C’est la lumière qui m’alerte en premier. Imperceptiblement différente. Une sorte de frémissement de l’air, une envolée.
D’ordinaire, j’ai comme un sixième sens. Je sais que lorsque je vais lever les yeux, elles seront là. Un peu comme vous devinez qu’une lettre importante vous attend dans la boîte.
Alors j’ose tourner mon visage vers le ciel, vers ce bleu, ce jour-là, intense, presqu’insupportable, ce bleu qui nous réconcilie soudain avec toute la beauté du monde ; et elles sont là : mes hirondelles.
Je les vois, je les aime, je les sens, si proches, si lointaines, et leurs grands cercles fous me sont comme une aubaine ; soudain, tout s’apaise. Je sais que le monde est à sa place, et que j’ai ma place au monde. Ces frémissements d’ailes dans la première lueur du couchant font de cet instant, de cette minute précise où j’assiste au retour des hirondelles, le moment le plus précieux de mes ans.
Cet instant est mon renouveau, mon équinoxe. Ce moment est mon mascaret et ma dune, mon éveil. Car pour moi, ces hirondelles symbolisent la vie, son éternel retour, sa puissance infinie, la vie, pleine, entière, résiliente et solaire, indestructible.
La grâce, déjà, de ces cercles infinis, de ces ballets aériens, fusant au crépuscule jusqu’au ras des tuiles, ou s’égarant jusqu’aux confins du ciel, me bouleverse. Moi la femme-glèbe, aux sabots de plomb, embourbée dans mes vies tristes, je me sens soudain comme transfigurée, touchée par cette légèreté aérienne.
La liberté, aussi. Assignée à résidence dans ma propre existence, pieds et poings liés par mes soucis, en immobilisme total de par mon manque de surface financière, je suis en admiration devant ces gitanes du ciel, devant ces nomades absolues. Mes hirondelles me disent la bonne aventure, elles seules savent qu’à travers le prisme obscurci de mes gouffres, il reste cette lumière.
Et puis l’oxymore du Bleu de Delft de ce ciel de mai parsemé d’onyx, le contraste parfait entre les ailes veloutées des ébènes en envol et notre printemps d’azur : d’aucuns aiment regarder une ligne d’horizon maritime, qui apaise et invite à tous les voyages… Moi, c’est en contemplant ces tableaux toujours renouvelés que je me sens revivre.
Chaque année reviennent mes grandes espérances : je rêve à un été qui serait différent, qui aurait à nouveau un goût d’enfance et de vent… Je revois la route sinueuse qui menait à la mer, et ce moment précis où le paysage se fait méridional. Au détour d’un virage, l’air s’emplissait de cigales et de pins. Les vacances commençaient. Et puis les cousinades, les odeurs de vergers, les haricots cueillis et le foin engrangé…
Oui, lorsque reviennent mes sœurs du ciel, je reconnais le chemin du bonheur.
*** Cette petite prose a été écrite il y a quelques années, lorsque je me débattais encore dans un enfer social, entre un douloureux divorce international et un monceau de dettes laissées par un autre…
Je me cogne à la prison du ciel
Je me cogne à la prison du ciel
Hirondelle perdue en confins d’irréel
A la recherche de ces infinis soleils
Englués au fond des vallées de merveilles
Tournoyant en cercles éperdus d’immense
Fébrile enfant comme soudain en transes
Je voudrais pour toujours décrocher vieilles lunes
Alourdie dans ma quête par d’ancestrales runes
Je frôle cimes d’arbres
En poussant cris de marbre
En tombeau de ma vie
Je me sens engloutie
Et puis je redescends en piqué maladroit
Happer quelque lumière aux confins des grands froids
Mes grandes migrations ne me sont que misère
J’avais rêvé l’Afrique me voilà en hiver
Oiselle sans boussole
Egarée un peu folle
Oh rendez moi mes ailes
Donnez moi ces printemps que je m’y fasse belle
Où sont ces crépuscules en confins de lumière
Qui m’offriront enfin ces espérances fières
Je veux crier au ciel mes chants d’été soyeux
Je veux à tire d’aile voleter vers les feux
De ces couchants si roses que les joues en frémissent
Me faire signe noir de nos amours prémisses
J’écrirai dans l’azur
Je serai des plus pures
Et au jour déclinant nous quitterons les sols
Vous et moi mon ami pourqu’enfin je m’envole…
Et puis les dettes ont été effacées, le temps a fait son oeuvre, et j’ai même décroché l’agreg externe en 2016, ce qui m’a permis de voyager à nouveau, de fouler enfin ma terre germanique, celle de mon deuxième pays, et aussi celle d’outre-Danube… J’en ai bien profité après ces années de disette: la Rhénanie, bien sûr, berceau familial, mais aussi la Baltique tant aimée à Rügen, les peintres fous de Worpswede, la vallée de l’Elbe en poussant jusqu’à Prague… Un stage de l’institut Goethe m’a offert, enfin, l’émerveillement de Berlin… Une résidence d’artiste m’a permis de déguster les fastes viennois… Mon projet autour de Rose Ausländer a encore ancré cet amour de la découverte.
Puis vint le Covid, et, à nouveau, l’immobilisme…
Et ce soir, en voyant revenir les voyageuses, j’ai pensé à toutes nos envies de liberté, de voyages, de routes, de sentes, de navires, de vols, d’envols…
Bientôt…
En attendant, sachons, comme nos sœurs du ciel, tournoyer en cercles infinis au-dessus des bonheurs du quotidien… Regardons le bourgeon, inspirons ce printemps, et regardons-nous, dans les yeux. Le masque ne nous prive pas de ce plaisir-là.

C’est le retour des hirondelles
C’est le retour des hirondelles
Les voilà reines du grand ciel
Elles passent et crient à perdre haleine
En cercles d’anges onyx ébène
Criblant mes soirs de perles noires
Elles tournent belles en mes espoirs
Derviches anciens à mes fenêtres
Comme autant d’âmes en disparaître
Le ciel soudain a goût d’immense
Envie de me jeter en vol
De tournoyer comme en enfance
En éternelle escarpolette
De devenir une escarbille
Comme étincelle d’un soleil
Qui partirait en matin d’or
Sur des sentiers couleur nuages
Leurs cris frissonnent en mes désirs
Je les envie les belles oiselles
Si libres en grâce d’absolu
Leurs arabesques giflant mes soirs
Sont ma kabbale et mon miroir
Nul ne saura jamais vraiment
Si je préfère obstinément
Bâtir nichée à mes enfants
Ou voler libre en crépuscule
Bien maladroite libellule
Que vienne enfin l’heure stellaire
Celle où s’aimeront nos deux lunes
Lorsque blottie contre ton ciel
Tu me diras ton hirondelle.
