Colette, elle s’appelait Colette. Lorsqu’un entrefilet dans le journal annonça son décès, et qu’on parla de sa famille, de ses enfants, comme me le raconta ma mère, je refusais de le croire.
Car pour moi, Colette avait dix ans. C’était une petite fille vive, espiègle et enjouée, notre modèle à toutes, à l’école de filles Colonel Teyssier.
C’est qu’il n’y avait pas de garçons, rue du Colonel Teyssier, non, juste une bande de petites chipies à longue frange, qui, en cette fin de sixties de province, plongeaient encore studieusement les porte-plumes dans les encriers au teint d’albâtre. J’adorais plus que tout la cérémonie de fin d’année, lorsque les meilleures d’entre nous étaient autorisées à baigner les dits récipients comme en un sacre: il fallait voir l’eau lustrale dépouiller les encriers des derniers vestiges de l’encre violette, et tous les petits ruisselets au parfum de Mont Gerbier de Jonc couler vers l’été, vers les « grandes vacances ».
Notre année était rythmée par les saisons. La rentrée sentait les vendanges et les pommes, déjà un peu suries; nous étions là, toutes endimanchées en ce jour de grand peur, tenant la main de nos mères. Les pères, en ce temps là, restaient à l’usine, au fournil, au bureau. Nous écoutions nos mamans se raconter leur été, Saint-Trop’ ou La Bourboule, ou, simplement, la ferme des grands-parents.
Nos pieds bronzés portaient encore la marque des méduses, celles que nous ne quittions pas, voltigeant sur les pierres au-dessus des rivières. Nos peaux de bébés Cadum, embaumant l’Ambre Solaire, étaient cachées sous nos tabliers à carreaux; heureusement, car la mode enfantine des années soixante était une pure horreur! Mais nous n’en avions cure, pas fashionitas pour deux sous, ignorant, en ce temps béni où les seules « marques » étaient celles de la « réclame » alimentaire ou cosmétique, que nos petites-filles vendraient un jour leur âme pour un caleçon Freegun.
Et puis elle tapait dans ses mains, et nous nous envolions comme des oiseaux dociles, toutes guillerettes de retrouver nos tables à casiers et les grandes cartes où languissait la France.
Oh, elle ne savait pas ce qu’était un « référentiel bondissant », ni ne nous donnait des cours d’éducation sexuelle. C’est qu’en ces temps-là, voyez-vous, si quelques uns de nos parents s’éclataient dans de rares communautés libérées des diktats de la bourgeoisie, la plupart d’entre eux vivaient sagement dans une France à la Chabrol, étouffée encore par le poids des bien-pensantes. La contre-partie positive pour nous, fillettes rêveuses, était qu’hormis de sombres Bruay-en-Artois, nos retours de classe étaient sûrs: les pédophiles n’attaquaient pas à tous les coins de rue, et les affiches de hardcore se terraient dans l’ombre des revues spécialisées.
Nos maîtresses, donc, s’appelaient encore des « demoiselles des écoles »; parfois toutes jeunettes, elles-mêmes presque des enfants, cueillies par l’École Normale, ce Couvent des Temps Modernes. Leurs idées étaient simples comme une règle de trois; il fallait obéir, apprendre et respecter.
Elle me semble loin, l’école du Colonel Teyssier, mais je connais encore le nom de toutes mes maîtresses, tant leur empreinte a marqué mon vécu d’écolière.
Le CP, je l’avais fait dans les Ardennes, petite sœur d’un Rimbaud évadé, dans la sombre Charleville. J’ai encore sur mon bureau la carte que Madame Michelet, ma maîtresse du cours préparatoire, m’avait ensuite envoyée dans le Tarn. Puis la douce Mademoiselle Fabre m’enseigna l’addition et le passé composé, avant que la terrible Madame Séguré, revêche comme une craie séchée, ne me fasse mourir sous les robinets et les trains. Madame Carayon, au CM1, était connue dans tout le département pour ses fessées mémorables: elle déculottait les récalcitrantes en les faisant monter sur une chaise au milieu de la cour. Qui subissait son ire une seule fois marchait droit jusqu’au bachot, marqué par l’humiliation et les quolibets. Enfin, Madame Fouillade nous guidait vers la sixième:
« Ma petite Sabine, disait-elle, un jour, tu nous écriras des livres, je le sais… »
Elle aimait tant mes « rédactions » que j’ai compris grâce à elle que j’avais le droit de détester les maths.
Notre école ressemblait à s’y méprendre à celle du Grand Meaulnes. Le temps s’y était arrêté, comme emprisonné dans ces pupitres griffonnés, leçon de choses immuable, égrené simplement par la marche des saisons.
Venaient d’abord les marronniers et leurs fruits tout polis, qui nous servaient de billes; leurs rousseurs annonçaient les premières neiges. Les guirlandes de Noël ensuite osaient s’afficher aux côtés du sapin, en une époque où la laïcité s’accommodait encore des traditions; notre cantine, par contre, n’était pas hallal. Rares étaient les fillettes qui y déjeunaient, d’ailleurs. Nous rentrions sagement pour la pause méridienne, entre Danièle Gilbert et le martinet tapi sous la commode, si nous ne filions droit.
Puis le grand tilleul se mettait à embaumer toute la cour, tant et si bien que nous en ramassions même les fleurs, dont nos maîtresses se confectionnaient sans doute des infusions miellées, le soir, en corrigeant nos cahiers de compositions.
Enfin, quand les hirondelles revenaient tournoyer sur les classes, nous savions que l’ennui serait bientôt de retour, ce long ennui de nos deux mois d’été, quand, du 14 juillet aux douceurs de septembre, nous n’aurions plus le droit de copier au tableau.
La cour résonnait de nos modes enfantines; je me souviens de rondes ânonnées à l’infini, le fermier dans son pré battait sa femme, et entre les deux, mon cœur balançait. Le facteur ne passera jamais, chantions-nous en riant, bien loin du Jeu du foulard et du Petit pont massacreur. Oh, certaines filles étaient pestes, et s’arrachaient les cheveux, mais personne, non, personne n’est mort étranglé avec son écharpe, ou piétiné par ses pairs.
Quant à nos journées, bien loin de la semaine des quatre jeudis, elles semblaient infiniment longues, tant nous apprenions de choses, entre la phrase de morale du matin et les tables, et puis le subjonctif, et Louis, dit le Hutin.
À l’école du Colonel Teyssier, j’ai appris comment poussent les pommes et pourquoi meurent les rois; j’ai empli des cahiers de mes pleins et de mes déliés, tandis qu’Emile Verhaeren et Prévert débroussaillaient mon âme. Un jour, j’ai même récité Aragon, et depuis ce jour-là je me sais patriote, et j’emmerde tous ceux qui hurlent au FN lorsque je dis aimer ma France où les vents se calmèrent.
Je vous salue, ma France, tu n’es pas à le Pen, ni aux politiciens qui salissent nos vies, tu es à notre Histoire, et tu es l’avenir; et surtout tu es européenne, aujourd’hui, et c’est bien.
Et puis tous ces enfants qui, dans ce monde nouveau où les règles ont changé, ne savent plus pourquoi on écoute un adulte, il faut leur raconter que la vie est jolie, il faut leur faire apprendre les tables et des poèmes, et puis les rassurer: oui, on peut être heureux, à l’école.
À l’école du Colonel Teyssier, j’ai été une petite fille heureuse.