Le réveil des gazelles
Engrangeant les derniers rayons du couchant, les enfants couraient dans la rue déserte. Le couvre-feu était tombé depuis quelques instants, Fatima allait les appeler.
Soleil tant vaincu
Vent rêvant aux palmiers
Dorment les gazelles
Mais ce soir ne ressemblait pas aux autres soirs. De loin semblait enfler une rumeur, aussi folle qu’une tempête de sable. Ahmed sortit en courant et hurla quelque chose aux voisins, le portable collé à l’oreille. En quelques instants, tout le monde se rassembla ; les femmes parlaient fort, les hommes lisaient le journal du soir, les jeunes pianotaient comme des fous sur leurs I Phones.
– Tunis, ils sont tous à Tunis ! cria Zohra, dont le fiancé était avocat dans la capitale. Et ils sont dans la rue, partout, des milliers ! Papa, prête-nous la voiture, je pars aussi !
– Ma fille, tu es majnouna, tu es folle, s’emporta Ahmed, presque tremblant.
– Mais Fatima, sa femme, tendait déjà les clefs à leur fille
– Va, ma fille, va rejoindre nos frères et nos fils.
Zohra courait déjà, gazelle gracieuse et élancée. Ses trois amies d’enfance la suivaient. On les surnommait les princesses du désert, et elles étaient unies comme les doigts de la main. Khadija la future sage-femme, Asma qui étudiait le droit et le journalisme, Aziza qui avait déjà créé son site de mode sur internet, et elle, Zohra, qui parlait cinq langues et qui commençait sa thèse de politique internationale.
Dorées de doux miel
Khôl ourlant tendres regards
En études les gazelles
Dans la voiture qui fonçait à travers le couchant, Zohra avait laissé le volant à Asma, et ne quittait pas l’écran de son portable. De statut Facebook en Twitt, les mots couraient comme des étoiles filantes, et la colère des jeunes de leur pays, de toutes ces forces vives, semblait tempête ou ouragan. Les quatre amies parlaient vite, elles se regardaient grandir au fil de leur chemin, au fur et à mesure que les palmiers et les dunes faisaient place aux blancheurs de la capitale, tout au long de ces 111 kilomètres de poussière, elles prenaient conscience qu’elles roulaient vers leur destin. Elles savaient déjà qu’elles ne seraient pas seulement mères au foyer comme leurs mamans et grands-mères, mais à cet instant, elles devenaient femmes et flammes, prenaient le contrôle de leurs vies.
Voilées ou offertes
Aux cent cris de la victoire
Galopent les gazelles
La voiture ne leur fut bientôt plus d’aucune utilité. Dès les faubourgs, elles descendirent, et marchèrent, main dans la main. La nuit était chaude comme une nuit d’été, malgré le froid de janvier. Les visages étaient gais comme un mariage, malgré la lutte qui couvait. Les cris étaient purs comme un cri de femme en gésine, malgré les douleurs de la naissance : car un peuple allait donner vie à une nation. Il semblait qu’un pays entier soit descendu chanter, malgré l’orage de feu. Les jeunes filles se perdaient dans cet océan humain, heureuses et effrayées, au hasard des sourires sous les voiles ou des cris d’étudiants en colère, et Asma mitraillait les visages et les mots de son portable, envoyant directement les images à son journal.
Au réveil, il était midi. Et Ben Ali partit quelques heures plus tard.
Librement au vent
Indomptées et rebelles
Chantent les gazelles
Le retour au village se fit tel en convoi de noce. Et les youyous des femmes accueillirent les enfants de l’aube neuve. Vive la liberté !
***
Nouvelle ayant remporté, avec ses haïkus, le concours de l’Iroli en 2011…