Comme un air de rumba, petite nouvelle écrite pour un concours…

Comme un air de rumba

 

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Elle sentait bon, ma tante. Un parfum de sable doux et de vanille, comme un air de rumba. Lorsqu’elle arriva dans notre cuisine, elle me sourit, avec cet air de conspiratrice qui lui était familier. Nous en étions encore au café, engoncés dans nos habitudes des sixties, nous, les enfants, le dos bien droit, toute incartade étant prétexte au martinet, nous taisant, étouffant dans cette atmosphère à la Chabrol, grappillant les dernières miettes de tarte aux pommes dans nos assiettes immaculées.

Ma tante m’enleva à la tablée embourgeoisée pour notre sortie mensuelle, promettant à ma mère que nous serions rentrées avant la tombée de la nuit. Nous partîmes main dans la main, gloussant comme deux collégiennes dans l’escalier, et nous précipitâmes dans la rue gorgée du soleil de midi. Colette me toisa soudain d’un regard empreint de tendresse, ses grands yeux noisette malicieusement plissés, et m’annonça sur un ton officiel qui fleurait bon la remise des prix :

  • Ma chérie, l’heure est venue pour toi de devenir une femme. En ce 24 juin, pour fêter la Saint-Jean et les grandes vacances, je t’emmène aux Galeries !

Je rougis. C’est qu’elle commençait à peser lourd, ma poitrine de jeune fille en fleur… Je faisais tout pour la contenir sous mes chemisiers de percale rose, et me tenais, la plupart du temps, un peu voûtée, effaçant ainsi toute velléité de féminité de mon apparence, imitant en cela notre mère, souris grise et grenouille de bénitier, toujours vêtue de robes sombres, son chignon tiré à quatre épingles, le sourire pincé. Colette, elle, irradiait de légèreté, papillonnant dans l’existence, toujours entre deux galants, femme libre et femme de livres, sa carrière d’écrivain lui valant autant d’honneurs que d’amants.

Nous nous entendions bien, ma jeune tante et moi. Je lui confiais mes émois amoureux et mes élans littéraires, et elle me parlait de Simone et des suffragettes, de la Résistance et du jazz, et, virevoltante et gaie, me montrait que la vie d’une femme pouvait être autre chose que cette parodie de bonheur, perdue entre cuisine, ménage et pouponnière. La vendeuse des Galeries nous accueillit en nous montrant ses derniers modèles, mais Colette, très sûre d’elle, se dirigea vers un stand discret, où de jolies cotonnades blanches voisinaient avec quelques parures de dentelle.

Elle s’empara de plusieurs modèles et me guida vers la cabine d’essayage, en me racontant comment sa propre grand-mère portait, elle, des corsets, et comment, un beau jour de 1917, son époux n’étant pas revenu du front, elle avait définitivement renoncé à cette torture, coupant aussi sa longue tresse et arborant une coupe à la garçonne, affirmant ainsi une nouvelle indépendance. Puis Colette évoqua brièvement sa maman qui, elle, était morte dans les camps nazis, nue, sans soutien-gorge, ravalée au rang d’animal par des barbares. Ma tante, me regardant me dévêtir pudiquement,  m’expliqua encore que mon corps était mien, et que jamais je ne devrai le donner à un homme sans mon absolu consentement. Cet achat, celui de mon premier soutien-gorge, symbolisait ma nouvelle liberté : désormais, je serai la maîtresse de ce corps, de mes désirs, de mes envies. Car nous étions des femmes libres. Je ne devais jamais l’oublier.

Je me retournai vers le miroir, un peu tremblante, comme une biche surprise au détour d’une clairière. La ligne claire de mes épaules était à présent tranchée par deux fines bretelles de dentelle, et les oiselles palpitantes de ma jeune poitrine galbées par les jolies coques ajourées et nacrées.

Peu à peu, j’osai me redresser. Je me cambrai, sans savoir encore que bien des fois je me dresserai ainsi en regardant un homme, et soudain je la vis, cette femme, cette inconnue qui, ce matin, écrivait des vers à l’encre de l’enfance et qui, bientôt, embrasserait la vie.

Je tournai sur moi-même, soudain libérée du poids des conventions qui bridaient mes envies, et je me sentis belle, me sentis forte. Je ne savais pas encore ce que mon avenir me réservait, je ne connaissais pas les mains qui, souvent, dégraferaient impatiemment mes soutiens-gorge, je ne savais presque rien du désir et des plaisirs, mais en cette danse nubile je vis défiler des regards de braise et des chuchotements, et puis aussi, comme en rêve, de petites mains et des petites bouches qui approchaient de mes seins blancs et lourds. Mes enfants…

Colette écrasa une larme. Elle me serra contre elle en me murmurant qu’elle était fière de moi, de ma beauté, de mon intelligence. Puis elle paya, et nous sortîmes sur la place, complices et sororales.

Bien des années plus tard, je brûlerai, en sa compagnie, avec d’autres femmes ardentes, libres et extasiées, un autre soutien-gorge. Comme pour témoigner de notre volonté de changer la vie. Mais j’ai gardé précieusement la nacre de cette naissance.