Le chant des hommes

Le chant des hommes

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Dans cette grotte humide et sombre, elle le tient, ce petit être étrange et vagissant, et le serre contre sa peau nue. Dehors soufflent les vents, dehors mugissent les bêtes, terribles et sanguinaires. Le feu n’existe pas, la seule chaleur reçue par ce nouveau-né sera la douce étreinte de sa mère. Et elle l’enveloppera aussi de sa voix, psalmodiant maladroitement des sons encore à mi-chemin entre le grognement animal et le chant ; ce sera guttural et tendre, et la mère bercera instinctivement son petit d’homme, pour l’apaiser.

Dans la belle villa romaine, une patricienne se détend. L’implacable soleil de l’Apulie darde ses rayons sur les cyprès qui semblent veiller en antichambre des Dieux. La matrone a organisé toutes les activités domestiques et porte à présent son dernier-né contre elle. Elle a soulevé sa tunique et lui donne ce lait matriciel si précieux, et ce faisant elle chantonne un air ancien, où il est question de collines et de louves, de combats et de victoires, qui fera de son beau petit garçon un citoyen courageux.

L’Empire du milieu est comme un océan de bruits et de fureurs, mais dans l’étroite  jonque qui tangue sur le long fleuve jaune règne une atmosphère de paix. La jeune maman a enfin terminé la vente de ses épices, elle a mangé quelques poignées de riz et a ouvert ses bras à sa fillette emmaillotée. Elle sourit à son trésor qu’elle a réussi à sauver de l’infanticide en offrant le double de sa dot à son époux…Puis elle berce la fillette d’un bras, tandis que de l’autre elle dirige habilement la frêle embarcation dans les méandres du fleuve. Elle chante une  mélodieuse rengaine, lancinante et amusante, où elle promet de toujours protéger sa fillette du monde.

La nourrice sourit à l’enfançon du roi. Le palais tout miroitant de glaces rivalise de beauté avec les jardins à la Française où gazouillent les jets-d’eaux. Des courtisanes s’égayent parmi les allées de buis, telles des volées de moineaux, soulevant leurs crinolines en pouffant de rire, tandis que la Favorite s’avance au bras du souverain. Nul ne s’intéresse vraiment au descendant royal, si malingre et maladif que ses parents eux-mêmes l’ont presque abandonné, mais la nourrice, après l’avoir abreuvé de son mieux d’un lait salvateur, le soulève vers l’astre dont s’inspire son père et le fait tournoyer en chantonnant qu’un jour lui aussi fera feux d’artifices. Elle chante et le berce, et c’est tout un peuple qui, encore, aime son roi.

La poétesse a posé le fin pinceau qui vient de dessiner la belle arabesque d’une fleur de cerisier. Elle a délicatement fouetté le thé dans le petit bol de terre, agenouillée dans son magnifique kimono de soie rouge, son chignon d’ébène piqué de longues épingles de corne, son teint d’albâtre aussi pur que la neige qui ourle le Mont Fuji. Elle ne sait pas encore que dans quelques minutes un tsunami va balayer des millénaires de tradition, emportant sa maison comme un fétu de paye, tandis que la centrale déversera son poison vers les hommes à nouveau irradiés. Quand la vague arrivera, elle serrera ses jumeaux tout contre elle, car elle était en train de leur chantonner une superbe berceuse, tendre comme les pétales des cerisiers en fleurs, délicate comme le tourbillon du thé vert, apaisante comme la forêt où jaillissent les sources.  Son chant d’amour avant la vague de mort, plein de beauté et d’allégresse.

Dans le baraquement sinistre, puant la mort, la femme offre un sein émacié au petit visage bleui de froid. L’appel du matin va bientôt résonner des aboiements mortels, et elle sait qu’elle fera partie de la prochaine cohorte des damnés, celle qui ira, d’un pas soumis, vers les âcres fumées. Elle chante, Sarah, elle chante le pays du lait et du miel, et les toques fourrées de son village, elle chante les papillotes et la carpe farcie, les yeux noirs de son Yankel et le violon de son père, elle chante en berçant son enfant déjà mort, qu’elle a elle-même étranglé aux premières lueurs d’une aube aussi morte que les millions de disparus.

Dans la case assoupie par le silence, la mère est seule avec son nouveau-né. Elle est revenue de la capitale pour enterrer son père et s’étonne de ne plus entendre les klaxons et les rires. Ici, les seules taches de couleur sont les boubous des femmes, le temps semble s’être figé dans une Afrique pourtant si mouvementée. La femme fait habilement basculer le petit corps souple de son dos vers son sein, et elle sourit en voyant les petites billes sombres la regarder en riant. Elle porte l’enfant vers la lumière, vers ce village calme, enfin pacifié, et psalmodie une belle mélopée où il est question de lions qui pardonnent aux gazelles.

 

Un enfant dort, seul dans un berceau. Sa chambre est équipée de toutes les nouvelles technologies connectées, un baby phone le relie au salon de ses parents, un Ipod est posé sur la commode, près de la table à langer rutilante, tandis qu’un casque léger entoure sa tête où palpite une fontanelle bombée.

Une berceuse chante à ses oreilles fermées, des airs dans une langue inconnue, peut-être en anglais, ou même en chinois.

Certes, on lui parle et le change et on le nourrit et on l’aime et on l’éveille en lui faisant écouter Mozart et en lui parlant en anglais.

Mais souvent il est seul. La nuit, lorsqu’il a peur et faim et froid. Il réclame le corps tendre de sa mère et sa voix apaisante, mais elle a appris qu’il ne faut pas dormir avec son enfant. Le jour, entre les tétées qui sont en fait des biberons savamment dosés. Bientôt il sera seul avec d’autres enfants chez une nounou, puis, un jour, tout seul, dans la cour de l’école. Il sera entouré de technologies ultra-perfectionnées et d’adultes spécialisés dans ce que la société nomme « l’éducation », mais il aura, de longues années durant, été privé de ce lien ontologique qui, de tous temps, dans toutes les civilisations, a relié les nourrissons à leur mère lorsqu’elles bercent leurs enfants en chantant.

Personne ne l’aura bercé longuement, en d’interminables nuits où il aura eu mal aux dents ou au ventre. Personne ne lui aura chanté les chansons de son peuple, ce chant des hommes qui, de tous temps pourtant, ont chanté pour leurs enfants. Peut-être un jour d’ailleurs vivra-t-il, à quelques mois à peine, dans deux maisons, et deux Ipod veilleront alors sur son sommeil toujours aussi solitaire.

Un jour, un psychiatre bienveillant lui parlera d’abandonnisme et de frustrations, avant de lui faire une longue ordonnance.

Jamais ses parents ne lui auront chanté de berceuses. Puisque aujourd’hui, le 30 octobre 2015, une étude révèle que 10% des nourrissons s’endorment, seuls,  avec un casque sur les oreilles.

 

 

 

 

 

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