au fil des siècles, façonnèrent notre joyau, des
maîtres-verriers aux petites mains, en passant par les hectares de chênaies
ayant permis l’élaboration extraordinaire de notre charpente-forêt partie en
fumée, à ces troncs devenus piliers de la terre ; je pensais aux
circonvolutions dentellières de la pierre caressée par mille burins experts,
aux rosaces parfaites et au plomb fondu à nouveau, un millénaire plus tard,
sous nos yeux incrédules.
Je pensais à ces Oratores et à leurs ouailles, à ces
bergers et à leurs troupeaux qui, de l’aube du christianisme à nos Pâques de l’an
2019, ont su faire ériger de fragiles chapelles, des rondeurs romanes, puis des
arcs gothiques pour dresser des ponts entre l’Homme et le Divin, et à la
tristesse insondable des chrétiens, qui ressemble tant à celle des juifs après
la Nuit de Cristal où l’on brûla les synagogues ou à celle des musulmans
lorsque des barbus devenus fous détruisirent des lieux sacrés à Mossoul, ou
lorsque l’état chinois rasa des mosquées en région ouïgoure…
Et je pensais à ces Bellatores, le cœur vaillant et l’âme fière, qui rallièrent les cloches battant à la volée lors de la Libération, quand on entonna un Magnificat malgré une fusillade, comme en un « arc-en-ciel témoin qu’il ne tonnera plus »…
N’oublions pas enfin que
nous avons tous en nous quelque chose de Notre-Dame, cœur de Paris et de l’Île
Saint-Louis, mais aussi patrimoine architectural et cultuel universel… Et pour
nous, petit peuple de France, c’est comme un chapelet mémoriel que nous pouvons,
chacun dans notre demeure, dévider, en hommage à cette maison de Dieu devenue à
la fois agora communautaire et oïkos personnel : on se souviendra d’un
voyage de classe et des ors de Lutèce surgis après une nuit passée dans le « Capitole »
qui ralliait Paris depuis la ville rose, où, devant nos yeux éblouis les deux
tours nous semblaient centre du monde… Ou peut-être d’un cadenas fermé d’un
baiser sur un pont de Paris juste avant ce cierge scellant quelque promesse…
Aujourd’hui, en ce samedi
où la fièvre jaune une foi(s) de plus arpente le pavé, je ne veux retenir que la
grâce et l’espérance pascales, et me souvenir que Notre-Dame, outragée, brisée,
martyrisée mais libérée des flammes, sera reconstruite par notre peuple de bâtisseurs,
par une France toujours, même si souvent bien frileusement, fille aînée de l’Église,
n’en déplaise aux pisse-vinaigre.
Et je me veux résolument
optimiste, comme toujours, allant jusqu’à l’espérance folle que cette chaîne de
solidarité déployée de l’Oural à l’Atlas, des cities de cols blancs aux ors du
Vatican, pourra bientôt aussi alimenter d’autres besoins, tout aussi criants,
des armées de misérables qui hantent nos rues. Car la Cour des miracles, c’est
vrai, se rencontre aujourd’hui non plus sur le Parvis de Notre-Dame, mais au
détour de nos villes de province où, partout, les gueux grelottent dans des
tentes dressées à la va-vite par quelque association, abritant les yeux de
braise de mendiantes berçant des enfançons, devant l’indifférence des passants
honnêtes… Il faudra que les élans de bienfaisance se multiplient, comme le pain
et le vin aux Noces de Cana, et je l’espère de tous mes vœux.
« La Charité aime ce qui est. Dans le Temps et dans l’Éternité. Dieu et le prochain. Comme la Foi voit. Dieu et la création. Mais l’Espérance aime ce qui sera. Dans le temps et dans l’éternité.
Pour ainsi dire dans le futur de l’éternité.
L’Espérance
voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité. »
Charles Péguy, « La
petite espérance »
Demain, dès l’aube, les
chrétiens du monde se salueront en allégresse, s’écriant « Il est
ressuscité ! » , confortés dans leur foi, tandis que leurs frères
juifs seront dans la semaine de Pessah, leurs frères musulmans à l’orée du
Ramadan, et que de nombreux enfants, croyants ou pas, en une immense ronde
sucrée, chercheront des œufs et des cloches en chocolat…
Et dans quelques années,
si Dieu me prête vie, comme disait ma chère grand-mère qui m’éleva à la foi chrétienne,
peut-être me sera-t-il donné de visiter Notre-Dame reconstruite, et, surtout, de
m’y recueillir.
« En
passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame. »
Théophile Gautier, « Soleil
couchant »
Puisse cette cathédrale
qui plonge ses racines dans notre unité nationale, creuset de nos passés, de
nos Lumières françaises, à nouveau déployer les ailes de sa magnificence et de
sa bienveillance, et que du feu renaisse un phénix de pierre, de beauté et de
foi !
« Puisque les paroles, ô mon Dieu, ne sont pas faites pour rester inertes dans nos livres, mais pour nous posséder et pour courir le monde en nous, permettez que de ce feu de joie, allumé par vous, jadis sur une montagne, et de cette leçon de bonheur, des étincelles nous atteignent et nous mordent, nous investissent, nous envahissent. »
Madeleine Delbrêl.
Et que les cloches demain
vrillent cette espérance pascale dans le cœur de tous, étourdissant les lilas
et les roses, tourbillonnant dans l’air de Paris et de la France comme mille
hirondelles annonçant les printemps, carillonnant comme une symphonie se
faisant tempête, rebaptisant pour un temps notre cathédrale en « Notre-Dame
de l’Espérance », en hommage à Notre-Dame de Paris chantée par Hugo :
« Au-dessous, au plus profond du concert, vous distinguez confusément le chant intérieur des églises qui transpire à travers les pores vibrants de leurs voûtes. — Certes, c’est là un opéra qui vaut la peine d’être écouté. D’ordinaire, la rumeur qui s’échappe de Paris le jour, c’est la ville qui parle ; la nuit, c’est la ville qui respire ; ici, c’est la ville qui chante. Prêtez donc l’oreille à ce tutti des clochers ; répandez sur l’ensemble le murmure d’un demi-million d’hommes, la plainte éternelle du fleuve, les souffles infinis du vent, le quatuor grave et lointain des quatre forêts disposées sur les collines de l’horizon comme d’immenses buffets d’orgue, éteignez-y, ainsi que dans une demi-teinte, tout ce que le carillon central aurait de trop rauque et de trop aigu, et dites si vous connaissez au monde quelque chose de plus riche, de plus joyeux, de plus doré, de plus éblouissant que ce tumulte de cloches et de sonneries ; que cette fournaise de musique ; que ces dix mille voix d’airain chantant à la fois dans des flûtes de pierre hautes de trois cents pieds ; que cette cité qui n’est plus qu’un orchestre ; que cette symphonie qui fait le bruit d’une tempête. »
Il fait si froid. La jeune femme se blottit contre la botte de paille en grelottant. Soudain, un souffle chaud semble apaiser la morsure de cette nuit glaciale. L’âne et le bœuf, jusqu’à présent immobiles au coin de leurs mangeoires vides, se sont rapprochés, et respirent lourdement au-dessus du flanc bombé de la femme en gésine. Elle ne crie pas, les yeux rivés vers cette étoile si brillante, qui transperce de son éclat les poutres fragiles de l’étable. Lorsque l’enfant paraît, trois hommes imposants et majestueux se penchent par-dessus l’épaule du charpentier ému. Bethléem, soudain, défie le monde, l’univers, l’éternité.
Ils sont une dizaine, recroquevillés autour de la bougie vacillante. La soldatesque romaine les poursuit depuis des mois, mais l’apôtre a demandé de n’en avoir cure cette nuit-là. Il faut se souvenir, a-t-il dit. Il faudra toujours de souvenir, mille ans, deux mille ans durant, de l’étoile du Berger, de la Crèche et de la Vierge à l’Enfant. Quand les glaives s’abattent sur la petite assemblée en prières, un chant s’élève, et les martyrs meurent en allégresse.
La petite église romane frissonne, mais elle embaume, aussi. La Vierge Noire a été vêtue de ses mousselines d’azur, elle n’en est que plus belle, entourée des cierges et des branchages. Un à un, les paroissiens pénètrent dans la nef glaciale, accueillis par le sourire de leur curé. On entend les pas des villageois crisser dans la neige des Monts d’Auvergne, et les joues rosies des enfants ressemblent à des pommes d’api. La messe de minuit sera, comme toujours, en latin, et devant l’âtre rougeoyant, on se pressera autour des braises avant d’avaler un maigre souper de châtaignes. Mais les cœurs emplis de joie seront bénis par la Naissance.
Ils sont peu nombreux dans la chapelle de bois, mais les femmes ont tendu les murs de leurs patchworks multicolores, et les tartes aux pommes parfument déjà la pièce communautaire où s’ébattent les enfants. Trois familles sont mortes le mois précédant cette nuit spéciale, emportées par les fièvres et par les tomahawks de la tribu indienne des plaines voisines. Ils ont enterré les corps du bébé scalpé, de la mère épuisée, et de ce jeune couple qui arrivait tout juste des Pays Bas. Le pasteur monte en chaire, il va dire l’histoire de la Nativité, mais auparavant des chants s’élèveront dans la nuit claire du Wyoming, comme pour défier l’hostilité du Nouveau Monde.
On chante aussi dans ce baraquement pouilleux. Ou plutôt on murmure, mais ensemble. Une prisonnière a déroulé le petit papier sur lequel, en lettres plus que minuscules, est recopié le psaume de Noël. Une autre a gardé depuis des semaines des morceaux de pain, qu’elle distribue de sa main décharnée, tandis que la seule fillette présente a reçu une poupée de morceaux de bois, habillée de bouts de tissus trouvés dans les bois de hêtres…Les femmes toussent, titubent, mais les yeux brillent, malgré les aboiements qui déchirent le camp, malgré la certitude de la mort qui glace les espérances. Les étoiles du ciel ne disparaîtront pas, non, et les chants murmurés éclatent comme autant de fragments de mémoires.
Les boubous multicolores ont envahi la nuit. Fièrement, les femmes ont décoré la petite chapelle de brousse, tandis que les hommes tentaient de garder l’entrée de leurs armes dérisoires. Les enfants chantent et jouent comme tous les enfants du monde, c’est Noël, après tout, même si les morts se comptent par centaines au sein des communautés chrétiennes du monde en cette nuit de décembre de l’an de grâce 2016. Tant d’églises brûlées, tant de prêtres et de religieuses assassinés et enlevés, tant de fidèles persécutés, oui, car les chiffres ne mentent pas, c’est bien la communauté chrétienne qui, au sein des religions mondiales, est la plus persécutée, la plus décimée.
Les Chrétiens sont bien, de par le monde, de l’Afrique à l’Asie, en passant par tous les autres continents, les nouvelles victimes des exactions religieuses.
Les Chrétiens sont les nouveaux juifs.
On les chasse, les torture, les enlève, les viole, les brûle.
Mais en cette nuit de Noël, pourtant, dans le monde entier, ils se réuniront, le cœur limpide, l’âme apaisée, la mémoire glorieuse, certains de commémorer un moment unique dans l’histoire de l’humanité.
Paix sur la terre aux hommes de bonne volonté, de toutes les confessions, de toutes les terres.
Le ventre tendu de la femme faisait encore ressortir sa maigreur. Son visage émacié, défiguré par la peur, ressemblait à quelque masque antique. Les soldats entouraient le petit groupe de réfugiés, parlaient fort, hurlaient en faisant des mouvements brusques avec leur kalachnikovs. Deux fillettes avaient déjà disparu depuis la veille. Tout le monde savait ce qu’il était advenu d’elles, jetées en pâtures aux mercenaires assoiffés de vengeance…
Elle recula à petits pas. Son compagnon, qui avait réussi à échapper à la vigilance des soldats, embusqué derrière un buisson desséché, lui faisait de petits signes. Elle parvint à le rejoindre, et ils quittèrent le camp, passant de tente en tente.
Le lendemain, l’homme réussit à trouver un abri. Une case abandonnée, dans un village fantôme. Il avait même récolté quelques feuilles de bananier, qu’il déposa délicatement sur une couche de terre. La famine et la guerre avaient décimé toute vie. Mais lorsque la jeune femme revint, après s’être longuement accroupie sous l’unique arbre du village, seule, sans un mot, serrant l’enfant dans ses bras minces comme des fétus, l’homme sourit.
Il coucha le nouveau-né sur les feuilles, et vit soudain arriver trois enfants, les mains chargées de présents : une bouteille d’eau pour sa compagne épuisée ; un linge pour recouvrir le bébé ; une galette de mil pour lui.
Au ciel d’ébène si pur du Soudan dévasté, une étoile soudain se mit à scintiller. Aminata commença à chanter une douce mélopée. Sur le chemin qui menait vers la brousse, des dizaines de villageois étaient déjà rassemblés, sans peur et sans haine. La vie était revenue.
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La ville hurlait et bruissait et criait et grondait. On avait l’impression de vivre dans quelque cauchemar. Ou plutôt d’y mourir.
Mary gémit. Elle errait depuis des jours et des jours, de foyer en foyer. Jo, son ami, à bout de forces, lui aussi, toussait à perdre haleine. Ils avaient épuisé toutes leurs réserves, et la jeune femme sentait que sa délivrance était proche.
Soudain, elle eut une idée, et enjamba simplement une balustrade. Voilà. C’était là. Elle accoucherait dans Central Park. Elle eut le temps de demander de l’aide à une passante bienveillante, puis s’enfonça dans la nuit, suivie de son compagnon et de leurs chiens.
Jo réussit à crocheter la serrure de la vieille cabane de l’abri aux oiseaux. Il était temps. Mary s’effondra à même le sol, prise de douleurs. Leurs deux chiens se postèrent près d’elle, et il sembla à Jo que leurs corps efflanqués faisaiten comme un rempart de dignité à son épouse.
Lorsqu’il tint le nouveau-né dans ses bras, au-dessus du braséro de fortune, alors que Mary se reposait un peu, il vit soudain comme un arc-en-ciel se dessiner dans la nuit new-yorkaise. Et cette lumière se confondit avec celle des phares de l’ambulance des services sociaux.
La neige avait déjà recouvert leurs traces, mais l’infirmier noir lui sourit en le félicitant. Il raconta en riant qu’une foule étrange s’était rassemblée devant les grilles, agenouillée et recueillie. « Hey, men, it’s amazing ! Is this boy the Lord ? My goodness, hey, I’m a muslim ! Shit ! »
***
La mer, la mer allait revenir. C’était ce que sa grand-mère criait toutes les nuits, dans ses cauchemars. Mais Mako savait bien que ce n’arriverait plus. Elles étaient parties bien loin de la côté dévastée et de la Centrale…
Jôgo n’allait pas tarder. Mais Mako savait que les nouvelles seraient mauvaises ; elle avait entendu le poste. La radioactivité ne laissait pas de répit à leur avenir.
Et pourtant son ventre était rond comme un bol de thé retourné. Et elle sentait que le bébé allait naître, aussi sûrement que reviennent les fleurs de cerisier au printemps…
Jôgo et sa jeune compagne avaient perdu tous les leurs. Ils étaient seuls, et veillaient sur leur ancêtre. Cette nuit là, alors que la lune rouge éclairait le paravent, Mako poussa de toutes ses forces, comme le vent avait poussé la mer. Mais cette fois, c’est la vie qui revenait.
Des voisines arrivèrent au matin, en soques de bois et kimonos traditionnels, offrant à la jeune mère du riz parfumé, une branche de cerisier et un cerf-volant.
Elles racontèrent que des villageois s’étaient rassemblés durant la nuit, guidés par une étrange étoile. Il se murmurait que l’Empereur du Ciel était de retour. Au somment du mont Fuji, une neige immaculée berçait l’aube de ses tendresses.
Et de pays en pays, de ville en ville, de solitude en désert, de détresse en souffrance, la vie va et vient, en dépit des guerres et des hostilités ; et depuis plus de deux mille ans, des souffles chauds et des présents sont échangés au-dessus des couches de misère, et depuis plus de deux-mille ans, des étoiles guident les hommes vers des espoirs de paix.
Celui qui croit au ciel et celui qui n’y croit pas restent frères. De Fukushima au pays d’Obama, au Soudan, en Corée ou à New York, et ce depuis la nuit des temps…Les femmes font des enfants, au plus profond des camps et des barbaries, et les hommes élèvent et protègent ces petits êtres, et tant que des bébés naîtront, envers et contre tout, au plus noir d’une nuit de décembre, au cœur des haines et des persécutions, alors des étoiles nouvelles apparaîtront dans le ciel de nos terres.
Il faisait presque nuit dans la grange, et si froid. Mais le souffle des bêtes apaisait la jeune femme, qui berçait l’enfançon dans ses bras tremblants. Joseph était parti chercher de l’eau à la rivière. Soudain, une lanterne vacilla à l’entrée de la hutte, et trois silhouettes se découpèrent dans le ciel bleuté de l’aube. Marie aperçut aussi une grande lumière, en deçà du Levant. Elle leva les yeux vers les trois hommes et respira le parfum de leurs présents, toute éblouie par les odeurs de l’Orient. Elle sourit et leur présenta, heureuse, l’Enfant au nom de Dieu.
« Il faudrait ne pas aimer Noël, savoir renoncer à ces cannelles folles et aux bougies du temps… »
Avoir cette liberté des contempteurs de fêtes, ce mépris des « gauchistes » pour toutes ces bombances, cette détestation morale pour les étalages éhontés de nos opulences occidentales.
Hélas. Moi, j’ai Noël chevillé au corps et à l’âme. Je suis une indécrottable enfant émerveillée, de celles qui fouillent tous les placards à la recherche des cadeaux, mes grands yeux n’attendant que ce moment magique où l’on retient son souffle entre les joues rosies avant que ne tinte la clochette annonçant le passage du vieux bonhomme en rouge…
Bon, d’accord, je vous le concède, j’aime toutes les fêtes, et, s’il ne tenait qu’à moi, je ferais aussi Hanoucca, le nouvel an chinois et l’Aïd ! Mais Noël possède à mon sens cette chaleur particulière, de celle qui rayonne depuis les vertes contrées de l’enfance comme un rappel toujours renouvelé des bontés de l’âme humaine.
Maman commençait les pâtisseries annuelles bien avant les fêtes, parfois plusieurs mois avant ! Les feuilles rougeoyaient encore dans les hêtraies lorsque notre cuisine se parfumait déjà de cannelle et de candy, quand ma mère confectionnait des boîtes entières de « Plätzchen » allemands, ainsi que la lourde brioche traditionnelle parsemée de raisins secs et fourrée de pâte d’amande, le « Stollen »…Nous décorions la maison très tôt, en particulier de la couronne d’Avent, tressée de véritables branches de sapin et ornée de rouge et or, au centre de laquelle quatre bougies étaient allumées les dimanches précédents Noël.
Certes, nous feuilletions les catalogues de jouets et rêvions à nos cadeaux, mais nous trouvions aussi la patience de regarder brûler ces bougies dominicales en écoutant des chants de Noël, tandis que parfois, durant les véritables hivers de ces années d’avant le réchauffement climatique, de doux flocons tourbillonnaient au dehors…
Nous respections la tradition germanique en ouvrions nos cadeaux le 24 décembre au soir, selon un cérémonial immuable, la fameuse clochette symbolisant le passage non pas du Père Noël mais de « Christkind », l’enfant Jésus, qui apportait donc nos présents. La stéréo s’époumonait de Tino Rossi ou de cantiques teutons tandis que des « bougies magiques » menaçaient d’incendier le sapin en crépitant de mille feux et que nous nous précipitions vers les « tas » éparpillés aux quatre coins du salon, nous, les quatre garnements impatients et émerveillés…
Je sais gré aux heures sup’ faites par mon cher père, à la générosité extrême de mes grands-parents allemands et aux seventies glorieuses de ces Noëls où nous étions royalement gâtés, entre jouets, manque-disques, livres, parfums, vêtements…, tandis que maman avait confectionné de petites assiettes de Plätzchen de mandarines et de Marzipan que nous montions ensuite dans nos chambres en même temps que nos « tas » de cadeaux…Je me rappelle de ce sentiment de toute puissance et de paix qui m’assaillait lorsque, couchée dans mon lit d’enfant, je contemplais mes trésors avant de m’assoupir…Sans doute était-ce là la vilaine flamme du méchant capitalisme triomphant qui menaçait de me consumer ; mais peut-être aussi la petite étincelle du don et du bonheur des partages…
Au lycée de papa, à Charleville…
Car très vite j’appris aussi à FAIRE des cadeaux, et je me souviens de cette petite améthyste montée sur un jonc d’or que maman et moi nous ré offrions chaque année en un joyeux échange !
Pas de messe de minuit chez nous, aucune nostalgie donc pour des soirées glaciales autour d’une crèche vivante, ou pour des pas feutrés sur la neige jusqu’à l’entrée illuminée de quelque chapelle…Nous mangions les sempiternels toasts de saumon, une « délicatesse » en ce temps-là, avant de regarder ensemble un programme consensuel…Je crois que j’ai vu mes premiers Parapluies de Cherbourg un 24 décembre, et, croyez-le ou non, je n’en suis toujours pas remise…Mais bon sang, pourquoi n’est-elle pas descendue de cette voiture avec la petite Françoise ?? J’en pleure à chaque rediffusion.
Le lendemain, nous partions à l’autre bout du département, fêter Noël chez mes grands-parents français. Point d’opulence ici dans la modeste ligne de cadeaux disposés dans le bureau de papi, au pied d’un petit sapin ; nous recevions des cadeaux « utiles », des encyclopédies, des dictionnaires, mais aussi tout l’amour de mamie qui confectionnait minutieusement ses fruits cachés de dattes et de pâte d’amande et ses festins royaux…
Il y eut aussi quelques Noël passés chez mes grands-parents allemands, encore plus brillants et lumineux, envahis de sensations, de parfums et d’étincelles, comme autant de lumignons de bonheur…J’ai une photo où cette petite fille aux joues rondes contemple une maison de poupées comme elle regarderait le monde, un univers entier rassemblé dans les rêves à venir…
Plus tard, nous eûmes la joie de nous disputer joyeusement les « enveloppes » dans lesquelles notre cher père, devenu conseiller général, glissait de généreuses étrennes. Le grand jeu entre nous, les quatre grands enfants, consistait à se piquer les dites enveloppes ! Hélas, un jour arriva où chacun partit festoyer dans sa nouvelle famille, et rares sont à présent les années où nous arrivons à nous retrouver tous ensemble…
J’ai bien sûr reproduit les traditions. Je hurle de joie en voyant les premiers « Stollen » dans les rayons du LIDL –souvent dès la fin septembre !-, je m’abime les mains en confectionnant ma couronne d’Avent, je « m’éclate » à expliquer le Noël teuton à mes élèves, les abreuvant de recettes et organisant un dernier cours festif et coloré, et j’ai bien entendu fait briller les yeux de mes propres enfants au fil de nos innombrables Noëls, toujours anticipés par les chaussures mises devant la porte pour le 6 décembre, avec la Saint-Nicolas…
Pourtant, les choses ont bien changé…L’une de mes princesses boude depuis dix ans, notre dernier Noël commun date de 2009…Il y eut aussi nombre de fêtes catastrophiques ces dernières années, entre les « spécial gastro » et différentes querelles, entre enfants aux humeurs belliqueuses et rancunières et parents ronchons ou aigris, le clou ayant été un 24 décembre où, une dispute ayant éclaté entre saumon et foie gras, je passais la nuit à tchatter avec un copain feuj qui me consola du mieux qu’il put (il faut dire qu’il est l’un de mes meilleurs amis depuis qu’il a m’a beaucoup guidée pour mes recherches lors de mon mémoire de DEA sur la poésie de la Shoah et qu’il m’a abreuvée de James Blunt joué à la guitare au téléphone alors même que nous ne nous étions jamais vus, il y a dix ans) avant de partir « en juive », justement, dès potron-minet, me retrouvant le 25 au matin dans la gare désaffectée en compagnie d’un clochard ivre et de deux prostituées avinées, me jurant qu’on ne m’y reprendrait plus…
Mais je ne renoncerai pas. Je fêterai Noël jusqu’à mon dernier souffle, malgré le regard oblique de mon banquier et les remarques acerbes des pisse-vinaigre qui conspuent la société de consommation, malgré les solitudes et les rancœurs. Je penserai aux différents cadeaux des uns et des autres au fil des mois, les cachant ensuite dans quelque placard avant d’emberlificoter du fil doré autour de jolis emballages, et je m’époumonerai sur « Noël ensemble » en décorant le sapin.
Et puis j’installerai la crèche, qui, cette année, est veillée sur mon balcon par le doux sourire d’un bouddha, universelle et altermondialiste, parce que somme toute, ne l’oublions pas, Noël reste l’anniversaire du petit Jésus, et que de cela aussi je suis fière, comme de nos cathédrales, de nos vierges noires et des chemins menant à Compostelle. J’aime cette idée de faire partie de ces chemins millénaires au-dessus desquels scintillent des étoiles, bergères de nos vies.
Enfin, j’attends encore celui qui m’emmènera marcher à Central Park avant de regarder tourbillonner flocons et new-yorkais sur l’immense patinoire, tandis que des christmas carols retentiront à tous les coins de rue, avant que nous ne dînions, moi dans ma robe fourreau de velours rouge, au coin de la cinquième avenue…Quand je vous dis que je suis optimiste et que je crois au Père Noël…