Dans l’air, cette dansante joie… #SabineSicaud #poésie #corrida

Sabine…

Les peupliers. Elle les voyait, immobiles et bruissant pourtant au vent, parsemées d’ors du couchant, leurs feuilles virevoltant à l’Autan. Fermant les yeux, elle imagina un instant d’autres soieries, celles qui dansaient, elles aussi, en chatoyances :

L’or et l’argent brodés ; le

chatoiement des soies ;

Dans l’air, cette dansante joie

Elle ouvrit la croisée et inspira profondément l’air chargé des parfums du soir : au loin, les labours promettaient déjà la blondeur des épis ; des bois tout proches, elle distinguait ces rousseurs aux senteurs de l’automne. Dieu qu’il serait long, le temps des retrouvailles…Tant de mois la séparaient de lui, des regards de braise qu’il lui jetait dans la ganaderia, lorsqu’elle marchait aux côtés de son père en arpentant les enclos où les monstres sacrés s’ébattaient en liberté, sa robe un peu crottée toute frémissante des plaisirs de la terre taurine…

Sabine soupira, consciente soudain de la fragilité du temps, et de l’immense livre d’heure qui faisait de chaque journée un siècle ; Juan le lui avait dit, lors de leurs adieux, face à l’océan déchaîné, à la pointe du promontoire du Rocher de la Vierge:

Tu sais, ma princesse, je t’attendrai ; j’attendrai tes seize ans comme on attend une aube, et je porterai, ce jour-là, mon traje de luces comme pour fêter déjà nos noces ! Je t’épouserai, Sabinelita, je t’épouserai ici, dans l’église Sainte-Eugénie, pendant les Férias Andalouses, et puis tu verras, nous nous installerons dans la maison qui jouxte La Solitude…Tu les verras toujours, tes chers peupliers ! Tu écriras tes poèmes, et moi je gagnerai toutes les corridas, je serai ton roi ! Les mois à venir nous sembleront une arène vide, mais ne t’inquiète pas, la foule de mes sentiments est là, pressée dans nos gradins, et tu entendras mon cœur hurler au souvenir de nos baisers…

Car Sabine était bien jeune… Mademoiselle Sicaud, que son institutrice avait surnommée la petite poétesse de Gascogne, frôlait encore l’enfance, son beau visage de bergère pyrénéenne entouré d’une opulente chevelure auburn qu’elle coiffait à la diable l’été, courant sur la longue plage des Basques en appelant le vent… Ses yeux rêveurs, toujours à crier famine devant la beauté du monde, voulant tout dévorer, ne se résolvaient pas à en accepter les fêlures ; son écriture ronde faisait rebondir ses pleins et ses déliés comme autant de collines de sa douce terre gasconne, tandis que ses mots, depuis longtemps, résonnaient de très anciennes souffrances…

Anna de Noailles, sa marraine en écriture, la surnommait déesse, déesse de ce Verbe que depuis ses toutes jeunes années elle maniait comme on danse. La Comtesse de Noailles le lui avait écrit, en préfaçant l’un de ses recueils de poèmes :

« Elle raconte, et son chant qui danse ne craint pas les pirouettes de l’elfe. »

Anna de Noailles

Et puis un seul regard avait suffi pour que son cœur d’enfant se mette à battre comme un vrai cœur de femme, au détour de la novillada de cette belle année 1927, au cœur des arènes de Bayonne, lorsqu’un qu’un jeune picador avait levé les yeux vers les gradins : y découvrant le sourire de Sabine, il avait salué la jeune fille de la main et lui avait implicitement dédié ses combats. Le sang jeune des taurillons semblait couler dans les veines du futur toréador, aussi fougueux qu’un taureau de mai, plein de sève d’enfance et de rêves à venir. Sabine, debout, avait assisté à cette novillada comme une jeune fille irait à son premier bal. La muleta avait été son carnet de bal : chaque passe du beau torero en herbe lui avait semblé un pas de tango.

Ah ! tout cela, toute la fièvre d’une ville,

Parce qu’un beau toréador aux sourcils noirs

Va passer comme un roi de légende…

Édouard Manet, le Matador saluant, Metropolitan Museum of Art, New York 

Le soir même, ils s’étaient revus. Sabine, qui avait revêtu ce que sa mère, une journaliste et poète un peu fantasque, appelait une « robe de gitane », faisait virevolter ses volants et ses pois en courant le long de la jetée et en déclamant des vers. Face à l’océan, l’hôtel du Palais dressait ses fastes d’antan, majestueux et élégant comme une valse de Vienne ; Sabine adorait entendre sa grand-mère raconter les folles soirées de l’Impératrice Eugénie, et plus encore son père citer aussitôt quelque phrase de Jaurès, taquinant la délicieuse vieille dame. L’avocat, passionné de politique, regardait d’un œil critique cette France nouvelle dont ses amis et lui-même dissertaient souvent, dans le grand salon de la Villa Solitude.

Ce jour-là, justement, il avait été invité par des amis espagnols à partager l’allégresse de la corrida, et, tandis que Sabine charmait les dames en récitant ses textes, il comparait la vie politique de la vieille Europe à une arène…Tous ces noms qui résonnaient, Franco, Hitler, Mussolini… Toutes ces clameurs qui semblaient menacer la paix…Mais Pedro, un professeur madrilène, lui expliqua gravement que la Corrida était un combat, et non une guerre. Un combat juste et respectueux, contrairement à la guerre, dont la dernière, la « der des der », avait été une boucherie sans nom…

Un groupe de jeunes gens, devisant gaiement en espagnol, eux aussi, sortit de la terrasse de l’hôtel au moment même où la jeune fille la longeait. Elle se heurta presque à une grande silhouette longiligne et sourit en reconnaissant son chevalier. Rougissante, elle ramena son éventail à ses lèvres pour dissimuler son trouble:

Monsieur le torero ! Ola, que tal, señor picador ? claironna-t-elle en rassemblant les quelques phrases d’espagnol dont elle se souvenait.

Señorita ! Comment allez-vous ? répondit le jeune homme en s’inclinant devant elle et de lui faire un baisemain. Je m’appelle Juan de Olvidado, j’arrive de Séville. Je vais vivre quelques mois dans la propriété de mon oncle, en Arles. Connaissez-vous cette ville, Mademoiselle…

Sabine, Sabine Sicaud, répondit la jeune fille en se retournant pour présenter son nouveau héros à sa famille.

La soirée avait été délicieuse, tout comme les journées inoubliables qui s’en étaient suivies. L’oncle de Juan était un ami de longue date de Pedro, et les familles des deux jeunes gens ne tardèrent pas à sympathiser. Ce soir-là, tandis que les adultes devisaient politique, Juan et Sabine restèrent un peu à l’écart, enivrés par les embruns qui fouettaient les rochers du vieux port. Fasciné par la culture de cette toute jeune fille de quatorze ans qui, malgré son innocence, avait déjà remporté de prestigieux prix de poésie, Juan lui raconta l’Espagne et les taureaux, sa terre aride, sa passion, tandis que Sabine lui citait Yeats et Alphonse Daudet.

Elle vivait au fin fond de son Lot-et-Garonne comme une Madame de Sévigné du vingtième siècle, échangeant de longues lettres avec Anna de Noailles et d’autres grands noms de la littérature, écrivant des poèmes dont tous louaient la force…

Mon cœur se souviendrait qu’il fut un cœur trop lourd

Et ne serait jamais un cœur neuf, sans patrie,

Sans bagage à porter de vie en vie…

L’oncle de Juan proposa aux Sicaud de venir terminer la saison en Arles, et c’est ainsi que les jeunes gens passèrent l’été 1927 dans le mas de la ganaderia. Sabine apprit à monter à cru tandis que Juan écrivit son premier poème. La Camargue les ensorcela, la Corrida les rapprocha, l’amour les foudroya : les cigales assourdissantes couvrirent les soupirs de leur premier baiser…Au 15 août, enfin, de retour sur la côte basque, Sabine accompagna le jeune homme à la Féria de Dax. Lors du paseo, ce n’est pas un regard de braise qu’il lui jeta, mais un immense bouquet de roses rouges. Dans la poche de son traje de luces, tout contre son cœur, il sentait la brûlure des vers que Sabine venait de lui dédier :

N’oublie pas la chanson du soleil, Vassili.

Elle est dans les chemins craquelés de l’été,

dans la paille des meules,

dans le bois sec de ton armoire,

…si tu sais bien l’entendre.

Elle est aussi dans le cri du criquet.

Vassili, Vassili, parce que tu as froid, ce soir,

Ne nie pas le soleil.

Sabine frissonna en repensant au soleil fou de l’été. Elle referma la croisée et descendit l’escalier en boitillant. Elle commençait à redouter le soir, et puis les nuits, surtout, les longues nuits où le sommeil lui refusait sa grâce. La vilaine blessure qu’elle s’était faite en trébuchant contre ce petit rocher pointu, au dernier jour de l’été, sur la plage des Basques, ne se décidait pas à guérir. Elle espérait pourtant être rétablie pour Noël, puisque Juan annonçait une éventuelle visite. Maître Sicaud irait le chercher à la gare de Montauban, et Sabine se faisait déjà une joie de lui montrer les paysages calmes et assoupis de sa belle campagne de l’Agenais.

Mais Juan ne vint pas, pas plus à Noël qu’au printemps. Retenu dans l’hacienda de ses grands-parents maternels, en Argentine, il écrivait à Sabine de longues lettres pleines de vent, de pampa et de cactus… Il racontait les chevauchées, les nouvelles passes qu’il apprenait, et puis il lui parlait de leur maison, de ces ailleurs qu’ils visiteraient, de tous les chemins qu’il voulait parcourir avec elle. Il lui décrivait même la ganaderia qu’il dirigerait, lorsque serait passé le temps de la corrida et des lumières… Il voulait beaucoup d’enfants, autant d’enfants que de poèmes…

Ne regarde pas si loin, Vassili, tu me fais peur.

N’est-il pas assez grand le cirque des steppes ?

Le ciel s’ajuste au bord.

Ne laisse pas ton âme s’échapper au-delà comme un cheval sauvage.

Tu vois comme je suis perdue dans l’herbe.

J’ai besoin que tu me regardes, Vassili.

Sabine, elle, se retirait peu à peu de ce monde, entrant en elle-même comme on entre au couvent ; il lui semblait, tant sa douleur était vive, devoir renoncer à tous ces lointains. Noël, cette fête qu’elle adorait, elle le passa recluse dans sa chambre, à relire Selma Lagerlöf. Elle voulait les revoir, oui, ces neiges, ces lumignons d’hiver, mais son corps devenu une insulte ne lui permettait plus que ces merveilleux voyages imaginaires…

La Comtesse de Noailles ne réussit pas, elle non plus, à lui faire entendre raison. Elle voulait lui faire consulter des amis médecins à Bordeaux, mais la jeune fille se refusait à quitter la villa. On eût dit qu’elle attendait une visite, une visite si importante qu’elle ne pouvait souffrir le moindre éloignement, dusse-telle en mourir…Car Sabine souffrait d’un mal inexpliqué. Enfiévrée, comme rongée, elle hurlait en silence, griffant ses cahiers d’une écriture vengeresse en appelant la mort. Parfois, la nuit, en ses draps de lin lourds d’avoir porté ses maux, elle se débattait en gémissant et ne voyait plus que le sang, le sang qui éclaboussait ses rêves… Et puis l’aube la baignait de son réconfort solaire, et, lorsque les premiers rayons du printemps filtraient à travers les persiennes, la jeune fille parfois dansait à nouveau au rythme de l’Espagne…

Du sang… Je le sais trop. J’en ai l’horreur,

Le remords comme vous qui chérissez les bêtes.

Mais ce vertige de soleil ! cette couleur

De Goyas qui bougent et chantent – ce que jette

L’éclat des éventails, des fleurs,

Des lèvres et des yeux sur les plazas en fête

A Séville, à Madrid, partout oů l’on entend

Des grelots et des castagnettes…

Ce décor éclatant

Où des mules aux pompons rouges se profilent…

Édouard Manet: Victorine Meurent en costume d’Espada, Metropolitan Museum, New York.

Un matin, ses parents la trouvèrent inanimée. Elle tenait en ses mains une gazette barrée d’un titre racoleur : « Le torero et la meneuse de revue » …On y parlait d’une soirée un peu arrosée lors des férias de Pentecôte, et de Juan, qu’un photographe avait surpris dans les bras pleins de plumes d’une Joséphine Baker de province…La lettre du jeune homme, dans laquelle il se confondait en excuses, expliquant la nuit de mai, les mojitos, l’entraîneuse, ne suffit pas à convaincre Sabine.

Pourtant, elle pardonna. Elle se souvint que l’amour excuse tout, supporte tout, elle regarda son mécréant de père de ses yeux pleins de fièvre et lui récita I Corinthiens 13, toute de blanc vêtue, un dimanche de juin, petite mariée confiante et lumineuse… Et elle écrivit à Juan, lui demandant de vite venir, s’il voulait la serrer dans ses bras avant les férias de l’été…

Amour, mon cher Amour, je te sais près de moi

Avec ton beau visage.

Si tu changes de nom, d’accent, de cœur et d’âge,

Ton visage du moins ne me trompera pas.

Les yeux de ton visage, Amour, ont près de moi

La clarté patiente des étoiles.

De la nuit, de la mer, des îles sans escales,

Je ne crains rien si tu m’as reconnue.

Mon Amour, de bien loin, pour toi, je suis venue

Peut-être. Et nous irons Dieu sait où maintenant ?

Depuis quand cherchais-tu mon ombre évanouie ?

Quand t’avais-je perdu ? Dans quelle vie ?

Et qu’oserait le ciel contre nous maintenant ?

Juan promit. Il irait encore faire l’ouverture des corridas de Bayonne, et puis il passerait à Biarritz et lui rapporterait un cierge de « leur » église, de Sainte-Eugénie, et puis du sable, aussi. Il lui apporterait le monde, il la guérirait, torero thaumaturge. Sabine l’imagina dans son traje de luces, et elle savait que chaque combat contre le taureau ressemblait à ses propres nuits, lorsque le mal qui l’abimait lui plantait ses banderilles dans sa chair tendre. Elle luttait, elle aussi, à armes égales, aux maux elle répondait avec ses mots de poétesse folle, comme le taureau regarde le toréador avant de tenter de le renverser. Sabine voulait encorner ses souffrances.

Laissez-moi crier, crier, crier …

Crier à m’arracher la gorge !

Crier comme une bête qu’on égorge,

Comme le fer martyrisé dans une forge,

Comme l’arbre mordu par les dents de la scie,

Comme un carreau sous le ciseau du vitrier…

Grincer, hurler, râler ! Peu me soucie

Que les gens s’en effarent. J’ai besoin

De crier jusqu’au bout de ce qu’on peut crier.

Qu’il est difficile de partir en été… Ne plus sentir le poids de cet arbre chargé de fruits… Ne plus entendre les martinets tournoyer inlassablement dans leurs crépuscules bleutés… Ne plus respirer ces aubes flamboyantes, lorsque les roses gorgées des parfums de la nuit ploient encore sous le velours des rosées…

Sabine luttait, de toutes ses forces. Elle ne voulait pas partir, elle n’avait jamais dit souhaiter quitter le monde, chaque parcelle de son âme implorant un retour à la vie, aux sens, aux plaisirs… Petite Thérèse profane, elle parcourait son chemin de croix en vomissant ses souffrances, n’aspirant qu’à la guérison…

Plus son souffle se faisait court, plus ses mots étaient intenses. Sabine écrivait de toutes ses forces, petite luciole aux abords du matin, sachant que l’aube proche détruirait son éclat… Son cœur épuisé ne battait plus qu’au rythme de ses poèmes, s’emballant comme un cheval fou, comme la mer envahissant le passage du Gois… Alors que la vie peu à peu désertait La Solitude et le petit corps outragé, l’esprit de la jeune fille, plus vif que jamais, se ressourçait en ses mémoires. En pensées, elle était auprès de Juan, l’imaginant pénétrer dans l’arène, sous les vivats du public, le soleil fou des Landes illuminant son habit de Lumières.

Pardonnez-moi de ne plus voir que la beauté

Du poème barbare, et d’oublier l’épéé

Sous la cape écarlate…

Il faudrait moins d’été,

Moins de soleil peut-être et de roses coupées,

Moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent,

Pour dire – le pensant – : Je ne veux plus vous voir,

Ô corridas de muerte,

Corridas aux couleurs des romantiques soirs

Dont la muleta saigne entre des rochers noirs

Sur les arènes de la mer luisante et verte…


Il faudrait moins d’été, oui, moins de roses coupées, moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent, pour accepter de mourir un matin de juillet… Sabine délirait, à présent, respirant difficilement, son râle d’agonie faisant hurler sa mère, tandis que son père n’avait même pas de Dieu à maudire…

Le 12 juillet 1928, Juan, tout à ses lumières, se battit comme un beau diable, roi de l’arène, ne pensant qu’à sa reine qu’il ne savait presque morte. Au moment même où le taureau renonça, au moment même où Juan allait lui porter l’estocade et où la foule en liesse l’acclamait, Sabine se dressa sur son lit, les yeux grands ouverts, murmurant « Corridas de muerte », avant de s’endormir dans les bras de son père. Le jeune homme, lui, s’effondra, terrassé par une crise cardiaque.

Les jeunes gens furent portés en terre ensemble. Ce que les hommes n’avaient pas pris le temps d’unir devint une même poussière.

On raconte qu’autour de leur tombe, les enfants disent des vers comme on part en voyage, et aussi que les femmes s’y mettent à danser, tandis que leurs âmes chantent au son du flamenco. Les garçons, eux, s’en échappent pour courir vers l’arène.

…sans doute,

Faudrait-il échapper à l’ensorcellement

Du mot magique : « A los toros » …

Édouard Manet: Le Toréador mort, National Gallery of Art, Washington.

***

Corrida de muerte

Du sang… Je le sais trop. J’en ai l’horreur,
Le remords comme vous qui chérissez les bêtes.

Mais ce vertige de soleil ! cette couleur
De Goyas qui bougent et chantent – ce que jette
L’éclat des éventails, des fleurs,
Des lèvres et des yeux sur les plazas en fête

A Séville, à Madrid, partout où l’on entend
Des grelots et des castagnettes…

Ce décor éclatant
Où des mules aux pompons rouges se profilent…

Ah ! tout cela, toute la fièvre d’une ville,
Parce qu’un beau toréador aux sourcils noirs
Va passer comme un roi de légende – pourrais-je,
Ayant vu tout cela, dites, ne plus le voir ?

Ne plus revoir les gradins qu’on assiège,
L’arène fauve où la quadrille décrira
Cette courbe qui s’infléchit vers les tribunes,
Le geste, en rapide salut, d’une main brune
Vers l’œillet qui s’effeuille aux doigts des señoras;

L’or et l’argent brodés; le chatoiement des soies;
Dans l’air, cette dansante joie

Où la clef du toril tombe subitement
Comme un défi poignant le cœur… sans doute,
Faudrait-il échapper à l’ensorcellement
Du mot magique : « A los toros », que chaque route,
Chaque balcon, demain, se renverra,
Bayonne, sous ton ciel aux couleurs espagnoles…

Mais, oublier ? Voyez flotter les banderoles !
Plus haut que les frontons d’Aguilera
Monte cette rumeur, là-bas… Pardonnez-moi,
Taureaux noirs aux beaux yeux sauvages qui s’affolent,
Pauvres doux vieux chevaux ruant d’effroi,
Pardonnez-moi… Devant l’art souple qui se joue
De la mort et la brave – et le cadre où se noue
Le drame préparé dans les ganaderias
Là-bas, au pied vert des montagnes –
Je ne sais plus pourquoi, je ne sais pas
Comment l’amour de ces choses me gagne !

Pardonnez-moi de ne plus voir que la beauté
Du poème barbare, et d’oublier l’épée
Sous la cape écarlate…
Il faudrait moins d’été,
Moins de soleil peut-être et de roses coupées,
Moins d’éventails ouverts et de gens qui se hâtent,
Pour dire – le pensant – : Je ne veux plus vous voir,
Ô corridas de muerte,
Corridas aux couleurs des romantiques soirs
Dont la muleta saigne entre des rochers noirs
Sur les arènes de la mer luisante et verte…


Biarritz (Veille de course).

Sabine Sicaud.

Ce texte est à retrouver dans le recueil Mémoires d’Autan, Prix Camille Pujol aux Jeux Floraux de Toulouse en 2020. https://www.thebookedition.com/fr/memoires-d-autan-p-371712.html

Notes :

Tous les extraits sont des vers de Sabine Sicaud, poétesse prodige morte de Villeneuve-sur-Lot, née le 29 février 1913, morte à quinze ans, sans doute d’ostéomyélite, le 12 juillet 1928. La nouvelle est une fiction inspirée de la vie et des textes de la jeune fille…

Ce texte a été écrit il y a quelques années pour le Prix Hemingway… Merci à la richesse de ce site qui m’a permis de trouver inspiration et photos: https://www.sabine-sicaud.com/

Sabine avait remporté le prestigieux Jasmin d’Argent: https://www.sabine-sicaud.com/infos-et-documents/prix-litteraires/60-prix-litteraires/jasmin-dargent/284-discours-de-marcel-prevost.html

Une « nouveauté » pour découvrir l’un des recueils de Sabine: https://editionsveliplanchistes.fr/sabine-sicaud/

El d’Artagnan! #VicFezensac #Pentecôte #Férias #coronavirus #corrida #Gers #Prixlittéraire #Hemingway

Cette nouvelle, qui avait été écrite lors de ma première participation au Prix Hemingway, avait aussi été publiée dans le Huffington Post en 2012. Je la reposte en hommage à cette Féria de « Pentecôte à Vic » qui n’a pas eu lieu cette année… Et aux communautés gitanes du monde entier!

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/el-dartagnan-feuilleton-ete-_b_1745234.html

https://www.huffingtonpost.fr/sabine-aussenac/el-dartagnan-la-suite_b_1767229.html

Vic-Fezensac, juin 2011.

Des coquelicots. Rouges, bien sûr. Elle en avait rêvé toute la nuit, et elle savait pourquoi. Rouge, la couleur de la muleta. Rouge, la couleur du sang. Rouge, la couleur de la corrida. De cette corrida qui revenait, elle aussi, chaque nuit dans ses rêves.
Maria marchait le long de la route poussiéreuse et souriait. Le bus l’avait déposée non loin de la place principale, et elle allait passer sa soirée à servir des mojitos et des pastis à ces hommes un peu frustes, mais qui respectaient cette jeune fille qui venait tous les week-ends d’Auch pour gagner trois francs six sous et aider sa famille. Maria logeait au camping des bords du Gers, avec deux autres familles roms, originaires, elles aussi, d’Andalousie. Car les parents de Maria et sa grand-mère tentaient de se fixer dans le Gers pour soigner la lourde maladie de Pablo, son petit frère de onze ans. La route leur manquait, mais la santé de Pablo primait sur tout le reste. Les enfants étaient scolarisés, et Pablo, suivi à l’hôpital des enfants malades de Toulouse, surmontait lentement sa leucémie.

Maria vit l’affiche sur la porte du bar, et faillit tomber à la renverse. « Pentecôte à Vic : la Corrida du siècle ! » La photo datait de quelques années, montrant Antonio Ibáñez, alors jeune prodige des arènes, posant fièrement avec les représentants de l’empresa vicoise, avec le maire et l’équipe des organisateurs, dont elle connaissait à présent les visages. Beaucoup étaient des habitués du bistrot de Paulo. C’était lui ! C’était lui, Antonio, qu’elle voyait chaque nuit, lui avec qui elle passait des heures éblouissantes, dont elle rougissait au matin. Cette bouche avait effleuré son sexe longuement, ses mains l’avaient transportée de la poussière d’une arène aux soieries d’un lit, et elle connaissait chaque cicatrice de la peau ambrée du jeune homme, même celle sise à hauteur de la cuisse, celle où Maria posait sa bouche qu’elle faisait ensuite, très doucement, remonter vers…


La porte s’ouvrit, et le vieux Marcel sortit en rigolant de toute sa bouche édentée :
– Hé bé la pitchounette, c’est le cagnard du mois de juin qui te rend toute chose ?
Les rires fusèrent, mais Paulo, le patron, le béret vissé sur la tête, rabroua sa clientèle. Il l’adorait, sa petite serveuse, et elle était aujourd’hui comme sa fille, puisque lui et sa femme l’avaient prise sous leur aile, depuis leur rencontre dans un couloir d’hôpital, avant la guérison de leur Julie.
Maria fila derrière le bar, ses rêves de la nuit refoulés en catastrophe, et commença à servir les habitués et les touristes, de plus en plus nombreux en cette veille de week-end de Pentecôte. On arrivait de loin pour parcourir la petite cité gasconne, réputée pour cette féria printanière, et, même si certains la décriaient come une monstrueuse beuverie, elle n’en conservait pas moins un caractère festif et particulier. On attendait plus de 120 000 personnes pour ce beau week-end de juin, des passionnés de tauromachie, mais aussi des badauds, des parisiens « descendus » pour la fête, des salseros, qui s’entraînaient pour le festival Tempo Latino de l’été… Tout l’esprit de la Gascogne se retrouvait dans les ruelles joyeuses de Vic, dans les bars où le foie gras et le Tariquet côtoyaient les banderilles et le flamenco. Les effluves ibériques envahissaient les collines du Gers. Oui, l’Espagne poussait bien un peu sa corne aux portes de Toulouse, comme le chantait le grand Claude…

Les Copains d’abord joués à Vic…

La caravane était petite, mais propre et confortable. Maria, assise au coin de la table, tentait de réviser sa philo. Elle était en terminale, et espérait qu’un miracle se produirait avant la fin de l’année. Elle le savait: dans la communauté rom, personne ne faisait d’études. Son destin était tout tracé ; elle se marierait dans un an ou deux, aurait quatre ou cinq enfants, et irait parcourir les routes d’Europe, sa vie durant. Et ce n’est sûrement pas celui qui lui rendait visite en rêves qu’elle épouserait, non, car il restait un gadjo, même s’il était le plus grand des matadors du vingt-et-unième siècle. Elle serait mariée à quelqu’un de son clan. Qu’elle le veuille ou non.
Mais la jeune fille avait découvert autre chose, grâce à l’école, grâce à des rencontres avec des enseignants qui ne l’avaient jamais méprisée ou humiliée. Voilà presque cinq ans que sa famille était semi sédentarisée, et l’adolescente avait forcé l’admiration de tous ses professeurs, rattrapant son retard, s’intégrant à merveille, et faisant preuve d’une intelligence rare. Elle savait ce qu’elle voulait faire : étudier l’histoire de son peuple, puis s’engager dans la défense des siens. Elle voulait se faire passerelle entre sa communauté et cette France qu’elle aimait tant.
Et surtout, elle voulait que le petit Pablo guérisse, et qu’il puisse accéder à son rêve : Pablo voulait devenir torero, comme leur grand-père. Depuis leur enfance, abuela leur racontait les histoires de cet époux adoré, de ce matador des années trente dont la légende auréolait toujours les siens : le grand Juan Sanchez, celui que l’Espagne d’avant Franco adulait comme le Dieu des arènes, et que la communauté rom continuait de vénérer. Celui qui se faisait appeler El Gitano, oui, était encore solidement ancré dans la mémoire collective, et abuela passait des heures à raconter à ses petits-enfants comment son époux était passé de l’état de peone à celui de picador, puis comment sa dextérité et sa force avaient fait de cet anonyme un grand matador. El Gitano était tombé aux côtés des forces républicaines, dans un dernier combat, loin de l’arène, au cœur de la vie.
– Maria, montre-moi le traje de luces, s’il-te-plaît, supplia le petit Pablo, livide, allongé dans le lit au fond de la caravane.
La jeune fille soupira, le cœur serré devant les souffrances de son frère. Elle savait que sa grand-mère ne rentrerait pas tout de suite, et elle osa donc ouvrir la grande malle, et en sortir délicatement le costume de torero d’El Gitano, son « habit de lumières ». Pablo effleura les paillettes et les couleurs, fermant les yeux, et il sembla à cet instant à Maria que la vie revenait doucement rosir les joues pâles du petit, comme si la force du grand torero avait soudain redonné du courage à l’enfant.


On toqua à la porte. Maria prit le temps de ranger le costume avant d’aller ouvrir. Personne n’avait le droit de voir le seul trésor que possédait la famille Sanchez. Deux gendarmes et un huissier se tenaient sur le seuil et la saluèrent d’un air maussade. Ils lui apprirent d’un ton sec et définitif que sa famille disposait d’une semaine pour partir, sinon, ce serait la reconduite à la frontière. Et ce n’était pas la peine de discuter. Le recours présenté par l’association avait échoué, le préfet avait signé l’ordre d’expulsion. Le camping était un terrain municipal, réservé aux touristes, qui allaient commencer à affluer avant la manifestation de Vic, et puis cette situation précaire avait assez duré. Maria expliqua, cria, tempêta, parla de son bac, du traitement de Pablo, de son travail à Vic, de ses parents en passe de trouver un emploi ; rien n’y fit. Et puis ce n’était pas le moment de discuter, dit l’huissier, elle n’avait qu’à écouter les infos. La France virait au bleu marine, alors elle pouvait bien voir rouge, elle n’aurait certainement pas raison devant la loi.

Non loin de là, un jeune homme plantait sa tente. La belle nuit de juin serait longue, et il prenait tout son temps pour s’installer. Maria l’avait observé de loin, sans lui prêter vraiment attention, toute à sa dispute avec les représentants de l’ordre, et ne l’avait pas reconnu. Cependant, lorsqu’il se redressa et lui adressa un sourire radieux, la voyant assise sur la vieille chaise de toile, perdue dans ses pensées, le cœur de la jeune fille se mit à battre la chamade. C’était lui, à n’en pas douter. Sa fossette et son épi rebelle, ses grands yeux noirs, et ce sourire, un sourire à réveiller les morts, même lorsqu’il se contentait de l’esquisser : Antonio Ibáñez venait de planter sa tente dans la parcelle voisine.
Le jeune homme s’avança vers elle, et la regarda intensément. Il avait vu cette frêle jeune fille, vêtue pauvrement, mais aussi lumineuse que le soleil gersois, se dresser fièrement face aux gendarmes, les affronter, sans crainte. Il avait vu briller son regard de colère. Elle avait eu la dignité d’un taureau avant la mise à mort. Antonio venait de tomber éperdument amoureux de cette inconnue. Il s’arrêta devant la caravane et dit, dans un français presque parfait :
– Nous ne nous laisserons pas faire. Je vais vous aider. Je m’appelle Antonio Ibáñez de la Plata. Mon nom ne vous dit peut-être rien, mais je connais pas mal de gens, j’ai des relations dans les médias. Je vais appeler mon agent.
– Je sais qui vous êtes, répondit Maria, tentant de calmer les battements de son cœur. J’ai vu une affiche dans le bar où je travaille, à Vic. Mais… que faites-vous ici, dans ce petit camping, et à une demi-heure de Vic ? Pourquoi n’êtes-vous pas dans un hôtel ?
– J’ai besoin de calme, j’ai besoin d’être seul, et proche de la nature. Dès que je le peux, je campe, cela me rappelle mon enfance, dans les plaines mexicaines, quand mon père nous amenait, avec mes deux frères, camper dans les gorges du Sumidero. Je m’isole toujours un jour ou deux, avant la première corrida, pour réfléchir, me concentrer, prier… Venez, vous allez me raconter votre histoire, j’ai une heure avant de repartir à Vic pour la soirée.


Et les jeunes gens, profitant du retour d’abuela, qui surveillerait Pablo, partirent marcher le long des berges. Ils longèrent la rivière au soleil couchant, observèrent la Tour d’Armagnac qui se dressait fièrement aux côtés de la cathédrale Sainte-Marie, et parlèrent, dans un joyeux mélange d’espagnol et de français. Antonio raconta son enfance dans la ganaderia familiale, ses premières corridas, les cris et le silence, la puissance et la passion. Maria raconta les chemins de poussière, le soleil andalou, les feux de camp, et puis l’ancrage forcé dans la sédentarité gersoise. Ils s’arrêtèrent sur le pont de la Treille, et, au moment même où elle leva la main pour lui montrer les Pyrénées qui se profilaient à l’horizon, Antonio la saisit et la porta à ses lèvres.
– Querida, tu es si forte. Je veux que tu viennes me voir après-demain. Tu me porteras chance.

Vic était en fête. Les bandas jouaient depuis le matin, les ruelles bondées de rires et de cris, les mojitos coulaient à flots. Des nuées d’enfants se poursuivaient en criant « toro, toro », tandis que quelques vieilles mamies dodelinaient de la tête en souriant sur leur bancs, devant les maisons en pierre jaune du Gers. Maria se sentait à la fois épuisée et heureuse. Elle devait retrouver Antonio à la fermeture du bar, il lui avait proposé de la ramener à Auch, et elle termina donc son service dans une sorte d’état second. La lune était pleine. Les ruelles commencèrent à se vider. Au loin, un chien aboyait, et de délicieux parfums printaniers faisaient chavirer la nuit.


Elle attendit presqu’une heure, et puis elle pensa qu’il l’avait oubliée. Il fallait absolument qu’elle rentre, sa mère devait commencer à s’inquiéter. Normalement, Anne, l’une des serveuses du restaurant de la place, la raccompagnait en voiture, et elle était toujours de retour au camping avant une heure du matin. Elle partit donc, seule, sur la petite route de campagne. Tant pis, elle ferait du stop. Quelques voitures passèrent sans s’arrêter, pleines de jeunes gens déjà bien éméchés, trop, sans doute, pour la remarquer. Elle avait déjà parcouru plusieurs kilomètres au milieu des collines et des champs de tournesols lorsque la BM noire freina brutalement.
Ils étaient trois. Elle avait eu le temps de voir que ce n’était pas des gars de la région, avant de respirer leurs haleines plus qu’avinées. Celui qui semblait être le chef, casquette vissée sur un crâne rasé, ordonna aux deux autres de la plaquer contre le capot. Il ricanait. La lune éclairait la scène, et Maria, qui n’avait jamais peur, se mit à hurler lorsque le cran d’arrêt déchira son tee shirt. Sa poitrine nue jaillit comme une biche sous des phares, et les chasseurs avides poussèrent des exclamations de joie.
– On va te planter nos banderilles, pétasse !
– Toro, toro ! Allez, tu veux courir ? On va t’attraper, salope! C’est pour ça qu’on est venus de Paris ! Juste pour picoler et baiser des meufs de ploucs !
Le gros skin s’approcha et commença à lui lécher les seins en reniflant comme une bête fauve. Maria était terrorisée. Mais soudain, elle se dégagea en criant « hijo de puta ! », donna un énorme coup de genou dans les corones du gros porc et partit en courant sur la route déserte, sous les yeux médusés de ses agresseurs. La voiture d’Antonio arriva précisément à cet instant, et le jeune homme comprit instantanément la gravité de la situation. Il sauta à terre, prit Maria par la main et lui cria de monter. D’un coup d’œil, il s’assura qu’elle n’était pas blessée, que ces salauds ne l’avaient pas touchée.
Mais le skin s’était très vite remis du choc infligé par la belle en furie. Antonio n’eut pas le temps de remonter en voiture. Les trois voyous commencèrent à le tabasser, malgré les suppliques de la jeune fille. Elle eut le réflexe d’appeler des secours depuis le portable d’Antonio, qu’elle trouva sur le siège, et assista, impuissante, à la bagarre inégale. L’agilité et la force du torero ne pourrait avoir raison du nombre et des armes. Antonio faisait face aux trois fauves, le visage déjà couvert d’hématomes, mais debout, malgré les lames qui brillaient dans la nuit. Et il ne cessait de penser qu’il se trouvait à présent tel un taureau dans une arène, face aux banderilles qu’on voulait lui planter dans le corps, et qu’il lutterait, vaillamment, jusqu’à son dernier souffle. Le matador était devenu le taureau. Mais cette arène là était sordide.
La police arriva à ce moment là. Le skin bouscula Antonio démarra en trombe la dans la voiture du jeune homme : les clefs étaient restées sur le contact. Ses deux comparses avaient filé dans la BM, en apercevant les gyrophares dans le tournant, sans demander leur reste. Maria pleurait, cachant son torse avec ses bras. Soudain, Antonio se jeta à genoux et se mit à implorer la vierge. Le policier courut vers lui, pensant qu’il avait peut-être été grièvement blessé. Mais le jeune homme tourna vers Maria un visage défait en murmurant dans un souffle :
– Le costume. J’ai perdu mon costume…Mon habit de lumières…

Ils étaient assis dans la caravane, et la mère de Maria leur servait un verre de Moscatel, pendant que son père discutait avec les policiers. Maria tremblait encore, et Antonio avait le regard vide. Il avait fallu expliquer, encore et encore, passer au commissariat d’Auch pour déposer une double plainte, Maria avait même été conduite à l’hôpital pour un examen. Un interne avait badigeonné le visage tuméfié du jeune homme. Antonio n’avait plus décroché un mot. Et Maria pleurait. Elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer.
– C’est ma faute. Tout est de ma faute. Si je n’étais pas rentrée seule, ils ne m’auraient pas attaquée, et tu n’aurais pas été blessé…et ton costume…
– Arrête, Mariacita, lui souffla sa mère. Les victimes ne sont jamais les coupables, jamais. Tu l’as appris en philo, rappelle-toi.
– Mais comment il va faire, demain ? Comment ? Sans le costume !
La jeune fille avait crié, réveillant même Pablo, qui sortit de son lit en maugréant. En apercevant le matador, il écarquilla ses mirettes et se précipita vers lui. Ce sourire enfantin sembla soudain réveiller Antonio, qui sortit enfin de son mutisme. Il se tourna vers Maria et lui prit doucement les mains.
– Maria, j’aurais donné ma vie pour toi. Je suis si heureux d’être arrivé à temps, je ne me le serais jamais pardonné, s’il t’était arrivé quelque chose. En plus, tu sais bien que tout est de ma faute ; je ne pouvais pas deviner que les aficionados avaient tant de choses à me dire : Vic est une ville merveilleuse, nous avons mangé dehors, on a préparé la novillada… La soirée s’est prolongée, et… tu n’y es pour rien, Maria, pour rien.
– Mais, ton costume, alors ? balbutia Maria.
– Je vais repartir. Un torero ne peut pas combattre sans son costume. C’est impossible. Et puis il m’a été donné par ma mère, c’était celui de son oncle, le grand Balderas. Perdre cet habit, c’est perdre l’âme de ma famille, l’âme du Mexique. Je ne combattrai pas. Je suis nu, tu comprends. Sans mon costume, je suis une ombre.
– Non, pequeño, tu ne partiras pas.
Abuela se tenait devant eux, toute courbée, dans sa robe de chambre effilochée. Elle serrait contre son cœur le traje de luces de son mari, et elle le tendit au jeune homme, souriant de toute sa bouche édentée.
– Tiens, mon fils, c’est pour toi. Et tu seras le premier gadjo à toucher ce costume, et aussi le premier gadjo à épouser une fille de notre famille. Mais El Gitano aurait été fier de te connaître.
Un silence religieux se fit dans la caravane. Maria fut la première à le rompre, osant prendre la main d’Antonio, et en défiant son père du regard.
– Papa, ne t’énerve pas. Il ne m’a même pas embrassée. Abuela exagère, comme toujours. Par contre, Antonio a déjà parlé de nous au maire de Vic et à la presse ; ils vont voir ce qu’ils peuvent faire pour nous aider.
Antonio s’était levé. Il s’approcha de la vieille dame et l’enlaça longuement. Il lui chuchota quelque chose à l’oreille en espagnol, avant de se relever, le costume dans les mains, comme une offrande. Le petit Pablo se mit alors à applaudir de toutes ses forces. La caravane venait d’être transformée en arène, et Antonio venait d’y gagner une première fois, contre le sort.

Le soleil, de plomb. Le ciel, d’azur. Et le taureau, de jais. Sur les gradins bondés, le public s’était déchaîné. A midi, le paseo avait commencé pour la foule des Vicois et des aficionados venus de tous les horizons, et Antonio avait défilé, vêtu du costume sacré d’El Gitano. Il avait réussi à faire assoir Maria et sa famille dans la tribune d’honneur ; en passant, il jeta un regard de feu à la jeune fille, tel un chevalier saluant sa dame avant le tournoi. Le spectacle fut grandiose, et le jeune homme séduisit tout le public avec une superbe Manoletina, avant de porter l’estocade, sous le soleil gascon qui aurait pu être celui de Mexico, de Madrid ou de Nîmes. Car la corrida rassemble les peuples en rapprochant les hommes de leur destin. Antonio avait combattu un adversaire aussi noble que la vie elle-même.
Il créa la surprise en restant debout, au milieu de l’arène, après avoir couru vers les gradins pour s’emparer du micro du journaliste de La Dépêche. Face à un public médusé devant cette entorse au rituel, alors que le sable était encore brûlant du combat mené, il se mit à parler de la famille Sanchez, de l’abuela qui venait de lui sauver la mise en le revêtant du costume du célèbre El Gitano. En entendant ce nom, la foule se mit à murmurer comme un champ de tournesols sous l’Autan. Puis il évoqua le courage de Maria, ses projets, et surtout la maladie du petit Pablo, qu’il désigna du doigt. L’enfant, fièrement, se mit debout en souriant. Et puis l’expulsion. La reconduite à la frontière. L’errance, alors que les Sanchez souhaitaient justement ancrer leur histoire en terre gersoise, en terre taurine. Soudain, le maire se leva, descendit vers l’arène, et saisit à son tour du micro :
– Au nom de l’hospitalité gersoise et au nom de la solidarité taurine, je m’engage solennellement à accueillir cette famille à Vic.

La Dépêche, Sud-Ouest, mais aussi Libération et Le Figaro furent unanimes : l’esprit de la Corrida avait conquis même ses détracteurs. Antonio fit la une de nombreux quotidiens, tandis que la presse s’emparait de l’incroyable histoire du costume volé et de l’intervention d’un torero en faveur d’une famille rom. En quelques jours, c’est un pont d’or que la municipalité de Vic fit aux parents de Maria, leur attribuant une petite maison en cœur de ville et une carte de transports gratuite, pour qu’ils puissent se rendre aussi souvent que nécessaire à Toulouse pour y soigner Pablo. Le père de Maria fut embauché par l’association vicoise de tauromachie, tandis que le conseil général offrait une bourse à la jeune fille, afin qu’elle puisse en toute quiétude commencer ses études.
Antonio Ibáñez, que la presse avait surnommé « El d’Artagnan », avait remporté, en mousquetaire des temps modernes, cette double victoire : il avait combattu brillamment le taureau, mais aussi porté l’estocade à la frilosité administrative et politique.

Vic-Fezensac, juin 2021.

Maria reposa le combiné en souriant. Elle venait de recevoir un appel du responsable du Prix Hemingway. On réclamait son torero de mari pour qu’il accepte d’être le parrain de la manifestation de l’année suivante. El Gitano avait croisé l’écrivain dans les rues de l’Espagne en lutte… Bouleversée, mais ravie, elle sortit dans le jardin de la belle « gasconne » et s’installa à l’ombre de la terrasse, admirant les volets qu’elle venait de repeindre en bleu de Lectoure. Elle était heureuse de pouvoir à présent profiter de son congé de maternité, après ces années virevoltantes, passées à étudier le droit à Paris et à Barcelone, puis à exercer comme avocate dans un grand cabinet parisien. Elle avait bien mérité cette pause. Son I Phone la tira de sa rêverie : un MMS de son petit frère, à présent bel et bien guéri, et installé au Mexique chez les parents d’Antonio, où il se formait à la corrida.


Antonio n’allait pas tarder. Même si sa ganaderia gersoise l’occupait beaucoup, il faisait toujours en sorte de rentrer tôt. Et puis le festival allait commencer, la soirée serait belle. Mojitos, rires, courses dans les ruelles, et, pour elle, juste un petit verre de jus de raisin, dans le bistrot de Paulo. Madame l’avocate n’avait rien changé à ses habitudes, et Antonio Ibáñez de la Plata non plus. Le Gers les avait réunis, et ils en appréciaient avant tout la douce simplicité. Les paillettes, ils ne les aimaient que sur le costume de torero d’El Gitano, qui était accroché dans leur chambre, près du baldaquin. A cette seule évocation, le rouge monta aussitôt aux joues de la jeune femme. Les nuits du jeune couple étaient autant de ferias. Ils s’adoraient, comme au premier jour.
– Maman, regarde, je t’ai ramassé des coquelicots.
Maria observa la fillette qui venait vers elle, un énorme bouquet de coquelicots pressé dans la main, et un sourire à renverser le monde. Oui, Marie-Sara était bien la fille de son père !

https://actu.fr/nouvelle-aquitaine/bayonne_64102/sud-ouest-plus-belles-ferias-2019-ne-pas-manquer_23897689.html

…Et à l’année prochaine à Vic Fezensac?!

https://www.tf1.fr/tf1/jt-13h/videos/feria-de-pentecote-a-vic-fezensac-un-rendez-vous-manque-a-cause-du-covid-19-52869672.html

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