La route du thé passe par la Ville Rose…
Elle déambulait, ce jour-là, sous la douce pluie d’automne, sourire aux lèvres. Poussant sa petite carriole, elle avait surgi au coin de notre beau Capitole, un chapeau vietnamien sur la tête, une vareuse en bleu de Chine et à col Mao la protégeant à peine, offrant aux passants affairés toute la douceur de l’Orient :
Ève Rastel vendait du thé. Et il me sembla incroyable de plonger soudain en baie d’Along. Je l’abordai, curieuse, pourtant habituée à cette place bigarrée, qui accueille tous les continents les mercredis de marché, pour connaitre les raisons de sa démarche, tant il me semblait étrange de proposer de la vente ambulante de thé à ces Toulousains gorgés de Madiran et autres Pastis…
D’une voix posée, aussi agréable que les pétales des fleurs de cerisier qui volent au vent le jour du Sakura Zenzen, elle me raconta, se raconta…
Ève, en fait, commence ce qu’elle nomme une « expérimentation étonnante », en tentant de suivre les traces d’un moine zen de l’époque Edo, dont on peut retrouver l’histoire dans le livre érudit de François Lachaud , « Le viel homme qui vendait du thé » :
http://www.franceculture.fr/oeuvre-le-vieil-homme-qui-vendait-du-the-excentricite-et-retrait-du-monde-dans-le-japon-du-xviiie-si
La jeune femme, elle aussi, veut rompre avec un passé et un quotidien pour partir à sa propre rencontre tout en rencontrant l’Autre, à qui elle va offrir ce thé, passerelle entre les âges, les cultures, les traditions…Elle m’écrira quelques jours après notre rencontre un très beau courriel :
« Sous le costume de cette femme que vous avez croisée ce soir-là sous la pluie, se cache une autre femme qui vit son idéal du thé par hommage à ce moine, qui ne sait où tout cela la mènera mais qui va au bout de son rêve. J’envisage en 2015 un voyage au Japon jusqu’en Chine, sur les routes des moines zen.
Le rythme lent de mes pas, me permet d’observer la foule autour de moi, de méditer sur la vie, les êtres, d’échanger des sourires, de partager…, quel cadeau dans cette société happée par ce tourbillon diabolique ou l’humain se perd, surtout à l’approche de cette fin d’année… »
Elle me dira encore les stages qu’elle organise autour du thé, les cérémonies d’initiation, puisqu’elle est aussi « animatrice culturelle » : le joli site www.culture-the.com reprend l’essentiel de ces offres et voyages :
« Animation culturelle sur le thé
Culture thé a pour dessein de rassembler des hommes et des femmes grâce au thé, dans la tradition issue de la Chine et souvent méconnue, par le biais de séances à thèmes sur la culture chinoise, la dégustation de thé d’origine contrôlée, la cérémonie du thé en des lieux sélectionnés ou à votre domicile. Découvrez les thèmes sur le thé et les prochaines animations. »
Plurielle et dynamique, Ève propose ainsi dégustations, stages et déambulations autour des thèmes du thé, comme ce passionnant Gong fu cha, issu des traditions chinoises, puis japonaises, un art du thé qui peut, j’en suis intimement persuadée, procurer une pause bienveillante à nos esprits occidentaux survoltés…
http://culture-the.com/ceremonie-du-the
Mais la jeune orientaliste a bien plus d’une corde à son arc : sculptrice, elle a déjà réalisé diverses pièces majeures, comme ce buste d’Alexandra David-Neel, qu’elle admire tant, offert à Madeleine Peyronnet à Digne-les-Bains, ou comme le buste du lama Dilgo Khyentsé Rimpoché qu’elle remettra l’été prochain à un monastère, lors d’un voyage au Bhoutan que lui offre un grand fils complice.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Maison_d’Alexandra_David-N%C3%A9el

Ève propose donc aussi des créations en terre cuite autour de thèmes orientaux. Et si j’affirme qu’elle a plus d’un tour dans son sac, c’est aussi que son baluchon de moussaillon des arts déborde de ses voyages : notre petite vendeuse de thé a vécu dans les quatre éléments, dans les airs, en tant qu’hôtesse et pilote de voltige aérienne, sous l’eau comme monitrice de plongée, et sur l’eau, marin sur le « Fleur de Lampaul » de Nicolas Hulot et au Canada avec les biologistes de Mingan à observer les baleines, avant de toucher terre en nos contrées gasconnes et de nous emmener jusque vers ces cieux de la lointaine Asie…
Alors amis toulousains et touristes, si vous passez par le Capitole et que vous apercevez au loin la Dame des cerisiers en fleurs, n’hésitez pas, et plongez-vous dans un bol de découvertes parfumées et dépaysantes.
Sabine Aussenac.
Une petite nouvelle en prime en ce premier dimanche de l’Avent…

Le cerisier de Sakura
Sakura marqua un temps d’arrêt, et lâcha la main de sa camarade de jeux. L’air était délicieusement pur en cette journée de mars. Elle se tenait tout près de la sortie de l’école et contemplait les cercles que le concierge venait de tracer au râteau sur le sable humide. Le cerisier du jardinet de l’école tendait ses branches vers le ciel, en promesse de bourgeons. Les rires et les clameurs enfantines semblaient faire écho au bleu de ce printemps précoce. La fillette regarda autour d’elle, et eut simplement le temps de lire la surprise dans le regard des adultes qui l’entouraient : Yoko, la jeune institutrice de la classe des petits, était déjà en train de marcher vers les enfants, en leur demandant doucement de rentrer s’abriter à nouveau. Pourtant, presque une heure s’était écoulée depuis les premières secousses, et tous pensaient que le danger majeur était écarté. On avait enfilé les anoraks par-dessus les kimonos de fête, et même répété la danse des cerisiers en fleurs sous le préau, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, malgré l’absence de musique…Les enfants jouaient à présent, regroupés dehors, sous la houlette bienveillante des adultes rassurants. La directrice, Mei, avait maintenant saisi son téléphone et regardait nerveusement l’écran, tandis que le concierge leur faisait de grands gestes, montrant la mer, là- bas, de l’autre côté de la route.
Soudain, une autre vibration, bien plus forte, se fit sentir, et tous se figèrent. Le visage de l’institutrice se durcit, mais elle demeura calme et maîtresse d’elle-même, réussissant même à sourire en frappant dans ses mains.
– Les enfants, venez, rentrons vite prendre nos petits sacs et nous mettre sous les tables ! Nous allons chanter la chanson de Totoro !
Mais la vibration reprit de plus belle, se muant en un grondement, en un mugissement. Yoko regarda ses deux collègues, qui, les yeux écarquillés, fixaient un point vers l’horizon. Elle aussi se mit à trembler, puis à crier. Elle se précipita vers les enfants en leur hurlant de la suivre, et ouvrit en grand le portail de la petite école maternelle. Elle avait compris. Ce n’était pas simplement un tremblement de terre.
C’était un tsunami. Et la vague arrivait, là, elle était toute proche, on entendait les flots qui mugissaient dans les rues de Sendai, et les cris, et les klaxons, et soudain l’eau s’engouffra dans la cour, en un seul bloc, écrasant le muret qui entourait l’école, et la fresque dessinée pour la fête de fin d’année toute proche explosa en un millier de bulles.
Le toit de la classe de Yoko fut arraché, des dizaines de petits corps se mirent à surnager, à couler, à se disloquer, et les petites bouches n’eurent même pas le temps de crier « maman » ; un enchevêtrement atroce de menottes mutilées, de pierres, de jouets, de mangas et d’eau boueuse se mit à danser devant Sakura, qui, immédiatement, s’était accrochée au pilier central du portail et avait commencé à grimper les marches vers la terrasse de sable, juste avant l’arrivée du torrent de flots dévastateurs.
Puis, soudain, très vite, le silence se fit.
C’était épouvantable. Comme si la vie s’était arrêtée, alors même que, çà et là, quelques enfants luttaient encore pour tenter de refaire surface et de s’extirper des débris de bois ou de ciment qui les retenaient coincés sous l’eau. Yoko, se tenant d’une seule main au pilier, elle aussi, revit ces images du film qu’elle avait tant aimé, Titanic, lorsque l’eau envahit les ponts et les cabines, brise les portes, emporte tout, et cette idée lui donna une force infinie. Elle était Rose, et elle allait survivre. Il le fallait. Son « Jack » l’attendait, et elle ne voulait pas mourir. Abasourdie, elle voyait les décorations florales dériver dans les tourbillons, et les cahiers, et puis des chaussures, des kimonos, tous ces préparatifs de fête, si incongrus dans ce monde à l’envers, et aussi des corps démantibulés, ces petits corps en uniforme, sa collègue et amie Mei, décapitée, et ces regards, immenses, pleins d’horreur et de peur, qui ne reverraient jamais le soleil. La tête presqu’entièrement sous l’eau, elle sentit soudain deux autres mains qui tenaient le pilier, et réussit à se saisir de l’enfant.
En donnant un immense coup de pied vers la surface, et en retenant fermement le petit corps si léger de Sakura, Yoko remonta vers la lumière, ne lâchant pas la fillette, ni le pilier, miraculeusement encore ancré au sol, et c’est ainsi qu’elles demeurèrent, hagardes, crachant et s’étouffant à moitié, comme deux statues surplombant un enfer, comme ces anges de pierre qui restent parfois, seuls vestiges intacts, au vantail d’une cathédrale bombardée…
Pierre riait de bon cœur d’une plaisanterie d’un de ses collègues au moment où le tremblement de terre frappa la Centrale. Éberlué, il senti le sol tanguer sous ses pieds et comprit immédiatement ; au bout de trois ans passés au Japon, il se considérait presque comme un vieux de la vieille, et avait senti des centaines de fois le sol de son appartement de Tokyo onduler comme un serpent…Il venait d’arriver à Fukushima, pour une mission ponctuelle d’inspection et de collaboration entre son groupe français et les autorités nucléaires nippones.
Soudain, tout s’accéléra. Une autre vibration, un texto d’alerte immédiate du consulat, l’ordre aboyé par le contremaître hurlant aux étrangers de prendre leur véhicule et de foncer vers les terres : il prit ses jambes à son cou tout en essayant de joindre Yoko. Sa Yoko, sa fleur de cerisier adorée, la princesse de ses nuits, celle dont le prénom signifiait « enfant du soleil » et pour laquelle il avait quitté Bordeaux et le domaine viticole de sa famille. Se précipitant avec ses collègues américains vers la route qui remontait vers la montagne, il comprit, en se retournant, qu’il était sans doute en train de fuir devant les cavaliers de l’apocalypse. Il en avait souvent discuté avec les cadres de l’entreprise de maintenance Tepco : que se passerait-il en cas de tsunami, si non seulement un tremblement de terre majeur frappait la côte, mais si un raz de marée venait ensuite compliquer la donne ?
Près d’une heure plus tard, Pierre était à l’abri ; il avait roulé sans s’arrêter sur la vieille route sinueuse de Bansei Tairo, en direction du mont Kuriko, puis s’était garé au milieu de la forêt et contemplait les érables et les mélèzes blottis les uns contre les autres…Cette nature grandiose, au sein de laquelle il se sentait abrité comme dans un antre tutélaire, contrastait tellement avec l’agitation de sa vie dans la capitale nippone et avec les tressaillements des entrailles de la terre…Encore une fois, il tenta de connecter son portable, et fut abasourdi en découvrant qu’un tsunami venait effectivement de frapper la côte : Sendai était anéantie, et un des cœurs du réacteur de la Centrale avait subi des dommages majeurs. Seul, adossé contre le tronc blanc d’un bouleau, il hurla son désespoir face à la montagne silencieuse ; sa vie aussi venait d’exploser.
Sur la côte, à Sendai, la fin du monde avait déjà eu lieu. Yoko avait désespérément tenté de sauver d’autres élèves, mais les quelques corps d’enfants qu’elle avait réussi à arracher aux décombres étaient dépourvus du moindre souffle de vie. Épuisée, tentant de fuir en direction des hauteurs et de s’éloigner du désastre, marchant, titubant, nageant parfois entre les décombres, elle n’avait pas lâché la main de Sakura. La fillette, indemne, semblait être en état de sidération. Elle jetait autour d’elle des regards vides, se contentant de respirer faiblement et de suivre la jeune femme. Et puis soudain, en voyant une dame âgée assise à même le toit de ce qui restait d’une maison, hagarde, Sakura sembla se réveiller d’un rêve, et se tourna vers Yoko en criant :
– Obaasan ! Je dois retrouver Obaasan !
Yoko, qui, de son côté, se demandait où elles pourraient s’abriter, se souvint alors que la fillette, qui n’avait jamais été son élève, avait perdu ses parents dans un grave accident de train, et qu’elle était élevée par Misaki, sa grand-mère, une personnalité très importante de Sendai. La vieille dame était une ancienne geisha, très cultivée, férue de textes anciens et d’estampes, qui avait aussi survécu à l’explosion nucléaire d’Hiroshima, et qui, inlassablement, témoignait, dans les écoles, sur les plateaux télévisés, et au travers de son art…Mais Yoko, qui avait déjà participé à des sorties éducatives avec Misaki, savait aussi que la maison de Yoko et de la vieille dame se trouvait non loin de la jetée…Et là, elles étaient en train de se diriger vers la montagne, à l’exact opposé de la digue meurtrière…Elle s’agenouilla et sourit à l’enfant :
– Je te promets que nous la retrouverons. Mais d’abord, nous devons chercher un abri pour la nuit…
– Tu sais, Yoko, Obaasan m’avait toujours dit que si une catastrophe arrivait, nous nous retrouverions au Mont Kuriko, à l’observatoire, là où l’on célèbre le Hanami à la fin du Sakura Zensen, dans le jardin japonais…
La jeune institutrice sourit presque, malgré les larmes qui lui montaient aux yeux, en entendant l’enfant évoquer ces merveilleuses journées où un pays tout entier suivait la progression des fleurs de cerisier, comme d’autres suivent des finales de foot…Et elle comprit aussi toute la symbolique du prénom de cette fillette, qui soudain lui sembla comme un heureux présage…. « Sakura », le cerisier, cet arbre emblématique de l’empire du soleil levant, de cette nation qui toujours se relève, forte comme le soleil, belle et fragile comme la vie, comme les fleurs éphémères des cerisiers…Elle serra l’enfant dans ses bras détrempés, et lui murmura à nouveau qu’elle retrouverait sa grand-mère.
Pierre conduisait comme un fou, roulant seul sur la route cabossée, croisant les files ininterrompues de voitures fuyant la côte. Il roulait droit vers l’enfer. Et vers Yoko. Il était certain qu’elle était encore en vie. Il était tout simplement hors de question qu’elle soit morte, ou même blessée. Elle allait bien, il le sentait, il le savait, et ils allaient se marier, avoir beaucoup d’enfants, et ils allaient enfin réaliser leur rêve commun, au lieu de travailler comme des fous en se croisant simplement le dimanche : ils allaient acheter un domaine viticole au pied du mont Fuji et ils produiraient ce délicieux vin japonais, et ses parents seraient fiers de voir leur fils comme un ambassadeur des traditions françaises, et sa Yoko cuisinerait des sushis et du cassoulet en devenant une merveilleuse maman…Vivre, ils allaient vivre !
Cependant, son optimisme fut mis à rude épreuve au fur et à mesure qu’il redescendait vers Sendai. Et lorsqu’il arriva au premier barrage, où le sens de l’organisation nipponne avait déjà repris le dessus sur la fatalité, et où les réfugiés étaient orientés vers les quelques abris de fortune, il ne put s’empêcher de frémir en apprenant les premiers chiffres de la bouche du policier…Il se disait que sur la centaine d’enfants de l’école d’Ishinomaki, plus des deux tiers étaient déjà portés disparus…Enfin, en prenant la mesure du spectacle de désolation qui régnait au loin, et de cette eau saumâtre qui recouvrait tout, et surtout lorsqu’il commença à se repasser en boucle les images de la vague sur son téléphone, il comprit que ce serait un miracle si sa princesse, dont l’école était située, elle aussi, non loin de la jetée, était encore en vie…
Pierre passa les trois journées suivantes à arpenter les villages, les villes, les rues dévastées. Il avait rassuré sa famille et le consulat, mais refusé catégoriquement de quitter les lieux, et ce malgré les risques liés à l’explosion de la Centrale. Méthodiquement, il fouillait les décombres, tentant de retrouver l’emplacement de la maison de Yoko, mais cherchant surtout son nom sur les listes qui commençaient à s’afficher un peu partout. Il parlait couramment japonais, et s’épuisait à répéter toujours les mêmes phrases en montrant la photo de Yoko, celle qu’il conservait toujours dans son portefeuille. Sur le cliché, la jeune femme souriait, face à un autre océan, assise sur le promontoire du Rocher de la Vierge, à Biarritz…Pierre avait perdu son téléphone le premier soir, en se penchant inlassablement pour soulever des amas de poutrelles et de meubles…Il avait pu joindre ses proches depuis un cybercafé, mais n’avait plus aucun moyen d’entrer en contact avec Yoko…Il ne mangeait plus, dormant dans sa voiture, se nourrissant de quelques bols de riz, et croyait reconnaître son amie à chaque coin de rue dévastée, dans chaque centre d’hébergement…Personne n’avait revu la jeune femme. Elle faisait peut-être partie des centaines de disparus.
À quelques kilomètres de là, Yoko, elle aussi, allait de centre en centre, la petite Sakura blottie contre elle. Elle avait pu rassurer sa famille, à Tokyo, mais n’avait pas réussi à joindre Pierre. Son téléphone ne répondait plus, et elle ne se souvenait plus du numéro de ses parents, si loin, à Bordeaux. Elle imaginait sans cesse le pire, même si elle connaissait les procédures d’évacuation de la Centrale…Elle espérait qu’il avait été mis à l’abri au plus vite, avec les autres étrangers. Et puis sa priorité était de retrouver Misaki. Chaque fois qu’elle évoquait son nom, un beau sourire se dessinait sur les visages des survivants ; c’était comme si cette seule évocation suffisait à faire renaître l’espoir. Mais la vieille dame demeurait introuvable.
Au troisième jour, et sur l’insistance de Sakura, Yoko se mit à la recherche d’un moyen de transport. Elle voulait tenter de gagner la montagne. Sakura était tellement persuadée que sa grand-mère avait réussi à se rendre à leur point de ralliement…Elle chantonnait, assise dans le bus qui avait repris la liaison vers les hauteurs, fixant, comme sans les voir, les terribles vestiges de la catastrophe. Elle chantonnait une très ancienne mélodie, où il était question de grues cendrées et de cerisiers en fleurs. Yoko, elle aussi, regardait par la vitre du bus et admirait malgré elle cette nature qui venait pourtant de ravir des milliers de vies aux hommes. Au fur et à mesure que le véhicule s’engageait vers le col, la forêt se densifiait, et les mélèzes, ployant sous le poids de la neige fraîchement tombée, semblaient s’agenouiller au passage du bus, comme des gardes s’inclinant devant l’Empereur…
Une équipe de télévision française était du voyage, et Yoko entendait des bribes de conversation, le cœur meurtri à l’écoute de cette langue française qui lui était si chère…Un poème de Victor Hugo lui revint en mémoire, ce poème où il va vers la tombe de sa chère Léopoldine…
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Le véhicule se gara juste devant l’entrée du jardin japonais. La neige avait recommencé à tomber, de gros flocons tournoyaient autour des cerisiers…On se serait cru au dernier jour du Hanami, lorsque le « front des cerisiers en fleurs » a atteint les montagnes, et que les derniers cerisiers du Japon se parent de leurs fleurs délicatement irisées…Comme la neige ce jour-là, les pétales tourbillonnent alors joyeusement, tandis que des milliers de Japonais se promènent dans les campagnes, en hommage au rituel millénaire…
Les journalistes français avaient déjà allumé leurs caméras et filmaient cette scène surréaliste de beauté, admirant les brumes se mêlant à la neige et les bourgeons prêts à fleurir, comme un improbable défi après l’horreur sans nom du tsunami…Un guide leur expliquait l’histoire du Sakura zensen. Et il leur disait aussi qu’une grande artiste japonaise immortalisait cette scène printemps après printemps, mais que cette année elle était en avance et refusait de quitter le site. C’est lui qui avait alerté les chaînes de télévision, se disant qu’un tel sujet remettrait un peu de baume au cœur de tous les survivants…
Sakura, la bien nommée, courait de toutes ses jambes vers la fin du promontoire, là où le plus gros cerisier élevait ses branches vers l’infini.
Misaki était là. Droite comme un i, enveloppée dans trois couvertures, elle peignait. Face à la montagne. Face à cette nature insupportablement belle. Elle ne pleura pas en se retournant et en faisant tournoyer sa petite-fille dans les airs, elle ne pleura pas, ni de joie, ni d’émotion. Elle lui murmura simplement qu’elle était fière d’elle, qu’elle savait qu’elles se retrouveraient, et qu’elle aussi, lorsqu’elle était enfant, elle avait retrouvé sa grand-mère, devant l’aloé véra qui l’avait sauvée de ses brûlures et de ses irradiations. Et Sakura riait, riait, riait à gorge déployée, ses petites nattes volant dans le vent, en criant qu’elle savait que son prénom la protégerait.
En bas, dans la vallée, ayant enfin trouvé refuge chez un ancien collègue disposant d’une télévision câblée, Pierre regardait distraitement une chaîne française. Et c’est là qu’il aperçut soudain une jeune femme d’une incroyable beauté. Elle marchait derrière une enfant qui courait à travers les allées d’un jardin japonais, entourée de mélèzes, de bouleaux, de brumes et de neige. Et surtout de cerisiers, de centaines de cerisiers enveloppés d’une aura de flocons duveteux comme des fleurs de printemps. Tout au bout du promontoire se tenait un peintre. Entouré de couvertures.
Et lorsque l’enfant se jeta dans les bras de cette vieille dame en houppelande, et que la jeune femme se mit à sourire, face à la caméra, le visage inondé de larmes, Pierre tomba à genoux. Lui aussi souriait. De toute son âme.
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** Chaque année, l’Agence météorologique du Japon et l’ensemble de la population suivent le sakura zensen (桜前線?, front des fleurs de cerisier). Tous les soirs, les prévisions à ce sujet suivent le bulletin météorologique du journal télévisé. La floraison commence dans l’archipel Okinawa en janvier et atteint généralement Kyōto et Tōkyō à la fin du mois de mars ou en début d’avril. Puis, elle progresse vers le nord pour atteindre Hokkaidō quelques semaines plus tard. Les Japonais prêtent une grande attention à ces prévisions. Ils pourront ainsi aller dans les parcs, les autels et les temples en famille ou entre amis pour « contempler les fleurs » (花見, hanami?), manger et boire. Les festivals du hanami célèbrent la beauté des cerisiers en fleurs et sont, pour beaucoup, une occasion de se reposer et de profiter du paysage.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Sakura
** Des arbres morts et des tonnes de boue entravent toujours la cour de récréation de l’une des écoles élémentaires d’Ishinomaki, une ville située dans la préfecture sinistrée de Miyagi. Sur les 108 enfants de cette école, 74 sont décédés et seul un professeur a survécu.
C’est dans un climat sinistre que les enfants vont reprendre les cours cette semaine. Cette école élémentaire étant trop endommagée pour les accueillir, une école épargnée des environs leur prête quatre salles de cours.
http://downtowntokyo.canalblog.com/archives/2011/04/19/20929687.html